Au cœur de la nuit, le désespoir et le vin avaient emporté le Duc de Béarns dans l'inconscience du sommeil. Dans le fauteuil près de l'âtre, ses muscles s'étaient relâchés. Les images et les sensations avaient commencé à changer. D'abord, les sensations.

Il avait retrouvé cette odeur d'herbe fraîche, de bois et de froid. Surtout, le silence. Les sons du quotidien assourdis par la neige et les lainages épais. Le toucher rugueux du tapis sous des pieds. Les gazouillis du petit enfant.

Père et fils étaient sur le tapis devant l'âtre de la cabane de Jordken. Acuité leur tournait le dos, préparant sans doute le déjeuner. Espoir, couché sur le dos, jouait avec ses mains et ses pieds. Brun le regardait d'un oeil distrait, tendre et passablement cerné. Il sculptait un petit ours dans un bloc de bois, insouciant des pelures qui tombaient sur le tapis.

Malgré la fatigue, le Duc ressentait une profonde sensation de bien être. Apaisé comme il l'avait rarement, voire jamais été. Il lui aurait suffi de fermer les yeux pour mourir bienheureux. Tandis que son regard allait de l'ours à son fils et de son fils à l'ours, les battements de son coeur ralentissaient, ses gestes se faisaient plus flous, moins habiles.

Une bûche craqua, Acuité choqua la vaisselle, Brun regarda son fils, puis ses mains. Le couteau ne pelait plus le bois, mais la chair de ses mains. Les lambeaux de peaux tombaient sur le tapis, pourtant, il était incapable de s'arrêter. Le sang coulait à flots, et alors qu'il atteignait l'os, Espoir se mit à pleurer.

Pourtant c'est lui qui pleurait quand il ouvrit les yeux pour découvrir Acuité.

Lorsqu'Acuité s'ancra dans la réalité à nouveau, l'âtre des cuisines ne comptait plus que les braises de la nuit. Elle observa la pièce dans cette demi pénombre propres aux pièces qui ne dorment réellement jamais, pour mieux se situer dans le temps. Un début de mal de tête enserrait ses tempes qu'elle se massa doucement avant de se décider à se lever. Il lui semblait que ses jambes étaient de pierres, d'avoir été repliées ainsi durant...longtemps.
Ajustant son châle, elle se décida à quitter les cuisines, convaincue que ceux qui devaient préparer le pain pour le matin ne tarderait plus. Un rapide regard par la fenêtre lui indiqua que la Lune était encore haute mais qu'elle avait entamé la deuxième partie de sa course.

Elle décia de regarder ses appartements, prête à affronter Brun ou du moins, son ombre. Après une telle soirée, elle doutait qu'il veuille lui adresser la parole et puis, elle lui en voulait un peu aussi, de ne pas défendre les intérets de leur duché ou de leur fils sous pretexte que Vainqueur tait son ami.
Vainqueur était sa famille et pourtant elle n'hésitait pas à faire valoir les droits de son pays ou de ses enfants.
Armée d'une simple bougie, elle regargna son chevet avant de se rendre compte qu'il n'y était pas. Surprise et légèrement inquiète, elle décida de regagner le petit salon dans lequel les mots étaient devenus de nouveaux maux pour eux tous.
Elle poussa la porte avec douceur avant de passer sa tête dans l'entrebaillement. Le feu se mourrait et une masse gisait encore sur ne fauteuil.
Elle s'approcha et déposa la bougie sur la table qui y faisait face. Les lueurs mordorées éclairèrent le visage relativement détendu de Brun.
Avisant la bouteille vide, elle soupira doucement. Chacun noyait son chagrin à sa façon.
Elle dans les ténèbres et lui dans la boisson.

Après avoir rajouté deux buches, elle revint se planter près de lui, observa un moment ses traits agressés par le temps mais fidèles à lui-même. Elle le trouvait toujours aussi beau, même marqué de la sorte, son avis n'avait jamais changé, pas plus que ses sentiments, mêmes s'ils s'étaient transformés après des enfants et des années difficiles.
Avec le recul, elle se disait qu'elle n'aurait pas voulu d'un autre que lui pour affronter tout ça.

Mue par une émotion certaine, elle se pencha pour l'embrasser sur le front et stoppa son mouvement lorsqu'elle le vit les larmes qui roulaient sur ses joues. L'incompréhension lui fit froncer les sourcils alors qu'il ouvrait les yeux.

- Tout va bien ? demanda-t-elle alors dans un murmure en inclinant la tête sur le côté.

L'inquiétude peignait ses traits tirés par sa session d'Art. Elle hésita puis dans un mouvement d'affection, presque maternel, elle posa sa paume sur sa joue et essuya l'eau de son pouce.

Brun n'essaya pas de déchiffrer les émotions – ni les mots –d'Acuité. D'abord, encore traversé par la douleur lancinante de son rêve, il regarda ses mains. Intactes et tremblantes. Puis il sentit la main de sa femme se poser sur sa joue. Alors il la recouvrit des siennes et enfouit son visage dans toutes ces paumes ouvertes.

- Je ne peux plus...

Les mots s'échappaient de lui comme les sanglots, avait-il déjà pleuré ainsi, petit garçon ? Il ne se souvenait pas, il ne se souvenait que de ses deuils et de ses erreurs. Il avait honte, de ces erreurs et de ses pleurs, et se cacha plus avant dans les jupes d'Acuité, dans le tissu, contre la chair.

- Je voudrais... tout recommencer...

La douleur refluait avec les souvenirs heureux. Il ne sentait plus le bois et les herbes, mais la pierre et le vin. Brun vit le salon, il sentit Acuité, et desserra l'étreinte qu'il avait nouée autour de sa taille pour se rétablir contre le dossier de son fauteuil. Honteux, il essuya ses larmes dans sa manche et regarda le feu, ne pouvant affronter le regard de sa femme.

- Je voudrais que nous n'ayons jamais menti à notre fils, regretta-t-il, comme si ces mots coupables pouvaient changer quelque chose.

Que n'aurait-il pas donné pour changer les mots prononcés devant les Pierres Témoins ? Pour avoir reconnu Espoir plutôt qu'adopté ? Aujourd'hui il avait perdu son fils en plus de sa fille, et il renonçait au père qu'il aurait pu être. Espoir était perdu, Victoire était morte et Liberté repartait à Castelcerf avec ses espoirs de fraternité.

Avec les années, les deuils et les responsabilités, la tendresse avait déserté le foyer. D'autres émotions, d'autres rituels s'étaient imposés. Aujourd'hui pourtant, une lueur de cette affection refit subitement son apparition lorsque le Duc recouvrit la main de sa femme des siennes.
Acuité en fut surprise, s'étant attendue à tout sauf à cela.
Elle n'avait pas bougé pour autant, le coeur gonflé par cet aveu, par cette faiblesse que l'homme qui partageait sa vie, lui dispensait à demi-mot.

Il pleurait et ces sanglots signifiaient plus aux yeux de la Duchesse que les mots. Brun avait toujours eu cette figure d'homme fort, intransigeant sur lequel elle savait pouvoir se reposer, même si elle rechignait à le faire.
Les épreuves de la vie les avaient éloignés.
Cette-nuit là pourtant, il se dévoilait vulnérable, à bout de force.

Lorsqu'il étreignit sa taille avec force, elle eut peur alors. Peur qu'il veuille en finir, tout comme elle, peur qu'il regrette cette vie qu'elle lui avait imposé, peur qu'il la haïsse comme elle pouvait se haïr parfois.
Elle avait craint des paroles dures et difficile à entendre, alors qu'il la relachait et que son regard se perdit dans le feu. Elle avait craint ses regrets ou ses remords, peu importait, elle savait qu'elle était responsable des uns comme des autres.
Elle demeura un instant face à lui, qui ne la regardait pas, immobile dans le silence, cherchant par quels mots ou par quels gestes, elle pourrait le soulager de ce poids.

Enfin, elle s'accroupit face à lui et tendit sa main vers son visage, posant à nouveau sa paume contre sa barbe pour l'inciter à rencontrer son regard.

- Je suis désolée, énonça-t-elle doucement, le coeur au bord des lèvres et les yeux humides. Je sais que ce n'était pas la vie que tu souhaitais. Je le sais et pourtant, pourtant la seule chose que je regrette, c'est de ne pas avoir mieux contrôlé ma magie, la nuit où Espoir est venu au monde.
Sans l'Art, tu aurais pu vivre ta vie. J'ai été égoïste, je le suis toujours.

N'était-ce pas elle qui s'était glissée dans sa chambre profitant de son ivresse ? Elle toujours qui avait essayé de lui cacher sa grossesse ? Elle encore qui l'avait laissé repartir sans pour autant le libérer de ses chaînes ? Elle toujours, qui avait fomenté ce mariage arrangé entre eux ?
Elle inspira profondément en fermant les yeux un court instant, puis reprit, une larme roulant sur sa joue :
- Si tu es d'accord, je vais dire la vérité à Espoir. Il est temps, je crois. J'ai peur que...j'ai peur que ce mensonge ne finisse par tous nous dévorer. Nous avons déjà perdu Victoire, je ne veux pas perdre Espoir mais, cette décision doit lui appartenir.

Comme souvent, et comme son fils auparavant, Acuité interpréta les paroles de Brun à l'opposé de ce qu'il essayait d'exprimer. Confusions et malentendus les avaient souvent amener à se déchirer, mais cette nuit le Duc n'avait plus la force de tempêter, ni même de s'indigner, que sa femme lui fasse toujours si peu confiance après toutes ces années. Sans doute qu'il s'exprimait mal ; sans doute que son attitude fuyante prêtait à douter de l'amour qu'il portait à sa famille.

- Je n'ai jamais regretté notre mariage ni nos enfants, se défendit-il sans se battre, cédant facilement à la caresse d'Acuité, si douce et si cruelle.
- Toi aussi, tu aurais préféré rester dans les Montagnes ? Espoir pense que son père est Montagnard et que je suis venu vous arracher à votre refuge.
Il eut un rire sans joie.
- Peut-être n'a-t-il pas tout à fait tord...
Son tord, à lui, avait été de faire confiance à Vainqueur. Vainqueur avait fait de lui un oiseau de malheur. Sans la malédiction du Roi, Acuité et Espoir auraient pu rester à Jhaampe, avec ou sans lui.

Les aurait-il rejoint, si Espoir n'avait pas été menacé ? Serait-il resté ? Acuité n'avait pas besoin de lui ; elle était plus que bien entourée. Elle avait des amis, elle aurait eu un compagnon, et Espoir, le père Montagnard qu'il appelait de ses vœux.

Brun cueillit la main d'Acuité sur sa joue et la serra fort.
- Je ne suis pas le père qu'il veut. Moi, je n'ai plus grand chose à perdre ; mais toi, il t'en voudra. Je ne sais pas...
La vérité ne ferait-elle pas plus de mal que le mensonge ? N'était-il pas trop tard ?
- Il a encore besoin de toi... pour l'Art. Il m'a dit qu'il déroutait les Pirates.

- C'est moi qui serait égoïste à te demander aujourd'hui de rétablir la vérité, conclut-il, désabusé.

Acuité était toujours en proie à ses regrets, à sa culpabilité. Cependant, Brun lui indiqua clairement qu'elle n'avait pas à l'être. Il ne regrettait ni le mariage ni les enfants.
Cet aveu la soulagea à un point qu'elle n'aurait jamais cru et une nouvelle larme roula, de cicatrisation cette fois.
Il n'y avait pas à revenir sur le sujet. Elle n'était pas certaine de le croire en cet instant mais elle voulait leur laisser cette chance.

- C'est lui qui t'a dit ça ? demanda-t-elle, surprise qu'une telle idée ait traversé l'esprit de leur fils. Elle n'avait jamais rien laissé entendre en ce sens.
Elle réfléchit un instant, le regard tourné vers le feu.

- J'aurais choisi n'importe quoi pour vous préserver tous les deux. Les Montagnes semblaient le meilleur refuge pour te protéger toi de l'opprobre et lui...d'un destin qu'il n'aurait souhaité.

Cela englobait la mort ou ce mariage.
- Mais il se trompe, ce n'est pas toi qui nous a arraché aux Montagnes. Nous aurions pu y rester tous les trois et les choses auraient été différentes.

Oui, ils auraient pu avoir une vie très différente mais le Destin en avait décidé autrement. Pour elle, ces épreuves avaient renforcé son amour pour lui et pour ses enfants.
Il serra fort sa main sur sa joue et elle vint poser sa main libre sur son genou en plantant son regard dans le sien.

- Ce n'est peut-être pas le père qu'il veut mais c'est celui dont il a besoin. Il ignore tout de cette histoire. Alors, il m'en voudra certainement de lui avoir menti tout ce temps mais, il finira par comprendre pourquoi nous l'avons fait. Tu es son père, mon époux, mon amour. Il a aussi besoin de toi.

Elle s'humecta les lèvres délicatement et ajouta sachant d'ors et déjà que la suite ne lui plairait pas.
- Je sais pour les pirates, je l'ai fait aussi cette nuit. Je crois qu'il est temps que je me remette à l'Art et pour ça, tu sais que moi aussi je vais avoir besoin de toi.

Parce que sa plus grande peur était de se perdre dans la magie, il lui fallait savoir que quelqu'un attendait son retour pour se focaliser sur ce point et la soutenir dans sa démarche.

- Et il n'y a rien d'égoïste la dedans.

Brun aurait tant aimé croire aux paroles d'Acuité.
Croire, que Vainqueur était responsable plutôt que lui, du paradis perdu.
Croire, qu'Espoir avait encore besoin de lui. Croire qu'Espoir pouvait comprendre et pardonner. Croire que ce qui restait de leur relation pouvait encore être réparée.

Ce soir Brun avait résolu d'arrêter d'espérer l'amour de son fils, sinon la sauvegarde de son Duché. Il était trop douloureux d'espérer. Il sentait encore la morsure de la lame sur ses doigts, qui se refermèrent sur la robe d'Acuité. Il l'attira sur ses genoux et se blottit contre elle.

Comment pouvait-elle être à la fois si proche et si lointaine ? Si proche, qu'il pouvait sentir sa peau frémir et respirer, cette peau dont le parfum n'avait pas changé. Si lointaine, qu'elle ignorait ce qu'il savait et savait ce qu'il ignorait, sur son fils, l'Art et le reste. Si lointaine qu'ils ne gouvernaient plus ensemble, et qu'il avait renoncé, encore, à peser sur ses décisions stratégiques, comme le montrait son silence.

Allait-il la laisser offenser la Couronne ? Allait-il la laisser jeter son esprit dans la mer ? Y avait-il d'autres solutions ? D'autres solutions que de faire face ensemble, puisque malgré leurs désaccords, elle disait avoir besoin de lui ?

N'ayant pas la réponse à ces questions et au gouffre qu'elles ouvraient sous ses pieds, Brun resta caché contre la peau de sa femme. Il avait trop peur de ce que l'avenir pouvait encore leur réserver, incroyant de la justice des dieux, homme sans Espoir.