Vainqueur avait tout prévu. Il quitta ses appartements discrètement, une lourde cape sombre posée sur ses épaules qui dissimulait ses vêtements. Il avait attaché ses cheveux en une queue de guerrier, avait retiré sa couronne posée à l'abri dans sa chambre. Ses vêtements royaux avaient été troqués contre de vulgaires fripes, que n'importe quel gentilhomme aurait pu porter. Ce soir, il devait être incognito.

Ses pas le menèrent rapidement jusqu'à la porte qu'il cherchait. Un large sourire se dessina sur ses lèvres lorsqu'il frappa à la porte.
Brun lui ouvrit rapidement, surpris de le trouver là à cette heure avancée. la nuit était tombée depuis longtemps, le château ne tarderait pas à dormir. Mais le Roi avait d'autres projets.
Il entra, faisant comme chez lui. Dès que la porte fut refermée, il se tourna vers son ami et lui lança d'un air canaille :

- Enfile une cape mon ami, j'ai fait préparer Flamme ! Ce soir, nous sortons tous les deux.

Comme Brun le regardait sans comprendre, il précisa :

- Je te marie demain, ce soir nous allons fêter ça dignement ou presque !

Et comme à son habitude, le Roi parti dans un éclat de rire fracassant.

Brun n'était pas nerveux. Tout s'était bien passé depuis que Vainqueur et Glace avaient publiquement annoncé le mariage d'Acuité. Bien sûr, il avait fallu supporter la surprise plus ou moins choquée et la curiosité de tout le monde. Et cet affreux dîner aux côtés de sa belle-famille : la sollicitude de Mésange, les piques de Glace, la gêne d'Acuité. Brun avait rapidement opté pour le silence ponctué de quelques sourires de convenance. Heureusement, ça n'avait duré qu'une soirée. Le lendemain, Glace, Duchesse et Dévouée retournaient à Castellonde pour préparer l'autre affreux dîner d'épousailles qui l'attendait.

A la réflexion, tout s'était bien passé depuis qu'ils s'en étaient allés. Brun passait toujours avec Vainqueur la majeure partie de la journée : leur plan de représailles se précisait, et il apprivoisait son nouveau rôle de Conseiller. Mais il avait aussi du temps pour Espoir et pour Acuité. Ils n'avaient plus besoin de se cacher, bien qu'ils ne puissent pas encore se toucher. Brun était patient et réservé. Acuité, souriante et secrète. Elle avait repris les cours d'Art, mais elle ne lui en avait pas parlé. Et Brun ne l'avait pas plus interrogée. Globalement, il évitait tous les sujets qui pouvaient fâcher, c'est-à-dire presque tous, notamment leur mariage à Castellonde.

Brun n'était pas nerveux. Leur union devant les pierres témoins ne serait qu'une formalité. Ensuite ils pourraient pleinement profiter l'un de l'autre. Et tant pis s'ils se disputaient. Les couples se disputaient parfois, c'était ainsi. En prévision, Brun avait demandé à l'intendant auquel Vainqueur avait délégué la tâche d'aménager les appartements des jeunes mariés, de conserver sa chambre. Elle était petite et peu convoitée. Il n'était pas prêt à tout déménager. Il n'allait quand même pas mettre ses armes dans la chambre d'Espoir ! Acuité n'était pas obligée de savoir.

Brun n'était pas nerveux ; pour autant, il n'arrivait pas à dormir. Il avait l'habitude et tuait le temps en détaillant les instructions pour le Duc de Haurfond, quand il entendit frapper. Avec sa cape noire comme la nuit tombée, Vainqueur entra comme un voleur. Un peu surpris, Brun sourit en découvrant le Roi vêtu ainsi, en l'entendant rire et lui promettre une sacrée soirée. Il ne se fit pas prier : il s'habilla, souffla les chandelles et les deux amis prirent la direction des écuries. Bientôt ils chevauchaient vers le Bourg et ses lumières.

- Où m'emmènes-tu ? demanda-t-il alors qu'ils arrivaient en ville.
Brun n'était pas nerveux. Juste piqué par la curiosité.
- Et toi, as-tu "fêté dignement" tes épousailles ? Je regrette de n'avoir pas été là !
Il ne déplorait pas le passé ; juste d'avoir raté la fête. Il réalisa qu'à la veille du mariage de Vainqueur, il était déjà au Bourg, et alors il n'imaginait pas que Vainqueur et lui redeviendraient ami. Il créchait dans son auberge miteuse en rêvant d'une épée d'or, tandis que le Roi quittait le célibat. Il réalisa aussi qu'il avait peu questionné son ami sur son mariage avec la Chalcédienne.

Bah ! Peut-être que cette mystérieuse soirée serait l'occasion de débrider sa curiosité !

Comme Vainqueur l'avait prévu, son ami ne se fit pas prier. A son tour, il s'enroula dans une cape sombre et tous deux passèrent par les écuries. Ombres furtives, le Roi se plaisait à imaginer qu'ils étaient en mission d'infiltration. Un comportement de gamin que ce soir il s'octroyait après les épreuves dernièrement traversées.
Ecrasé par le poids des responsabilités, par l'attaque et sa femme blessée, par l'Art qui l'avait en partie vidé et par les pourparlers avec son cousin, il rêvait d'une soirée entre amis. Eux deux, comme au bon vieux temps.

Brun grimpa sur Flamme, lui sur une autre jument alezane dont il oublia le nom. Cheval d'une soirée pour ne pas se faire remarquer.
Ensemble, il prirent la direction du Bourg. Le ciel était dégagé, le vent fidèle à son habitude n'était toujours pas couché, mais peu importait.
A la première question de son ami, Vainqueur eut un sourire et un regard de biais. Rien ne lui serait révélé avant d'être arrivé.
Son sourire s'effaça légèrement lorsqu'il répondit :

- Je n'ai rien fêté, tu n'étais pas là alors...

Alors il avait simplement embrassé sa destinée de se marier. Shyrin lui plaisait et cela avait suffit à célébrer. Avec aucun autre homme il ne pourrait partager ce qui le liait à Brun, alors il avait préféré ne rien faire.
A l'idée cependant d'une soirée entre hommes, comme il se l'était imaginée, ses lèvres s'étirèrent à nouveau.
- Mais tu es là maintenant, et nous allons rattraper ça par El ! Es-tu prêt mon ami ?!

Et la question allait dans plusieurs sens, prêt pour demain, prêt pour affronter Castellonde, pour affronter l'avenir et aussi prêt pour cette nuit. Brun aussi avait été éprouvé, il méritait une soirée d'amusement, d'alcool et de ce qu'il voudrait.
Le Roi les guida dans les ruelles, évita scrupuleusement le lieu de l'attaque, ils passèrent par le Port, puis arrivèrent à une petite taverne un peu en retrait qui longeait une falaise. L'endroit à défaut d'être totalement charmant était propret, le vin qu'on y servait bon et la cervoise goûteuse. L'aubergiste plutôt discret, tairait les rumeurs en échange de quelques pièces. Un endroit parfait pour une soirée entre hommes.

- Et comment ! aboya Brun, avec un enthousiasme qu'il n'avait pas trop besoin de forcer.
Plus que prêt, il était pressé.
- Dans ce cas, c'est moi qui te paie à boire, répondit-il, masquant son embarras.

Vainqueur avait de nombreux amis, bien qu'aucun ne soit aussi intime que lui. Ne lui avaient-ils rien préparé ? Le Roi était imprévisible, peut-être n'avaient-ils pas voulu prendre le risque de l'encanailler. A moins que Vainqueur ne soit devenu dur, comme son ordre assassin le lui laissait soupçonner. Ce soir, son ami rieur n'avait pas l'air d'avoir changé. Peut-être les amis du Roi n'approuvaient-ils pas son union avec la Chalcédienne ; c'était son cas. Mais ce soir, il n'allait pas laisser Shyrin leur gâcher la fête, ni peut-être Acuité.

- Où m'emmènes-tu... répéta Brun, résigné à n'en rien savoir, tandis qu'ils s'enfonçaient dans les petites rues.

Il ne connaissait pas la petite taverne auquel Vainqueur le mena, un peu de guingois, mais aux écuries proprettes. Ils entrèrent ; on les débarrassa de leur cape et on les installa à l'une des tables qui restait disponible. Bien qu'isolé, l'endroit était animé à défaut d'être bondé ; des hommes surtout, mais aussi quelques femmes, preuve que la bière et l'ambiance était bonnes. Dans la taverne sévissait...

Le hasard:

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#1 'Hasard 10' : 4, 8

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#2 'Hasard 6' : 5

L'enthousiasme de Brun était contagieux, à moins que ce soit celui du Roi qui le fut ?
Ils laissèrent les chevaux dans la petite écurie attenante à la taverne. Dès qu'ils poussèrent la porte, on leur retira leurs capes. Impossible de dire si l'on avait reconnu le Roi. Avec ses cheveux attachés, il était moins aisé de reconnaître ses traits. Brun, avec sa gueule cassée ne pouvait pas en dire autant, quant à ses cheveux...Le Roi ne comprenait toujours pas quelle folie l'avait traversé mais se garda bien de le lui demander. Brun n'était pas homme à s'épancher.

On leur donna une petite table dans un coin, et le Roi commanda une première tournée pour eux deux. Non loin de là, un menestrel donnait de la voix et pinçait quelques cordes. A cette douce mélodie répondait une jeune femme qui dansait. Elle usait de ses charmes et se trémoussait, le décolleté plongeant. Sa poitrine opulente vibrait à chacun des mouvements de sa taille fine. Une jolie fille aux cheveux brun et à la bouche pulpeuse. Cette dernière s'approcha d'eux, un sourire aguicheur sur les lèvres avant de s'appuyer avec nonchalance sur leur table. Le Roi lui répondit d'un sourire canaille et montra Brun du regard.

- Ce soir, cet homme est le Roi, lui glissa-t-il en même temps qu'une pièce. Si tu dois danser, fais le pour lui.

La jeune femme changea de cible et commença à se dandiner, mettant en valeur sa poitrine ou son fessier que pourtant les jupons masquaient.
Vainqueur ne put s'empêcher de rire et bu une première gorgée que la serveuse venait de leur mener.

Avec ses épaules carrées, sa barbe bien taillée et son aura royale, Vainqueur ne passait pas inaperçu. A peine installé, le Roi se fit accoster par la danseuse de ces lieux. La fille n'était pas franchement court-vêtue, mais enfin, ses intentions étaient ambiguës. Elles ne le furent plus tant lorsque Vainqueur lui glissa une pièce, et refila le bébé au futur marié.

Le "bébé", qui certes n'avait pas vingt ans, était fort bien pourvu et Brun eut du mal à ne pas se laisser déconcentrer.
- J'ai du mal à croire à ma chance, dit-il alors qu'il s'en serait bien passé. Est-ce vraiment une coïncidence ?
Il regarda Vainqueur à la moustache doublée de mousse. Il regarda les hanches de la fille, si souples, et revint à Vainqueur avant de se laisser hypnotiser.

- Trop vieux pour ces conneries, souffla-t-il en tirant pensivement sur les cheveux de ses tempes, qu'Acuité avait dit grisonnants.
Brun repensa au bain qu'ils avaient partagé et le désir commença à se manifester, sans qu'il sache si c'était au souvenir de la blonde ou à la vue de la brune, et sans vouloir vraiment le savoir. Il se cala sous la table.

A trente ans, il se sentait déjà usé. Sans doute était-ce à cause de tous les événements qui avaient bouleversé son retour à Castelcerf. Ou de l'Art. Brun regarda Vainqueur en buvant ; lui aussi, avait des cheveux blancs, même quelques poils dans sa barbe. Il n'avait pas le souvenir que le Roi en avait, avant.

Avant... comme il semblait loin, leur jeune temps ! Brun n'avait jamais eu la folie de la jeunesse, il avait toujours été trop sérieux, trop appliqué. "Froid", aurait-il Acuité. Mais parfois, comme ce soir, Vainqueur l'avait entraîné.
- Te souviens-tu de la première fois où nous sommes allés dans une taverne comme-ci ? sourit-il, les yeux brillants non de concupiscence, mais de nostalgie.

Confrontée au manque d'attention flagrant de son client, la danseuse...

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'Hasard 10' : 9

Vainqueur pouffa. Une coincidence? Pas vraiment mais fichtre, son meilleur ami se mariait, il pouvait bien profiter un peu avant de se faire passer la corde au cou !
Mais Brun ne semblait pas intéressé, il se jugeait trop vieux. La vie n'avait pas été tendre avec eux, mais aujourd'hui ils prenaient leur revanche ! Aujourd'hui, ils avaient fait la Guerre, ils avait l'argent et le pouvoir. Le Roi avait femme dans son lit et bientôt Brun aussi. La boucle serait bouclée.

Il lui donna une petite bourrade, on était jamais trop vieux pour boire et observer voire toucher de jolies choses. Et comme pour lui donner raison, la fille revint sur ses genoux à lui. Il aurait pu profiter, glisser une main dans le décolleté pigeonnant qu'elle lui offrait mais sa conscience se le refusait.
Il était marié et la Reine le contentait, bien que depuis cette première fois, il ne l'avait plus honorée.
Cependant, il n'eut pas le temps d'y penser, Brun déjà le ramenait sur le chemin de la nostalgie en lui demandant s'il se souvenait de leur première soirée en taverne.
Fichtre...Vainqueur éclata d'un rire franc et congédia la jeune femme. Ils devaient parler entre hommes, pas de manière contenue à l'oreille des Dames, même si de Dame...elle n'avait que les attraits.

- Et comment ! renchérit-il. J'avais vomi sur les pieds du tavernier qui m'avait balancé un sérieux coup de pied au cul avant de me mettre dehors. Je te revois encore rire, rire...tu étais déjà si sérieux...Il n'avait même pas remarqué que toi aussi tu était fait comme un rat !

Il grimaça, pour se moquer. Et reprit en riant :

- La tête qu'il avait tiré en apprenant après coup que j'étais le Prince héritier. Par El j'en ri encore aujourd'hui...

Au fur et à mesure qu'il les racontait, les souvenirs refluaient dans sa mémoire. C'était si bon, si simple de se poser là, de boire et de discuter avec un ami.
Vainqueur réalisa à quel point cela lui avait manqué et se promit intérieurement de cultiver cette amitié.

- Où était-ce déjà ?

Impossible en revanche de se souvenir dans quel endroit du Bourg ils avaient commencé. Subitement, il réalisa que dorénavant mariés, il serait plus compliqué d'abandonner leurs femmes pour venir s'amuser. Sans parler de l'appel de la chair, il imaginait mal Acuité laisser Brun aller se ruiner la santé dans des tavernes. Et Shyrin ? Argh, elle aussi serait surement réticente à cette idée.
Pour autant, il ne pouvait se contenter d'une simple soirée dans ses appartements privés.
Le décor, la musique, les filles tout était idéal pour passer une excellente soirée.

Brun rit de concert avec Vainqueur, soulagé par l'éloignement de la danseuse, touché par ces souvenirs qui n'avaient rien perdu de leur force comique. Il revoyait encore la scène, comme si c'était hier, floue et brillante comme l'ivresse. C'était l'hiver et Vainqueur s'était étalé dans la boue. Soûls et trempés, ils avaient lamentablement échoué à rentrer au château discrètement. Le lendemain matin, Vainqueur s'était fait convoquer par sa mère et Brun s'était félicité d'être orphelin. Un orphelin qui découvrait les joies de la gueule de bois.

A bien y réfléchir, il avait plus souffert de la gueule de bois ces derniers temps que dans son jeune temps.

- Au Poisson Pourri, répondit Brun, et le nom de la taverne le fit rire encore.
Avait-on idée d'un nom pareil ! Les deux amis avaient choisi le rade le plus minable et le plus mal famé du port, là où la bière était la moins chère et où ils pouvaient regarder de loin les putains qui auraient pu être leurs grand-mères.

Brun dégusta sa bière, sourire aux lèvres. Ici, la bière était bonne, la musique était douce et les putains dansaient bien. Il préférait définitivement les regarder de loin.
Il repensa à la manière dont Vainqueur avait congédié la fille. Sans un regard pour ses charmes.
- Est-ce que tu l'aimes ? Shyrin...? osa-t-il demander en prenant une nouvelle gorgée.
Il connaissait déjà la réponse.

Au Poisson Pourri c'était ça ! Quelle piètre taverne qui n'en avait ni le nom ni même les allures. Un pauvre rade rabougri au fin fond du port, le pire endroit vraisemblablement du Bourg choisi en connaissance de cause par les deux enfants facétieux.
Est-ce que cette taverne existait toujours ? Il eut subitement très envie d'aller le vérifier et se promit de ne pas achever cette soirée sans savoir !
Il rit à nouveau, puis se contenta, souriant de boire une nouvelle gorgée. Son regard se portait souvent sur son ami, il le trouvait changé mais était incapable de vraiment savoir pourquoi.
Son physique c'était un fait, entre la cicatrice et son nez cassé, ses traits étaient plus brut qu'autrefois. Mais ce sourire là n'avait pas changé, il demeurait le même que lorsqu'ils étaient gamins.

La discussion prit une nouvelle direction, lorsque Brun demanda avec sa franchise légendaire si le Roi était épris de sa Reine.
Vainqueur haussa légèrement les sourcils, surpris mais aussi heureux de voir que son ami n'avait toujours pas la langue dans sa poche.

Il se gratta la barbe et réfléchit un moment.
- Hum...je l'ignore, finit-il par répondre. Est-ce que je le devrais ?

A vrai dire, il avait beau comparer ce qu'il ressentait pour Shyrin à ce qu'il avait déjà ressenti pour d'autres mais ne s'y retrouvait pas. Il y avait plus de respect, plus de confiance bien que le Roi ne fasse aucun effort pour se montrer tout le temps sous ses meilleurs jours. Par El, elle était sa femme elle pouvait bien le voir tel qu'il était. Il voulait qu'elle le voit tel qu'il était. N'avaient-ils pas une sorte d'accord ?
Ce fut son tour de demander :

- Comment as-tu su pour Acuité ? Je veux dire...quand t'en es-tu rendu compte ? Et comment ?
A son regard, on pouvait voir que Vainqueur était sérieux, il souhaitait vraiment savoir afin de comprendre peut-être comment cela pouvait fonctionner pour lui.
On lui avait demandé de se marier, on lui demandait des héritiers, depuis son enfance il savait pertinemment qu'il devrait en passer par là. Alors il avait choisi Shyrin, pour des raisons diplomatiques et pour faire la nique à Chiara Lunabille qui lui avait retiré Sérénité.
Mais au delà de tout cela ? Il tacha de se souvenir des moments passés avec sa "prisonnière", un mot pour un statut qu'elle n'avait finalement jamais eu réellement. Il la traitait comme une invitée et avait commencé à l'apprécier. Pour Brun c'était différent n'est-ce pas ? Il ne comptait pas se marier, jamais. Alors ce revirement de situation l'intriguait. Bien évidemment, il comprenait qu'il s'agissait là d'une manœuvre pour Espoir, mais Brun lui avait avoué son amour pour Acuité et demain il les marierait.
Au yeux de tous, on parlerait d'un mariage de confort, mais entre eux, ne serait-ce pas plutôt la finalité logique de ce à quoi leurs sentiments les prédisposaient ?

Brun haussa les épaules. Il ne souhaitait pas à son Roi d'être épris de la Chalcédienne. Mais il souhaitait à son ami d'être épris de sa femme. Situation compliquée qui l'empêchait de se prononcer.

Peut-être était ce la bière qui commençait à faire effet ; ou peut-être était-ce l'ambiance conviviale ? Brun ne fut pas gêné lorsque Vainqueur l'interrogea à son tour sur ses sentiments. Il prit le temps d'y réfléchir franchement, et répondit au bout d'un moment, incertain :
- Quand quelqu'un t'aime... surtout quelqu'un comme Acuité... ça finit par faire son chemin...

Quand son cœur avait-il commencé à déraisonner ? Brun ne le savait pas, du moins pas précisément.
- Quelques mois après l'attaque dans la forêt... peut-être...
Acuité s'était mise à l'ignorer, comme homme et comme professeur ; à s'entraîner avec Malvoisin, et cela l'avait vexé plus que de raison. Peut-être que cet amour qu'elle lui avait avoué et qu'il ne lui rendait pas encore, lui manquait.
Mais c'était il y a presque deux ans ! La chose paraissait irréaliste. Il ne pouvait pas l'aimer depuis si longtemps. L'aimait-il déjà lorsqu'il l'avait baisée ? Brun se souvenait d'avoir voulu la satisfaire, même si une fois la jeune fille sur ses genoux, il n'avait plus pensé qu'à sa satisfaction à lui.
Ensuite, il n'y avait plus eu que la culpabilité, de la souillure puis de la capture et la mort d'Acuité. Si elle ne s'était pas échappée de ses bras, sur le front, pour courir à sa perdition, peut-être qu'il l'aurait épousée ; Espoir n'aurait pas été un bâtard et il se seraient épargné toute cette épopée. Mais Acuité n'en faisait qu'à sa tête. Il était "froid" et elle était irrationnelle.
- Ou dans les Montagnes... songea-t-il, sautant dans le temps.
En vérité son amour n'avait cessé d'évoluer. Etait-ce vraiment de l'amour ? Faute d'expérience, Brun ne pouvait identifier que le conglomérat confus de ce qu'il ressentait. Du désir. De la tendresse. Un instinct protecteur et, ces derniers jours, une certaine possessivité. Alors, était-ce de l'amour ? Pourquoi lui demander ça, à lui ?!

- Quand c'est arrivé... ça n'a pas vraiment d'importance, si ? demanda-t-il, indécis.
Sauf pour ses mensonges par omission.
- Il n'y avait encore rien quand je t'en avais parlé, s'en défendit-il.
Mais Vainqueur ne semblait rien lui reprocher. Comptait-il sur lui pour l'aider ?
- Je crois n'être pas très doué pour ces choses là, soupira-t-il.
En vérité, Brun avait peur de ne pas y arriver. Mais cela, il ne pouvait pas le dire à Vainqueur, pas maintenant qu'ils s'étaient décarcassés pour tout arranger, pas maintenant qu'il se mariait demain. A Vainqueur, il ne pourrait pas non plus se plaindre du caractère difficile de sa petite-cousine. Par sa faiblesse, de corps ou de cœur, c'est lui qui avait choisi le destin qui serait désormais le sien.

- J'espère que Shyrin et toi aurez bientôt un héritier, sourit-il pour détourner le sujet, mais non sans sincérité.
Il se souvenait des paroles de la Reine et des images heureuses que cela avait éveillé en lui. J'espère que nos enfants seront amis. Depuis et malgré ses doutes, Brun voyait les "mignons petits Loinvoyant" au sang mêlé courir tous nus dans les couloirs du château.

Vainqueur observait Brun et Brun réfléchissait. Le Roi fut étrangement ému de voir son ami se concentrer autant pour une question si simple et pourtant si importante. Il comprit alors en quoi il le trouvait changé avec les propos qu'il lui tint par la suite. Brun avait mûri, Brun acceptait qu'on lui parle de cet amour parce qu'il acceptait de ressentir ce sentiment. Vainqueur en fut stupéfait. Depuis le temps qu'il le connaissait, jamais il n'avait cru qu'une telle chose pourrait se produire.
A l'énonciation de la ténacité de sa petite cousine, le Roi eut un sourire amusé. Les Loinvoyant n'étaient pas connu pour renoncer aisément. Il fallait bien une tête aussi dure pour faire céder les barrières de ce Braveterre.

Sur la durée, Brun hésitait. Dans le fond, Vainqueur avait posé la question par curiosité mais il fut ravi de constater que son ami ne s'en souciait guère, l'important était la finalité. Pourtant sa réaction lui laissait à penser qu'il se défendait. Il n'y avait rien à défendre. Vainqueur ne lui en avait jamais voulu de lui avoir caché quoique ce soit. Il avait été profondément vexé, voire blessé de ne pas avoir été mis au courant, tout simplement.
Tout à son observation, Vainqueur buvait tranquillement. Il réfléchissait en même temps aux paroles de Brun puis éclata de rire à nouveau, lorsque son ami avoua ne pas être doué pour les "choses" de l'amour.
Comme si lui l'était...

Quand quelqu'un t'aime, ça finit par faire son chemin. Shyrin le haïssait. Elle avait peur de lui, il avait violé son esprit. Impossible d'oublier qu'elle lui avait juré de ne jamais le lui pardonner.
Parfois, il avait le sentiment qu'elle s'était adoucie envers lui, qu'elle cherchait sa compagnie, qu'ils s'entendaient bien. Ce n'était peut-être qu'une illusion et il ne savait pas vraiment comment y réagir.
Brun rompit ses interrogations et le Roi sourit à son ami.

- Ah pour ça...il faudrait peut-être s'y remettre ! lança-t-il en reposant son gobelet vide.

D'un geste de la main, il fit signe à la serveuse de venir remplir leurs verres. Elle ne se fit pas prier.

- Depuis l'attaque...je n'ai rien fait, souffla-t-il en se penchant en direction de son acolyte pour lui faire part de ses aveux.

Il soupira puis grimaça.
- Elle semble si fragile tu comprends ? Si frêle et si épuisée...je n'ose plus la toucher.

Vainqueur buvait plus vite de Brun. Ce dernier se disait qu'il valait mieux y aller doucement, pour ne pas prononcer ses vœux avec une tête de déterré. On le resservit quand même et Brun n'y trouva rien à redire. Il était concentré sur la confession intime du Roi ; ou plutôt sur la manière dont il pouvait bien réagir à ça...

Brun n'avait jamais songé à ces conséquences là. Le soir de l'attaque, lui-même s'était endormi dans les bras d'Acuité. L'état de Shyrin était autrement grave, même si ça ne devait pas l'empêcher de rester allongée et de... hem... Il comprenait que Vainqueur ne veuille pas s'accoupler dans ces conditions là. Le Roi s'inquiétait plus pour sa Reine que pour son héritier.
Mais cela faisait presque deux semaines que l'attaque était survenue ! Certes, rien ne pressait, du moins pas à ce point là... Mais à Brun, Shyrin ne semblait plus si faible. Ne s'était-elle pas tenue bien droite en exigeant qu'il s'incline devant elle ? Si le corps de la Reine était affaibli, sa volonté, elle, ne battait pas de l'aile. Voulait-elle le Roi ? Ou l'acte d'amour n'était-il pour elle qu'un devoir, une corvée ?

Brun ignorait tout de leur vie maritale, et à vrai dire il n'en voulait pas trop savoir. Il ne voulut pas se mouiller.
- Tu devrais peut-être en parler avec elle... Ça se vexe facilement tu sais, ces bêtes là, plaisanta-t-il sans plaisanter.
Et, comme pour confirmer ses propos, le bruit d'une gifle retentit. La danseuse n'était pas accorte avec tous comme avec le Roi.
- Et puis, qui sait ? Parfois une fois suffit, ajouta-t-il avec un sourire mi-coupable, mi-amusé.

Le hasard:

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'Hasard 6' : 2

Vainqueur pouffa puis hocha la tête. En parler à Shyrin semblait être une excellente idée. Brun était décidément un bon conseiller, même si le Roi doutait qu'il utilisait ses conseils pour lui-même. Il se retint de lui demander ce qu'il en était avec Acuité, une part de lui ne voulait pas savoir, une autre en revanche souhaitait obtenir l'information. Auraient-ils un second enfant avant que lui n'ait son premier ?
Par El, il s'était promis de ne plus penser de la sorte. Les enfants de Brun et d'Acuité ne seraient plus une menace. Demain, ils seraient mariés et le Roi savait que Brun ne convoiterait jamais son trône.

Outre le fait qu'il soit heureux que Brun rejoigne sa famille, il était aussi soulagé de savoir que cette branche n'était plus à craindre. De cela, jamais il n'en dirait rien à son ami.
Quelque chose claqua et Vainqueur tourna la tête vers l'origine du bruit. La danseuse, forte de ses charmes venait de claquer un opportun. Vainqueur haussa les épaules et sourit à nouveaux aux propos de son ami. Il but le godet cul sec et le reposa sur la table avec bruit.

- Le résultat est intéressant, rétorqua-t-il en se levant. Un beau garçon, un mariage et un avenir !

Déjà il s'avançait vers l'homme qui persistait à ennuyer la danseuse. Il lui demanda calmement de cesser puis lui proposa un verre en échange. Le soûlard ne se fit pas prier. Vainqueur en commanda un nouveau pour lui, vibrant déjà des précédents. Il se tourna vers Brun et l'interrogea du regard afin de savoir ce qu'il en était pour lui.
Demain, une nouvelle vie commencerait et connaissant le caractère de sa petite cousine, il doutait que de telles soirées puissent se reproduire de sitôt.
Alors autant en profiter.

Brun regarda Vainqueur s'éloigner vers l'importun. Il se tenait prêt à intervenir en cas de besoin. Son corps était en alerte, mais sa tête, ailleurs.

"Le résultat est intéressant" ? Le Roi avait dit cela comme si Brun avait calculé son coup. Mais Brun n'avait rien calculé du tout, et il doutait que le résultat soit si "intéressant". Il n'avait jamais voulu se marier. Un avenir, il en avait déjà un, même si à présent, il se prolongeait sur une génération. Un beau garçon, Espoir l'était sans conteste ; et Brun ne regrettait rien, ni son fils ni sa fiancée, même si les choses seraient compliquées, plus compliquées que s'il avait épousé n'importe quelle autre - Acuité l'avait dit elle-même.

Mais ça n'était pas le lieu ni le temps pour s'en soucier. Ce soir, ils faisaient la fête et l'alcool résolvait tous les problèmes, comme Vainqueur venait d'en faire la preuve. Brun songea que s'il s'en était occupé, l'affaire se serait terminée dans le sang plutôt que dans la bière ; il ne tolérait pas les types comme ça. Il fallait croire qu'avec les années, Vainqueur était devenu plus réfléchi mais lui, plus violent, et c'était écrit sur sa gueule. Piètre Conseiller en vérité !

Il devait s'assagir, et refusa d'un geste la nouvelle bière que le Roi lui proposait ; il n'avait pas fini la deuxième, et prenait son temps. Rejoignant leur table, le Roi le charria à ce sujet, et Brun sourit sans s'en expliquer. Il n'allait pas lui dire qu'il ne voulait pas que l'alcool gâche une nouvelle fois sa nuit avec Acuité ; c'était bien trop intime.

L'intimité s'effaçait au fil des bières englouties. Les deux amis reparlèrent du Poisson Pourri et de leurs frasques de jeunesse, ressassant le passé avec un plaisir partagé. Ils étaient hilares, ils étaient ivres. Brun commanda une tournée générale avec l'argent qu'il n'avait pas ; Vainqueur laissa la danseuse lui apprendre quelques pas. Brun se demanda si Shyrin le gourmanderait de rentrer dans cet état ; à quel point le tenait-elle ? Il se souvint qu'elle avait menacé de le dénoncer au Roi, lorsqu'il lui avait un tout petit peu manqué de respect.

- Shyrin ne peut pas m'encadrer, tu sais, lâcha-t-il complètement hors de propos, les barrières de la retenue et de la logique étant tombées depuis la bière d'avant. Pourquoi l'as-tu choisie elle, entre toutes les autres ?
Il eut un geste circulaire, bien qu'il ne reste plus de femmes honnêtes à cette heure là. Ça n'était pas un reproche. Il cherchait juste à comprendre, s'il le pouvait encore.

L'alcool coula à flots. Les rires et les discussions aussi. L'ambiance était aussi bonne que nostalgique. Les deux amis parlèrent encore du Poisson Pourri, encore de leur adolescence, des frasques qu'ils avaient vécu, des personnes qu'ils avaient connu. L'ivresse les rattrapa et les emmitoufla de son manteaux rassurant, leur susurrant que tout irait pour le mieux, qu'il n'y aurait plus de problème.
Comment seulement en douter dans un tel moment ?
Étourdit par la musique, Vainqueur se laissa embarquer dans quelques pas de danse après avoir supplié son ami de l'accompagner. Abrutis par l'alcool, il s'était laissé bercé par la charmante danseuse aux formes voluptueuses. Ivre et rien aux éclats, l'atmosphère légère était contagieuse et le Roi ne pensa plus aux soucis du Royaume de ces dernières lunes, ni même à ceux à venir.
Seules persistaient les bonnes intentions, l'amour, l'espoir et la tête qui lui tournait toujours il finit par venir se rasseoir aux côtés de son ami, bien plus sage, bien plus tempéré comme il l'avait toujours été.

Imaginer le couple austère que lui et sa cousine risqueraient de former le fit glousser discrètement. Acuité ne savait pas s'amuser et Brun non plus. Il espéra qu'ensemble ils trouveraient de nouveaux jeux puis rit encore de sa grivoiserie.
Le naturel revenant au galop, il ne fut pas surpris que Brun interrompe leur bonne humeur par un sujet autrement plus sérieux. Il le considéra d'un oeil lourd de reproches. Pas d'avoir osé prononcé de telle paroles pour leur signification mais parce qu'elles gâchaient la fête par El !

- Oserais-je dire que c'est réciproque ? demanda alors le Roi d'un ton amusé en posant son menton dans sa paume, le coude appuyé sur la table.

Il but encore. L'inimitié entre ses deux là était palpable, il n'en comprenait pas la raison. Shyrin avait menti certes, mais c'était à la demande d'Acuité. Elle était responsable de la promesse pas de ses effets. La colère de Brun était mal placée.

- Celle que je convoitais était prise finalement, précisa-t-il platement déçu. Chiara Lunabille a marié Sérénité à un marchand Chalcédien figure-toi.

Un nouveau rire le secoua. "Et elle a perdu une parti de ses terres !" songea-t-il.
Shyrin était un second choix, mais un choix qui s'était avéré être gagnant, sur tous les plans.

- Une union avec Shyrin assure la paix. Un mariage assure plus qu'un traité. Par El, que t'a-t-elle fait que tu lui en veuilles à ce point ?

- Oserais-je dire que c'est réciproque ?
Brun pouffa, n'ayant plus la présence d'esprit de s'en défendre. Le reste des paroles du Roi fit son chemin dans son esprit embrumé. Sérénité Lunabille, mariée à un Chalcédien ? La rumeur lui était parvenue à Oeil-de-Lune, éclipsée par celle du mariage royal. Un marchand, vraiment ? Il croyait se souvenir d'un chef de Clan. Bah ! Ce peuple ne vivait que du commerce et du rapt. A croire qu'aucun Chalcédien ne travaillait honnêtement.

Le Roi recommença à parler sérieusement, et Brun en fut ennuyé. La paix pour le Royaume, gnagnagna... N'avait-il donc épousée Shyrin que pour le Royaume ? Vainqueur voulait-il vraiment lui faire croire ça ? D'ailleurs, sa paix, les Chalcédiens venaient de l'assassiner. A peine signé, le traité déchiré ; et Shyrin ne vaudrait plus rien si son père la reniait ou était destitué.

- Par El, que t'a-t-elle fait que tu lui en veuilles à ce point ?
- Rien, grogna Brun, ennuyé de ce retournement de situation.
Il n'avait pas envie d'en parler. Et d'ailleurs, c'était vrai. Shyrin lui avait menti, parce qu'Acuité le lui avait demandé. En vérité, il aurait dû blâmer Acuité ; mais il était tellement plus facile de blâmer la Chalcédienne pour la mort, puis pour la trahison de la petite Duchesse !

Brun but et pensa à autre chose. Il frappa l'épaule de son ami pour le consoler.
- C'est vrai que Sérénité était...
Il eut une mimique évocatrice.
- Comme tous les Lunabille.
Ils en étaient agaçants. La famille de blonds belle et grande gueule, puissants, riches et charmants. Tout était parfait chez eux ; mais ils n'étaient plus si puissants.

Brun était sur le point de faire une comparaison douteuse entre la fille et la mère, lorsqu'un "éclair de génie" le frappa si fort qu'il faillit tomber de sa chaise.
- Nous pourrions nous servir de cette alliance ! s'écria-t-il, s'accrochant à la table. Les Lunabille te doivent bien ça.
Alliances de pouvoir : n'était-ce pas le but d'un mariage si dégradant ? Aucun allié ne serait de trop contre...

- Le Fanel. J'irai après lui, déclara Brun, très sûr de lui avec sa moustache en mousse.

Vainqueur rit de plus belle face à l'attitude de Brun. Jamais il n'oserait dire qu'entre Shyrin et lui, rien n'allait jamais. Ce serait certainement le cas encore bien des années, peut-être même toute leur vie, mais par respect pour lui et pour Acuité, la Reine et le Conseiller feraient des efforts.
Il ne persista pas à l'ennuyer avec cette inimitié, ce soir on fêtait des épousailles on ne jugeait pas de relations amères et Vainqueur avait décidé de ne pas prendre ombrage du fait que son meilleur ami n'aimait pas sa femme. Il n'avait pas choisi Shyrin pour lui.

Le sujet dévia sur Sérénité. Le Roi n'avait pas spécialement envie d'en parler ni de s'enfoncer dans de sordides détails, comme assumer qu'il les avait punis pour ces fiançailles rompues sans l'avoir même concerté. La rancoeur était trop visible dans les yeux du Roi et de cela il ne voulait rien montrer.
Face à la mimique de brun cependant, Vainqueur rit puis se moqua :

- Irritante de perfection ? Presque tous. Le plus jeune est fichtrement ennuyeux et Chiara n'hésite pas à persifler comme un serpent venimeux.

Il renifla avec dédain puis sourit de manière moqueuse, s'attendant à ce que son ami renchérisse. Mais Brun pensait déjà à autre chose et ses pensées furent jetées sur la table entre eux, comme on renverse une bière.

- Quoi ? manqua de s'étrangler le Roi. Tu n'es pas sérieux enfin, tu vas te marier et tu es mon Conseiller, plus le Maître d'Armes et encore moins un vulgaire soldat. J'ai besoin de toi ici.

C'était vrai, ce n'était pas à Brun d'aller après le Fanel, Vainqueur avait d'autres personnes habilitées à le faire.
S'il le laissait partir, même pour assurer sa vengeance, Acuité ne le lui pardonnerait pas. Jamais.

- Je te l'interdis ! lança-t-il sans hésitation. Sauf si....

Un nouveau sourire illumina ses traits.

- Sauf si Acuité te donne son accord.

Voilà une situation qui l'amuserait grandement et qui ferait certainement changer d'avis à l'homme à la moustache de mousse qui commençait sérieusement à dérailler de la réalité.

Vainqueur ne réagit pas à son idée géniale, mais avec force, à sa volonté de punir le Fanel. Brun essuya dans sa manche ses lèvres mousseuses, révélant une moue boudeuse. Cette mission n'était pas l'affaire d'un "vulgaire soldat". C'était une affaire d’État. Qui meilleur que le bras droit du Roi pour appliquer sa volonté ? Ainsi Vainqueur et Brun seraient certains que le travail serait fait, et bien fait. Brun comptait bien en profiter pour se venger.

- Bien sûr qu'Acuité sera d'accord. As-tu oublié ce que ce taré lui a fait ? répliqua-t-il.
Brun voulait à tout prix montrer au Roi qu'Acuité et lui dansaient sur le même pied. Mais à vrai dire, il ignorait comment la petite Duchesse réagirait. Quand on voyait la scène qu'elle lui avait fait pour être parti trois mois ! Le voyage jusqu'en Chalcèdes serait plus long, et il y avait toujours un risque qu'il n'en revienne pas ; mais il lui semblait nécessaire d'exorciser les démons et d'éliminer les menaces pour que sereinement, ils puissent entamer leur nouvelle vie.

- De toute manière, ça n'est pas à elle de me dire ce que je dois faire, grommela-t-il.
Acuité et lui ne dansaient peut-être pas sur le même pied, mais c'était lui qui menait la danse. Brun regarda la danseuse et porta sa chope à ses lèvres, avant de s'apercevoir qu'elle était vide. Encore.

Vainqueur regarda son ami, un sourire amusé sur les lèvres. Acuité serait-elle vraiment d'accord ? Il en doutait et d'aussi loin qu'il s'en souvienne, elle n'avait jamais réclamé vengeance pour ce que ce "taré" lui avait fait.
Shyrin non plus n'avait toujours pas réclamé vengeance pour ce que Luve avait fait, mais elle lui avait tranché la gorge. Cette idée le fit frémir. Comment son épouse si gracile avait pu tuer de manière aussi froide une sauvage de la trempe de Fanel ?
Souhaitait-elle se venger du frère ?
Il faudrait lui poser la question.

- D'accord d'accord, nous en rediscuteront plus tard si tu le veux bien ? Fanel sera puni c'est un fait, mais ne nous hâtons pas, préparons notre riposte comme il se doit. Je ne veux rien avoir à faire avec les Lunabille car je doute de leur allégeance actuellement. Et je refuse de t'envoyer là-bas. Il faudra me convaincre moi.

Ce n'était pas à Acuité de lui dire ce qu'il devait faire, mais bien à son Roi. Et le Roi avait sorti son ami du terrain. Brun était un conseiller désormais, son art ne se trouvait plus dans l'épée.
A moins qu'ils n'y aillent ensemble ?
Cette idée était encore meilleure que celle de Brun.
Ils feraient une mission éclair, vengeraient l'honneur de leurs femmes et reviendraient triomphants !
Galvanisé par l'alcool, le Roi imaginait déjà comment l'attentat en Chalcèdes se déroulerait et il ricana devant son verre qui s'était vidé trop vite à son gout.
Heureusement, un nouveau pichet apparut comme par enchantement sur la table !

Malgré l'alcool, Vainqueur restait tempéré. Brun l'était moins, bien qu'il ait moins bu ; visiblement, son "entraînement" ne compensait pas les centimètres et les kilos qu'il avait de moins que le Roi.

- Et comment puis-je te convaincre ? défia-t-il son ami, encouragé par son ricanement.
Brun espérait un concours viril et stupide auquel il puisse faire ses preuves. Mais Vainqueur ne réagit pas. Il buvait en silence, si l'on pouvait qualifier de "silence" le brouhaha qui régnait dans la taverne, bien que la musique se soit arrêtée.

Brun prit conscience qu'il avait cassé l'ambiance, en parlant de Shyrin et de Bhaal - ces maudits Chalcédiens. Il aurait mieux fait de continuer à causer du passé. Comme avec Acuité, il y avait des sujets qu'avec le Roi, il ne pouvait plus aborder sans dommage. Brun regretta leur insouciance et leur témérité. Jadis, Vainqueur aurait sauté sur l'occasion pour partir traquer le Fanel avec lui. A croire qu'ils avaient eu leur dose d'aventure et que désormais ils n'aspiraient plus qu'à se remplir de bière et se vider dans leurs femmes. Le Roi allait-il bientôt vouloir rentrer, retrouver sa si fragile Shyrin ?

L'établissement fermait. Brun retourna ses poches, Vainqueur vida la moitié de sa bourse sans prendre la peine de compter. Ils firent leurs adieux à leurs amis d'une nuit (entêtée, la danseuse vola à Vainqueur un baiser) et partirent dans le noir, en oubliant leurs chevaux. La route pour rentrer, ils ne l'avaient pas tout à fait oubliée. Ils repassèrent par le port. Le Poisson Pourri était encore ouvert. Les deux amis se regardèrent, éclatèrent d'un rire libérateur et entrèrent.

Pour Brun, ça n'était pas une grande redécouverte car, avant de retrouver Acuité, il logeait non loin d'ici et il y était retourné, moitié par curiosité, moitié par nécessité. Le patron (qui n'avait changé que par le poids des années) le salua et, pire...
- Eh, Loyal !
Le Conseiller du Roi se retrouva nez à nez avec Trois Dents, un camarade avec lequel durant trois mois, il avait trimé comme un rat sur un navire marchand. Brun ne connaissait pas son vrai nom et l'avait quitté à Castelcerf sans une once de regret, car tels étaient les rats en amitié.

- Trois Dents ! Ça par El ! s'écria-t-il sans parvenir à avoir l'air vraiment content. Vainqueur, Trois Dents. Trois Dents, Vainqueur Loinvoyant.
Avec ses chicots noirâtres et son odeur qui ne dénotait pas d'avec le Poisson Pourri, avec ou sans majuscules, Trois Dents regarda le Roi en rigolant. Visiblement il n'y croyait pas, et pourquoi y aurait-il cru ? Loyal Bongrain, le matelot, dit "Lolo", ne pouvait pas être Brun Braveterre, le Conseiller du Roi.

Brun attrapa Vainqueur par la manche pour l'entraîner plus loin, mais Trois Dents attrapa Vainqueur par l'autre manche et les yeux un peu trop brillants, lui demanda :
- Tu joues, mon Roi ?
Découvrant, dans son autre main, trois dés crasseux.

Brun était décidé, il ne lâcherait rien mais Vainqueur n'avait pas envie de discuter stratégie ou même riposte dans cette gargote et aussi dans cet état. Ils riaient et buvaient, cette soirée n'avait pas d'autre but. Vainqueur voulait que son ami s'amuse avant de se passer la corde au cou.
Son nouveau conseiller avait la dent dure, cette rancœur envers Chalcèdes devenait presque obsession et il se demanda s'il devait s'en inquiéter.
Acuité serait-elle capable de le raisonner ? Il le souhaitait mais Brun n'avait-il pas dit qu'elle serait d'accord avec ses idées ? Ceci donnerait certainement un nouveau noeud à démêler et par El, il n'avait pas envie de cela maintenant.

L'idée de rentrer lui effleura l'esprit, après tout, l'atmosphère n'était plus vraiment à la fête. brun s'était renfrogné, gagné par l'alcool peut-être il ruminait le désaccord du Roi certainement.
La taverne les informa qu'elle fermait, l'heure de la nuit était avancée, peut-être à la troisième ou même la quatrième. Par El, il préférait ne pas penser à la cérémonie que demain, il devrait prononcer.
Il se leva et se rendit compte qu'il titubait. Soudain, le tabouret sur lequel son cul était posé lui manqua. Agrippé sur le bord de la table, il renversa une partie de sa bourse, ne compta pas mais jugea que le compte était bon. La danseuse revint les remercier et profita de ce que le Roi fut imbibé pour lui dérober un baiser. Vainqueur grimaça, fâché que l'on profite de son état.
D'un geste de la main, il lui fit signe qu'ils étaient quittes, puis accompagné de Brun, il sortit de la bâtisse.

Dehors la fraîcheur de la nuit les cueillit et leur fit du bien. Vainqueur ferma les yeux un moment, vacillant dans la nuit et huma l'air chargé d'embruns en provenance de la mer.
De très loin, on entendait les vagues qui se brisaient contre la pierre de la falaise, un doux chant pour l'oreille si l'on savait l'écouter. Il se demanda si Shyrin en avait déjà fait l'expérience et se promit de lui poser la question sans tarder. Promesse qu'après quelques ruelles traversées, il oublia.
Les deux hommes saouls repartirent, sans plus penser aux chevaux qui les avaient mené là.
Après quelques déambulations, ils passèrent devant le Poisson Pourri. Jetant un coup d'oeil l'un à l'autre, puis éclatant d'un rire franc, ils entrèrent dans l'établissement encore ouvert.
Ici rien n'avait changé, la crasse se mêlait toujours aux odeurs de moisi et de poisson. Un bon rade de Port comme il en existait beaucoup, mais qui avait la préférence des deux amis par nostalgie.

Un homme les interpella, enfin, interpella Brun par un autre nom. Et Vainqueur s'amusa de cette situation. Loyal..visiblement le nom d’emprunt de son ami durant son absence. Le Roi chercha à recoller les morceaux du puzzle, à quel moment Brun s'était-il accoquiné avec ces personnages fangeux ?
Son esprit n'était pas suffisamment éveillé pour comprendre et l'alcool n'aidait de toute façon pas à la réflexion.
Pour autant, Brun les présenta et le Roi se borna à sourire, mi-intrigué, mi-amusé.
L'autre se mit à rire, dévoilant par la même occasion une dentition à faire pâlir n'importe quelle femme sensée et il se demanda qu'elle aurait été la réaction de la danseuse de tout à l'heure face à un homme tel que ce Trois Dents.
Pouffant dans sa barbe, il se laissa tirer par Brun un peu plus loin mais sentit rapidement que sa manche s'était prise quand quelque chose. Dans les doigts de l'autre matelot pour être plus précis.

Il lui proposa une partie de dés et Vainqueur accepta. Il n'avait pas pour habitude les jeux de hasard mais il n'était de toue manière plus apte à réellement réfléchir.
Trainant à son tour Brun avec lui, ils s’attablèrent face à trois autres marins, du même acabit que Trois Dents.
Les pièces tintèrent sur la table poisseuse, pour les mises. Et chacun à leur tour, ils firent rouler les dés.

Au début, les gains partaient à tour de rôle, mais petit à petit, le Roi soupçonna tricherie. Peut-être était-ce sa mauvaise foi lui qui n'aimait pas perdre, peut-être les matelots s'étaient-ils mis d'accord pour plumer le riche. Vainqueur osa un regard vers Brun.

Spoiler:

Après avoir regardé ses pièces tomber dans les poches d'un autre, Vainqueur saisit les dés et les observa un moment. Il les lança à nouveau, frappa sur la table ne fois, deux fois. Un des dés persista à rester sur la face du six.
Le Roi se leva d'un bond et frappa à nouveau sur la table, des deux plats de la main.

- Tricheurs, beugla-t-il !

Et sans hésiter, il planta son poing dans le nez du premier homme à portée.

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'Hasard 6' : 1