Un fiasco, voilà ce que c'était.
Comment avait-il pu croire que Vainqueur comprendrait, que Vainqueur demeurerait calme et tempéré ?
Le Roi son grand cousin avait été égal à lui-même : un sanglier déchaîné ravageant tout.
Acuité s'installa sur la margelle devant la fenêtre. Elle posa le verre de vin qu'elle venait de se servir sur le buffet juste à côté, après en avoir pris une gorgée.
Son regard se perdit dans le noir de la nuit, noyé par la multitude de flocons qui tombaient sans fin. D'une main encore habile et pourtant lasse, elle détacha sa coiffure, épingle après épingle, libérant ses cheveux de blé. Une fois fait, elle secoua doucement la tête, dans un sentiment bien heureux de liberté et de détente. Elle portait toujours sa robe alors qu'une robe de chambre lui aurait suffit.
Cependant, elle n'était pas repassé par ses appartements, trop en colère après les hommes qui l'entouraient.
Vainqueur de persister à ne pas voir qu'il s'entêtait dans cette idée stupide de vouloir marier leurs enfants.
Espoir qui malgré toute l'éducation qu'ils avaient pu lui donner, restait ce jeune homme maladroit et peu sûr de lui, à moins que cela ne concerne la magie.
Et Brun...Brun qui devait se demander ce qu'il faisait là et regretter de l'avoir épousée 20 ans auparavant.

Elle reprit une gorgée du breuvage et se massa la tempe de sa main libre.
Comment en étaient-ils arrivés là ?
Alors que Cerf et Béarns devaient se serrer les coudes face aux attaques et à la montée en puissance des Lunabille, ils se déchiraient encore pour des broutilles d'accords dépassés.
Elle soupira et son regard se perdit dans le paysage enneigé qui scintillait dans le noir, juste avec le reflet des étoiles.
Elle songea alors aux Montagnes et à ces instants de paix. Que n'aurait-elle pas donné pour les revivre ? Ces moments où tout était plus simple, où l'insouciance les berçait.
Certes, elle craignait toujours une attaque sournoise de Vainqueur, mais Brun était là et ça la rassurait.
Elle savait que depuis lors, sa loyauté lui était acquise, pourtant, elle n'avait jamais réussi à se reposer entièrement sur lui.
Aujourd'hui, c'était tout aussi vrai, sauf qu'elle avait le sentiment de lui avoir volé sa destinée.
Brun ne voulait pas de cette vie, il ne l'avait jamais voulu.
Voilà peut-être pourquoi, à présent qu'elle pouvait agir, elle s'était dressée contre ce mariage pour son fils.
Elle ne voulait pas qu'il subisse le même destin que son père, un destin enfermé dans une cage plus si dorée.

Devait-il la blâmer ? Il le pouvait, elle le comprendrait. Parce que malgré et depuis tout ce temps, son amour pour lui n'avait jamais cessé. Il s'était transformé, cristallisé et ça lui suffisait.
Elle croisa les bras sur sa poitrine et se frotta doucement les membres à travers sa robe. Un châle aurait été le bienvenu, ainsi tout près de la fenêtre, le morsure du froid la traversait.

Vaillant fut le premier étonné de sentir Acuité flotter à la lisière de son esprit. Sa présence était faible, mais pas indétectable. L'Art du Baugien attrapa instantanément celui de la Duchesse avec une vivacité qui contrastait avec la langueur de son corps, affalé dans un fauteuil près de l'âtre, en cette heure tardive de la soirée. Une heure privée, comme l'étaient les âmes pour tout autre que les Artiseurs.

Duchesse, dit-il simplement, pas invasif mais pleinement présent, avec l'aisance naturelle de ceux qui vivent pour moitié dans le royaume des songes.
On le devinait surpris, curieux. Ses autres sentiments n'étaient pas connus de lui-même. Qu'est-ce que cela lui faisait, d'être contacté par Acuité Loinvoyant ? 

L'eau avait coulé sous les ponts, depuis vingt ans. Ils n'avaient pas eu de réel échange depuis bien longtemps. Vaillant avait été expédié en Haurfond plusieurs années avant que la petite Duchesse quitte Castelcerf pour Castellonde. Leur cohabitation orageuse au sein du Clan de Cerf était un lointain souvenir, et l'absence presque totale de relations diplomatiques entre Béarns et Bauge rendaient rarissimes les communications par l'Art. Même au mariage royal, ils ne s'étaient pas parlé.

Vaillant se souvenait, qu'Acuité avait refusé son amitié. Il se souvenait, qu'elle connaissait son secret, et il croyait connaître le sien. Il était sans doute mieux que la vie les ait éloignés.

Que me vaut cette visite tardive ? Il s'est passé quelque chose ?
Surpris, curieux ; un peu inquiet, car Acuité ne l'aurait pas contacté sans nécessité. Content, aussi, sans qu'il veuille vraiment se l'avouer. Comme on retrouve une vieille amie - ou une vieille ennemie.

Combien de temps s'était-il écoulé ?
Le regard perdu vers l'extérieur, là où les ombres côtoyaient le scintillement de la neige fraîche, Acuité avait perdu le fil.
Ses pensées d'abord concentrées sur la journée, la soirée et ses propres tracas finirent par se déliter lentement dans les bourrasques qui soulevaient les flocons légers.
Le ballet était charmant et il apaisa son cœur un instant.
Pourquoi donc s'embasser avec tout ça au demeurant ?
Dès le retour du Printemps, les attaques reprendraient de plus belle et Béarn finirait par tomber en décrépitude, anéanti par des meurtres et des pillages.
Il lui fallait des bateaux, des guerriers et de quoi communiquer avec ces monstres qui dévastaient ses côtes.
Elle qui avait toujours combattu, se sentait si lasse depuis le décès de Victoire comme si cet événement avait marqué le début de sa fin à elle.
Un soupir s'échappa de ses lèvres blêmes et vint coller un nuage de buée sur la vitre.
Elle ne s'en rendit pas compte cependant, son esprit voyageait déjà ailleurs sans qu'elle ne s'en aperçoive.

Duchesse
La magie vibra en elle et son cœur tressaillit. Qu'était-elle entrain de faire ? L'art l'attirait inlassablement, l'empêtrant dans ses filets comme une araignée à la toile complexe.
Mais cherchait-elle au moins à s'en détacher ?
Non, elle avait reconnu Vaillant et avait été surprise de voir qu'après tant d'années, la magie naviguait par les mêmes chemins.
Il semblait tout aussi surpris qu'elle et curieux aussi. Elle resta muette.
Que me vaut cette visite tardive ? Il s'est passé quelque chose ?

Elle hésita, se sentant happée par l'attraction de l'Art, désireuse aussi, de reparler à cet ami, ce rival, cet imbécile.
Même après tout ce temps, le lien ne s'était pas rompu.

Non, finit-elle par répondre sans pour autant se montrer. Et ce simple mensonge lui fit monter les larmes aux yeux. Elle ravala un sanglot menaçant et releva le menton. Elle était Acuité Loinvoyant, Duchesse de Béarn et n'avait pas le droit d'être faible.
Elle aurait du couper court et regagner son être mais qui l'attendait désormais ?

La magie m'a guidé naturellement à toi. Comment vas-tu ?

Vaillant ne fut pas convaincu par la réponse d'Acuité. Il résista à la tentation d'essayer de deviner par la magie les intentions et les sentiments de la Duchesse ; il savait que les murailles d'Acuité était chatouilleuses, et ne voulait pas la braquer, quoiqu'elle puisse avoir à lui dire.

J'en suis flatté. Ma foi, tout va bien, répondit-il, encore surpris.
Acuité voulait-elle vraiment savoir comment il allait, lui ? Après tout ce temps ?
Rien que des petits tracas de père et de courtisan, tempéra-t-il, parce qu'il fallait bien dire quelque chose, et qu'il ne voulait pas donner l'image agaçante d'un bonheur parfait. Des vents contraires devaient souffler sur Béarns, pour que la Duchesse ait la faiblesse - ou la nécessité - de le contacter. Il est vrai qu'elle n'avait pas eu la vie facile, ces dernières années. A mieux y réfléchir, sa vie semblait n'avoir été qu'un long calvaire depuis son départ pour Chalcèdes, plus de vingt ans auparavant.

Ce constat surprit Vaillant, car il l'avait longtemps jalousée. Mais aujourd'hui, après des années sombres en Haurfond, il jouissait d'une position confortable à la Cour de Gué de Négoce, tandis qu'Acuité peinait à maintenir à flot son Duché. Qu'avaient-ils encore en commun ? Des souvenirs de guerre ? Leur amitié pour une Reine disparue ?

Comment se passe la visite royale ? demanda l'Artiseur.
Les déplacements du Roi dans les Duchés n'étaient pas ignorés, surtout par ceux des Duchés qui se sentaient le moins honorés. Les deux familles Loinvoyant étant liées, un simple anniversaire semblait suffire à la justifier. Vaillant se demanda, troublé, quel accueil Acuité avait réservé à Désirée.

C'était étrange de se retrouver ainsi. Tous deux ne se parlaient plus régulièrement, Acuité ayant renoncé à l'Art durant un certain temps. Elle ne s'y ouvrait qu'en de rares occasions pour les besoins du duché ou ceux plus maternels.
Pourtant, en cette nuit, la magie l'avait guidée jusqu'à Vaillant. Pourquoi ? Parce qu'ils appartenaient au même clan ? Y avait-il un autre sens derrière la volonté de la magie ?
Elle avait envie de sérieusement y réfléchir. Vaillant et elle n'avait jamais été proches, mais ils connaissaient pourtant leurs secrets respectifs. Du moins le pensaient-ils.

Elle aussi connaissait les tracas de la parentalité, encore plus en cette soirée. Heureusement, elle n'avait pas à être une courtisane même si la gestion du Duché lui pesait. Ce n'était pas très juste envers Brun qui faisait sa part et l'épaulait. Ces temps ci, elle avait juste envie d'autre chose.
Elle aurait donné beaucoup pour ne plus être Acuité Loinvoyant. Alisel lui manquait. Sa fougue et sa témérité aussi. Une vie anonyme, loin de tout qu'elle n'avait pas eu besoin de fuir.
Mais Alisel n'avait aucune responsabilité, personne qui ne l'attendait, aucun enfant à contenter et encore moins d'époux pour se disputer.
Acuité aurait voulu demeurer indéfiniment dans cette époque simple, où sa vie avec Brun était plus insouciante. Lui aussi, il lui manquait.
Il lui manquait terriblement.

Elle préféra ne pas y penser, au risque de donner des informations non désirées à Vaillant, se souvenant subitement qu'il était là, sans l'être vraiment.
Était-il heureux loin des intrigues ? Chiara lui manquait-elle ? La question de la légitimité de Désirée l'avait toujours taraudé et à présent, elle dormait sous son toit.
Vaillant lui demanda justement comment se passait la visite de Vainqueur.

Mal...tu t'en doutes bien. Vainqueur reste fidèle à lui-même : borné et égoïste. La Reine Désirée semble encore chercher sa place mais sa beauté lui apporte le respect. Du moins, autant qu'on peut en donner à une gamine avant qu'elle n'ait enfantée

Son ton était las et fatigué. Cette visite Royale était une plaie et son inimitié envers la nouvelle Reine n'aidait en rien.

Vaillant fut surpris - encore - par la franchise d'Acuité. Elle n'avait jamais eu la langue dans sa poche, mais elle ne lui avait jamais, non plus, vraiment fait confiance, et voilà que la Duchesse de Béarns critiquait ouvertement le Roi... et la Reine. Sans doute croyait-elle être en terrain conquis, connaissant l'inimitié du Baugien pour le Roi, et supposant son inimitié pour la Reine, puisqu'il avait été l'ami de Shyrin. Acuité avait presque frappé juste : Vaillant aimait dire du mal de Vainqueur, et à défaut de Désirée, il vomissait ce mariage.

Qu'est-ce qu'il a fait ? Il a mangé tout le gâteau de ton fils ? plaisanta-t-il, car il voyait mal quel autre sujet de discorde il y aurait pu y avoir en pareilles circonstances, et à présent que les noces avaient été consommées.
Brun n'était-il pas l'ami du Roi ? Acuité n'était-elle pas sa vassale ? Espoir n'était-il pas son gendre ?

Les souvenirs troublants de sa discussion avec Aimée lui revinrent.
Il faut que je te dise quelque chose. A propos de ton fils, dit-il sans réfléchir, dans un élan d'une amitié qu'il croyait morte, mais que leur complicité rebelle avait réveillée.
La Reine-servante m'a laissé entendre qu'elle espérait d'autres prétendants.
Acuité savait-elle que ce mariage princier, que tous croyaient d'amour, n'était qu'un écran de fumée ? A moins que tout n'ait été que politique dès le début, et qu'il se soit laissé embrumer ?

Acuité ne riait pas, elle n'avait pas le cœur à cela. Cependant, si autrefois elle aurait rabroué Vaillant pour cet éclat, aujourd'hui elle ne disait rien, le laissant seul dans sa plaisanterie.
Parfois la meilleure façon d'agir était de ne rien faire justement.
S'ils n'étaient pas entrain de communiquer via l'art, il aurait peut-être pu voir sa mine pincée et son air désabusé.
Elle aurait de bien loin préféré que Vainqueur mange le gâteau d'Espoir, cela eut été plus difficile à régler.
Vaillant récupéra aisément son attention, lorsqu'il mentionna devoir lui dire quelque chose au sujet de son fils.
Elle s'attendait à tout sauf à cela. Aimée en avait parlé à Vaillant ? Voilà qui compliquait tout. Si des rumeurs émanaient depuis la bouche de la Reine-Servante elle-même, alors Acuité risquait de perdre le contrôle de ces négociations.

Depuis quand le sais-tu ?
Au point où ils en étaient, ce n'était plus la peine de nier. Au contraire, il allait falloir récupérer toutes les informations possibles pour savoir dans quelle direction avancer.

Je ne vous savais pas si proche Aimée et toi.
Il n'y avait aucune amertume dans son ton, seulement un peu de surprise car si elle savait Vaillant attaché à Shyrin, elle ignorait qu'il se soit autant rapproché de sa fille.
C'était peut-être une bonne chose ou peut-être pas. Vaillant possédait bien des travers qu'Acuité avait eu tout le loisir d'observer.
Toutefois, il était loyal envers qui le traitait bien et Chiara Lunabille l'avait mieux que bien traité. Voilà  pourquoi elle peinait à lui donner sa confiance, préférant garder en otage son secret.

Moi non plus répondit Vaillant avec une fierté non dissimulée.
Il gardait un souvenir lumineux de sa rencontre avec la Reine-servante, dans le jardin de sa mère. Ils avaient parlé du passé, de l'avenir, de leurs familles et même de leurs Duchés.
Nous nous sommes rencontrés après le mariage dans le jardin de Shyrin. Elle lui avait parlé de moi et de ma fille. 

Etait-il en train de trahir les confidences d'Aimée ? Ou de les déformer ? Ce n'était certes pas son intention.
Elle m'a seulement avoué ne pas connaître l'amour et désespérer de le connaître un jour. Mais je vois que tu étais déjà au courant.
Car la seule chose qui avait semblé surprendre Acuité était que lui, le soit. Etait-elle inquiète qu'il sache ? Ou inquiète pour son fils ? Ou pour son Duché ? Ou tout ça à la fois ?

Tout le monde n'a pas la chance de faire un mariage d'amour. Encore moins d'épouser la Reine des Duchés !
Et Vaillant se surprit à jalouser Espoir, qui avait une vie longue et glorieuse devant lui, aux côtés de celle qui semblait avoir hérité du meilleur de ses deux parents. A ce destin il n'eut choisi nul autre, que celui de revenir à ses vingt ans pour oser prendre une femme qui n'était pas la sienne.

Acuité sentit sa fierté à avoir été proche de Shyrin. Voilà bien un état de fait qu'elle ne s'était jamais expliqué. Elle aussi était amie avec la Reine, elles avaient tant traversé ensemble.
Vaillant n'était pas fiable mais il était bon courtisan, peut-être était-ce ce qui avait plu à la Chalcédienne.
Et voilà qu'à présent, elle découvrait que tout comme sa mère, Aimée s'était trouvée des accointances avec le Baugien.
L'aveu de la Reine-servante ne lui plaisait guère. À qui d'autre avait-elle pu raconter ce genre de choses ? Cela restait fâcheux.
Elle lui avait laissé entendre volontairement qu'elle savait déjà au sujet des relations entre son fils et la fille de sa meilleure amie. Il ne put s'empêcher de le relever. Après tout, à quoi cela lui servirait de le cacher ?

À ses dernières pensées cependant, elle ne put s'empecher de rire doucement.
Tu es bien placé pour le savoir n'est-ce pas ? Es-tu malheureux pour autant ?
C'était un peu mesquin. Mais Vaillant avait fait un bon mariage, il possédait à présent sa propre famille et une descendance.
Et peut-être même plusieurs, même si une des lignées ne lui reviendrait jamais.
Mais laissons cela veux-tu ? Comment cela se passe à Gué de Négoce ? Toujours pas d'héritier pour le Duc?

Vaillant fut surpris - faut-il encore le dire - que la petite Duchesse, jadis si romanesque, se satisfasse d'un mariage sans amour. Il avait cru devoir la rassurer à ce sujet, car non, un mariage arrangé n'était pas nécessairement malheureux ; mais Acuité s'était servie de ce geste, peut être mal compris dans leur conversation désincarnée, pour le moquer. Peut-être même, pour lui rappeler qu'elle savait. Et puis elle mit fin unilatéralement à la conversation.

Il aurait dû se rappeler qu'elle était comme ça. Qu'il fallait toujours qu'elle domine la situation, ou du moins, qu'elle en ait l'impression. Car s'il n'était pas malheureux, qu'en était-il d'elle ? Par quel désespoir, ou quelle nécessité, venait-elle roder autour de son esprit en cette heure tardive de la nuit ? Tous ces mots qu'elle ne lui disait pas disaient quand même quelque chose, même si Vaillant eut préféré qu'Acuité soit sincère avec lui. Il se rappellait, que sa sincérité était rare et brutale, parce qu'elle ne lui faisait pas confiance et sans doute, ne l'estimait guère.

Mais il se servit de son Art pour masquer tout cela. Et à vrai dire, cela ne le blessait plus autant qu'avant. Vaillant avait depuis longtemps renoncé à l'amitié d'Acuité. Aujourd'hui, il avait d'autres amis.

Tu penses bien que le Duc l'aurait déjà crié sur tous les toits, répondit-il donc, comme si de rien n'était.
La Duchesse n'avait-elle plus rien à lui dire, pour en venir aux potins ? Les ragots n'avaient jamais été sa tasse de thé.
Les héritiers de Bauge t'intéressent ? demanda-t-il avec cette sincérité qui manquait.
Car ne venaient-ils pas de parler de fiançailles ? Cela pourrait-il être la vraie raison de leur conversation ?

Vaillant lui répondit sur le ton de la conversation. N'était-ce pas ce qu'ils faisaient ? Converser comme de si de rien n'était, comme s'ils avaient des choses à échanger alors qu'ils ne s'étaient guère parlé depuis...depuis combien d'année ?
Le lien d'Art avait-il la capacité d'effacer les ressentis et les absences des années ?
Pourquoi l'avait-elle artisé ? Est-ce que son esprit se rappelait malgré elle ?
C'était possible. Probable.
Elle émit un petit soupir amusé à sa remarque. Le Duc l'aurait fait savoir pour sûr, cependant, il lui semblait que depuis un moment, elle s'était coupée du monde, volontairement retirée du jeu des complots et des intrigues.
Elle n'avait jamais goûté aux potins étant jeune, étant souvent la source de ces derniers.

- Il me reste encore un enfant à marier, annonça-t-elle un peu rude.
La douleur lui broyait les entrailles. Une enfant au lieu de deux. Cette souffrance ne la quitterait donc jamais ?
Toujours bien raide, elle se força à cacher sa faiblesse et ajouta de cette même voix froide.
- J'ai besoin d'alliances et de bois. De guerriers aussi.

Parce qu'à ce rythme là, si elle continuait à abattre les arbres de son fief pour construire des bateaux, il n'en resterait plus pour se chauffer.

On ne sera pas surpris d’apprendre que Vaillant fut surpris. Acuité se tournait vers Bauge, certes avec légèreté, pour chercher des ressources dont Cerf regorgeait. Cerf, l'ami qui ne le semblait plus tant ; la visite royale s'était-elle si mal passée ? Bauge, le Duché rouge du vin coulant à flots, des fleurs de la belle Gué de Négoce et du sang des Vifiers dans l'arène. Bauge ne semblait plus si ennemie, quand on avait besoin d'elle. Acuité avait-elle besoin d'elle, ou baguenaudait-elle des alliances imaginaires en pleine nuit ?

Si cette conversation devait prendre un tour plus officiel, mon Duc serait certainement ouvert à un échange avec toi, dit Vaillant qui ne savait guère à quoi s'en tenir avec les insinuations d'Acuité, mais qui n'était pas connu pour manquer les opportunités.
Je serai ravi de faire les intermédiaires. A moins que nous puissions espérer ta visite ? J'ai moi-même des filles à te présenter !
Des filles, qu'il lui fallait aussi marier, même s'il savait, qu'il n'était que menu fretin pour la Duchesse dans le besoin.

Peut-être était-elle allée trop loin ? Elle en avait certainement trop dit ou pas assez.
C'est la mention du tour plus officiel qui lui mit la puce à l'oreille. Acuité ne pouvait partager ses tracas avec Vaillant Fructurive. Leur relation était morte depuis longtemps, pour mieux enterrer leurs secrets respectifs.
Sur l'instant, elle eut envie de lui demander comment allaient ses filles, par politesse. Mais cette simple question lui rappelait celle qu'elle avait perdue et qui hantait ses jours et ses nuits depuis. La douleur persistait, lancinante et toujours aussi rude.

- Hmm, acquiesçât-elle. Je ne peux malheureusement pas quitter Béarn. Le printemps arrive et avec lui, les attaques reprendront, j'en suis persuadée. Nous devons nous tenir prêts. Je ne te demande pas de comprendre mais je suis fatiguée de me battre. J'ai l'impression de n'avoir connu que ça durant toute ma vie.

Un aveu, une faiblesse. Elle était épuisée en réalité. Épuisée de faire semblant et de tenir son pays et son mariage à bout de bras. Sa vie volait en éclats en permanence, comme si le destin se jouait d'elle encore et toujours. Ce n'était pas son genre de s'apitoyer sur son sort mais peut-être que telle la marée sur les rochers du rivage, les temps durs l'avaient érodée.

Si Vaillant fut déçu par le manque de curiosité de la Duchesse vis à vis de sa progéniture, il n'en laissa rien paraître. Peut-être ne se faisait-il pas - ou plus - d'illusions. Ou peut-être fut il touché par les propos d'Acuité.

Je vois, répondit-il, et il avait l'impression de voir réellement, même si sa guerre à lui avait été pour faire ses preuves, avec acharnement. La violence, il ne l'avait plus connue depuis Chalcèdes. Ses pires épreuves avaient sans doute été sa convalescence physique, puis mentale, puis la perte de son fils. Elles remontaient à plusieurs années. Aujourd'hui, s'il s'efforçait encore de maintenir la position durement acquise, et faire fructifier sa lignée, il jouissait d'un plus grand confort qu'Acuité. Elle, qui avait toujours aimé se battre contre des ennemis réels ou imaginaires, semblait lasse voire désespérée.

Et une part de lui voulait encore l'aider.

Ne peux-tu pas laisser Braveterre défendre le Duché ? N'est-ce pas le but d'un mariage que de pouvoir se reposer sur l'autre ?

Acuité émit un petit rire léger et cristallin.
Est-ce là ta vision du mariage ? demanda-t-elle alors.
C'était romantique et presque puéril. Cela ne la surprit guère cependant, Vaillant avait toujours été un homme à femme n'est-ce pas ? N'avait-il pas tenté de la séduire à une autre époque ? Ou peut-être dans une autre vie. Ce qui était sûr en revanche, c'est qu'il avait séduit une Lunabille. Et pas n'importe laquelle. Oui, Vaillant était un courtisan né. Il aimait jusqu'à la simple idée qu'était l'amour.

Nous ne sommes pas trop de deux pour défendre ce Duché, crois moi.
La preuve, elle recommençait à artiser, elle qui s'était promis de ne pas retoucher à la magie. Elle ne voulait pas que Vainqueur le sache. Sa petite escapade nocturne était déjà de trop.
Je vais te laisser. Merci pour la discussion...et le rire.

L'ironie mordante de la Duchesse succéda vite à la détresse qu'elle avait laissé paraître. Acuité était comme ça : elle soufflait le chaud et le froid, mais on retenait surtout la morsure du froid. Le chaud n'était qu'un lâcher prise passager, une faiblesse, et l'on ne pouvait paraître faible, se reposer sur quiconque, pas même dans le mariage.

Acuité préférait être forte et seule, comme elle l'avait toujours voulu. Vaillant replia, comme à chaque fois, la main qu'il avait tendue avec un léger sentiment d'humiliation. Pourtant c'était elle qui était venue le chercher, même par hasard, même à cette heure tardive, pour engager la conversation qu'elle rompait maintenant avec tant de légèreté.

Son "merci" semblait ironique et laissait à Vaillant un goût amer, mais il choisit de se concentrer sur le positif, à savoir le lien renoué et les informations acquises.
Bonne nuit, répondit-il donc simplement, quand des années auparavant, il aurait attisé la rancune et préparé la riposte.

Soyez prudents, souffla son esprit avant de disparaître dans l'immensité de la toile.