Acuité était encore d'humeur joueuse. Tant mieux, même si elle ne devrait pas faire le mariole ainsi en public, on pouvait les voir... mais le palefrenier les avait laissés, son travail accompli. Brun mordit dans le petit pain et haussa les épaules en mâchant. Il n'avait rien à dire, de toute façon. Acuité n'était pas enceinte : tant mieux aussi. Il n'avait pas à s'inquiéter pour elle ni pour l'héritier de Béarns. Ce fut un soulagement, tout comme passer les portes de Castellonde. En plein air, Brun se sentait plus libre, et profitait du paysage qu'il connaissait mal. Il aurait préféré sentir Flamme sous lui, mais pour une raison inconnue, Acuité leur avait choisi des chevaux et des armes d'ici. Tenait-elle à lui montrer que ce que Béarns avait à offrir pouvait le contenter ? La jument dorée était vive et il réalisa que Flamme avait pris quelques années. Comme lui. Sans doute devrait-il la faire pouliner, penser à la génération future...

Acuité ne chassait pas et Brun l'imita, laissant s'envoler les oiseaux. Il était fatigué. Le plaisir de cette chevauchée lui suffisait. Peut-être n'y avait-il pas besoin de chercher plus loin. Peut-être Acuité voulait juste se promener avec lui. C'est ce qu'il pensa jusqu'à ce qu'elle se mette à parler. Une anecdote suivait l'autre, tissant un espèce de filet affectif. Chaque caillou semblait avoir son histoire. Captif, Brun apprenait à connaître cette jeune Acuité. Une enfant, une jeune fille qui avait grandi ici, avant que le jeune femme émigre à Castelcerf. Des souvenirs majoritairement heureux, dans lesquels le nom de Taebryn revenait souvent. Une enfance qui paraissait libre, presque virile, loin du château et de ce père qui n'était sans doute pas encore devenu maltraitant. Du moins n'en était-il pas question. Brun n'aurait pas supporté qu'Acuité lui fasse l'éloge de Glace, comme elle lui faisait celle de son pays.

Sa jument ressentait l'impatience qu'il bridait. Au début, il avait prit plaisir à voir Acuité s'ouvrir et lui offrir ses souvenirs. A présent, il se demandait juste où elle voulait en venir. Cette chevauchée bavarde lui paraissait un peu trop calculée, mais il fit l'effort de ne pas l'interrompre. Il lui restait peu de la patience de la veille ; mais pour elle, c'était différent.

Ils abreuvèrent leurs chevaux à une mignonne petite rivière. Les rennes libres, Brun regardait Acuité comme si d'un regard, il pouvait percer ses intentions - et profita du silence pour lui dire :
- Tu sais, tu n'as pas besoin de me montrer à quel point tu tiens à ton Duché. Quand il sera temps, nous reviendrons vivre ici.
Le plus tôt serait le mieux, puisque visiblement, Acuité n'était pas heureuse à Castelcerf. Mais il ne pouvait souhaiter ouvertement que Glace meure rapidement.
- Crains-tu que j’aie changé d'avis ?

Le temps s'écoula paisiblement, au rythme des pas de leurs chevaux. Au final, il ne chassèrent pas, Acuité était trop occupée à parler, trop concentrée pour faire découvrir à Brun son fief qui deviendrait un jour le leur. Il était important pour elle qu'il l'apprécie et régulièrement, elle lui lançait des œillades pour voir comment il appréhendait la promenade. Après un certain temps, ils s’arrêtèrent non loin d'une rivière pour laisser les chevaux s'abreuver.

Elle remarqua alors que Brun la scrutait comme s'il cherchait à percer un quelconque mystère. Automatiquement, elle fut sur la défensive et son sourire s'effaça à ses propos.

- Non, bien-sûr que non, s'entendit-elle répondre. Tu crois vraiment que j'avais calculé tout ça ? Te faire venir ici et t'organiser un exposé ?

Et elle étendit son bras pour lui montrer le paysage. Qu'il puisse songer qu'elle ait tout orchestré dans ce but la blessa et la mis en colère. Ses yeux s'assombrirent.

- Je pensais juste que...cela te ferait plaisir d'apprendre à mieux me connaitre...à travers notre futur Duché.

Sans compter qu'il échappait ainsi pour quelques heures à son père.
N'était-ce pas ce que les gens normaux faisaient ? Apprendre à mieux se connaitre, dévoiler des bribes de leur existence ? Non, visiblement Brun ne voyait en elle que manipulations et aucune spontanéité.
Elle planta ses talons dans les flans de son hongre et lui jeta par dessus son épaule, vexée.

- Tu n'as qu'à rentrer si tout cela t'ennuie. C'était une mauvaise idée.

Son cheval pénétra dans l'eau sans sourciller qui lui arrivait presque aux jarrets mais il avança, les oreilles dressées en avant.
Et dès qu'il fut passé de l'autre côté, elle le lança au galop.

Brun ne fut qu'à moitié convaincu. Peut-être qu'en effet, Acuité n'avait pensé qu'à une simple chasse et que des détails du paysage combinés à sa bonne humeur matinale l'avaient poussée à se livrer. Mais depuis leur arrivée à Castellonde, Brun voyait bien que la jeune femme avait à coeur qu'il apprécie sa famille et son pays. Il ne pourrait jamais apprécier Glace, mais il n'avait rien contre Béarns. Tant que Glace gouvernerait, il ne pourrait jamais se sentir à l'aise ici. Même après, il ne serait jamais vraiment chez lui, au sens ou jamais, ce Duché ne lui appartiendrait comme Acuité semblait le penser.

En tout cas, il l'avait vexée. Sans plus réfléchir, Brun lança sa jument à sa poursuite, pour ne pas se laisser distancer. Le cheval blanc était rapide mais le sien aussi ; peut-être en poussant sa monture, eut-il pu rattraper Acuité. Mais il préféra la talonner. Brun ne voulait pas de démonstration de supériorité, ni même de rivalité. Il voulait juste ne pas la perdre, et Acuité ne le voulait pas non plus, car elle finit par ralentir et s'arrêter dans une clairière où leur arrivée chassa une famille de daims. On ne pouvait pas rêver mieux comme chasse manquée !

- Tu ne croyais quand même pas que tu allais me semer, plaisanta Brun pour détendre l’atmosphère.
Mais nul sourire ne vint ourler les lèvres d'Acuité. Ces lèvres qu'il avait embrassées la nuit même, ils étaient alors si proches, si intimes... et à présent, la petite Duchesse lui semblait si lointaine... Brun tendit la main pour la toucher, mais renonça, laissant retomber ses doigts sur l'encolure luisante de sa jument. Visiblement, il avait tout gâché. Il ne se comportait pas comme elle le souhaitait, ni au château ni en dehors. Au moins pouvait-il essayer de lui expliquer.

- Il faut que tu comprennes... commença-t-il en lâchant la bride. Béarns ne sera jamais mon Duché. Ça n'est pas que je ne veuilles pas, précisa-t-il précipitamment. Mais en t'épousant, j'ai renoncé à toute prétention sur ton titre et ton patrimoine.
Brun ne serait jamais Duc de Béarns, et n'avait jamais souhaité l'être.
- Béarns sera le Duché de nos enfants, et c'est bien suffisant, sourit-il, car cela, était une source de contentement - plus encore, sans doute, pour Acuité que pour lui.
- Ils pourront trébucher sur cette pierre, tirer l'oiseau sur cette branche, et franchir cette rivière, comme avant eux leur mère.
Et Brun espérait que cette pensée dériderait Acuité comme elle le déridait, lui.

Immédiatement après son départ, elle entendit le clapotement des pattes du cheval de Brun dans l'eau et sut qu'il traversait à sa suite. Elle accéléra le galop de son cheval mais l'ancien Maître d'Armes ne lâchait rien et la talonnait de près. Il ne la dépassa pas, ni même, ne fit rien pour l'arrêter. C'est seule qu'Acuité stoppa sa course pour une raison qu'elle ne saisissait pas. peut-être au fond d'elle souhaitait-elle cette discussion qu'elle avait préféré éviter jusqu'alors ?
A l'arrêt, Brun plaisanta mais le regard sombre d'Acuité ne s'estompa pas. Il tendit la main vers elle et l'espace d'un instant, elle crut qu'il cherchait une forme de paix. Lorsqu'il la reposa sur l'encolure de sa jument, la jeune femme eut envie de repartir aussi sec. Comment pouvait-il mettre autant de distance entre eux en si peu de temps ?
Les larmes lui piquaient le coin des yeux et elle se détourna un instant, pour ravaler cette faiblesse et la tristesse qu'il lui inspirait.
Lorsqu'il parla à nouveau, elle lui fit face et écouta ce qu'il avait à dire. Son souffle lui sembla plus court comme si elle appréhendait avec angoisse ce qu'il s'apprêtait à lui révéler.
"Béarns ne sera jamais mon Duché".
Voilà donc, ce qu'il pensait tout au fond de lui. Et cela expliquait qu'il rechigne tant à y venir, qu'il soit de mauvaise humeur depuis leur arrivée et que quoiqu'elle fasse, cela ne changerait jamais.
Qu'avait-elle espéré ? Qu'il soient heureux ici une fois qu'elle aurait pris la succession ? Ses doigts serrèrent la bride de son cheval et son regard dévia sur le sol. C'était un coup dur et elle mourrait d'envie de lui hurler dessus et de lui signifier qu'il pouvait renoncer à leur mariage si cela lui chantait.
Mais elle avait oublié ce qu'il lui rappelait avec trop de conviction : il avait renoncé à son titre et à son héritage pour pouvoir l'épouser. C'était une des conditions et elle l'oubliait trop souvent.

Elle releva son visage dans sa direction tandis qu'il poursuivait, parlant de leurs enfants et de l'éducation qu'ils auraient ici, chargé des souvenirs qu'elle-même possédait.
C'était peut-être ses propos ou peut-être son sourire, mais Acuité rit.
Alors que quelques larmes roulaient sur ses joues, elle riait toujours en plaçant son cheval à ses côtés. Se hissant sur ses étriers, elle lui vola un baiser à la fois timide et pourtant chargé d'amour.

- J'aimerais pouvoir leur raconter de tes exploits en ces terres. Ce n'est peut-être pas ton Duché, mais nous pouvons y créer des souvenirs à leur relater. Qu'en penses-tu ?

Il n'était pas trop tard pour la chasse, la présence des daims le confirmait.

- "Et depuis ce jour, se moqua-t-elle en prenant une voix de ménestrel, claire et éloquente, on apporte de la brioche au petit déjeuner de Castellonde !"

Brun rit de bon cœur bien qu'inquiété par les larmes de sa femme. Le temps des exploits étaient fini pour lui ; il n'allait sans doute pas oser partir en Chalcèdes, contre l'avis de Vainqueur et les désirs d'Acuité. Enceinte ou pas, il avait des devoirs envers elle désormais. Les exploits étaient derrière eux : c'était un deuil et à la fois, Brun en était soulagé. Aux aventures il préférait, à présent qu'il y avait goûté, les bras tendres d'Acuité et l'amour des enfants qu'ils auraient peut-être. Mais mieux valait arrêter d'en parler : il ne voulait pas qu'Acuité s'imagine que leurs enfants allaient grandir ici, alors que vraisemblablement, ils seraient déjà adultes quand leur grand-père décéderait, s'ils devaient voir le jour.

Alors ils ne parlèrent plus, rirent un peu, galopèrent beaucoup. Acuité tua un lapin pour donner le change, juste avant de rentrer au château. La matinée était désormais bien avancée, et le sourire de Brun, moins crispé.