Silencieux, je reposais sur le sol, dans un coin de notre tente. Les invités gracieux que nous étions s’ennuyaient ferme à tourner en rond dans un espace si petit. Notre nouveau roi pourtant ne semblait pas décidé à nous laisser sortir à notre gré, et cela devenait agaçant. Comme tout, pourtant, je l’acceptais sans rechigner ouvertement. Je devais laisser les choses se faire, nous avions accompli ce que nous avions à accomplir, Shyrin allait finir par nous sortir de là un jour ou l’autre. Il fallait que cela se passe ainsi, et je savais que c’était possible. Bah oui, je l’avais vu !

Shane somnolait étendue non loin de moi. Elle me tournait le dos et je ne voyais que ses épaules bouger au rythme de son souffle. En voilà une qui pouvait s’évader au moins lorsqu’elle rêvait. Pour ma part, ces derniers temps les évènements étaient si changeants que le futur ne voulait pas se fixer. Tous mes rêves étaient peuplés par les différents futurs possibles. Je ne pouvais que me réjouir que Shyrin se montre si efficace dans son rôle mais j’avoue qu’une nuit de sommeil normal n’eut pas été du luxe. Heureusement pour moi, ma peau était déjà blanche, je ne pouvais pas pâlir plus à cause de la fatigue. Et si l’on me trouvait plus silencieux que d’habitude, hé bien je n’aurais qu’à me défiler, comme d’habitude.

Mon petit Catalyseur était là lui aussi. Elle n’avait pas dix mille endroits où se rendre de toute façon. Je ne doutais pas qu’elle devait songer avec beaucoup d’ardeur sous cette chevelure cuivrée. Je me demandais bien à quoi d’ailleurs. Je ne lui demandais pas ceci dit, me contentant simplement de la regarder distraitement, en proie moi aussi à une avalanche de pensées. J’espérais en tous cas que l’attente finirait un jour.

Assise sur la paillasse qui lui servait de couche, Shyrin avait replié ses jambes contre elle et appuyé sa tête sur ses genoux. Les yeux dans le vague, elle s'efforçait de réfléchir, de se distraire elle-même, mais peinait à y parvenir à force d'ennui constant. Sâ ! Allaient-ils donc devoir attendre encore longtemps avant que quoi que ce soit se décide à bouger ? Si son monde avait toujours été flou et vague en raison de sa vue désastreuse, il avait toujours été brillant et vivant également. Mais depuis qu'ils s'étaient rendus au Roi Vainqueur, tout était gris et sombre aux yeux troubles de la princesse. Elle n'arrivait plus à dormir, encore moins à rêver et elle ne songeait plus jamais à danser.

L'atmosphère de la tente se modifia subtilement et elle comprit que quelque chose avait changé. Tournant la tête vers ses compagnons d'infortune, elle observa leurs deux corps allongés sans parvenir à distinguer lequel avait les yeux ouverts. La respiration de Shane lui sembla cependant plus profonde et régulière, aussi en conclut-elle tout naturellement que c'était Ava qui était éveillé. Un sourire un peu triste se peignit sur ses traits alors qu'elle reposait à nouveau sa joue contre ses genoux sans cesser de regarder en direction de son esclave.

- Tu ne dors pas ? Chuchota-t-elle à son adresse.

Certes, à part dormir et bavarder, ils n'avaient pas grand chose à faire. D'autant que, l'été avançant, la chaleur devenait étouffante sous cette tente si sombre. Elle regrettait tellement son jardin à présent. Même si l'eau devait parfois être économisée pendant la saison chaud, son père s'arrangeait toujours pour que le jardin aquatique soit irrigué et reste cette oasis de fraîcheur qu'elle aimait tant. Même le fait d'y avoir dansé pour Bhaal ne parvenait pas à assombrir le souvenir de cet endroit magique.

Le chuchotement de Shyrin dans le silence de la tente eut une résonnance pour le moins étrange. Comme si briser le calme qui régnait dans ce petit espace en ébranlait les fondements même. Mais bien sûr, il n’en était rien.

- Non, répondis-je dans un souffle.

Je changeais de position pour être plus à l’aise.

- J’ai chaud, ajoutais-je comme si c’était là la raison de mon insomnie.

C’est vrai qu’il faisait chaud sous cette tente que l’on n’aérait pas. J’avais le sentiment d’étouffer. J’aurais voulu pouvoir sortir un peu pour prendre l’air, changer de décor. J’aurais aimé que les choses bougent. Le Destin pourtant prenait son temps, comme il le faisait toujours, et parfois cela m’agaçait et me frustrait. Je me sentais impuissant, dans ces moments là.

- Te laissera-t-on bientôt sortir ?

Et nous aussi par la même occasion. Shane et moi. Même si nous avions le statut d’esclave, il n’y avait pas de raison pour que l’on ne nous accorde pas le même droit en même temps que notre maitresse, qui de toute façon aurait inévitablement besoin de nous.

Il faisait chaud, oui, mais pas plus que chez eux. C'était seulement qu'enfermés là, sous cette tente, ils n'avaient jamais l'occasion de se rafraîchir ou de profiter de la plus petite brise. Entassés comme des animaux, ils subissaient la loi des Duchés, attendant le bon vouloir du Roi Vainqueur. La princesse réfléchit un moment à la question de son esclave puis secoua la tête doucement après s'être redressée.

- Je ne sais pas...

On sentait le désespoir dans sa voix. Elle n'y croyait guère. Ou plus. Vainqueur n'avait pas fait cesser la guerre malgré le fait qu'elle se soit rendu et elle ne savait plus que dire ni que faire. Ni les conseils d'Acuité ni ceux d'Ava ne lui avaient été utiles en ce domaine. Vainqueur renait ses décisions seul et elle n'avait aucune chance d'influer sur ce processus.

Bougeant lentement, elle déplia ses jambes puis se leva de son grabat et rejoignit celui d'Ava. Chez elle, elle était accoutumée à dormir dans son immense couche princière avec Shane ou d'autres esclaves, tout comme elle partageait jeux, bains, promenades et enseignements. Mais sous cette tente, ils en venaient à avoir du mal à se supporter.

Elle se glissa contre son esclave pourtant sans se soucier de décence ni de chaleur. Elle avait seulement besoin de réconfort et Shane dormait. Puis Ava faisait aussi bien l'affaire que n'importe lequel de ses proches, même s'il était sans aucun doute le plus étrange et mystérieux de tous. Allongée sur le flanc, le visage niché dans le creux de l'épaule d'Ava, elle ferma les yeux. Elle avait tellement envie de baisser les bras, mais c'était impossible.

- Comment ferons-nous si quelqu'un découvre que je n'y vois rien ? Tu m'aideras à cacher cette tare, n'est-ce pas ?

Elle avait tellement besoin de lui. Et de Shane. Ils étaient ses yeux. Son intelligence aussi car elle se rendait bien compte qu'elle n'était guère cultivée ni très fine. Jusque là, la danse et les plaisirs avaient largement suffi au bonheur de son existence. Mais depuis qu'elle était au camp des Duchés, elle doutait de plus en plus.

La voix de Shyrin était atone. Elle semblait avoir perdu tout espoir. Ce n’était pas bon, même si je ne pouvais l’en blâmer. Il était difficile de savoir depuis combien de temps nous subissions l’attente, le bon vouloir du roi des Quatre-Duchés et l’ennui autant que l’anxiété qui accompagnait ces moments d’incertitude. Moi-même, parfois, je me demandais si les choses prenaient vraiment la tournure qu’elles devaient prendre. Mais comment être sûr quand les seules choses certaines sont si énigmatiques ? Savoir, sans savoir, est plus frustrant que tout. Un instant, je songeais que le moment était peut-être venu de révéler son destin à Shyrin, pour lui redonner espoir, pour qu’elle comprenne que le Destin l’appelait et qu’elle ne resterait pas ici éternellement, elle devait sortir pour contrarier la roue du temps. Puis cette idée m’apparut mauvaise, presque aussitôt. La princesse ne s’en sentirait que plus mal avec ce poids supplémentaire sur les épaules. Ou disons avec un poids dont elle aurait désormais conscience, en sachant les attentes qu’on avait d’elle. L’ignorance valait mieux pour le moment sans doute.

Néanmoins, Shyrin avait besoin d’une lueur d’espoir rapidement. Je me demandais si j’étais capable de la lui offrir dans de telles circonstances. Je pouvais au moins la distraire, peut-être. Je l’accueilli de bon cœur contre moi lorsqu’elle vint se loger contre mon épaule. Le contact de sa peau chaude sur la mienne, froide, ne fit qu’ajouter à mon mal aise, mais qu’importait ce détail puisqu’il s’agissait de Shyrin et qu’elle avait besoin de réconfort. Je ne bougeais pas, à peine ce qu’il me fallait pour respirer, afin que la princesse fut à son aise et lui répondis d’un ton rassurant.

- Comme toujours.

Même si je n’approuvais que partiellement ce choix de cacher son handicap, je respectais depuis toujours la volonté de celle qui apparaissait aux yeux de tous comme étant ma maitresse. Je n’avais jamais trahis son secret. Et de toute façon, à qui l’auras-je dis ? Je ne devais rien à personne, sauf à Shyrin. Elle était la seule pour qui j’aurais remué le ciel et la terre à la seule fin de la garder en vie, pour qu’elle accomplisse son destin. Et puisqu’on en parle de celui-là…

- Quelle sorte d’homme est-il, ce roi ?

J’avais plusieurs pistes pour nous faire sortir de la guerre, car celle-ci était un frein notre but commun de Prophète et de Catalyseur, Vainqueur se trouvait bien souvent sur le chemin de cette victoire (car nous gagnerions quel que soit le vainqueur, tant que la paix était retrouvée et nous deux libres de nos mouvements). Il fallait pour cela donner un petit coup de pouce à Shyrin.

Les yeux clos, nichée contre Ava comme un chaton épuisé, Shyrin se laissait aller.Le désespoir le disputait à l'amertume en elle à force d'être enfermée là. Mais calée dans les bras de ceux qu'elle aimait, elle arrivait parfois à faire abstraction de leur situation et à prendre un peu de repos. Elle ne songeait plus à danser en revanche, elle n'en avait plus le cœur. Un peu rassérénée par l'étreinte de son esclave, bien qu'il ne bougeât pas, elle laissa doucement échapper un souffle long, comme si elle expirait un peu de son fardeau. Comment était-il, ce Roi Vainqueur ? Voilà une excellente question...

- Je ne sais pas trop... Il est fort, c'est certain. Il ne se laissera pas influencer aussi facilement.

Ses mines de princesse qui mettaient les hommes du clan Cardia à ses pieds ne semblaient pas avoir réellement d'effet sur lui. Il s'en tenait à sa ligne de conduite.

- C'est un homme droit. Et juste aussi, je pense. Pour le peu que je puisse en juger. Mais il semble tenir à cette guerre. J'ai l'impression qu'on ne le fait pas changer d'idée facilement... Il y a cet homme près de lui, le maître d'armes d'...

Elle avait failli dire d'Acuité mais s'abstint. Nul n'était sensé savoir qui était le père de l'enfant d'Acuité. Même pas Shane et Ava. Un secret de plus à ajouter à la longue liste de ses mensonges.

- Ils paraissent proches.

Enfonçant un peu plus son visage dans le creux de l'épaule d'Ava, elle inspira un souffle contraint en se mordant la lèvre.

- Annoncer sa mort... C'était vraiment horrible...

Elle ne s'en remettait pas. Jamais de sa vie elle n'avait raconté un mensonge aussi énorme. L'impact sur Vainqueur et le maître d'armes avait été immense et elle s'en voulait tellement. Cette culpabilité tout nouvelle la rendait malade. Littéralement.

Vainqueur, un roi droit et juste. Si le jugement de Shyrin était fiable, alors notre situation ne demeurerait pas ainsi encore très longtemps. Malgré la force que lui prêtait Shyrin, j’espérais qu’il se serve plutôt de sa cervelle et de la meilleure arme qu’il possède sous la main : la princesse chalcède. Je ne pouvais cependant juger en me basant uniquement sur les dires de Shyrin. Elle avait prouvé, il n’y avait pas si longtemps, qu’elle n’était pas bon juge de la nature humaine et qu’il était facile de la duper. Ses fiançailles montraient bien à quel point elle pouvait se tromper. Aussi réservais-je mon jugement.

Ce qui m’intéressait plus, en revanche, concernait ce que Shyrin ne disait pas. Elle avait interrompu sa phrase avant de la finir. J’en déduisis sans mal qu’elle me dissimulait quelque chose. Ce devait être important pour que même moi je n’ai pas le droit de savoir, à moins que cela ne me concerne directement, mais j’en doutais fort, en de telles circonstances. Inutile de dire que mon esprit chercha à savoir ce que Shyrin cachait en se fixant aussitôt sur le non-dit. Vainqueur fut un moment balayé de mes préoccupations pour comprendre le message caché.

Absorbé par ces recherches, je me demandais si je n’avais pas raté quelque chose lorsque les paroles de Shyrin me parvinrent. La conversation semblait sauter du coq à l’ane et je ne comprenais pas de quoi elle me parlait. Vainqueur n’était pas mort, pour ce que j’en savais, ni cet homme qui était à ses côté. Shyrin n’avait rien dit et l’on n’avait rien su dans cette tente. Une nouvelle de cette envergure nous serait parvenue. Mais comme je tentais de me rappeler si Shyrin avait parlé alors que je réfléchissais, il me sembla que non, et alors je me souvins. Acuité se faisait passer pour morte aux yeux des siens. Et le lien avec la phrase précédente se fit dans mon esprit. Je devais pouvoir finir la phrase en complétant avec le nom de la jeune femme partie dissimuler sa grossesse dans les Montagnes. Devais-je comprendre autre chose, du fait que Shyrin ait voulu dissimuler que l’homme était le maitre d’arme d’Acuité ? Probable, j’y penserai plus tard. Pour l’heure, ma princesse avait besoin de ma présence. J’avais déjà compris que mentir à ce point lui faisait mal. Tricher ou manipuler par ses charmes et ses atouts de jeune fille ne lui posait aucun problème, mais ce mensonge là n’avait visiblement rien à voir avec cela, dans son esprit.

- Était-ce nécessaire de mentir ?

Puisque cela lui posait problème, elle pouvait aussi bien dire la vérité. Mais si elle jugeait le mal nécessaire, alors elle devait l’accepter et ne pas s’en formaliser. Ma question ne portait aucun jugement, je souhaitais simplement qu’elle réfléchisse par elle-même à ce qu’elle faisait. Ses actes lui appartenaient et si elle ne voulait pas de cet ordre qu’elle avait reçu, rien ne l’obligeait à s’y tenir. Elle devait choisir par elle-même si elle voulait être un Catalyseur digne de ce nom.

- As-tu peur ?

Cette question là était plus générale, elle englobait tout ce que la jeune fille vivait à ce moment, j'étais curieux d'en connaitre la réponse. Et pourtant, je ne laissais rien transparaitre. Les yeux fixé sur la toile au dessus de nous, je ne bougeais toujours pas. A quoi bon bouger, de toute façon ? Nous avions si peu d'espace que cela ne faisait que nous renfermer un peu plus. En fait, nous étions comme des lions en cage.

Shyrin resta longtemps silencieuse et immobile, réfléchissant intensément à la question d'Ava. Était-il indispensable de mentir au sujet de la mort d'Acuité ? Aurait-elle pu faire autrement ? Aurait-elle du s'abstenir de faire une telle promesse à la jeune duchesse ? Mais alors, ils seraient partis à sa recherche, ils l'auraient ramenée de force dans les Duchés et mariée au premier venu choisi par son père... C'était la perspective de ce mariage forcé qui l'avait décidée.

- Acuité m'a fait promettre de ne raconter ce mensonge, je ne peux pas manquer à ma parole... Et puis, s'ils la retrouvaient avec son enfant... Ce serait encore bien pire pour elle...

Elle en était certaine. Après tout ce qu'Acuité avait raconté sur son père, le Duc en titre, Shyrin avait fini par être terrifiée par ces gens. La perspective d'être à la merci d'hommes tels que lui la pétrifiait. Aussi n'eut-elle aucune hésitation pour répondre à la seconde question de son esclave.

- Oui, souffla-t-elle sans fausse honte. Vainqueur a dit que mon sort dépendrait également de l'avis de ses ducs. Je ne sais même pas s'ils nous autoriseront à rester ensemble... Et même si Vainqueur se montrait juste et correct, qui sait ce qui se passerait s'il advenait qu'il ne soit plus au pouvoir un jour...

Elle était Chalcédienne, princesse, prisonnière, otage de guerre même, et son peuple était responsable de la soi-disant mort de l'héritière d'un duc. Les raisons ne manquaient pas de lui couloir du mal, c'était certain. Même dans ce campement, même sous la surveillance - et la protection - des gardes du Roi, elle craignait chaque jour pour leur vie et leur intégrité physique. Des soldats rendus fous par les batailles, le sang, les victoires ou les défaites, pouvaient se déchainer au point d'oublier leur humanité. Les pillages et les viols n'étaient pas toujours le fait de barbares sans foi ni loi, après tout.

- Et toi ? tu as peur, Ava ?

Acuité, bien sûr. J’avais déjà compris, étant donné la mascarade à laquelle nous nous étions prêtés. Mais Shyrin n’était pas Acuité. Elle avait ses propres choix à faire. Néanmoins, je devais avouer que la voir se préoccuper du sort d’Acuité alors qu’elle-même était dans de sales draps me rendait fier d’elle.

- C’est très honorable de ta part. Espérons qu’elle profitera de cette nouvelle vie.

D’autant plus que Shyrin ne devait rien à Acuité. Moi en revanche, je lui devais l’avancement de ma quête, elle avait agis là où je n’avais rien fait. Le Destin prenait parfois des voies inattendues.

De plus gros doutes s’emparèrent de moi lorsque Shyrin répondit à ma question. Je n’avais pas prévu que le roi ait besoin de l’avis d’autres personnes pour décider de notre sort. J’avais en revanche envisagé la possibilité qu’on veuille nous séparer, mais je m’étais déjà dit que je refuserai qu’on me sépare de ma “maitresse”, et je ne doutais pas que Shane désire la même chose. Shyrin avait encore besoin de nous, et j’avais besoin d’elle.

- Nous resterons avec toi, promis-je, catégorique. Ni moi ni Shane ne nous laisserons emmener loin de toi.

Là-dessus, je ne pensais pas trop m’avancer. Que feraient deux anciens esclaves fidèles à leur maitresse loin de cette dernière ? Et que l’on ne vienne pas me parler de démarrer une nouvelle vie, car ma vie dépendait de Shyrin.

Quant à la question de la princesse, je ne pouvais pas y répondre. J’avais déjà décidé qu’il était trop tôt pour parler à Shyrin de son Destin, je ne pouvais donc pas lui exposer mes craintes. Les aurait-elle comprises ? Je n’en étais pas certain. C’était donc par une pirouette que j’allais lui répondre.

- Pourquoi aurais-je peur ? Je ne suis qu’un esclave insignifiant, mon Destin repose dans tes mains.

Le ton était léger, et si Shyrin avait pu voir mon visage, elle aurait vu des yeux rieurs. Pourtant j’étais mortellement sérieux, autant que l’expression de mon visage. Le Catalyseur détenait entre ses mains nos Destins à tous.

C'était très honorable de sa part, peut-être, mais ça la détruirait sans le moindre doute. Rongée par la culpabilité et le mensonge, Shyrin ne tenait debout que grâce à la pensée qu'Acuité était saine et sauve avec son enfant dans les Montagnes, qu'elle y recommencerait une nouvelle vie libre et heureuse. Il fallait que l'une d'elles au moins soit libre, sinon tout cela n'aurait servi à rien. L'idée l'effleura que la petite duchesse s'en sortait bien mieux qu'elle-même, prisonnière à vie de ses ennemis et vouée à la solitude, mais c'était le prix à payer pour faire cesser la guerre et échapper aux Fanel, non ?

En ce moment même, elle aurait pu être en train de préparer son mariage avec Bhaal, naïvement heureuse de fabriquer elle-même les chaînes de sa vie d'esclave. Au lieu de ça, elle se faisait doucement à l'idée d'une vie de prisonnière de guerre. Peut-être Vainqueur se servirait-il d'elle un jour, peut-être la donnerait-il à un quelconque nobliau dont il voulait s'assurer la loyauté. Tout otage de guerre qu'elle soit, elle était princesse après tout. Oui, peut-être aurait-elle un jour un époux et des enfants, mais il était bien plus probable qu'elle vieillirait seule, entourée de deux esclaves malheureux, oubliée de tous jusqu'à la fin du règne de Vainqueur.

- Je ferai de mon mieux pour qu'on vous laisse rester avec moi, murmura-t-elle en réponse à la promesse d'Ava.

Il était naïf de croire qu'on leur laisserait le choix. Mais Vainqueur ne lui avait pas paru un méchant homme. Il semblait avoir compris combien elle tenait à ses deux compagnons. Ainsi qu'elle le lui avait dit, elle ferait ce qu'il faudrait pour mériter sa vie et entretenir sa suite. Il n'y avait certes pas grand chose qu'elle sache faire, hormis danser, mais peut-être lui accorderait-on une place dans la suite de la reine lorsque le roi prendrait femme. C'était sans doute ce qu'elle avait de mieux à espérer.

La suite lui donna véritablement envie de pleurer et elle sentit que ses yeux se remplissaient de larmes sous ses paupières closes. Elle n'avait pas besoin de lever la tête pour deviner les traits souriants d'Ava, elle le sentait au ton de sa voix et à la contraction d'un muscle dans son cou. Mais ça ne la rendait que plus triste encore.

- Oh Ava... souffla-t-elle, désespérée. Tu devrais avoir peur car mes mains sont vides, ici. Je suis livrée à la merci de ces hommes. Prions pour que mon père reste longtemps Guerrier de la Nation, sinon je n'aurai plus la moindre utilité pour les Duchés...