Le crépuscule était proche des remparts de Castelcerf et la douceur de l'après-midi s'estompait pour laisser place à la fraîcheur vespérale. On se trouvait précisément à un moment suspendu de la journée, entre deux phases d’activité, où chacun reprend son souffle. Entre chien et loup, il n’y a que les hybrides qui sortent se détendre à cette heure.

Un hybride s’était donc allongé au pied d’un arbuste. A première vue, on confondait cette créature avec une femme tout ce qu’il y avait de plus banale, car elle portait une jupe couleur ocre, et des bracelets de bronze tintaient sur ses chevilles. Au second regard, le doute prenait l’esprit, car a-t-on jamais vu demoiselle si richement vêtue se comporter de manière aussi nonchalante, à se rouler presque dans l’herbe sans le moindre égard pour l’état de ses frusques ou de ses pieds – nus ! Et enfin, au troisième coup d’œil, en voyant les tresses de guerrier qui maculait cette tignasse rousse et la chemise rouge d’homme qui jurait avec la pâleur du teint, le doute n’était réduit qu’à une immense suite d’interrogations.

Sauf si l’on connaissait le Foudre.

Le jardin de la Reine n’était pas l’un de ses endroits favoris ; certes, ce huis clos était propice aux rencontres, et donc aux plaisanteries douteuses – les Dames de la Cour avait même pris l’habitude de jeter un œil à l’entrée du jardinet avant de s’y aventurer afin de vérifier si le Bouffon ne s’y promenait pas. Cependant, comme l’indiquait son nom, c’était aussi l’un des territoires attitrés de la Reine Bienséance, laquelle ne le tolérait que très modérément. Foudre y conservait donc quelques souvenirs vexants et évitait de s’y retrouver trop souvent.

Mais pour une fois, personne ne risquait de débarquer à l’improviste et interrompre le fil de ses pensées – il préparait en secret une supercherie de grande envergure qui ferait rire jaune l’ensemble de la Cour. Du moins, c’était ce qui était prévu.

Le Soleil abordait son déclin final lorsque la porte qui menait aux Jardins s’ouvrit. Foudre se redressa. Évidemment, il reconnut l’intrus. Après tout, son rôle était de reconnaître tout le monde, mais cela ne l’empêcha pas d'éprouver une certaine surprise face à cette étrange rencontre. Surprise que le Fou remplaça vite par un sourire de chat – satisfait et mystérieux.

L’ombre de l’arbuste le dissimulait encore légèrement aux yeux du nouvel arrivant. Il s’y coula avec souplesse. Une marguerite aux pétales d'or se retrouva entre ses doigts au passage. Bondissant jusqu’à un muret, le Bouffon s’y jucha en équilibre, accompagné d’un bruit de clochettes. Puis, il lança, sans se donner la peine du moindre préambule – éclaircissement de gorge et salutations d’usage :

- El tout-puissant, faudra-t-il rebaptiser ce lieu que la Reine semble avoir perdu ? Le Jardin de la Princesse, peut-être... Mais, ah! que faire, lorsque j’ai peur d’en voir encore deux ?

Foudre offrit son visage souriant à la lueur crépuscule, et posa ses yeux facétieux sur son invitée. Il tendit la fleur d'un geste délicat.

- Mes hommages, Princesses Shyrin et Shyrin.  

Une fois encore, Shyrin était venue chercher refuge dans les jardins de la Reine. Pratiquement laissés à l'abandon, elle s'y savait en sécurité. Et c'était le seul endroit extérieur où elle avait eu le droit de se promener seule pendant la durée de sa captivité. Mais cette période était-elle réellement terminée ? Parfois elle en doutait. Parfois non. Le jardin l'apaisait toujours. Elle avait à peine fait quelques pas sur une allée gravillonnée qu'elle entendit tinter des clochettes.

Là, au détour d'un arbuste, elle vit la silhouette perchée sur le muret de pierres sèches et qui tendait vers elle ce qui était une fleur, selon toute vraisemblance. Arrêtée par cette vision ainsi que par les mots incompréhensibles qui l'accompagnaient, elle garda un masque de calme olympien tout en tendant la main pour saisir ce qui lui était offert. Que risquait-elle, après tout ? Vainqueur veillait sur sa sécurité. Il l'avait promis et elle le croyait, même si elle n'avait pas confiance en sa parole.

- Je pas comprends, sourit-elle avec douceur. Deux princesses ?

Elle amena la fleur près de son visage et reconnut le jaune doré et la forme des pétales. un sourire étira ses lèvres.

- Merci pour fleur. Qui vous êtes ?

D'ordinaire, elle ne croisait personne en ces lieux, du moins personne d'autre que Vainqueur. D'ailleurs, hormis le Roi, sa propre suite et Vaillant Fructurive, on ne pouvait pas dire qu'elle se soit réellement fait des amis à la Cour. C'était si rare qu'on l'aborde de cette manière légère et distrayante qu'elle en était bien plus curieuse qu'effrayée.

Le Foudre se balançait d'un air nonchalant sur les pierres sèches, indifférent à l'équilibre branlant qui les maintenait en ordre. Lorsque la jeune princesse prit de ses doigts la marguerite, il se redressa avec vivacité et se rapprocha d'elle. Il était étonné par sa maîtrise d'elle-même ; elle restait calme et douce malgré la surprise qu'avait dû occasionner sa soudaine apparition. Était-ce la preuve d'un caractère confiant et naïf... ou bien celle de la vigilance et de sens affûtés par l'habitude ? Douce fiancée ou assassin duplice ? Le mystère s'épaississait.

Les princesses avaient un joli sourire en tout cas, cela Foudre pouvait en convenir. Le remerciement, plutôt que les questions méfiantes, était une parole agréable aux oreilles du pseudo-paria de Castelcerf - rares étaient ceux qui le remerciaient de ses jeux de mots douteux. Peut-être était-ce parce qu'elle ne l'avait pas encore compris... ou qu'elle ne semblait pas reconnaître le Bouffon. Il fallait dire qu'on gardait "l'invitée chalcédienne" à l'abri des regards indiscrets et qu'il n'avait rien su de son visage jusqu'ici. En revanche, le fou avait déjà entendu les rumeurs à son sujet et s'il n'y prêtait que peu de crédit, il comptait bien trouver réponses à ses propres interrogations.

Dans un geste imprudent, il se laissa tomber, s'assit sur le muret, croisa les jambes et considéra sa vis-à-vis avec un sourire entendu :

- Ces deux princesses... Vous ne les voyez pas dans le miroir ? La Princesse Chalcédienne, venue d'un peuple vaincu, fidèle au père, que certains ici soupçonnent tour à tour de faiblesse, de fourberie ou de vindicte. Et l'autre, celle que vous êtes devenue tantôt... la Princesse des Six-Duchés, la fiancée du Roi Vainqueur, la future mère de ses enfants, l'espoir d'une paix durable, la douce, fidèle et bienveillante future souveraine.

Le sourire n'avait pas quitté ses lèvres, mais ses yeux noisette brillait d'un éclat sérieux et ne quittaient pas le visage de son interlocutrice.

- Quels visages voyez-vous dans votre psyché, Princesse Shyrin ?

Il désigna la marguerite jaune qu'elle tenait entre ses mains. Dans le langage des fleurs, celle-ci exprimait le doute, et ce n'était pas seulement parce qu'elle s'accordait parfaitement aux beaux cheveux roux de la jeune femme qu'il lui avait tendue.

- Êtes vous, comme moi, dans l'incertitude ? Ou bien avez-vous une réponse à donner, raisonnable, offusquée... ou aussi folle que le Bouffon qui a l'outrecuidance de gâcher indignement votre soirée...?

Les mains nouées autour de la tige de la fleur offerte, Shyrin suivit des yeux la silhouette qui prenait ses aises devant elle et s'asseyait sur le muret. Elle aurait peut-être du dire quelque chose, être offusquée certainement - on ne s'asseyait pas sans permission devant une Princesse - mais elle ne releva pas. Les circonstances ne se prêtaient guère au protocole et elle-même le subissait bien assez chaque jour pour ne pas vouloir l'imposer à d'autres quand elle pouvait s'en libérer. Alors elle écouta sagement, concentrée pour comprendre tout ce que lui disait le Fou du Roi puisque c'était lui, ou elle. Même Vaillant n'avait pas pu la renseigner à ce sujet.

- C'est beaucoup choses à porter pour une personne seulement, oui ? Répondit-elle avec la même douceur alors que son sourire s'était élargi.

Les explications étaient un excellent résumé de tout ce qu'elle avait été, était encore et serait peut-être en ces lieux. En tout cas, ce que les gens en pensaient. Car chacun s'estimait en droit d'avoir une opinion à son sujet. Pour sa part, elle avait eu le temps d'y réfléchir et le temps de décider qu'il n'y avait aucun choix à faire à ce sujet. Elle avait compris bien des choses depuis son départ de chez son père, du moins était-ce ce qu'elle avait la vanité de croire et d'espérer.

- Je crois personne est une seule chose mais beaucoup à la fois. Plusieurs faces pour même visage. Comme vous, oui ?

Il l'observa, pensif intérieurement, ne décrochant pourtant pas le sourire assuré de son visage. Ainsi donc, elle ne semblait pas offusquée par les paroles insultantes qu'il venait de débiter. Ou alors, elle le cachait remarquablement bien. Peut-être craignait-elle que le Fou du Roi ne rapporte la moindre de ses réactions à l'ensemble de la Cour - à tort ou à raison, lui-même n'était sûr de rien à ce sujet. Quoiqu'il en soit, sa réponse était fine et bien jouée, comme aimait le bouffon.

- C'est vrai que cela doit être lourd à porter pour une seule personne, et vous semblez le faire admirablement bien...

Compliment ou insulte, encore une fois impossible de le savoir. Lui aussi esquivait lorsqu'il le fallait. Mais il condescendit à quitter son perchoir en se rapprochant respectueusement de la princesse. Il réfléchissait à sa dernière phrase, l'air de rien, il savait qu'elle avait touché juste.

- Mais ne vous comparez pas ainsi à une créature telle que moi qui a été incapable de choisir entre tous ses masques, cela donnerait à vos ennemis une raison supplémentaire de se moquer. Et je ne tiens pas à ce que la fiancée de mon Roi soit humiliée de cette manière.

Cela était à vrai dire davantage pour Vainqueur qu'il lui donnait ce conseil, car si l'on remettait davantage en cause le choix du Roi - comme le faisait déjà sa propre mère - l'influence de celui-ci s'en trouverait diminuée. Foudre n'était pas un politicien à proprement parler, mais il était le Fou des Loinvoyant et l'avenir de celui-ci le préoccupait tout particulièrement. D'où - en partie - l'intérêt qu'il portait à Shyrin.

- Vous n'avez donc pas l'intention de faire ce choix non plus ? Si vous ne décidez pas vous-même de ce que le gens doivent dire de vous, si vous ne choisissez pas un masque, ne craignez-vous pas que cela vous desserve ?

Shyrin réfléchissait calmement aux interrogations du Fou. Ses questions étaient à la fois justes et déplacées, pertinentes et insultantes. Peut-être autrefois n'aurait-elle même pas laissé l'opportunité à cet être de s'approcher d'elle. Peut-être. Autrefois. Les choses étaient différentes aujourd'hui. Elle était différente. Et les questions de Foudre faisaient écho à ses propres introspections. Sans se départir de son sourire, elle se détourna de son interlocuteur et reprit son avancée lente le long du sentier gravillonné, l'invitant à marcher avec elle.

- Les gens toujours parlent. Je ne pas les empêcher. Je ne pas humiliée par mensonges.

Libérant une main, elle releva le bas de sa robe, la fleur toujours dans l'autre.

- Je ne pas porte de masque, je suis comme vous voyez moi. Je suis Princesse Chalcède, traître, ennemie, prisonnière, fiancée, Reine bientôt, mère peut-être et beaucoup encore autres choses en même temps. Ça est pas important.

Elle s'arrêta et se pencha légèrement sur un buisson pour effleurer la corolle rose pâle d'une fleur.

- Quoi est important, c'est sincérité. Je faire beaucoup de rôle mais je rester qui je suis toujours. Si je dis oui au Roi pour mariage c'est car je suis d'accord pour être femme de lui, pas pour autre raison cachée.

En se redressant, elle se tourna vers le Fou et le regarda bien en face, calme et droite, souriant toujours.

- Et vous, pourquoi vous êtes fou de Roi Vainqueur ?

Il était peut-être un peu cynique finalement. Peut-être qu’il vieillissait. Il en aurait conçu un frisson d’horreur s’il ne s’était pas aussi bien maîtrisé : il ne manquerait plus qu’il devienne un vieil imbécile engoncé dans sa méfiance et ses préjugés. D’un mouvement de l’esprit, il chassa cette pensée désagréable : il n’avait pas trente ans, ce n’était pas encore l’heure de se préoccuper de ces imbécilités. N’empêche que la franchise désarmante de la jeune princesse le renvoyait à ses propres travers ; à force d’être moqué et de se moquer, peut-être en avait-il conçu une certaine paranoïa. Peut-être.

Mais quoiqu’elle en dise, même une parole dépourvue de toute vérité ou de tout fondement sérieux, pouvait être dévastatrice. Il n’y a pas vilenie pernicieuse que celles qui se construit uniquement par le bouche-à-oreille des courtisans en manque d’informations fiables. Shyrin semblait affirmer être assez forte pour ne pas être touchée personnellement, mais Foudre soupçonnait que des brimades répétées et une solitude prolongée risquait un jour prochain de la mettre à terre. Une Reine à terre est une grande perte pour un roi.

Le bouffon inclina la tête de côté, pensif quant à tout ce qu’elle disait pouvoir être sans que cela soit préjudice. La diversité et le flou pouvaient-ils être une bonne stratégie de défense ? Il trouva ironique de se poser la question alors que lui-même semblait avoir adopté cette tactique depuis bon nombre d’années. Il était surpris de retrouver la même dans la future Reine, peut-être était-ce cela qui le gênait vraiment. Il ne manquerait plus qu’elle lui fasse concurrence sur son record de rôles joués. Mais le bouffon devait avouer que, lui, en revanche, ne prétendait pas être particulièrement sincère. Sauf avec son Roi, sans doute. Et c’était une chose dont elle se prévalait. Devait-on la croire ?  

Elle sembla changer de sujet, retournant ses propres questions contre lui. Il laissa échapper un petit rire, et faillit faire une remarque grivoise quant au sens de sa question, que sa maîtrise encore imparfaite de la langue des Six-Duchés, avait quelque peu déformée. Eda sait quelle rumeur aurait couru sur son compte si une mauvaise langue l’avait qualifié comme « fou de son roi »… Mais il estima que son insolence avait peut-être une limite et que se moquer de l’origine étrangère de la Princesse était très petit. Au lieu de cela, il soutint son regard et répondit le plus sérieusement du monde :

- Pourquoi ? Parce que je ne saurais très certainement rien faire d’autre, Princesse.

Un peu de franchise brute passait souvent inaperçue parmi un flot de plaisanteries, il le savait pertinemment. Et il ne souhaitait pas spécialement approfondir le sujet. Ainsi, il enchaîna, d’un ton plus léger :

- Mais vous semblez plus débrouillarde que moi pour ce qui est d’aller au-delà de votre fonction. Normalement, une princesse ‘pur jus’ ne laisse pas un bouffon prononcer pareilles insolences en sa présence. La plupart d’entre elles, j’en suis relativement certain, s’enfuiraient dignement. Ou bien, ce serait leur bon droit, elles demanderaient qu’on me chasse à coup de pieds au derrière. 

Il ricana à cette pensée. Comme si un seul garde aurait pu atteindre une seule fois son arrière-train ; il était bien trop vif pour eux. Ses yeux noisette se posèrent attentivement sur ceux de la fiancée :

- Vous n'êtes donc pas une "simple" princesse. Et encore une fois, vous laissez derrière vous bien des questions. Êtes-vous simplement prudente et craignez-vous d’offenser Vainqueur en chassant son serviteur ? Ou bien avez-vous trop bon caractère pour fausser ainsi compagnie à un individu, aussi agaçant soit-il ? Ou encore, est-ce stratégie de votre part, amadouer le Fou pour qu’il plaide auprès Roi ?

Il ne la laissa pas tout de suite répondre, et poursuivit :

- Je puis aussi supposer que vous vous sentez seule et que même une compagnie telle que la mienne vous est agréable.

Il détourna son regard, sortit des tréfonds de sa jupe trois balles multicolores, et se mit à jongler.

- Princesse, quelqu’un peut être bon et sincère,  
Mais son mystère peut laisser croire le contraire.  
Si un simple bouffon doute et se perd,
Certains autres redoutent ou espèrent
Que ce secret, un jour, soit mortifère…  

Oh oui, elle se sentait seule. Mais il y avait bien longtemps que c'était le cas et elle n'en faisait pas un monde. Et puis il y avait des moments surprenants qui rythmaient sa vie de princesse esseulée, comme celui-ci dans le jardin avec un fou inconnu et facétieux.

- Peut-être je pas "vraie" princesse alors, rétorqua-t-elle avec un sourire amusé.

Mais il était inutile de lui expliquer que toute distraction était la bienvenue, inutile de lui dire pourquoi elle ne réagissait pas comme elle l'aurait sans doute du. Inutile de lui dire qu'elle subissait suffisamment les contraintes d'un protocole étouffant et profitait de chaque instant de liberté.

- Je pas peur quoi vous dites à Vainqueur, je pas besoin vous dites bien de moi, poursuivit-elle, toujours aussi affable. Le Roi et moi décidons ensemble de nous marier et savons quoi attendre de chacun. L'accord que nous faisons regarde seulement nous.

Hochant à nouveau la tête avec un sourire, elle reprit son avancée lente et calme.

- Vous se méfiez de moi, je comprends, admit-elle paisiblement. Mais vous devoir accorder la confiance au Roi.