Durant toute la cérémonie d'accueil, Shane s'était tenue derrière Shyrin. Occupée à veiller sur la princesse et ses infimes mouvement, et aussi peu rompue - voire moins - au protocole des Duchés, elle n'en avait pas compris grand chose de plus que sa demi-sœur.

Son handicap étant ailleurs, elle n'avait par contre pas raté une miette de la magnificence visuelle de l'événement. Les tenues bigarrées, bien que simples des Montagnards l'avaient davantage éblouie que les étendards des Duchés. La nouveauté sans doute ! La jeune fille ignorait tout de ce "Royaume des Montagnes". C'était encore un autre monde ! Quand elle avait constaté - et murmuré à l'oreille de Shyrin - qu'Alisel n'était pas parmi ces gens colorés, sa surexcitation était à peine retombée.

Et pour cause : elle mangeait à la table des Artiseurs ! A une vraie chaise comme une vraie personne ! Sa nervosité était à son comble. Alors qu'elle s'avançait vers sa place, non sans se retourner plusieurs fois vers Shyrin et Ava, elle était persuadée qu'elle allait se prendre le pied dans sa nouvelle robe et s'étaler devant tout le monde. La robe n'était pas plus ample que d'habitude, mais elle avait de la couleur : Shane n'était pas tout à fait invisible, elle avait même mis un ruban et des brillants - trop - dans ses cheveux.

Comme une puce sur sa chaise, elle regardait de tous les côtés et oubliait de manger. Shyrin et Ava lui manquaient douloureusement mais elle s'enivrait à la fois de cette autonomie nouvelle. Les Artiseurs parlaient d'Art et pour la première fois, le sujet ne l'intéressait pas. Ardent et les Montagnards étaient là-bas, plus près du Roi. Elle se retrouvait à côté de Vaillant dont la présence plus familière ne la rassurait pas tellement, d'autant qu'il paraissait s'agacer de ses tressautements et finit par lui verser du vin.

Par politesse, Shane porta la coupe à ses lèvres, sursauta encore alors qu'on lui adressait la parole, faillit en renverser sur sa robe, rit nerveusement et hocha sa petite tête d'oiseau comme si elle avait compris ce que venait de lui dire son autre voisin de table.

Justice était surexcitée. Elle était arrivée il y a peu à Castelcerf, et elle participait à la première grande occasion de toute sa vie d'après son père. Elle n'aurait dû venir que pour le mariage entre la princesse de Chalcèdes et le roi Vainqueur mais l'arrivée d'une délégation des Montagnes avait changé les plans du baron pour sa fille. Plus vite elle serait présentée à tous, mieux ce serait.
Seulement, les choses se passaient tout de même moins bien qu'elle ne l'aurait espéré. Heureusement pour elle, tout le monde était captivé par l'ambiance, la décoration, le motif incertain de cette visite, l'apparition des souverains, et personne ne fit vraiment attention à elle jusque là. Pour une première apparition à la cour ce n'était donc pas trop mal, mais elle pouvait compter sur son père pour essayer de la présenter à absolument toutes ses connaissances, et pour glisser des allusions à   sa fille dés qu'il en trouvait l'occasion.
Il ne manquait pas non plus de la surveiller avec soin, lui faisant toujours des remarques plutôt désobligeantes sur à peu près tout ce qu'elle faisait. Elle ne se tenait pas assez droite, ne montrait pas assez de respect quand elle répondait à une question, avait l'air trop distraite, marchait comme un soldat plutôt que comme une dame, et en règle générale ne se montrait pas aussi discrète et retenue qu'une demoiselle de son âge et de son rang le devrait. Il fallait le comprendre, d'après lui la première impression que ferait sa fille était cruciale et il en ressentait une angoisse diffuse qui le rendait assez désagréable envers sa progéniture, même s'il avait toujours une conversation délicieuse envers les autres invités.
Une fois la cérémonie d'accueil passée il fut plutôt question de profiter du banquet. La grande salle de Castelcerf avait été parfaitement décorée, et Justice regardait partout, laissant son attention passer d'un détail à un autre en quelques secondes à peine, et se réjouissant de cette opportunité qu'elle n'aurait jamais dû connaître. En rejoignant sa place elle faillit bousculer au moins trois personnes, mais heureusement Habile, secondé par son frère Secret, veillait au grain et ne manquait pas de sauver la mise en attrapant son bras ou son poignet pour l'arrêter dans sa marche distraite en poussant quelques soupirs d'agacement.
Justice était de moins en moins emballée. Sa robe était très jolie mais bien trop serrée à son goût, et aussi trop longue. Elle se sentait presque enfermée à l'intérieur et aurait aimé pouvoir porter une de ses tenues. Pourtant on lui avait bien que c'était impossible, et elle avait même dû abandonner dans sa chambre l'amulette que sa mère lui avait laissée.
Une fois assise elle ne fut guère plus enthousiaste en découvrant qu'elle avait à côté d'elle son père et en face son oncle, ce qui ne présageait malheureusement rien de très agréable en terme de discussion. Ils n'étaient pas non plus spécialement proches des Montagnards qui l'intriguaient tant et qu'elle peinait à voir depuis sa chaise. Se tortillant dans tous les sens pour les apercevoir elle fut rapidement réprimandée par son géniteur, parce qu'apparemment les bonnes gens ne se comportaient pas ainsi. Pfff quel ennui! Secret se moqua d'elle en disant que si les Montagnes l'intéressaient vraiment elle aurait pu faire l'effort de se montrer attentive quand il était question d'en apprendre la langue. Sentant que tout ce qu'elle pourrait dire se retournerait probablement contre elle, Justice garda le silence. Se montrant ostensiblement vexée, et sachant que ce ne serait pas non plus du goût de son père, elle tourna la tête vers ses autres voisins qui lui étaient inconnus en espérant que quelqu'un de sympathique lui adresserait la parole, ou au moins qu'elle pourrait entendre une conversation plus intéressante que des reproches.

Assez rapidement, Shane finit son verre de vin. Avoir la coupe aux lèvres la dispensait de parler : elle se sentait trop nerveuse pour manier la langue des Duchés - le vin aidait pour ça, aussi ! Le rose lui monta aux joues et elle laissa ses yeux et ses oreilles se balader de l'autre côté de la table, puisque les Artiseurs ne faisaient que parler d'Art comme les élèves zélés qu'ils étaient.

Un "vieux monsieur" était assis à sa gauche, et un autre vieux monsieur en face à côté d'une fille un peu plus âgée qu'elle. Qu'elle était jolie avec ses grands yeux gris et tristes ! Shane croisa son regard et détourna les siens en rosissant un peu plus. Elle posa sa coupe et soupira discrètement. Serait-elle un jour aussi jolie ? Il n'y avait personne pour lui faire un compliment sur sa nouvelle robe. On ne pouvait pas compter sur Vaillant pour ça, il n'avait d'yeux que pour les gens de l'estrade ! De toute façon elle n'en avait rien à fiche de lui. Elle laissa son regard errer vers Ava, et sourit. Il s'était lui aussi habillé avec un peu plus de fantaisie - même si on était loin de ses costumes de Chalcèdes...

Shane torturait une pomme de terre du bout de sa fourchette lorsqu'elle crut saisir au vol une conversation d'intérêt. Oubliant toute mesure, elle leva les yeux vers la jeune fille aux yeux gris et s'écria, avec son candide accent chalcédien :
- Vous parlez langue des Montagnes ?
En vérité, elle avait mal compris les propos de Secret.

Justice était rassurée: elle n'était pas la seule demoiselle à des kilomètres à la ronde. Sa voisine avait l'air bien plus charmante que son oncle et son père réunis, mais si elle lui adressait la parole en premier elle aurait sûrement des ennuis. On viendrait encore lui dire qu'elle était malpolie, qu'elle risquait de couper d'autres conversations, et que dr toute façon elle ne devait pas avoir grand chose d'intéressant à raconter. Habituellement elle serait peut-être passée outre et aurait quand même entamé la conversation, mais elle avait eu sa dose de reproche.
Alors qu'elle allait essayer de s'intéresser au contenu de son assiette sans s'attirer le regard réprobateur de son oncle en face, ce qui ne serait pas chose facile et la fatiguait déjà d'avance, elle entendit qu'on s'adressait à elle ! Sa voisine avait apparemment aussi envie de discuter, et avait même entendu un peu de leur conversation...

- Vous parlez langue des Montagnes ?

Justice fit un grand sourire. Elle était un peu gênée de devoir refroidir la joie apparente de son interlocutrice mais elle ne pouvait cacher son plaisir d'avoir une discussion avec quelqu'un qui ne faisait pas partie de sa famille et qui ne semblait pas ennuyeux. En plus, la demoiselle avait un accent absolument fascinant qui attirait la curiosité de Justice.
L'ancienne guérisseuse se contenta dans un premier temps de hocher négativement la tête, ce qui faisait bouger vivement ses cheveux autour de sa tête. Secret ne dit rien, parce qu'il serait malpoli d'intervenir alors qu'on ne lui avait rien demandé, et Habile, voyant la réaction de sa fille, lui donna un coup de coude discret. Il fallait répondre avec des mots, pas avec des gestes, et se contenir . Justice sursauta, et elle crut presque l'entendre réciter la leçon dans sa tête. Elle bafouilla un peu.

 - Euuuh.. Non, enfin, j'ai juste eu une leçon une fois, j'ai eu un très bon professeur, un barde, il avait habité là-bas je crois, c'est juste que j'étais pas assez attentive et j'ai pas retenu, mais j'avais fais des efforts, parce que c'est important, et puis c'est intéressant aussi, j'aimerais bien y arriver, et comme ça je pourrais...
 - Je pense que la demoiselle a saisi l'idée.  

Son père venait de la couper d'un ton lourd de reproches sans en avoir trop l'air, alors que Secret masquait son sourire en se concentrant sur son assiette. Justice adressa un sourire désolé mais pas vraiment gêné à son interlocutrice, elle n'y pouvait rien si sa famille était ennuyeuse en toutes circonstances. Mais maintenant elle avait le droit de relancer la conversation, normalement...

 - Vous la parlez, vous ? Vous avez un joli accent, ça vient des Montagnes ?  

Secret avait de plus en plus de mal à se moquer discrètement, et Habile semblait au bord de la dépression en entendant les âneries de sa fille. Lui, il avait reconnu l'accent de Chalcèdes. Mais il se tut, parce que c'était la première venue à la cour pour sa fille, parce qu'elle ne connaissait personne venant de là-bas, et parce qu'avec un peu de chance elle comprendrait quelques petites choses en discutant avec une fille d'à peu près son âge. Ça lui éviterait de se ridiculiser devant un bon parti, au moins.

Shane comprit son erreur et hocha la tête en souriant poliment. Apprendre la langue des Montagnes, ce devait être intéressant ! Elle-même ne la parlait pas. Cela n'avait pas été au nombre des apprentissages approfondis de Shyrin. Il y avait déjà tant à savoir sur ce Royaume ci ! Le savoir semblait sans limite et les gens des Duchés en avaient fort appétit. Autant que des plats en sauce qui débordaient sur la table !

La petite chalcédienne ne faisait pas très attention aux échanges bizarres entre la fille aux yeux gris et les messieurs autour. Ils étaient sans doute de sa famille, mais elle n'aurait pas osé leur adresser la parole. La fille aux yeux gris lui semblait bien plus accessible, et gentille, et drôle ! Shane gloussa quand elle lui demanda si elle venait des Montagnes. Des Montagnes elle !

- Non, je ne parle pas, je n'ai jamais vu avant des personnes des Montagnes. Que pensez-vous?
Ils lui paraissaient plutôt gentils avec leurs habits colorés et leurs voix lentes. Mais elle n'en avait pas approché un. Sans doute n'étaient-ils pas si différents qu'elle s'imaginait.

D'habitude, c'était elle l'étrangère. Les gens reconnaissaient tout de suite son accent et réagissaient avec hostilité ou avec une fascination déplacée. Mais ça allait mieux depuis que Shyrin allait être reine. Les gens étaient polis et on ne savait pas ce qu'ils pensaient, sauf si on tendait l'Art - mais ça, elle ne savait pas encore faire.

Justice avait l'air tout sauf hostile, alors Shane osa répondre :
- Je suis Chalcèdes. Je suis Shane.
Et elle leva sa coupe vide vers la fille aux yeux gris en signe de sympathie.

Son interlocutrice eut l'air de trouver ça drôle parce qu'elle gloussa, mais Justice ne se sentit pas dérangée. Elle aimait bien amuser les gens, même si son père était loin d'être du même avis et aurait préféré qu'elle s'abstienne de s'intéresser à l'humour. Surtout que la plupart du temps, le rire provoqué n'était pas tout à fait volontaire. Un peu comme en ce moment, en fait.


- Non, je ne parle pas, je n'ai jamais vu avant des personnes des Montagnes. Que pensez-vous?

Justice tenta à nouveau de les apercevoir sur leur estrade en tournant la tête mais elle ne vit rien de bien passionnant et ne voulait pas se faire encore réprimander par son père. Surtout maintenant qu'elle était en grande conversation avec quelqu'un! Bon, elle s'était manifestement trompée sur son origine mais ce n'était pas si grave, du moins elle le pensait. La fille n'avait pas eu l'air d'être vexée, ou alors elle le cachait bien mais Justice ne pensait même pas à cette possibilité.
Son interlocutrice termina en se présentant finalement, et notre bâtarde reporta alors son attention sur elle, délaissant ceux qui étaient au centre de l'intérêt de la plupart des invités.

- Je suis Chalcèdes. Je suis Shane.

Justice, perplexe devant ce prénom qu'elle n'avait jamais entendu et qui était prononcé d'une manière qu'elle n'aurait pas imaginée avec le bel accent de la demoiselle, fronça les sourcils mais simplement en signe de réflexion.

- Shane?... Shane... Shane ?

Elle le répétait en essayant de le prononcer exactement comme la demoiselle à qui il appartenait, mais elle finit par abandonner bien vite en remarquant que la dénommée Shane portait sa coupe en signe de gentillesse sans doute. Paniquant légèrement à l'idée de l'avoir fait attendre et d'être donc malpolie, Justice se retourna brusquement vers son propre verre qu'elle saisit. Voulut saisir. Il tomba sur la table, mais fort heureusement il était vide. Justice ignora le regard réprobateur de Secret et attrapa le gobelet, pour le lever en direction de Shane avec un sourire candide.

- Enchantée, moi c'est As... Justice.

Elle avait failli donner son ancien nom ! Quelle horreur, son père ne s'en serait probablement jamais remis. Heureusement elle s'était rattrapée à temps. Se doutant d'ailleurs qu'elle allait se faire disputer si elle ne poursuivait pas, elle reprit.

- Justice Morguestanc.

C'était un peu bizarre, elle avait comme l'impression d'être en train de mentir alors que c'était évidemment son nom. Celui que son père lui avait transmis en la reconnaissant et en la déclarant héritière. Elle avait simplement du mal à l'intégrer encore, mais elle finirait par s'y faire, sans doute...
Elle ne releva même pas l'absence de nom de famille de son interlocutrice, alors que son oncle qui écoutait la conversation en faisant semblant que non avait haussé un sourcil intrigué. Enfin n'aimant pas le silence, au grand désespoir d'Habile, Justice reprit.

- Les gens des Montagnes ont l'air sympa...thiques, dit-elle en essayant de soigner son langage. J'aime beaucoup leurs tenues, je les ai vues pendant la cérémonie, et il y avait plein de couleurs ! J'aimerais bien avoir les mêmes, mais apparemment c'est pas trop la mode ici et...

Son père avait très discrètement tiré sa manche avant de lui faire un léger signe de menton en direction de son assiette. C'était bien beau de faire connaissance mais il ne fallait pas qu'elle en oublie de se nourrir. Justice n'avait pas très faim, mais elle hocha la tête sans rien dire avant d'adresser un sourire à Shane et de manger une bouchée de ce qu'on lui avait servi. C'était bon, c'était chaud, elle avait de la chance d'être là.

Le sourire de Shane s'élargit quand la fille aux yeux gris apprivoisa son nom, puis leva son verre après l'avoir laissé tomber. Elle avait l'air nerveuse, elle aussi, ou un peu maladroite. A mieux réfléchir Shane ne l'avait jamais croisée à Castelcerf, même si elle ne connaissait pas tous les visages - partageant son temps entre les appartements de Shyrin, la tour d'Art et le Bourg où elle se sentait plus à l'aise que dans les couloirs froids et les nobles salles du château. Peut-être venait-elle d'ailleurs, elle aussi ?

- Enchantée Asjustice Morguestanc, répéta-t-elle à son tour.
Polie mais sincère. A cause de leur âge et de leurs ressemblances, elle se sentait proche de la fille aux yeux gris. A moins que ce fut le vin ?

- Vous pouvez lancer la mode, murmura-t-elle malicieusement.
La mode tenait parfois à pas grand chose. Elle se souvenait des modes les plus saugrenues qui avaient circulé en Chalcèdes. Toutes les filles voulaient un certain colifichet, oublié trois jours après. Shyrin était très forte pour lancer les modes. Retrouverait-elle cette fantaisie quand elle serait reine ? Tomberait-on enfin les fourrures avec l'arrivée des beaux jours ? Ava danserait-il à nouveau dans la grande salle ?

Rêveuse, Shane acheva sa pomme de terre. La fille aux yeux gris mangeait silencieusement elle aussi. Pouvait-elle lui poser encore des questions ? Elle ne recevait guère de signes encourageants des deux vieux messieurs qui l'encadraient. Ils n'avaient pas seulement tourné la tête vers elle. Peut-être qu'ils n'aimaient pas les Chalcédiens ?

La petite Chalcédienne regarda Shyrin qui se tenait impeccablement droite sur sa haute chaise. La princesse était belle et digne. Ses gestes, précis et distingués malgré sa cécité. Ava veillait derrière elle. Cela lui donna du courage. Si Shyrin pouvait parler aux plus grands, épouser le Roi et régner sur son Royaume geôlier, elle pouvait bien discuter avec une inconnue de deux ans son aînée !

- Que veut dire, Morguestanc ? demanda-t-elle poliment.
Ici les noms de chacun avaient une signification.

- Enchantée Asjustice Morguestanc.

Oups. Visiblement son léger cafouillage avait embrouillé son interlocutrice et Justice se mordit la lèvre en entendant le drôle de prénom qui lui était donc attribué.

- Oh, euh... Ma langue a fourché, c'est juste... Justice, reprit-elle.

Si une "mauvaise" version de son prénom se mettait à circuler et que son père l'apprenait elle allait probablement regretter le jour où elle était venue au monde ! Elle n'avait aucune justification valable à donner à Shane si elle se demandait ce qui avait provoqué ce "As", à part la vérité, mais il lui avait été formellement interdit d'en parler avec qui que ce soit à Castelcerf. Même Habile et Secret évitaient soigneusement le sujet de sa vie d'avant.

-Vous pouvez lancer la mode...

Shane ne l'avait pas dit fort, et Justice sourit en entendant cette idée. Qu'est-ce que ça lui plairait ! Lancer une nouvelle mode, à base de robes colorées et assez larges pour qu'on puisse respirer et même manger correctement en les portant... Le rêve! Seulement ça ne serait pas au goût de ses deux responsables, qui mettaient un point d'honneur à ce qu'elle devienne une parfaite demoiselle de la cour dont la principale qualité devrait donc être la discrétion. Ou la politesse. Une des deux en tout cas. Il valait mieux pour eux qu'elle se contente de suivre les modes.
Enfin, elle fut bientôt hapée par le devoir de manger quelque chose afin de faire honneur au plat - et de se taire un peu aussi, sans doute. Au moins elle était heureuse de constater que l'autre voisin de son père avait entamé une discussion avec lui, et qu'il allait donc très certainement la laisser tranquille et arrêter de l'épier. Il ne restait plus que Secret à occuper, mais il semblait plongé dans la contemplation de l'estrade royale. Bien.

- Que veut dire, Morguestanc ?

Justice dut se dépêcher d'avaler ce qu'elle avait dans la bouche pour répondre. Elle manqua de s'étouffer dans la précipitation mais heureusement rien de grave. Et... Et elle regrette qu'Habile soit finalement en train de parler avec quelqu'un d'autre. Il aurait probablement sauté sur cette question, aurait profité de l'occasion pour se présenter, et l'innocente Shane aurait dû subir une histoire complète de la famille Morguestanc et de la baronnie de Clairbosquet qui leur revenait de plein droit. Mais au moins, il n'y aurait pas eu ce moment d'hésitation gênant.

- Fier étang, répondit Justice en retenant de justesse le "je crois" qui devait initialement accompagner cette déclaration. Mon ancêtre en avait un...

Il serait un peu étrange qu'elle avoue ne pas connaître -ou ne pas être certaine de- l'origine de son propre nom. C'était tout de suite moins étrange quand on savait qu'elle ne l'avait pas vraiment porté dans son enfance mais plus récemment, et qu'elle avait grandi dans un monde où il était beaucoup moins nécessaire.

- Et vous ? Shane, ça veut dire quelque chose en... Elle se retint de dire "Chalcédie" le temps que le nom du pays lui revienne, et choisit plutôt le nom de la langue pour terminer. En Chalcédien ?

Justice n'avait pas toujours eu un prénom ou un nom plein de significations comme maintenant, elle s'était d'abord appelée Astrid, et elle concevait tout à fait qu'un nom ne veuille rien dire de particulier. Pas comme certains nobles qui semblaient oublier cette possibilité et rivalisaient d'ânerie quand il fallait prénommer un enfant. Parfois il valait mieux que ça ne veuille rien dire.

- Ah, désolée, j'connais personne qui vient de là-bas, j'sais pas trop comment c'est, si ça s'trouve je pose des questions idiotes. Faut le dire hein, si c'est idiot. Comme ça je le dirai plus.

Justice était déterminée à ne pas faire deux fois la même erreur mais il y en avait de toute façon tellement à faire qu'elle ne serait pas à court de sitôt... Surtout que là, elle avait l'occasion de parler avec quelqu'un qui venait du même pays que la princesse ! Voilà une occasion d'en apprendre un peu plus, et donc de paraître moins abrutie si un jour elle avait l'honneur de parler à Shyrin.

Asjustice ? Just-justice ? Justice ?
Shane était perdue. Mais oui, Justice ! Elle se rappelait du mot. Justice : c'était un beau nom, même si la petite Chalcédienne doutait qu'une telle chose existe.

Elle hocha la tête aux explications de la fille aux yeux gris - Justice, donc - et répondit à son tour :
- Non, c'est un prénom commun.
Un prénom commun pour une personne commune. Pas non plus un prénom d'esclave. Esclave mais danseuse, sa mère avait un certain sens de l'esthétique.

Et puis Justice se répandit en excuses. Troublée par cette attitude étrange, Shane tenta de la rassurer :
- Mais non, mais non.

Elle lui aurait bien tapoté la main, mais ça ne se faisait sans doute pas. Justice avait l'air d'une jeune fille de bonne famille avec sa belle robe et ses chaperons. Elle n'avait sans doute pas envie de se faire tripoter par une esclave - ou ex esclave : les réflexes avaient la peau dure. Shane se contenta donc de paroles, bien qu'elles lui soient moins naturelles dans cette langue étrangère.

- C'est gentil de parler avec vous. Chalcèdes est très différent d'ici.
Comment la jeune fille aurait-elle pu savoir ?
- Les vêtements différents. Il fait plus chaud. Beaucoup de plantes, de fleurs. Dans notre domaine, il y a des jardins d'eau, avec des...
Bassins ? Elle cherchait ses mots.
- Petits étangs ? Comme chez votre ancêtre.

Elle sourit, assez contente de sa performance. Elle n'avait jamais décrit quelque chose d'aussi spécifique. A y réfléchir, Justice ne lui avait rien demandé...

 - Mais non, mais non.

Justice était rassurée d'entendre ça. Certains pourraient penser que c'était de la politesse et que même si Shane avait été gênée elle n'aurait pas osé le dire directement, mais la demoiselle était loin d'envisager cette possibilité. Pourquoi mentir pour ça? Au pire sa question n'avait pas de sens, ou était indiscrète, il n'y avait pas mort d'hommes. Si Justice s'excusait c'était simplement parce qu'elle avait envie de bien faire.

- C'est gentil de parler avec vous. Chalcèdes est très différent d'ici.

La tournure de phrase n'était pas vraiment celle qu'on aurait pu attendre mais tant qu'elle parvenait à comprendre Justice ne ferait aucune remarque. Shane parlait déjà très bien pour quelqu'un qui ne venait pas des Duchés et notre apprentie noble n'était pas d'une nature moqueuse. Un grand sourire illumina son visage parce qu'elle était heureuse que son interlocutrice trouve la discussion agréable, mais aussi parce qu'elle parlait de Chalcèdes. Un pays lointain et inconnu qu'elle ne connaissait que par d'assomantes leçons d'histoire dont elle ne retenait jamais rien correctement de toute façon. Shane en dirait probablement autre chose, et ce serait beaucoup plus vivant de l'entendre en parler que d'entendre Secret.

- Les vêtements différents. Il fait plus chaud. Beaucoup de plantes, de fleurs. Dans notre domaine, il y a des jardins d'eau, avec des...

Shane cherchait ses mots et Justice n'osa pas la couper. Cependant il y avait déjà quelque chose qui avait attiré son attention dans le discours de la Chalcédienne et elle attendait la fin de sa phrase avec des yeux brillants de curiosité pour pouvoir essayer d'en apprendre un peu plus...

- Petits étangs ? Comme chez votre ancêtre.

La référence fit un peu rire Justice, qui jeta tout de même un regard à son père pour vérifier qu'il n'avait pas entendu. Sinon, il aurait sans doute défendu bec et ongle la surface plus que raisonnable du "fier étang" qui avait donné leur nom de famille et elles en auraient eu pour des heures, comme lors de la question originelle à ce sujet. Heureusement il semblait tenir une conversation passionnée à propos d'étoffes rares, et ne plus vraiment se soucier de sa fille pour le moment. Reportant son regard sur Shane qui souriait, les questions de Justice lui revinrent immédiatement en mémoire et elle les posa avec un enthousiasme non dissimulé et surtout avec une vitesse d'expression assez impressionnante.


- Beaucoup de plantes ? Les mêmes qu'ici? Et les fleurs, comment elles sont ? Vous les utilisez ? Elles ont les mêmes vertus ?

Justice avait passé plus de temps à vivre comme guérisseuse, et même sorcière des Haies, que comme noble. Entendre parler de plantes réveillait cette part d'elle-même qu'elle ne faisait que taire ces derniers temps et qui lui manquait beaucoup trop.

- Je parle peut-être un peu vite, pardon, c'est juste que j'adoooore les plantes !

Et, repensant à toutes les différences listées par Shane, une nouvelle question lui vint. Une question qu'elle aurait dû se poser dés le début mais qui n'était pas venue à son esprit. Qu'est-ce que Shane faisait aussi loin de son pays ?

- Pourquoi êtes-vous venue de si loin ? Pour accompagner la princesse ?

Aucune marque de méchanceté, juste de la curiosité un peu mal placée mais sans mauvaises intentions. Justice aurait pensé que si des personnes avaient accompagné la princesse elles seraient sûrement assises auprès d'elle sur l'estrade... Mais quelle autre raison ? La guerre elle-même ? Ça pourrait. Mais pourquoi venir jusqu'à Castelcerf alors ? Aucune idée.
Remarquant que quelqu'un avait rempli sa coupe de vin, elle s'en saisit en faisant attention cette fois et en but une petite gorgée en grimaçant, attendant la réponse de Shane.

Justice se mit à parler à toute vitesse en posant plein de questions. Bien qu'heureuse de son enthousiasme, Shane fronça les sourcils, concentrée pour comprendre.

Elle ne se souvenait pas avoir autant parlé depuis qu'elle était arrivée dans les Duchés : avec Shyrin et Ava, elle parlait en chalcédien ; au cours d'Art, elle écoutait le Maître ; au Bourg, elle n'échangeait que quelques amabilités. Iris n'était pas bavarde et encore moins curieuse. Shane était flattée qu'on puisse ainsi s'intéresser à elle et à ce qu'elle avait à dire. Elle fit de son mieux pour répondre, sans toutefois arriver à grand chose.

- Beaucoup de fleurs. Toutes les couleurs. Très différentes, dit-elle, sans ce l'on sache si les fleurs de Chalcèdes étaient différentes de celles des Duchés, ou les unes des autres. Sans doute un peu les deux.
- Vertu ? répéta-t-elle.
Elle ne connaissait ce mot que pour la virginité d'une femme. Ça n'était sans doute pas ce que la fille aux yeux gris voulait dire, à table et entre les vieux messieurs.

Shane rougit un peu. Elle fut rassurée de revenir sur un terrain plus facile.
- Je sers Shyrin, répondit-elle avec un sourire.
Ça lui paraissait si naturel qu'elle avait oublié de le dire lorsqu'elle s'était présentée. Mais Shyrin était si loin, là-bas sur l'estrade ! Pour une fois Shane ne se tenait pas derrière elle, alors ça n'était pas évident. On aurait pu la prendre pour une autre.

A cette idée Shane rougit à nouveau. Pour qui aurait-elle voulu être prise ? Dans sa petite tête pourtant prompte à rêver, aucune idée ne vint. Elle était déjà si honorée d'être à la table des Artiseurs !
- Je fais de l'Art, déclara-t-elle, et puis elle songea qu'elle aurait mieux fait de se taire.
Ça n'était pas correct de se vanter ainsi. Shane était rouge comme une pivoine. Peut-être qu'elle avait bu trop de vin. Oui c'était sans doute ça. Elle repoussa son verre et tapota ses joues, avant de coincer ses mains entre ses genoux.

- Shyrin aime beaucoup les jardins aussi, reprit-elle pour réorienter la conversation sur à qui de droit.
Car c'était sans doute à la princesse que s'intéressait Justice, et sans doute pas à elle.

- Beaucoup de fleurs. Toutes les couleurs. Très différentes.

Justice se prenait à imaginer tout un tas de fleurs étranges, rares et inconnues, en abondance dans un jardin exotique et rempli de bassins comme Shane le lui avait décrit. Ça devait être magnifique à voir, et surtout très différent de tous les jardins qu'elle avait pu visiter, même ici à Castelcerf.

- Vertu ?

Ah, Shane n'avait apparemment pas tout compris mais ce n'était pas bien grave. Justice se demandait si elle devait lui expliquer le mot ou la question, et finalement elle passa à autre chose en s'excusant et en précisant que tout ceci était un peu décousu ou empressé à cause de son amour pour le végétal. Shane avait probablement ses propres passions, elle devrait fort bien comprendre à quel point on pouvait s'emporter sur un sujet inspirant. Les jardins chalcédiens autant que le rappel que Shane ne maîtrisait pas tout à fait la langue, voilà qui faisait naître en elle une question. Sur la raison du si long voyage qui l'avait amenée ici, et aussi un peu sur la princesse. Shane rougissait, et Justice ne savait pas quoi en conclure.

- Je sers Shyrin.

Justice était perplexe. De quelle manière Shane pouvait-elle servir la princesse ? Si elle était une servante elle ne serait probablement pas installée à cette table ! Peut-être était-elle un genre de dame de compagnie, comme son père le lui en avait parlé. Ou alors autre chose ? Comment poser la question ? En tout cas la phrase de Shane réussit tout à fait à détourner l'attention de Justice qui essaya encore d'observer l'estrade, mais cette fois-ci pas les Montagnards. Elle voulait regarder la princesse Shyrin. La pauvre, si loin de son pays, et obligée de manger à la vue de tous. Justice détesterait. Rien qu'en temps que noble, elle avait l'impression qu'on l'observait tout le temps et son père lui rappelait que le but était de la juger . Être princesse devait être bien difficile. Enfin, elle devait avoir l'habitude, ce statut ne lui était pas tombé dessus par surprise en arrivant au château. Justice était en train de se demander si c'était plus dur de régner ici ou dans son pays d'origine, quand Shane reprit et attira à nouveau ses yeux gris et son attention. Elle reposa sa coupe encore bien pleine sur la table, de toute façon elle n'aimait pas vraiment le goût du vin.

- Je fais de l'Art.

Justice hocha la tête d'un air un peu distrait. Elle n'était pas sensible à la majuscule que Shane mettait au mot "Art", elle n'y connaissait d'ailleurs pas grand chose. Pour elle, la demoiselle venait de lui dire qu'elle était une artiste au service de la princesse, et non une Artiseuse.

- De l'art... Releva-t-elle finalement en se rendant compte que c'était une catégorie vaste et donc forcément intrigante. Mais elle avait parlé tout doucement, surtout pour elle-même, et peut-être que la demoiselle n'avait même pas remarqué qu'elle avait bougé les lèvres.

Elle voulut regarder les mains de Shane, comme si elle allait y trouver de la peinture ou quelque chose comme ça qui pourrait lui indiquer quelle forme d'art était la sienne. Seulement les mains de son interlocutrice étaient hors de son champ de vision, et elle dut abandonner la possibilité d'y trouver le moindre indice.

- Shyrin aime beaucoup les jardins aussi.

Justice plongea ses yeux dans ceux de Shane, avec un sourire toujours aussi sympathique. Elle était heureuse d'apprendre qu'elle avait un point commun avec la princesse même si elle ne savait pas vraiment ce que ça pourrait lui apporter, au fond. Quoique, elle avait bien une petite idée...

- Peut-être qu'elle fera pousser des plantes de Chalcèdes dans les jardins de la Reine alors ! S'exclama-t-elle avec enthousiasme. Enfin, se reprit-elle après un instant de réflexion, elles ne pousseraient sûrement pas ici, il fait trop froid...

Elle réfléchit un peu, comme si elle allait trouver une solution, mais elle repensa surtout à ce que Shane avait dit plus tôt. De l'art. Justice avait pris des cours de musique, et des cours de dessins, et des cours de danse, et pourtant elle n'avait aucun talent ni aucune technique dans un seul de ses arts. Peut-être, si elle avait commencé plus jeune... Elle se débrouillerait sûrement mieux, aussi bien qu'en matière de guérison peut-être. Est-ce que ça comptait comme un art ? Aucune idée.

- Qu'est-ce que vous faites comme art ? De la peinture ? De la musique ? De la sculpture ? De la danse? Dit-elle tout à fait innocemment. Vous avez de la chance d'être une artiste, moi je n'ai pas de talent de ce genre ! Enfin, ce n'est pas grave, j'imagine. Et, vous servez la pincesse comme artiste alors ? Elle ne laissa absolument pas le temps à Shane de répondre. Elle est tellement jolie, elle doit sûrement être difficile à peindre ! Mais elle mérite sûrement d'être sur un tableau. Après tout, elle sera bientôt notre Reine !

Elle se tut un peu brutalement, se rendant compte qu'elle était un peu trop bavarde mais ayant tout de même encore beaucoup à dire. Qu'il était dur de se taire !

Vaillant avait la migraine.
Peut-être avait-il trop forcé sur l'Art dans la matinée.
Peut-être avait-il les effets du vin avant d'en avoir les bénéfices.
Mais plus probablement, il était las de cette journée protocolaire, qui s'annonçait pourtant pleine de promesses, et le reléguait finalement loin du gratin et des invités montagnards, avec ses collègues Artiseurs.

Il avait eu la bêtise de prolonger une conversation dans la Grande Salle et ses quelques minutes de retard avaient suffi pour ne lui laisser de place qu'à côté des nouveaux, qui lui paraissaient ce soir tous plus niais et ennuyeux les uns que les autres. En particulier Shane qui déversait autour d'elle sa nervosité et son excitation puérile. L'ayant d'abord connue comme la servante de Shyrin, il avait du mal à s’accommoder de sa compagnie dans la tour d'Art et plus particulièrement à cette table. Il lui semblait que sa bassesse allait déteindre sur lui, bien que ce soir elle n'ait pas trop piètre allure. Il avait du mal à supporter sa méconnaissance de la langue des Duchés et des manières de la Cour, qu'il trouvait pourtant charmante chez Shyrin.

Il regarda la princesse et but un nouveau verre de vin. Il n'arrivait toujours pas à se faire à l'idée qu'elle allait épouser Vainqueur. Un changement radical après un hiver de réclusion. Une roue glorieuse, une renaissance. D'ailleurs elle avait déjà l'air d'une reine là-bas, sur l'estrade.

Il était très fier d'elle, il aurait aimé être heureux pour elle mais n'y arrivait pas. Il tenait Vainqueur en si piètre estime. C'est lui qui ne la méritait pas. En cela il pensait à rebours de tout le monde. C'était comme donner un flacon de cristal à un bandit de grand chemin. Une rose à un gamin turbulent.

Et lui ? Allait-il profiter de ses faveurs de Reine ou devoir renoncer à leur semblant de complicité ? Il en avait assez de devoir renoncer sans cesse à tout ce à quoi et celles à qui il tenait. Il lui semblait que sa vie n'était qu'une suite d'abandons successifs. Il n'avait qu'à écouter sa mère et se marier, ainsi il aurait ce qu'on ne pourrait pas lui prendre. Cette pensée le déprima et il préféra penser au repas qu'il partagerait bientôt avec Mélisse. Il n'aurait pas besoin de penser à tout ça. Ils prendraient tout simplement du bon temps. Exactement le contraire d'en ce moment.

Il avait beau ne pas vouloir écouter la conversation de Shane et de sa voisine, c'était tout bonnement impossible. Il aurait préféré tendre son Art pour épier ce qui se disait ailleurs, mais il aurait été difficile de ne pas se faire remarquer. La salle réunissait tout ce que le Royaume comptait d'Artiseurs. Les grands et les petits.

- Shane veut dire qu'elle est douée de la magie de l'Art, interrompit-il les deux adolescentes d'une voix morne.
C'était terriblement grossier, mais il ne pouvait plus souffrir les bafouillements de l'une et les babillements de l'autre - elle n'allait tout de même pas lister tous les arts ? Et Shane portraitiste de la princesse ? C'était ridicule ! Comme si ces mains là savaient faire autre chose que récurer les chaises percées.

- Comme nous tous à cette table, ajouta-t-il en désignant la compagnie hétéroclite qui l'entourait.
Il regarda la fille aux yeux gris. Ces yeux étaient jolis mais peu efficaces. Ne voyait-elle pas, n'entendait-elle pas le Clan d'Art ? Elle non plus ne devait rien connaître à la Cour. Il ne l'avait jamais vue ici. Sans doute une jeune fleur venue chercher bon parti, fermement encadrée de ses deux jardiniers.

Sentant peser sur lui le regard de ces derniers, Vaillant résolut à se présenter :
- Vaillant Fructurive, de Gué de Négoce, enchanté de vous rencontrer, mentit-il en s'adressant aussi - et plus spécifiquement à ces messieurs.
Il ne serait pas dit qu'il avait méprisé un baron. En d'autres temps il aurait rêvé d'aller chasser le cerf sur ses terres qu'on disait particulièrement giboyeuses.
- Bienvenue à Castelcerf, ne put-il toutefois s'empêcher d'ajouter, avec un sourire moqueur.

L'ennui de Vainqueur était total. La fête battait son plein et le peuple ici présent semblait satisfait. Pourtant, lorsqu'il regardait dans son assiette, cette cuisse de poulet lui paraissait aussi triste que lui. Un an après le début de cette Guerre qu'ils avaient gagné, voilà qu'une délégation de Montagnards s'était présentée. Il n'avait rien contre ce peuple et leurs marchandises étaient toujours de qualité pour le peu qu'il en avait vu. Mais en l’occurrence, il ne venait que quémander un peu d'aide pour soigner l'un des leurs. Que pouvait-il bien faire ? Il avait d'autres chats à fouetter, les guérisseurs pourraient bien s'en charger.

Pourtant, il avait répondu à leur requête avec le sourire et leur offrait donc le gîte et le couvert. Fichtre, quand il tentait toujours de tâter les rebellions d'une partie de son peuple affamé. Les greniers pleins du château auraient mieux servi ailleurs.
Il osa un regard vers sa mère. Celle-ci, fidèle à elle-même se comportait comme une reine, coincée.
Droite comme un piquet, elle mangeait avec délicatesse, le moindre de ses mouvements était parfait.
Il eut subitement envie de la contrarier, comme pour lui prouver qu'elle ne contrôlait rien.
Saisissant sa cuisse de poulet avec une main, il la porta à la bouche et croqua allègrement dedans. Elle lui jeta un coup d'oeil réprobateur. Oh il connaissait bien ce petit air pincé, il avait fait mouche.

Un léger sourire apparut sous sa moustache. Brun aurait adoré. Brun...son meilleur ami avait déserté pour les Montagnes. Il mourrait d'envie de demander à ses hôtes s'ils le connaissaient mais cela semblait inapproprié. Et Acuité ? Encore plus.

Il tourna la tête de l'autre côté et observa un moment Shyrin. Par El...elle semblait dépérir de minute en minute.
Avec douceur, il posa une main sur son avant-bras et se pencha vers elle.

- Mangez très chère, ma mère ne serait que trop heureuse de vous voir inapte au titre que vous porterez bientôt.

Sa voix en une murmure se fondit dans le brouhaha ambiant. Il somma son menestrel préféré d'approcher.

- Grégoire, je vous prie, s'il vous sied, nous feriez vous l'honneur d'une chanson épique afin d’égayer la foule, plaire à votre future reine ainsi qu'à nos invités ?

Le ménestrel fit une profonde révérence à son Roi, et s'appliqua à la tâche. Comme Vainqueur le pensait, l'esprit vif du ménestrel évita de relater la récente victoire contre Chalcèdes. En revanche, il choisit une épopée du passé, relatant le premier voyage du Roi des Duchés, dans le Royaume des Montagnes. Un choix judicieux, qui fit sourire le Roi.

Shyrin s'efforça de son mieux de dissimuler son sursaut mais le contact de Vainqueur lui faisait toujours un effet violent. Souriant avec son air habituel, le masque de la reine douce et soumise, elle acquiesça d'un léger signe de tête. Les paroles du Roi étaient surprenantes par tout ce qu'elles recelaient de gentillesse en même temps que de complicité et d'intimité. Une intimité qu'ils étaient bien loin de partager en réalité. Néanmoins, se placer ainsi avec elle et contre sa mère avait quelque chose de particulièrement attentionné. Avant qu'elle ait pu répondre toutefois, il se redressa et interpella son musicien attitré, l'incluant à nouveau dans ses paroles d'une manière dont elle ne savait si elle relevait de la politesse protocolaire envers sa future épouse ou d'une forme compatissante de générosité.

Elle aurait aimé trouver la répartie appropriée. Elle avait autrefois un esprit vif et bien tourné. Dans sa langue maternelle, en tout cas. Aujourd'hui, il lui semblait évoluer en permanence dans un brouillard cotonneux qui lui engourdissait l'esprit autant que les membres. Mais, quand bien même elle retrouverait sa verve d'antan, oserait-elle en faire usage devant le Roi, devant ses courtisans, et devant sa belle-mère ? Ne risquait-elle pas de piétiner à nouveau les règles de la plus élémentaire courtoisie qui, à entendre Bienséance, n'aurait pas du lui faire défaut, eu égard à son titre de princesse. Tout de même, il aurait été bien agréable de trouver aussi aisément qu'autrefois la réponse juste aux mots de son royal fiancé.

En attendant, et pour la seule bonté de lui être loyale dans l'opposition à la Reine-Mère, elle saisit le couvert posé à côté de son plat et lui fit la grâce de manger quelques bouchées. Ava lui avait glissé à l'oreille un peu plus tôt quel aliment se trouvait à quel endroit du cercle flou posé devant elle et dont elle ne distinguait guère plus que les couleurs et de vagues formes. Le ménestrel s'étant mis à chanter, elle se sentit bientôt libérée de l'obligation de mastiquer la nourriture, si délicate soit-elle, et reposa son couvert pour écouter. Pour comprendre, elle devait se montrer tout spécialement attentive. Encore ne saisissait-elle pas tous les mots mais entendait-elle plutôt le sens général des chansons.

Vainqueur souriait à son côté, elle en aurait mis sa main au feu. Il semblait plus détendu et serein qu'au début du repas. Était-ce à force de ne pas distinguer clairement les traits de ses voisins qu'elle avait développé cette perception plus fine de leur état d'esprit ou des émotions qui les traversaient ? Le Roi était satisfait, en tout cas, et elle espérait bien ne plus lui donner de motif pour envahir sa tête. Ava remplit son verre de clairet et elle saisit à nouveau sa coupe, s'adossant plus confortablement pour profiter du spectacle - presque exclusivement auditif ! - qui lui était offert.

Shane aurait voulu disparaître sous la table.

Comme s'il n'était pas suffisamment gênant que Justice se méprenne sur ses propos pédants, la prenant pour une artiste alors qu'elle n'avait pas le moindre talent, Vaillant fit irruption dans leur conversation. Bien sûr il gâcha tout, l'air de ne pas y toucher, comme savent le faire ces gens haut placés avec leur langue habile et fourchue.

Sans doute Shyrin était-elle entourée de ces gens à cet instant. Shane releva le nez vers l'estrade quand le ménestrel commença à chanter, offrant une diversion bienvenue à son embarras. La petite Chalcédienne ouvrit grands ses yeux et ses oreilles, plus sensible aux paroles qu'à la mélodie - mais avec ces tournures de phrases anciennes, c'était encore plus difficile à comprendre.

Quand la chanson prit fin, les tablées montagnardes se mirent à applaudir, avec une chaleur qui entraîna toute l'assemblée. Shane battit aussi des mains, se sentant libérée. Cela faisait du bien de pouvoir s'exprimer. Elle n'avait jamais vu la cour aussi joyeuse. A moins que ce ne soit que de la politesse ?

Elle se sentit prête à reprendre la conversation avec Justice, mais l'inspiration ne lui venait pas. Contrairement au Montagnard qui se leva et à son tour, commença à chanter d'une voix claire dans sa langue étrangère.

On ne pouvait pas dire que le voyage depuis Jhaampe avait été une partie de plaisir. Ses jambes tremblaient encore de la longue marche dans les Montagnes. Puis il avait fallu chevaucher plusieurs jours d'affilée ! Nielsen en avait encore des courbatures et une odeur de fumier dans la narine gauche.

Heureusement, il y avait le plaisir des yeux. Ce pays nouveau à découvrir. Ce pays si évolué. Cela se voyait à la moindre construction. Et les habitants - bon, d'accord, certains étaient tristement accoutrés voire franchement maigrichons - mais ceux qui les avaient reçu dans leurs châteaux de "Bauge" et de "Cerf" étaient absolument charmants. Nielsen ne comprenait rien à ce qu'ils disaient, mais ils souriaient, ils les accueillaient comme des rois, avec leurs assiettes en argent et leurs lits de plumes. Ils avaient même des gens pour les servir.

Castelcerf était la cerise sur le gâteau. La Capitale. Nielsen n'en aurait jamais rêvé. Son imagination n'allait pas jusque là. Perché à flanc de mer (la mer ! Nielsen n'avait jamais vu la mer !), le château était impressionnant. Titanesque. Les murailles de pierre grise, plus épaisses qu'un homme. Et pourtant ni tristes, ni froides en ce jour où les feux ronflaient dans les âtres et où les étendards éclataient.

Face à tant de grandeur, Nielsen avait un peu honte de leur Délégation rustique et de leurs mots maladroits. A peine avaient-ils réussi à faire comprendre le but de leur visite. Aksel. Nielsen avait honte, aussi, de sa tendance à oublier son ami malade, dans l'excitation de la découverte qui ce soir, l'avalait tout entier.

Les Montagnards étaient à la place de choix, juste devant le Roi - charismatique moustachu dont la carrure n'avait rien à envier à celle d'un Montagnard - et sa délicieuse promise rousse, qu'on disait venue de Chalcèdes - un autre monde à découvrir ! Mais ils étaient entre eux, grave bémol pour Nielsen qui les supportait déjà depuis des semaines dans des conditions pas toujours optimales (adieu ses précieuses heures de solitude créatrice ! Bonjour promiscuité sans charme de la route !). Alors il ouvrait grand ses yeux et ses oreilles, peu distrait par Narjis qui, assise à côté de lui, n'était pas plus loquace que d'habitude.

Un ménestrel vola à son secours, gratifiant l'assemblée d'une ballade. Comme d'habitude malgré ses efforts, Nielsen ne comprit rien aux paroles, mais goûta la mélodie certes assez simpliste. L'air achevé, ses compatriotes se mirent à applaudir comme des brutes, poliment suivis par la Cour des Duchés.

Alors Nielsen sut qu'il devait saisir sa chance et, avant d'y réfléchir trop, s'appuya sur l'épaule de la blonde pour se mettre debout. Sans introduction, sa voix claire s'éleva à ravir sous les voûtes de pierre. Une composition de son cru plutôt qu'un air traditionnel, l'histoire d'une jeune fille partant dans les Montagnes à la recherche de Chranzuli. Les paroles étaient en vieux chyurda, la mélodie était triste à faire pleurer un chevalier. A la fin la pucelle, croyant contempler la divinité, ou la contemplant vraiment sans pouvoir s'en lasser, mourait de froid dans la forêt. Ses cheveux blonds devenaient la racine d'un grand arbre.

Riche d'ornementations ici inconnues, la voix du poète finit par se taire, et alors il crut qu'il allait défaillir de peur ou de bonheur, avec tous ces yeux nouveaux posés sur lui. Submergé par les émotions de son compagnon, Raz s'agita dans sa poche.

Il n'y eut d'abord qu'un applaudissement, mais à Nielsen cela suffit amplement. La reine rousse était debout et saluait sa prestation. Le Montagnard s'inclina le plus élégamment possible dans sa direction, puis s'écroula sur sa chaise, sourd au reste. La gloire et la gratitude le submergeaient. Il ne remarqua pas que Raz s'était enfui de sa poche.

Vif sur le pavé, le rat fendit la foule des nobles. Il en contourna la plupart, passa entre les jambes d'Elegance et s'accrocha au talon d'un domestique pour monter sur l'estrade royale.

Nielsen finit par s'apercevoir de son absence et ce fut comme une douche glacée. Si les Duchés lui paraissaient être un monde merveilleux, il devait bien reconnaître qu'ils n'étaient pas un monde sûr pour Raz et ses pareils. Les habitants exploitaient durement les animaux, et tous ceux qui n'étaient pas jugés utiles étaient chassés et tués. Les rares fois où Raz avait montré son minois, il n'avait suscité que répugnance et hostilité.

Le Montagnard avait du mal à comprendre, il se contentait d'avoir peur pour son compagnon. Raz avait l'habitude de circuler librement dans l'Arbre Palais, sans autre danger que les griffes joueuses de Velours. N'avait-il pas conscience du danger ? Il semblait aussi excité que lui-même auparavant.

Femelle nous aime, "dit"-il quand Nielsen le rappela.
Et, caché sous la table d'honneur, il renifla les pieds de Shyrin, tendant vers elle son esprit chafouin.

L'irruption de Vaillant dans la conversation jeta un froid dont il se contenta. Enfin un peu de silence ! Malheureusement, celui-ci ne survécut pas aux chants. Dès que les applaudissements s'estompèrent, les deux jardiniers commencèrent à lui poser des questions, l'air de rien, sur sa position, comme s'il avait montré quelque intérêt pour leur jeune fleur. Vaillant répondit laconiquement, buvant pour tenir sa bouche occupée et regardant ostensiblement ailleurs pour signifier son désintérêt.

Ainsi vit-il, à défaut du rat, la jeune Duchesse d'Haurfond quitter l'estrade d'honneur. Il en comprit vite la raison : le vin rouge jurait sur sa robe verte. N'importe quelle autre Dame se serait faite escorter de sa suivante ou à défaut d'un domestique du château ; mais Elegance s'enfonça seule dans la foule, apparemment incertaine de la direction à emprunter.

Vaillant se délecta du désarroi de la Duchesse, que lui seul semblait voir. Etait-ce cette soirée décevante qui le rendait mauvais ? Le vin ? Ou ce qu'il savait par on-dit de la Haurfond ? Il savait que c'était une roturière, une parvenue. Vainqueur se sentait libre d'offrir ses Duchés au moindre soldat ayant un minimum de sang et de courage. En cela il insultait la vraie noblesse et les héros de l'ombre. Mais le Roi était connu pour son favoritisme et son mépris de la hiérarchie naturelle. Elegance régnait sur un Duché volé et dormait dans les draps de sa Duchesse de Castelorme, chassée comme une malpropre. Cela il ne pouvait le supporter.

Avant qu'il puisse s'en rendre compte, il était debout et marchait avec son boitement caractéristique vers Elegance. Bien sûr il n'était pas suffisamment soûl pour ignorer qu'il ne pouvait pas insulter une Duchesse, d'autant que, sans doute, son soldaillon de mari les regardait depuis son estrade. Mais comme tout courtisan qui se respecte, Vaillant était passé maître dans l'art de faire semblant, pour peu qu'il s'en donne la peine, et sa révérence fut irréprochable.

- Duchesse Haurfond ! Quel fâcheux incident, laissez-moi vous aider, dit-il en soulignant la maladresse de ses menstrues de raisin sur sa robe de soie.
- Mais je m'oublie, pardonnez-moi. Vaillant Fructurive, de Gué de Négoce, Artiseur du Roi. Très honoré de vous rencontrer enfin. Bienvenue à Castelcerf ! Vous plaisez-vous à Castelorme ?
Vous plaisez-vous dans ce château qui n'est pas le vôtre ?

- On dit que votre voix égale en beauté celle de la Duchesse Mésange. En honorerez-vous cette joyeuse assemblée ?
Elle paraissait assez naïve pour oser le faire, avec ses bouclettes folles et sa robe déboutonnée. La soie en moins, on aurait dit une jeune fermière venant de perdre sa virginité derrière une motte de foin - à moins que ce ne soit son imagination qui parlait.