Acuité s'était assurée que tout soit en place pour l'arrivée du Roi et de la Reine mais aussi pour les festivités du lendemain. On fêtait l'anniversaire d'Espoir et comme le trajet depuis Cerf prenait un certain temps, sa Majesté leur faisait l'honneur de venir la veille, afin de s'épargner la fatigue du trajet le jour même.
La Duchesse avait passé toute la matinée à faire le tour des différents nobles de Béarns mais aussi des paysans afin de s'assurer que les denrées demandées arriveraient en début d'après-midi, afin que les domestiques du château puissent à leur tour s'affairer.
Les cuisines dans lesquelles elle venait de pénétrer étaient en pleine effervescence. En dehors des buffets prévus pour le Roi et la Reine, il y avait également les tablées à préparer pour le bourg, le lendemain. C'était un choix de la Duchesse : célébrer l'anniversaire de son fils en gâtant son peuple. Il en avait toujours été.
Les tables seraient dressées dès le lendemain sur la place principale du bourg afin que tout individu puisse manger et boire à sa faim.

Cette année plus que toutes les autres, cette fête devait être sans nuage. Pas pour la présence du Roi non, mais bien parce que après toutes ces attaques, le peuple de Béarns devait entrevoir la lumière et l'espoir.
L'hiver leur apporterait un nouveau souffle mais dès le printemps, il faudrait repartir sur les côtes et en mer pour les protéger. On manquait de bois pour les bateaux et de toile pour les voiles.
Acuité se mordit l'intérieur du pouce. Elle n'avait pas encore défini le mariage auquel elle songeait pour Espoir. Evidemment, il faudrait de l'argent, des matières premières et quantité de nobles Béarnois ou Cerviens pouvaient répondre à ces conditions. Mais Acuité souhaitait également élargir ses horizons et surtout, barrer la route aux Lunabille dont les accords et les mariages effectués depuis des années leur donnaient la main sur Rippon, Haurfond et Bauge.
Elle aurait souhaité en parler à Brun mais depuis leur dernière dispute à Castlecerf, ils n'avaient guère discuté. Leur mariage battait de l'aile, pire, il était aux aboies.
Aussi avait-elle préféré se recentrer sur la gestion du Duché plutôt que sur son mariage.
Un des marmitons l'interpella alors, afin de lui faire goûter un des petits pains tout chaud qui sortait de cuisson. Badigeonné de miel, il fumait encore en dégageant un parfum floral et sucré. Avec un sourire aimable, elle ne se fit pas prié et il fut soulagé de voir que la Duchesse mangeait. Ses tracas l'avaient amaigrie et tout le monde ici ne pouvait l'ignorer.

Lorsqu'on lui assura que les porcs prévus pour être rôtis ne tarderaient pas à arriver, elle daigna enfin quitter les cuisines pour se rendre dans les appartements qui seraient placés à disposition pour le Roi et sa nouvelle Reine.
Sa main caressa la couverture sur le lit en songeant que seule Shyrin avait partagé ces appartements avec Vainqueur et aujourd'hui, une autre laisserait son empreinte. Elle ravala une larme qui piquait le coin d'un de ses yeux sombres et se fit violence pour ne pas se laisser gagner par les émotions. Ces deux jours allaient être cruciaux, elle ne devait pas flancher. Et comme il s'agissait de Vainqueur, elle ne pouvait véritablement compter sur Brun.

Après s'être assurée que tout était en place, elle regagna ses propres appartements et s'apprêta à son tour, afin d'être disponible pour accueillir la délégation royale.
Espoir avait disparu depuis le petit matin, elle ne s'en formalisa pas. Comme toujours, il était mal à l'aise face à tous ces préparatifs et avait certainement dû se rendre dans la forêt la plus proche, afin d'artiser. Quand à Brun, elle n'avait pas la moindre idée de l'endroit où il pouvait se trouver mais elle décida ne pas avoir le temps de s'en préoccuper.
Elle enfila une robe d'un jaune doré, agrémentée de broderies et lacets de cuir. Sur ses épaules, elle plaça sa capeline d'hermine et dans ses cheveux, deux peignes en cuivre qui relevaient ses cheveux afin de dégager son visage.
Comme à son habitude, elle était sobre et élégante, sans montrer une quelconque opulence. C'est en fin d'après-midi qu'un page vint la chercher pour la prévenir que le Roi arrivait.
Le soleil d'hiver s'assombrissait déjà et de lourds flocons se mirent à tomber.
Alors qu'elle traversait la cours de Castellonde afin de se rendre aux remparts, elle s'arrêta un instant sous la neige et prévint son fils par la magie. Il était temps de rentrer.

Sous ses royales fourrures et sur son royal destrier, Vainqueur franchit les portes de Castellonde. Il chevauchait aux côtés de sa Reine, suivi par une dizaine de courtisans et autant de soldats. Il aurait volontiers invité davantage de ses gens, afin de divertir sa cour et d'animer les murs froids de Castellonde, mais Désirée l'en avait dissuadé. Il s'agissait avant tout de l'anniversaire d'Espoir, avait-elle insisté. Vainqueur se contentait donc de quelques jeunes gens, parmi lesquels Chance Loinvoyant et Aurore Lunabille, et quelques fidèles dont plusieurs connus de Brun. Espoir et Liberté avaient déjà rejoint Castellonde depuis quelques jours avec leur tante Dévouée. L'absence de la Dame de compagnie se faisait davantage sentir que celles des héritiers Béarnais, si discrets. Mais l'absence qui marquait le plus Castelcerf, était celle de la Reine-Servante, partie en Haurfond avec les Lunabille. Vainqueur n'avait pas autant de nouvelles de sa part qu'il l'aurait espéré. Seule la compagnie de sa femme et de ses fils parvenaient à le divertir de son inquiétude. Cette fête tombait à point nommé pour lui changer les idées, bien que la bise glaciale et la vue d'Acuité, tirée à quatre épingles, ne lui réchauffent guère les chairs.

N'importe qui d'autre aurait pourtant trouvé que la Duchesse était encore belle, dorée de poil et de robe sous la neige qui commençait à tomber, au milieu de la cour pavée. Mais Vainqueur n'avait que trop l'habitude de son air fier voire pincé. Pour tout dire, il ne lui avait pas pardonné son manque d'enthousiasme lors de ses épousailles, comme Acuité ne lui avait pas pardonné - et ne lui pardonnerait jamais - sa faute passée. L'union de leurs enfants, le soutien indéfectible de la Couronne face à l'adversité, les liens de sang et d'amitié, rien ne semblait jamais suffire à Acuité Loinvoyant, l'effrontée.
- Ah, le soleil Béarnais ! s'exclama le Roi, offrant aux flocons son visage rougi par le voyage, avant de mettre lourdement pied à terre.
Il sourit à sa petite cousine et alla aider sa femme à descendre. Désirée saisit sa main du bout des doigts et mit gracieusement pied à terre, avant de se fendre d'une élégante révérence devant la Duchesse de Béarns. Elle portait la fourrure de lapin des neiges qu'Acuité lui avait offert pour ses noces. Les deux femmes échangèrent des politesses. Vainqueur regardait ailleurs.

- Où est Brun ? demanda-t-il dans le silence ouaté de la neige, ou de sa maladresse.

Acuité avait vu la délégation arriver de loin. Comme elle s'en était douté, Vainqueur n'avait pas pu venir en petit comité. Les yeux plissés sous la neige tourbillonnante, elle avait décompté chacun puis soupiré avant de redescendre des remparts. Le froid lui teintait les jours en rose et lui gelait le bout des doigts. Elle n'en avait cure, Béarns était son foyer et la glace ne l'avait jamais dérangée. Portant ses mains dans les poches de sa large cape en hermine, elle regagna la cours d'un pas leste en prenant garde de ne point glisser. Ses pieds aussi étaient habitués et ses mouvements s'orchestraient naturellement.
Lorsque Vainqueur arriva le premier, elle retira les mains de ses tissus chauds et les noua devant elle dans cette attitude presque austère qu'on lui prêtait.

Force était de constater que face à tous ces courtisans et gardes, elle ne pouvait de toute manière pas faire autrement. Brun n'était pas présent pour accueillir le Roi, elle avait pensé qu'il serait là au moins pour accueillir le meilleur ami qu'il était. Légèrement contrariée, elle n'en laissa rien paraitre. Duchesse elle était, bien avant que Brun soit son époux, elle ferait sans lui.

Elle se força à sourire face à la remarque de Vainqueur, accueillant l'insulte comme elle accueillait le Roi : avec la dignité que son rang et son histoire lui réclamait.
Avec un peu plus d'amertume, elle l'observa aider la Reine à descendre de sa monture. Shyrin aurait dû être présente. Plus que la venue de Vainqueur, c'était bien la présence de cette nouvelle Reine qu'Acuité avait du mal à accepter. Au moins avait-elle eu la délicatesse de porter la fourrure offerte pour les noces. Dès que celle-ci eut posé le pied à terre, Acuité s'avança pour la saluer.
Les domestiques s'affairèrent immédiatement avec la délégation toute entière. Nul besoin de donner des ordres, ici chacun savait ce qu'il avait à faire.
Vainqueur regardait déjà ailleurs et Acuité se demanda s'il jaugeait de l'état de Castellonde. Ses réflexions furent de courtes durées cependant, comme il mentionnait l'absence de Brun.

- Très certainement entrain d'achever les préparatifs pour la surprise de demain avec mon garde chasse.

Surprise qu'elle gâchait dès à présent en mentionnant ce dernier.

- Avez-vous fait bon voyage ? Venez vous réchauffer à l'intérieur.
Et dans toute sa délicatesse de Duchesse, il était difficile de savoir si elle s'adressait au Roi, à la Reine ou à toute l'assemblée.

A la mention du garde-chasse, la déception de Vainqueur s'envola aussi vite que l'avait provoquée l'absence de son ami. Brun lui préparait une chasse royale ! Ils allaient sans doute bien s'amuser !

Le Roi se fendit d'un large sourire, bien que demeurant silencieux. Désirée s'était chargée de répondre à sa cousine, qu'ils avaient fait bon voyage, qu'ils la remerciaient de son invitation et qu'elle était enchantée de découvrir Castellonde. Elle n'avait jamais vu le château, et lui... lui n'était pas venu depuis les funérailles de Victoire. La compassion qu'il avait pu ressentir pour le couple Ducal s'était vite effacée lorsqu'il avait perdu sa Ryn, la même année maudite.

Soudain il eut froid comme un vieil homme, et hâte de se réchauffer. Précédé par Acuité, au bras de son épouse et suivi de ses gens, le Roi entra dans Castellonde.

Comme attendu, le Roi sourit de toutes ses dents encore blanche malgré son âge. Acuité eut envie de se détourner pour grimacer face à cette réaction. Vainqueur était aussi prévisible que l'arrivée de la neige en Béarns et bien trop facile à contenter à son goût. Ce nouveau mariage n'en était-il pas la preuve ?
Ses récentes alliances tout autant. Heureusement, Désirée, la nouvelle Reine, s'occupait de la bienséance en répondant à ses questions. Elle hocha la tête avec humilité et la gratifia d'un sourire un peu forcé. Recevoir la remplaçante de Shyrin en ses murs serait une nouvelle épreuve et comme elle s'y était attendu, Brun ne serait pas à ses côtés. Mais pour leur fils, elle ferait ce qu'elle avait à faire : rompre ses fiançailles stupides orchestrées par le Roi.

Forte de nouvelles convictions, elle invita le Roi et la Reine à venir se réchauffer entre les murs du château. Et tandis qu'ils se mettaient en marche, la procession de gens et de domestiques se mit également en branle.
La grande salle était agrémentée d'une très large cheminée qui offrait une chaleur plus que bienvenue. On avait dressé une estrade sur laquelle une longue table accueillerait le couple royal ainsi que plus modestement, duc, duchesse et autres membre de la haute bourgeoisie.
En contrebas, d'autres tables avaient été installées pour les gens, les suites et plusieurs ménestrels jouaient déjà lorsque tout le monde s'installait.

On retira les fourrures des gens importants et on leur servit un bon verre de vin chaud pour achever de réchauffer les corps et les esprits. Espoir fit son apparition avec l'humilité qui le caractérisait, salua come il se devait Vainqueur et sa Reine, puis vint s'assoir aux côtés de sa mère.
La grande salle ne possédait pas le faste de Castlecerf, pour certains elle aurait pu paraitre sombre et austère à l'image de l'ancien duc, mais en réalité, elle brillait surtout par sa simplicité, sa rusticité et les teintures colorées qu'Acuité avait fait installer en souvenir des Montagnes.

Le Roi apprécia la chaleur de l'âtre et du vin. L'ambiance festive chassa les tristes souvenirs. Vainqueur s'assit à la place d'honneur et sourit à chacun : Espoir et Liberté, Dévouée et Mésange qu'il eut plaisir à revoir, ainsi que les quelques nobles qui présentèrent leurs hommages. La conversation allait déjà bon train, comme on pouvait l'attendre de Chance, Aurore et Dévouée. Laissant la jeunesse babiller, le Roi écouta le chant des ménestrels et caressa le chien assis à ses pieds. Il se sentait étrangement serein, malgré l'absence intrigante de Brun.

- Quelles nouvelles de Béarns ? demanda-t-il à Acuité, bien que persuadé de déjà connaître les plus importantes.
Il y avait certainement des faits ou des unions mineurs dont il n'était pas au courant. Il s'agissait surtout de témoigner de l'intérêt à sa cousine qui avait eu la grâce de l'inviter à l'anniversaire d'Espoir, comme ça n'était encore jamais arrivé. Etait-ce une main tendue pour lui signifier que le passé était oublié ? Un moyen de se faire pardonner sa froideur lors de ses noces ? Ou de fixer enfin la date des épousailles de leurs chers enfants ?

Le regard du Roi dévia vers Espoir. Il n'était pas devenu un homme de la trempe de son père, mais c'était un Artiseur de talent. L'esprit du jeune homme rejoignait-il chaque jour celui de sa fiancée, malgré les Duchés qui les séparaient ?
Quelles nouvelles d'Aimée ? l'Artisa le Roi, question silencieuse qui suivait celle à sa mère, et où perçait l'inquiétude d'un père.
Sa sérénité avait été de courte durée.

Le banquet commençait bien. Vainqueur souriait à tout va et semblait satisfait des personnes présentes et de l'ambiance actuelle et ce malgré Brun qui brillait par son absence. Acuité fulminait intérieurement, face à cette nouvelle désobligeance de son époux. Elle savait toutefois qu'ils n'en parleraient pas, jamais. Depuis le décès soudain de Victoire, leur couple s'était dégradé. Dans une incompréhension glaciale et une souffrance commune bien que subi par chacun, leur relation était aussi étiolée que l'Art de Brun.
Le duc et la Duchesse faisaient front ensemble sur la gestion des attaques et de Béarns mais en réalité, tout ceci n'était que façade. Ils ne s'entendaient plus, Acuité doutait même qu'il ne l'aime encore, elle s'y était résignée.
Pour sa mère toujours présente, elle montrait un sourire et un visage serein. Par Eda, il lui était impossible d'imaginer la déception sur les traits de celle qui l'avait élevée et aimée.
Pour ses enfants, même s'ils étaient grands et moins naïfs que leur grand-mère, elle tachait de conserver sa dignité et faire montre d'amour familial.
Les relations avec Dévouée étaient plus complexes de part la différence d'âge des deux soeurs mas surtout du fait de la relation entre cette dernière et la nouvelle Reine. Elle aurait dû se réjouir de cette si bonne place mais le vivait plutôt comme une trahison envers Shyrin, à ses yeux, la seule Reine des Duchés.

Au milieu des babillages et de la musique des menestrels, le Roi prit la parole pour elle seule. Elle posa sur lui un regard aiguisé mais déjà, le sien déviait sur Espoir. Elle sut qu'il l'artisait.
Demandait-il des nouvelles d'Aimée par le lien magique ? Elle se convainquit que non, sa fille pouvait l'artiser en personne.
Aussi, lissant sa robe sous la table comme si elle souhaitait replacer sa serviette, elle sourit à son tour et répondit avec la simplicité qui la caractérisait et la franchise, surtout :

- Avec l'approche de l'hiver, les attaques se sont calmées. Les tempêtes nous protègerons jusqu'au printemps et nous permettrons de mieux nous préparer afin de pouvoir les repousser dès les premiers bourgeons. J'ignore encore ce qu'ils cherchent et ne puis me contenter d'imaginer qu'ils ne veulent que tuer et piller.

Elle prit une gorgée de vin chaud et ajouta :
- Peut-être leur prêté-je trop d'ambition mais comment pourrait-il en être autrement dans le monde que nous partageons ? A ce sujet, je vous remercie mon Roi et grand cousin d'avoir répondu présent pour l'anniversaire d'Espoir, c'est un grand honneur. J'espère pouvoir m'entretenir avec vous plus tard pour une affaire importante.

Prenant une nouvelle gorgée, elle ordonna également à un page de venir servir le Roi et la Reine des premiers morceaux de viande cuits à l'immense cheminée de la pièce.

- J'aurais aimé que Brun soit présent mais comme on pouvait s'y attendre, il est encore fâché.
Cette dernière phrase fut presque murmurée de manière à ce que seul Vainqueur puisse l'entendre. Et pour la ponctuer, elle lui offrit un sourire désolé.

Vainqueur n'eut guère le temps de s'attarder sur le silence d'Espoir, car sa mère répondit vite et longuement. Ses propos sur les attaques pirates n'étaient guère une surprise, pourtant le Roi s'étonna de ses questionnements. Pourquoi les pirates chercheraient-ils autre chose que le pillage ? N'étaient-ce pas ce qu'ils faisaient depuis des décennies ? Eux et les chalcédiens ? Fallait-il s'interroger sur les motivations de l'ennemi ? Pourquoi ? Comment ? Les pirates ne se laissaient pas prendre vivants. Jamais ses soldats n'avaient pu leur extorquer les secrets de ces navires que les Duchés ne savaient pas fabriquer.

Perdu dans ces pensées, le Roi rata la transition avec le sujet de sa présence ici. Quel était le rapport ? Pourquoi Acuité était-elle si formelle ? Quelle était cette "affaire importante" dont elle voulait lui parler ? Etait-ce la vraie raison de son invitation ? Etait-ce la raison de sa dispute avec Brun ?

Intrigué, le Roi piqua sa fourchette à dans la viande tendre qu'on lui avait servie et mâcha. Le sang et le jus lui emplirent la bouche. C'était savoureux. Vainqueur fit passer avec une gorgée de vin et répondit :
- C'est un plaisir d'être ici, et c'est bien naturel. Espoir est mon gendre.
Le Roi posa son regard brun, surmonté de sourcils blancs, sur le jeune homme toujours silencieux, puis revint à sa mère.
- Sois assurée que la protection du Royaume reste ma priorité. Quant à Brun, il ne va pas tarder.

Vainqueur semblait très sûr de lui. Brun ne manquerait pas un repas avec lui, le Roi, son meilleur ami : ils ne passaient plus tant de temps ensemble désormais. Il doutait qu'Acuité veuille lui raconter ses histoires de coeur, aussi ne lui posa-t-il aucune question. Brun et Acuité avait toujours eu une entente difficile, et la perte de leur fille n'avait pas arrangé les choses. En son fort intérieur, le Roi restait persuadé qu'ils n'avaient jamais été faits pour être ensemble, et qu'ils n'auraient jamais dû l'être. C'était l'un de ses vieux désaccords avec Shyrin. Et ça n'était pas le sujet de sa curiosité.

Quelle est cette affaire importante ? demanda-t-il par l'Art à sa petite cousine, bien que sachant qu'elle y répugnait.
Par la magie Loinvoyant, ils pouvaient converser au milieu de tous, en toute intimité. Vainqueur n'avait pas l'intention d'échanger des politesses et des banalités pendant tout le dîner, bien que la viande fut fameuse.

Espoir est mon gendre.
Acuité aurait préféré qu'il ne mentionne pas ce statut car elle comptait bien y mettre un terme. Ne pouvait-il pas dire qu'il s'agissait simplement du fils de sa petite cousine ? Ou bien d'un autre membre Loinvoyant ? Cela eut été préférable. Aussi, elle se demanda pourquoi Vainqueur ne voyait en Espoir qu'un gendre. Était-ce une manière de nier sa vile tentative d'assassinat ?
Elle retint une grimace et l'observa attentivement, tandis qu'il posait son regard sur son fils cherchant ainsi à percer le mystère de ses pensées.

Le Roi ne s'attardât cependant pas sur le jeune homme et revint à elle assez rapidement afin de lui assurer sa volonté de faire de la sécurité de Béarns une priorité. Dans la foulée, il formula la même assurance quant au retour de Brun. Acuité ne crut ni à l'une ni à l'autre de ses affirmations.
Béarns se battait depuis longtemps contre les pirates tandis que Vainqueur renforçait ses alliances avec Rippon. Comptait-il abandonner le Duché de la seconde branche familiale ? Cette idée l'avait par le passé, traversée de nombreuses fois.
Quand à Brun, force était de constater qu'elle connaissait à présent mieux son époux que son meilleur ami pouvait prétendre.
Elle reprit une gorgée de vin pour se débarrasser de ses pensées dans la foulée et manqua de recracher le contenu de son verre lorsqu'elle sentit Vainqueur rôder autours de ses murailles mentales.
Comment osait-il par El ?

Avalant rapidement pour éviter tout accident d'étiquette, elle reposa son verre et toussota dans la serviette initialement posée sur ses genoux.

Une affaire suffisamment importante pour en discuter de vive voix plutôt que par la biais de la magie. Ce n'est ni l'endroit ni le moment pour le faire et je te serais grée de ne pas m'imposer l'Art sous mon propre toit. Je ne fais pas partie de ton clan et n'ai aucun compte à te rendre par ce biais.

Le simple fait qu'il ait pris la liberté de le faire lui hérissait le poil. Mais elle était l'hôte de ce petit banquet d'accueil et les regards étaient aussi rivés sur elle. Reprenant contenance, elle afficha un sourire aimable dont elle avait le secret depuis sa jeunesse. Un vestige de l'éducation de son père qui lui donnait la capacité de conserver l'élégance en toutes circonstances.

- Quelles nouvelles de Cerf ? Et de Rippon ? demanda-t-elle en incluant naturellement la nouvelle Reine dans la conversation.

Une manière certaine de détourner l'attention du Roi, même si elle rechignait à intégrer la Lunabille dans son entourage, elle ne pouvait ignorer que leurs familles étaient liées. Le doute cependant la poursuivait quant à l'origine douteuse qui entourait la naissance des enfants Lunabille. Combien de temps la liaison entre Vaillant et Chiara Lunabille avait-elle duré ? Que ferait Vainqueur s'il l'apprenait ?
Elle n'avait aucune certitude sur la légitimité des enfants mais pouvait toutefois semer le doute dans l'esprit du Roi. Cette carte, qu'elle conservait dans sa manche depuis si longtemps, pourrait bien lui servir si Vainqueur ne se montrait pas raisonnable dans la rupture des fiançailles d'Aimée et d'Espoir.

Les jointures de Vainqueur blanchirent autour de sa fourchette et ses mâchoires saillirent sous sa barbe. Il était le Roi et il n'avait guère l'habitude qu'on lui claque la porte au nez, fusse par l'esprit. Ses dents serrées remâchaient les mots mentaux de la Duchesse de Béarns, qui lui semblaient d'autant plus offensants qu'ils étaient contestables. Car c'était à lui de décider, fusse-t-il invité en ces lieux, l'endroit et le moment pour discuter des affaites importantes. Car Acuité faisait partie de ses Artiseurs, bien qu'il l'eut laissée quitter Castelcerf pour Castellonde, et bien qu'elle eut tourné le dos à la magie - osé, même, y fermer son époux sans son royal consentement. Acuité Loinvoyant avait des comptes à lui rendre par ce biais et par tous les autres. Il était le Roi des Duchés, bon sang !

Sous la table, un main légère se posa sur sa cuisse. Vainqueur se détendit à ce contact, bien que Désirée ne le regardât pas. Elle répondait à la question de la Duchesse à laquelle lui, ne daigna pas répondre. Pourquoi répondre à ceux qui ne lui apportaient aucune réponse ? Le silence d'Espoir s'ajoutait à celui de sa mère pour blesser l'orgueil du Roi, voire piquer son inquiétude. Pourquoi ferait-il bonne figure ? Par son Art, que lui, ne barricadait pas, par son Art que lui goûtait à sa juste valeur, Vainqueur laissa la Duchesse et son fils prendre connaissance de son mécontentement, tandis que la Reine donnait des nouvelles des Lunabille, ne pouvant guère vanter la prospérité de Rippon ni s'aventurer vers Haurfond, et se contentant donc de parler de Songe, d'Aube et de leur fille Aurore, qui siégeait à cette table et rosit à ces présentations.

Vainqueur ne desserra guère les dents que pour la viande et le vin, jusqu'à ce qu'il aperçoive Brun qui traversait la salle comme s'il essayait de ne pas se faire remarquer, cause perdue pour un Duc et qui plus est pour un Duc détrempé.
- L'abominable homme des neiges ! s'exclama Vainqueur lorsqu'il prit le siège vide à côté de lui.
Le Roi se pencha aussitôt vers son ami pour remplir son verre, trinqua avec lui et, peu soucieux de créer un Etat dans l'Etat (puisque l'Etat, c'était lui !), passa le reste du dîner à échanger des messes basses avec le Duc au sujet des défenses côtières de Béarns et de Cerf.