Ensemble, Brun et Acuité avaient quitté les appartements du Roi. De retour dans les couloirs, même s'il était tard, il n'était plus question d'un quelconque contact ni même de paroles lancées à la légères. Les murs avaient des yeux et des oreilles.
Acuité ne pouvait s'empêcher de penser que le Roi et la Reine allaient profiter d'une nouvelle nuit ensemble. Elle avait remarqué la complicité qui les liait et un sentiment d'affection mutuelle. Ce mariage fonctionnerait sans doute. A travers ses mots cruels, Shyrin avait démontré sa loyauté sans faille envers son époux. Peu importe le sujet, elle se rangerait toujours du côté de son Roi.

Un pointe de jalousie s'était alors emparé de la jeune femme même si de son côté, l'avenir semblait bien plus radieux. Elle osa un rapide coup d'oeil vers Brun qui marchait à ses côtés, l'alcool coulait encore dans ses veines, même si la discussion avait commencé à le dissiper. Elle savait pouvoir compter sur lui, elle savait qu'un étrange amour les unissait, pas celui auquel elle s'était attendu mais quand même. Etre lié par un enfant créait un lien d'affection profonde qui sans être passionnée, avait le mérite d'exister.
Pour ce soir, elle ne voulait pas rentrer seule à l'auberge.
A quel point avait-elle sombré pour préférer la compagnie d'un homme saoul au confort d'un lit douillet à ne partager avec personne ?
Elle sourit à cette pensée, songeant que cette dernière année l'avait déshabitué à un quelconque luxe pour préférer le labeur quotidien et le bien-être mérité.

- Je te retrouve dans quelques instants, lui dit-elle tout bas avant de s'éclipser dans le prochain couloir.

Mieux valait ne pas lui laisser le temps de répondre, il aurait eu tôt fait de ronchonner. Saoul, il devait certainement préférer s'effondrer dans son lit, elle ne l'en empêcherait pas, mais voulait s'assurer que la gueule de bois ne le cueillerait pas au saut du lit le lendemain. Il restait une journée.

Elle traversa le château, surprise de s'en souvenir avec autant de facilité et parvint aux cuisines.
La cuisinière en chef y œuvrait toujours car il y avait tant à faire pour le lendemain. Acuité demanda une tisana, la femme sourit et lui en prépara une large tasse.
Lorsqu'on lui demanda si on devait la faire porter à un quelconque appartement, Acuité déclina. Elle se contenterait de celle là.
On lui donna également un petit pain au miel, histoire de faire passer l'ensemble. Après quelques remerciements, la petite Duchesse s'éloigna. Le manque de surprise de la cuisinière et de ses marmitons lui indiquait que bien des gens étaient venu réclamer ce genre de breuvage. La fête, l'alcool coulant à flot possédaient son lot de déconvenues.

Peu de temps après, elle trouva enfin un page et lui demanda d'aller prévenir sa suite au Bourg qu'elle était logée au château pour la nuit, la fête se terminant tard, on lui prêtait gracieusement une chambre pour lui éviter un retour au Bourg à cette heure tardive. Un sou scella l'engagement du messager qui partit en courant.

Satisfaite, elle remonta les escaliers et les couloirs pour se retrouver une fois encore devant cette porte pour la troisième fois de sa vie.
Elle frappa doucement puis entra après s'être assuré qu'aucun oeil ne traînait derrière elle. Dormait-il déjà ? Elle posa ses trouvailles sur le bureau puis referma la porte. Là, elle alluma une bougie et reprit la large tasse en main avant de regagner la seule fenêtre. Le vent était frais de la nuit, porté par la mer au large. Le rebord accueillit la tasse, l'horizon ses pensées et son regard.

- Tu devrais venir prendre l'air, lui proposa-t-elle. Cela te ferait du bien et je t'ai aussi ramené un peu de tisane.

Elle ne parlât pas du petit pain qui serait plus efficace le lendemain matin. Il faut dire qu'elle s'inquiétait déjà qu'il ne puisse plus rien avaler et que la tisane ressorte aussi vite qu'elle pourrait rentrer. Bizarrement et contrairement à son arrivée dans les appartements de Vainqueur, la colère l'avait déserté. Il pouvait bien boire et festoyer, après tout, c'est ce que les hommes faisaient.

Acuité lui faussa compagnie mais Brun ne se posa pas de questions. Elle avait dit qu'elle reviendrait. Elle pouvait aussi ne pas revenir, et ils se reverraient le lendemain. Le déserteur n'était plus inquiet de la suite immédiate des événements. Il lui semblait que la partie était gagnée, sans perdant à déplorer. A présent il pouvait se reposer, avant que vers Castellonde il ne doive avancer son cavalier...

La chambre sentait encore le renfermé. Brun ouvrit la fenêtre et, oisif comme dans ses nuits d'insomnie, s'échoua à son bureau. A la lumière d'une unique chandelle, et de la lune, au dehors, il décacheta les lettres de Haute-Garde et les lut ou plutôt, les parcourut du regard. Ses yeux déchiffraient les mots mais son esprit n'en saisissait rien. A les regarder fixement, les serpents d'encre se tordaient dans une danse envoûtante.

L'arrivée d'Acuité le tira de ses rêveries hallucinées. Elle posa quelque chose sur le bureau, alluma une deuxième chandelle et s'éloigna vers la fenêtre. Elle aimait vraiment cette fenêtre, mais à présent au moins, le déserteur n'avait plus peur qu'elle ne s'y jette. Quel genre d'oiseau était-elle ? Une mésange, comme sa mère ? Ou un mouette de mer ?

Grognant son approbation, il se leva lourdement pour la rejoindre. C'est vrai, la vue était belle. La nuit d'été était belle. Une lune chaude sur une mer d'huile. Bientôt ils embarqueraient pour Castellonde. Pour la première fois, ils feraient ce voyage ensemble. Celui là et beaucoup d'autres...

Brun prit la tisane entre ses mains. La boisson chaude et parfumée lui fit du bien au corps et à l'esprit, riche en souvenirs. Il sourit et la lui rendit, pour qu'Acuité puisse boire aussi.
- Il n'y a plus rien à soigner, tu sais, dit-il en réponse à ses remèdes - de l'air frais et des herbes chaudes -, comme pour lui reprocher et la remercier à la fois de le materner.

Plus tôt, elle avait fait sur son visage l'inventaire de ses blessures, fermées par ses bons soins. A son tour, le déserteur approcha sa main et appuya de l'index sur le bout de son nez.
- A quoi penses-tu ? demanda-t-il, curieux de la raison de sa présence ici, de l'état de son moral et des rapports que tous deux entretiendraient désormais.

La mer était calme et la lumière de la lune se reflétait dessus. L'horizon nocturne possédait cette étrange lueur envoûtante entre argent et or, aura difficile à définir. Accoudée sur le rebord, le menton dans sa paume, Acuité contemplait la mer de Castelcerf en été.
Si elle ne l'avait jamais fait par le passé, son séjour dans les Montagnes lui avait enseigné à profiter et observer le temps présent, chaque élément de cette nature magnifique l'apaisait bien souvent.
Elle changea de position dès que Brun fut près d'elle, lui cédant une place pour partager la vue. Il saisit la tisane, elle l'observa du coin de l'oeil.
Il but une gorgée, puis deux. Elle répondit à son sourire puis but à son tour.

A ses propos, elle haussa un sourcil et afficha un sourire en coin. Une part d'elle-même s’inquiéterait sans doute toujours pour lui, dans une certaine mesure. Après ces récents mois, elle souhaitait qu'il soit simplement heureux et bien dans sa vie. Cette vie, ils allaient la partager d'ici peu et l'idée même lui sembla étrange parce que formelle.
Savoir qu'elle allait devenir sa femme en bonne et due forme, lui rendait une pudeur qu'elle avait mystérieusement perdue en vivotant auprès de lui dan les Montagnes et plus encore sur le chemin du retour. Elle se sentait gênée quand bien même, elle n'avait plus rien à lui cacher.

Subitement, il lui toucha le nez du bout de l'index et lui demanda simplement à quoi elle pensait. D'abord surprise, elle afficha ensuite un sourire espiègle.

- Je pense que tu as trop bu, se moqua-t-elle. D'où la tisane et le petit pain au miel

Du menton, elle lui désigna le bureau où trônait le rescapé des cuisines, qui ne le serait plus pour longtemps.
En réalité elle pensait à bien des choses, mais se refusait à tout lui révéler. Pour autant, il restait encore bien des discussions en suspens, des interrogations et un long chemin à parcourir. Il faudrait retourner en Béarn, braver son père. La lettre de Vainqueur aiderait-elle ? Elle ne pouvait s'empêcher de songer qu'il entrerait dans une rage folle. La frapperait-il encore ? Se limiterait-il à de simples gifles dont le but était plus l'humiliation que la douleur ? Les laisserait-il repartir ? Et s'il s'en prenait à Espoir ?
Un bile acide lui brûla la gorge et sa bonne humeur disparut comme par enchantement. Elle se borna pourtant à sourire pour ne pas l'inquiéter d'avantage.

- Est-ce que tu veux bien que je dorme avec toi ce soir ?

Elle reposa la tasse sur le rebord de la fenêtre et ajouta avec le plus grand sérieux :
- S'il te plait.

Etait-ce ainsi que l'on s'adressait à son futur époux ? Cela lui semblait si peu naturel et si peu spontané. On aurait dit une requête, une faveur qu'elle lui réclamait mais dans le fond, peut-être était-ce bien le cas.

- C'est la fête, après tout, murmura Brun avec la même espièglerie.
Avait-elle oublié que la veille, elle dansait au milieu d'inconnus, bien plus ivre que lui ? Ils avaient un peu profité, avant que ne s'assombrisse leur soirée. Ce soir, la tension ne les avait pas laissés s'amuser. A présent que celle-ci retombait en même temps que sa vigilance, le déserteur se sentait plus soûl. Peut-être aurait-il dû en avoir honte, devant la petite Duchesse. Mais Acuité l'avait déjà vu dans un pire état ; et cela ne la rebuta pas, puisqu'elle quémanda une deuxième nuit dans ses draps.

- Si tu veux, répondit le déserteur, parce qu'il n'avait pas le cœur à refuser, et parce qu'il n'y voyait pas de raisons.
Ils allaient bientôt se marier, le Roi avait donné sa bénédiction. Leur nuit serait sage, et certainement moins intime que la précédente. Ce soir il n'y avait plus de blessures à parcourir.

Pour fuir la gêne qui malgré tout, semblait s'être installée, Brun s'éloigna vers l'entrée et ferma la porte à clé. Pas question que quiconque les surprenne. Sur le chemin du retour, il attrapa négligemment le petit pain. Il s'étonnait avoir encore faim après le banquet, pourtant il l'avala en deux bouchées. Il arracha les draps de son lit, qui devaient eux aussi sentir le renfermé. Attendant qu'Acuité lui cède la place, il se pencha à la fenêtre pour les secouer. Le tissu luit à la lueur de la lune, fantôme agité que le vent faillit emporter.
- Merde, grogna le déserteur en rattrapant in extremis et dans un équilibre précaire, sa literie.

Les draps étaient sauvés, rafraichis peut-être, et il les étala sur le lit sans prendre la peine de les border. Puis il s'assit, vérifia entre ses jambes qu'il n'y avait pas d'araignées, refoula un haut-le-cœur sanctionnant ses contorsions ; s'immobilisa un instant, puis tira sur ses bottes.

Il allait être étrange de dormir avec Acuité dans ce lit. Dans ce lit, le maître d'armes avait connu un nombre incalculable de cauchemars, des plaisirs solitaires, des plaisirs coupables, avec elle - du moins il le supposait. Tous deux y pensaient certainement, bien que n'ayant pas la même mémoire de leur nuit.

Ce lit, il devrait sans doute le quitter pour un couchage plus frais et plus grand, dans leurs nouveaux appartements. Brun réalisa qu'il allait devoir quitter cette chambre, et bien que n'ayant que peu d'effets à transporter, cela lui fit tout drôle. Où allait-il pouvoir tromper ses longues nuits d'insomnie ?

Lorsque Brun accepta qu'elle passe la nuit ici, elle en fut soulagée. C'était assez étrange car ils allaient se marier mais elle avait toujours peur d'être rejetée, d'essuyer un refus catégorique dont il avait le secret. Leur mariage n'était après tout qu'un mariage d'intérêts même s'il avait à de nombreuses reprises montré son affection; s'ils le faisaient, c'était pour Espoir et pour leur faciliter leur vie à Castelcerf. Il pouvait décider de faire chambre à part, il pouvait exiger des soirées solitaires. Elle ne les lui refuserait pas car elle ne voulait pas s'imposer dans sa vie, alors qu'elle avait à l'origine tout fait pour en disparaitre.
Le destin les avait finalement rapprochés mais elle ignorait s'il en était satisfait.

Elle l'entendit plus qu'elle ne le vit aller fermer la porte à clé puis il revint avec les draps de son lit. Elle lui céda la place afin qu'il puisse les éventer et retint un rire lorsqu'il manqua de les laisser échapper. L'observer lui évitait d'avoir à penser la suite. Il replaça les draps sur son lit puis s'y installa sur le côté pour mieux enlever ses bottes. Ainsi, ils y étaient.
Evidemment, elle aurait pu simplement se déshabiller comme à l'auberge. L'aurait-il alors regardé comme là-bas ? Cet étrange sourire aux lèvres comme s'il appréciait suffisamment le spectacle avec le droit de le regarder.
Comment avait-elle fait pour agir avec autant de désinvolture, alors qu'à présent, elle se sentait aussi empotée que gênée. Elle avait beau se dire qu'il était trop saoul pour ne serait-ce que regarder, rien n'y faisait. Debout près de la fenêtre, elle retira ses chaussures et débarrassa ses cheveux des peignes et épingles qui tenaient sa coiffure.
Glissant une main dans ses cheveux, elle réajusta ses boucles pour éviter de ressembler à un épouvantail. S'il était capable de se moquer d'elle dans les Montagnes, il pouvait tout autant le faire ici.

Les bras croisés, elle hésita à s'avancer vers le lit. Retirer sa robe aurait été facile, mais cette simple idée la ramena en arrière lorsqu'il le lui avait demandé. D'un autre côté, lui emprunter une chemise pouvait lui laisser à penser qu'elle ne voulait plus de contact avec lui ou trop d'intimité. Ce qui était faux. Dans un soupir agacé d'être aussi indécise et sotte, elle finit par s’asseoir à son tour sur l'autre rebord du lit.

- Et toi ? A quoi penses-tu ?demanda-t-elle à son tour pour ne pas laisser ce silence embarrassant s'installer entre eux.
A vrai dire, au fond d'elle, elle souhaitait également le savoir. Durant la soirée, il avait bien parlé, beaucoup de bonnes nouvelles en avait découlé.

Le déserteur se défit de ses bottes avec fracas, puis s'assit prudemment sur les draps, adossé à la tête de lit. Dans la pénombre, il remua ses orteils qu'il distinguait à peine. Moins par pudeur que par flemme, il garda le reste de ses vêtements d'été. Entre temps, Acuité s'était assise sur le lit à côté de lui, tout habillée, les cheveux défaits. Leurs yeux se croisèrent alors qu'elle le questionnait.

- Tu sais bien à quoi je pense, souffla-t-il avec la sincérité du vin.
Dans ce lit, il était impossible de n'y pas penser.

Et, pour échapper à son regard, il s'attacha à détacher dans son dos les lacets de sa robe. Elle n'allait quand même pas dormir avec ça.

Ses gestes étaient lents. Ses mains n'étaient pas adroites, et son esprit était ailleurs. Ses mots n'étaient pas un appel à la chair. Le déserteur voulait seulement retrouver la dernière pièce de leur histoire, la première en un sens ; remplir le dernier trou noir. Alors ils n'auraient plus rien à s'avouer ni à se cacher - ou presque.

- Comment était-ce ? murmura-t-il à sa nuque et à ses cheveux agaçants, mais tellement moins troublants que ses yeux.

Brun redoutait ses paroles mais espérait qu'Acuité lui répondrait avec sincérité. Il se prépara au pire. Cette nuit là, il était bien plus soûl qu'aujourd'hui ; ça n'était pas les jours qu'on partait à la guerre et qu'on fêtait cela avec moult chopes et catins. Il n'avait pas dû être amant habile, d'ailleurs il ne l'avait jamais été, ignorant du plaisir féminin.

Bien sûr il avait plus d'expérience qu'Acuité, avec ses dix ans de plus et sa liberté d'homme. Dans leurs vertes années, Vainqueur avait essayé de le dévergonder, sans doute moins pour lui-même que pour avoir un compagnon de débauche. Ils s'étaient assagis par la suite, plus ou moins fidèles à leurs responsabilités. Brun se contentait d'accepter, parfois, les relations tarifées on non que le hasard lui proposait. Jamais les sentiments ne s'en étaient mêlés.

Il regrettait que telle ait été, pour Acuité, la première fois, sans sentiments ni peut-être tendresse. Peut-être que Kex avait su, par la suite, les lui donner. Lui ne pouvait plus rien y faire.

Alors qu'il lui répondait, elle s'empourpra. En réalité, elle ne s'était pas attendu à ce genre de réponse venant de lui et détourna le regard pour masquer son trouble. Ses yeux se posèrent alors sur ses draps et elle se remémora leur contact contre sa peau, la douceur du tissu en comparaison avec la rudesse de ses gestes à lui. Leur première nuit avait été un savant mélange d'envie et de douleur, de plaisir et de culpabilité. Pouvait-il encore l'ignorer ?

Il entreprit de détacher sa robe et elle ne s'en offusqua pas. Ses gestes lents à défaut d'être précis lui assuraient d'y parvenir malgré son ivresse. Petit à petit, elle sentit le tissu qui entourait sa poitrine se détendre. Sur sa nuque, elle sentait son souffle et dans cette nouvelle intimité, sa peau se hérissa de milliers de petit frissons propre au désir naissant. A sa question, elle fronça les sourcils et se retourna pour s'assurer qu'il ne plaisantait pas. Osait-il vraiment lui poser la question ? Elle s'en sentit presque humiliée, avait-il oublié ou bien s'inquiétait-il de la manière dont s'était déroulé leur toute première fois ?
A son expression, elle comprit qu'il était sincère et se décida donc à lui répondre en masquant son trouble. Sa robe glissa le long de ses épaules, les dénudant entièrement. Elle la rattrapa in extremis sur sa poitrine pour tenter de garder un semblant de dignité dans cette situation.

- Comment crois-tu que c'était ? dit-elle tout bas. Tu étais ivre et peu délicat...

Elle soutint son regard avant de poursuivre :
- J'ai cru un temps, que tu avais voulu me punir pour mon inclination et pour t'avoir poursuivi de mes sentiments. Pour autant, je ne t'en ai jamais voulu, le désir qui me consumait alors n'était pas feint et j'ai aussi longtemps culpabilisé à l'idée que peut-être, je ne t'avais pas laissé le choix ce soir là. Comme je te l'ai déjà dis, mon départ pour la Guerre devait être sans retour et je voulais partager au moins cela avec toi, faute de mieux.

C'était bas, indigne d'une Duchesse, elle le savait.
Brun restait le seul homme qu'elle ait jamais connu, le seul qu'elle ait jamais désiré. Peut-être devait-elle le lui dire ?

- Tu sais, reprit-elle un peu plus embarrassée, vis à vis de Kex, il faut que je te dise.
Après tout, il n'avait cessé de lui parler du Montagnard, il lui avait meme proposé de fuir avec lui et avait émis quelques paroles brodées de jalousie. Elle ne voulait pas que cette jalousie même passée, vienne assombrir ce qu'ils construiraient.

- J'ai essayé de lui laisser prendre une place dans mon coeur c'est vrai. Je pensais ne jamais te revoir et je pensais devoir recommencer ma vie dans les Montagnes. Mais...il n'y avait plus de place, tu remplissait déjà tout l'espace, même en sachant qu'il n'y avait plus d'espoir, je ne parvenais pas à t'enterrer. Je t'ai toujours aimé Brun Braveterre, comte du château reconstruit, homme aimant, violeur d'étiquette mais pas d'héritière et je t'ai toujours désiré avec ou sans ta gueule cassée.

Elle osa un sourire tendre, reprenant les mots qu'il avait lui-même prononcé des mois auparavant en changeant pour certains la signification pour la vérité. Haussant alors une épaule, elle acheva :

- Il n'y rien eu entre Kex et moi, il ne m'a jamais touché.

Par ses mots, elle lui signifiait qu'elle n'avait partagé sa couche avec personne et n'avait donc aucun moyen de comparer. De la même manière, elle se moquait bien de comment cela pouvait se passer chez les autres. Elle ne connaissait que lui, et cela lui convenait.

Acuité n'y alla pas par quatre chemins. Le déserteur pensait s'y être préparé, pourtant... Plus que coupable, il se sentit humilié. Il ne put soutenir son regard. Avait-il vraiment mérité ces mots durs ? Une Punition, vraiment ? S'il était sans doute malhabile, il ne se montrait jamais brutal avec les femmes. Pourquoi avec elle ? Il l'estimait. Jusque dans son ivresse, il voulait la satisfaire.

Acuité avouait son égoïsme passé, et s'apprêtait à avouer sa relation avec Kex. Le déserteur n'avait pas envie de l'entendre. Ça n'était pas nécessaire. Après les yeux, il détourna la tête.

Pourtant les aveux de la petite Duchesse furent tout autres que ce à quoi il s'attendait. Touchants, presque tristes. Elle reprit ses propres mots en y mettant autant d'amour qu'il y avait mis, jadis, de volonté de blesser. Le déserteur ne se sentit plus si vil, et s'autorisa à nouveau à la regarder.

- Peu importe, murmura-t-il.
Non pas que cela le laissât indifférent ; mais elle n'avait pas à se justifier.
- Tu es libre, précisa-t-il pour éviter cette méprise.

Il s'adossa à nouveau contre la tête de lit. Pensif, il regardait droit devant lui.
- Bientôt tu ne le seras plus. Y as-tu bien réfléchi ?
Il ne prévoyait pas d'être un mari jaloux, quoiqu'il le serait peut-être. Ce qu'il avait ressenti pour Kex et plus tôt pour Malvoisin, était-ce de la jalousie ?

Pour lui, ce mariage n'était pas une plaisanterie. Il savait ce que cela permettrait ; il savait ce que cela empêcherait aussi. Cette fois, Acuité ne pourrait plus fuir. Avait-elle vraiment grandi ?

Tu es libre.
Non elle ne l'était pas. Elle ne l'avait jamais véritablement été. Son amour l’enchaînait à lui depuis qu'elle le connaissait. Elle avait cru pouvoir s'en défaire lorsqu'elle était passé aux aveux avec Kex. Il lui était loyal, il était bon avec elle et Espoir et il était séduisant, ce qui ne gâchait rien.
Pourtant, son coeur était resté fidèle, lui refusant un nouveau bonheur quand l'ancien avait apporté plus de maux que de joie.
Elle se garda bien de le lui préciser, il la considérait comme libre, mais elle n'avait pas oublié son éclat dans les Montagnes, lorsqu'il lui avait reproché d'avoir frayé avec un autre homme. Ce n'était que de la jalousie qui n'avait pas lieu d'être. Peu importe le nombre de fois qu'elle dirait l'aimer, il jugeait qu'elle pouvait être infidèle.
Lui-même ne l'avait pourtant pas été, ne lui avait-il pas dit n'avoir partagé sa couche avec personne depuis eux ?

Elle se mordit la lèvre inférieure, pensive alors qu'il s'adossait contre la tête de lit. Sa robe la dérangeait soudain et elle s'en débarrassa, laissant son corps couvert d'une simple tunique très fine, de celles qu'elle portait l'été et qui avait été déchirée la veille.
Dans un bruit mat, le vêtement tomba lourdement sur le sol.
Les joues roses et brûlantes, elle remonta ses jambes sur le lit et vint se placer non loin de lui. Mais au lieu de s'adosser à ses côtés, elle demeura face à lui, sa hanche contre la cuisse de l'homme.

Si elle y avait réfléchit ? N'était-ce pas elle qui lui avait demandé de l'épouser ? Elle encore qui avait déclaré son amour ? Elle toujours qui espérait ? Que souhaitait-il encore qu'elle lui prouve ?
Avait-il peur qu'elle change d'avis et qu'elle s'entiche du premier venu plus jeune ? Où qu'elle ne l'aime plus ? Qu'elle couche avec un autre peut-être ? Elle ne comprenait pas trop où il voulait en venir et ne savait vraiment comment le rassurer.
Sa main s'avança et glissa entre les doigts de la sienne posée sur les draps.

- J'ai perdu ma liberté le jour où je t'ai rencontré. Je t'ai demandé de m'épouser, crois-tu que je n'y ai pas réfléchi ? Crois-tu qu'il ne s'agisse que d'un caprice ? N'ais-je pas suffisamment fait par amour pour toi ?
Elle était blessée qu'il puisse seulement le penser mais d'un autre coté, elle le comprenait. Elle chercha son regard, par Eda, qu'il cesse de rester figé face au mur.

- Brun...j'ai tout tenté : Te séduire, t'ignorer, fuir, mourir, te frapper ou même t'engueuler. Peu importe, mes pensées me ramènent toujours à toi, je ne peux pas faire autrement. Mais toi...es-tu vraiment d'accord avec tout ça ? Tu as dit que Espoir et moi avions tout ton amour, tu m'as également dit que tu ne voulais aller nulle part sans moi...pourtant, je ne peux m'empêcher de me dire que je t'oblige à faire tout ça...

C'était vrai et sincère. Aurait-il choisi une autre option si cela n'avait pas été celle d'Acuité Loinvoyant ? Il pouvait encore changer d'avis, elle s'en remettrait surement. Enfin, elle l'espérait. Subitement, la gorge nouée, elle sentit les larmes monter et détourna le regard. Sa main se fit plus molle entre ses doigts, elle ne voulait pas lutter, pas contre lui, pas pour ça.

Brun devait accepter que la petite Duchesse le veuille en son âme et conscience, même s'il n'arrivait pas à comprendre pourquoi elle gâchait son avenir avec lui. Soit. Cela l'arrangeait. Il lui aurait été pénible de savoir son fils élevé par un autre. Il n'aurait qu'à faire des efforts pour contredire la piètre vision qu'il avait de lui-même. Le déserteur ne pouvait pas améliorer sa naissance, mais il pouvait changer sa conduite et accepter les opportunités que le destin lui offrait. Le Roi, en l’occurrence, avec ce poste de conseiller, digne à défaut d'attrayant.

Puisqu'Acuité était masochiste, à lui de rendre la mésalliance moins douloureuse. S'il ne s'élevait pas, elle devrait s'abaisser. Il ne la laisserait pas faire. Il ne la "punirait" pas une seconde fois.

Elle aussi, devait accepter son choix. Acuité se sentait coupable de l'avoir séduit et enchaîné. Mais il s'était laissé séduire, il s'était laissé enchaîner. Il avait même couru après ses chaînes. Ses chaînes lui tenaient chaud. Sans ses chaînes, il n'avait plus rien. Il avait tranché les liens qui l'attachaient à Vainqueur. Aujourd'hui Vainqueur était lié à une autre.
- Nous nous sommes mis tous les deux dans cette situation.
Il avait beau être soûl, elle ne l'avait quand même pas violé.
- Et elle me convient. Mais...

Etait-il encore l'heure de partager ses inquiétudes ?

- Ton père ne gobera pas notre histoire. Ni ton peuple.
Glace semblait déjà les soupçonner avant ça. L'avait-il déduit tout seul, ou avec l'aide de son chien ?
- L'héroïne de Béarns sera moins populaire après ça.
Violée par les Chalcédiens, Acuité Loinvoyant était martyr de guerre. Engrossée par lui, elle ne serait plus qu'une fille facile. Qu'il s'élève ou non, elle s'abaisserait.

Ainsi, il assumait cet acte autant qu'elle. Cela aurait dû la soulager, mais rien n'y faisait. En elle resterait toujours gravé son manque de résignation, son attitude bornée. Si elle avait abandonné, si elle avait su se contenter de ce qu'il voulait bien lui donner, ils n'en seraient pas là.
Pourtant, il lui indiqua que la situation lui convenait. Elle le jaugea un instant pour s'assurer qu'il ne mentait pas bien qu'il s'apprêtait à proposer un nouvel argument.

Elle se raidit lorsqu'il parlât de son père, puis de son peuple. De l’héroïne elle n'avait plus rien. Son peuple n'avait pas besoin qu'elle aille guerroyer en son nom, son peuple préférait l'avoir là, vadrouillant à travers champs, aidant par ses paroles, ses promesses et la gentillesse qu'il lui connaissait.
Acuité aimait son peuple depuis toujours et compensait aisément la dureté de son père à la gérance des terres.
En retour, son peuple le lui rendait bien. Pour autant, depuis son retour des Montagnes, elle n'avait pas eu à coeur de s'aventurer chez les paysans. Son père de toute manière le lui interdisait. Elle devait bien avouer qu'elle appréhendait durement la réaction de ceux qui la nourrissaient et à qui elle avait offert protection depuis des années.
Elle tressaillit et lâcha sa main avant de se recroqueviller légèrement. Ses bras entourèrent sa poitrine et elle remonta ses jambes, repliées sur le côté. Son regard dévia vers le mur droit devant elle. Il lui était impossible de regarder Brun, déjà ses pensées la ramenaient dans le bureau de son père.

Un long frisson parcourut son échine, malgré la chaleur de la pièce.

- Je pense que mon Père sait déjà, avoua-t-elle d'une voix atone.
Mentalement, le bruit de la gifle retentit et elle cligna des yeux comme pour s'ancrer dans la réalité de l'instant. Machinalement, elle porta une main à sa joue et se força à respirer plus lentement pour calmer les léger tremblements qui la rattrapaient.
Lorsqu'elle pensa enfin se maîtriser, elle précisa :

- Mon peuple me pardonnera et c'est tout ce qui compte.

Elle ne se faisait aucune illusion, son père lui en voudrait jusque dans sa tombe. Mais pour Espoir, son peuple devait pardonner pour mieux être gouverné.

Malgré l'ivresse et l'obscurité, Brun ne manqua pas la réaction d'Acuité. Cette peur, il l'avait déjà vue chez d'autres, et il commençait à connaître la manière dont son corps à elle se comportait.
A-t-il porté la main sur toi ? La question flottait au bout de ses lèvres mais ne s'en détacha pas. Le déserteur devinait la réponse et ce soir, il n'avait pas la force de la supporter. Ce soir, il préférait enterrer sa colère et sa déception. Il avait cru qu'ils n'avaient plus de secrets. Qu'Acuité lui faisait suffisamment confiance pour l'appeler à l'aide. Pour se montrer faible.
Avait-il déjà quitté Castellonde lorsque les maltraitances avaient commencé ? Ou cela s'était-il fait sous son nez ? N'avait-il pas voulu voir, aveuglé par son égoïsme ? Il comprenait mieux comment ces trois mois l'avaient consumée.

Soudain s'humilier devant le Duc ne le soucia plus. Il allait entrer la tête haute dans le château Béarnais et prendre ce que le Roi lui avait accordé. Il n'aurait plus de scrupule à lui voler ses héritiers. Si bas qu'il était, il ne pourrait jamais les maltraiter. Et si Glace ne voulait pas courber l'échine... il se ferait un plaisir de la lui plier lui-même.

Brun récupéra la main d'Acuité.
- Tu ne seras plus seule à l'affronter. Je serai à tes côtés, déclara-t-il avec tout le sérieux que le vin lui laissait.

Puis, souhaitant revenir à des sujets plus légers avant le coucher, il força son sourire et toucha à nouveau, de sa main libre, le bout du nez d'Acuité.
- N'en parlons plus. A chaque jour suffit sa peine. Demain, nous allons devoir subir la suite des festivités, dit-il sur la ton de la plaisanterie.
Pourtant c'était vrai. A présent qu'ils avaient renouée leur allégeance au couple royal, ils ne pouvaient se permettre de bouder la fête.
Fallait-il vraiment trois jours pour fêter la mésalliance avec la Chalcédienne ? Brun espérait que son mariage avec la petite Duchesse ne serait pas aussi fastidieux.

Les doigts de Brun vinrent au contact des siens. Il reprit sa main dans la sienne et la ramena dans leurs réalité. Elle l'observa un moment dans la semi-obscurité et ses tremblements finirent par s'apaiser. Était-ce son contact, ses paroles ou la vision de son visage décidé ? Elle n'aurait su le dire mais l'important était là : encore une fois, il lui apportait une sérénité qu'elle ne se pensait pas capable de connaitre.
Ensemble, ils étaient plus forts, ensemble ils étaient un.

Acuité se rendit compte à quel point elle avait besoin de lui, à quel point toute sa vie tournait autour de lui. C'était une chance inespérée de savoir qu'il resterait à ses côtés, une chance qu'il veuille bien l'épouser. Dans tous leurs malheurs, dans tous leurs choix bons ou mauvais, ils avaient réussi à se rapprocher et à finalement se comprendre un peu. S'ils s'étaient blessés, volontairement ou non, Brun était également capable de panser les plaies de la jeune femme. Elle aurait pu jurer qu'il ne s'en rendait pas compte. Au moins n'avait-elle plus envie de pleurer.

Comme il la taquinait en tentant un trait d'humour pour rendre l'atmosphère moins pesante, elle pouffa doucement et lui rétorqua sur le même ton, sourcil levé par la moquerie :

- Oui, quel dommage de ne pouvoir boire à cheval pour supporter tout ça...

Un sourire espiègle éclaira son visage et elle changea de position sur le lit. De nouveau assise à coté de lui, mais face à face, elle glissa ses mains le long de ses hanches et l'enlaça en se penchant en avant. Son visage vint assez naturellement s'enfouir dans son cou où elle laissa échapper un léger soupir d'aise contre sa peau. Au contact de leurs poitrines, elle pouvait sentir les battements de son coeur. Ressentait-il les siens ?

- Merci, murmura-t-elle pleine de ferveur, avec une sincérité poignante.

Sa peau était chaude, son odeur l’électrisait et elle ne put réprimer l'envie de la goûter à nouveau. Si elle se sentait redevable envers lui et tout ce qu'il avait fait pour elle, elle se sentait aussi vivre à travers ses bras.
Ses lèvres embrassèrent sa peau avec douceur et tendresse dans un soupir exalté.

La pique d'Acuité refroidit le déserteur et son étreinte le réchauffa. Après avoir souri à ses dépends, ce dont il devait se réjouir probablement, la jeune femme s'était blottie contre lui. Une étreinte de réconfort, de gratitude ? Ou plus ? Il lui fallut ses lèvres et son soupir pour se faire une idée.

Le déserteur se sentait légèrement envahi, ce qui n'était pas nécessairement déplaisant. Heureusement qu'il avait encore ses vêtements.

Les caresses et les odeurs d'Acuité ne firent pas émerger ses souvenirs de la nuit qu'ensemble ils avaient passée ici ; plutôt ceux de leurs dernières nuits partagées, dans l'auberge de Gué-de-Négoce et de la veille. Chastes mais complices, avec l'inconfort de cet entre-deux où plus que jamais, ils se trouvaient.

Brun chercha un moyen de la repousser sans la blesser. Ses gestes choisirent la douceur, et ses mots la plaisanterie.

- Désolé, mais ce corps superbe est réservé aux femmes mariées, dit-il avec un sourire crâne. Et puis n'oubliez pas que je suis ivre et indélicat, Duchesse... mieux vaut vous reposer, si vous voulez pouvoir continuer à épater tout le monde. Les sangliers ne sont point aussi faciles à tirer que les pigeons.

On parlait d'une chasse le lendemain. Le déserteur ne s'en sentait pas la force présentement ; mais au moins, il serait dans son élément.

Il guetta le sourire d'Acuité comme la promesse d'une nuit paisible.

Acuité aurait dû s'y attendre. Comment pouvait-elle autant se voiler la face ? C'était à la fois ridicule et pathétique. Avec douceur, il la repoussa, encore. Elle accusa le coup en silence et se laissa guider pour reprendre une place plus sage.
Elle soupira, déçue. Que devait-elle faire pour qu'il lui accorde un étreinte ou un simple baiser ?
Visiblement, si cela ne venait pas de lui dans un premier temps c'était peine perdue.

Devant son attitude crâne, elle fronça légèrement les sourcils, indécises. Qui était cet homme ? La vantardise ne faisait pourtant pas partie de ses attributions en temps normal. Et de quelles femmes parlaient-ils par Eda ? Cela n'avait pas vraiment de sens, pourtant la finalité restait sans appel : il ne voulait pas qu'elle le touche.
Lorsqu'il reprit ses propres mots, ses propres qualificatifs pour désigner la première nuit qu'ils avaient passée, elle reprit sagement sa place dans le lit. L'avait-elle blessé sans le vouloir ? Que croyait-il donc, il semblait ne même pas s'en rappeler ou de ne pas avoir compris à quel point l'ivresse l'avait rendu gauche.
Elle voyait bien à ce moment là les efforts qu'il faisait pour ne pas lui faire de mal, que ses gestes comme ses paroles n'avaient pour but que de la refréner. Encore une fois, elle ne comprenait pas vraiment ce qu'il cherchait à refréner. Il n'avait pas hésité à prendre sa main, à enlacer ses hanches devant Vainqueur et Shyrin, quelques instant avant, il lui détachait sa robe ! Sans aller jusqu'à cet acte charnel qu'il semblait redouter plus que tout, ils pouvaient s'accorder un peu de tendresse.

Elle se força à lui sourire.

- Quelle perversité que toutes ses femmes versatiles qui découchent dès que leur mari ont le dos tourné. J'espère ne pas tomber dans ce vice...

Ce sentiment d'être ballottée comme en pleine mer ne la quitterait donc jamais ? Chacun de ses gestes, chacune de ses paroles pouvait la faire rire ou pleurer. Elle en avait marre d'être aussi dépendante, marre d'être aussi attachée et surtout dans l'attente de sa part. Il n'était pas clairement capable de lui avouer ses sentiments, pas non plus capable d'assumer l'attraction entre eux car elle existait belle et bien, qu'il le veuille ou non.
Soit. Elle ferait avec.

- Bonne nuit Comte,acheva-t-elle sans rien ajouter.

Sur ses mots, elle s'allongea sur le côté et remonta le draps sur elle. Puisqu'il voulait dormir, puisqu'il ne voulait pas de contact, elle n'irait pas à l'encontre de sa volonté. Dès le lendemain, c'était décidé, elle ne chercherait plus à obtenir de faveur ou d'affection. Qu'il agisse comme bon lui semble, elle ne se ridiculiserait plus.

Avant même que l'aube n'éclaire le ciel et tandis qu'il dormait toujours, elle avait quitté la chambre.

Acuité prit ses paroles au pied de la lettre. Croyait-elle vraiment qu'il s'avouait adultère et rétablissait entre eux le vouvoiement, les titres qu'ils avaient quittés depuis longtemps ? Comment pouvait-elle croire ça ?! L'ivresse le rendait-elle si malhabile ? Ses mots semblaient aussi dévastateurs qu'ils avaient été salvateurs jusqu'à présent. Ou bien la petite Duchesse l'avait parfaitement compris, mais lui faisait payer cette énième rebuffade.

- C'est de toi que je parlais, marmonna indistinctement le déserteur, plus pour lui-même que pour elle.
La jeune femme lui avait déjà tourné le dos, et il penchait pour cette seconde hypothèse.

Ne pouvait-elle attendre encore un peu ? Quoi, un mois ? Qu'était-ce qu'un mois de plus depuis ces deux ans qu'elle le poursuivait ? Ne désirait-elle pas une union légitime ? Ne désirait-elle pas une étreinte à la hauteur de ce que son corps et son cœur méritaient ? Pourrait-il seulement la lui donner ? Savoir qu'elle n'avait pas été avec Kex le soulageait bien sûr, mais l'angoissait aussi. Il était le seul homme qu'elle eut jamais connu, et le serait jusqu'à sa mort s'ils se mariaient. Il ne pourrait plus la décevoir, plus comme ce soir où il lui refusait ses bras après ses confessions difficiles.

Bien que brûlant, le déserteur tira les draps sur lui en énumérant toutes les raisons pour lesquels il avait bien fait de repousser Acuité. C'était la seule conduite honorable. Rien n'était encore conclu. Il se connaissait trop bien, ou trop mal pour s'autoriser les mamours dans son état. Il savait que la petite Duchesse y répondrait trop fort. Elle était incapable de la moindre mesure.

Ce fut ruminant contre elle et contre lui que le déserteur s'endormit, transpirant dans un lit chauffé par deux corps désunis. Au moins n'eut-il pas à souffrir d'insomnie. Cela ne lui était plus arrivé depuis son départ de Castellonde. Où serait-il allé, alors ?

Acuité n'était plus là lorsque Brun se réveilla. La scène était désagréablement familière. Mais sa gueule de bois n'était pas aussi forte - une vague amertume sur l'estomac - et il n'avait pas honte. Cette fois il n'y avait pas de draps à cacher, pas d'honneur bafoué, pas de faute à porter. Au contraire, il allait réparer ce qui pouvait l'être. Ce jour avait un parfum d'ère nouvelle. Ce jour, il avait hâte que ce mariage se termine pour qu'un autre puisse avoir lieu, et qu'enfin tout soit en ordre.