Les jours et les semaines se succédaient à Castelcerf et l'automne était à présent bien avancé. Bien que craignant de devoir bientôt affronter un nouvel hiver dans ce climat glacial, Shyrin profitait avec plaisir de cette demi-saison pleine de couleurs et encore suffisamment douce à son goût. Les rouges et les ors se mêlaient sur les arbres et pour la première fois, elle pouvait voir dans les moindres détails la beauté stupéfiante des paysages du nord. À mesure que les nuits s'allongeaient pourtant, elle éprouvait plus de difficulté à y trouver un véritable repos, et pas seulement parce qu'elle les passait toutes dans le lit du Roi.

Quelques semaines après l'attentat qui les avait tous secoués si fort, Vainqueur avait fini par rejoindre le lit conjugal, aidé en cela par une soirée de beuverie et les noces de son meilleur ami. Depuis, ils dormaient ensemble toutes les nuit et plus ou moins longuement selon qu'elle était fatiguée et le Roi d'humeur câline. À mesure que se dessinaient ainsi les bases de leur union, le jour en tant que Roi et Reine, la nuit en tant que mari et femme, elle sentait s'épanouir quelque chose de nouveau dans son coeur, quelque chose qu'elle ne souhaitait pas nommer ni analyser pour le moment.

Les cauchemars s'étaient aussi faits plus rares à présent et les mauvais souvenirs moins pressants. Le visage de Luve s'éloignait peu à peu, tout comme les derniers soubresauts du pendu. Mais les réveils n'en étaient pas moins de plus en plus difficiles. Fatiguée et fourbue, elle peinait à émerger du sommeil puis à quitter son lit.

Ce matin-là ne faisait pas exception. Vainqueur l'avait quittée tôt pour se préparer à un quelconque conseil, comme presque tous les jours, et elle avait paressé un moment sans réussir à véritablement se rendormir. Tournant et retournant sous l'édredon, elle se sentait plus épuisée encore que les autres jours, nauséeuse et de fort mauvaise humeur. Elle finit par se redresser contre les oreillers et sonner Shane.

À peine s'était-elle assise et avait-elle tiré le cordon de la sonnette que la nausée se fit plus violente. Le coeur soulevé, l'estomac retourné, elle se jeta au bas du lit et tâtonna à la recherche de la bassine de sa table de toilette. Quand elle finit par mettre la main dessus, juste à temps, elle y rendit le peu que contenait con estomac. À peine soulagée, elle se laissa tomber assise au pied du lit et y trouva sa chemise qu'elle tenta maladroitement d'enfiler en luttant contre l'étrange mal de mer qui la secouait. Elle était furieuse de se trouver mal. Vainqueur allait en faire une montagne si elle faisait venir un guérisseur. Restait à espérer que Shane pourrait la soulager avant que ça dégénère. Si seulement elle parvenait à enfiler cette saleté de chemise déjà !

Enfin Shane arriva après ce qui lui parut une éternité. Bien peu empressée, lui sembla-t-il, elle l'aida néanmoins à enfiler sa chemise et en noua sagement l'encolure. D'abord distraite par ses propres humeurs et surtout concentrée sur le malaise qu'elle s'efforçait de chasser, elle mit un moment à se rendre compte que sa soeur souriait. Par Sâ ! Elle était malade comme un chien et Shane trouvait cela amusant !

- Je ne vois vraiment pas ce qui te donne envie de sourire, lui jeta-t-elle une fois assise sur le lit avec son aide.

Le linge frais et propre lui fit du bien d'une certaine manière mais le contact l'irritait. Elle mourait soudain d'envie d'arracher à coups de griffe le sourire indécent du visage de sa soeur. Comment pouvait-elle se réjouir de son malaise alors qu'il pouvait mettre fin à son intimité avec le Roi. Si Vainqueur la savait malade, il ne la visiterait plus, la trouverait trop faible et leur relation redeviendrait distante et empruntée comme au début de leur mariage. Sâ ! Elle en aurait pleuré de rage. Fusillant donc Shane d'un regard assassin, elle s'apprêtait à lui asséner les premières paroles cruelles qui lui venaient à l'esprit quand elle lui posa une question inattendue.

- Je ne vois pas le rapport, attaqua-t-elle sèchement avant de s'arrêter net.

Soudain pétrifiée, elle ouvrit grand les yeux alors que ses lèvres s'arrondissaient en un o parfait. Un espoir fou et impossible à contenir jaillit en elle et l'envahit toute entière. Impossible de faire machine arrière à présent que l'idée lui était venue. Elle se sentait brusquement fébrile, l'esprit vidé de toute pensée lucide et cohérente. Elle saisit la main de Shane et la serra plus fort qu'elle n'aurait voulu sans s'en rendre compte, tant elle ne parvenait plus à se contenir.

- Tu crois ? Tu crois vraiment ?

La nausée était oubliée pour le moment et même la fatigue, les douleurs et tout le reste, même la langue des Duchés dans laquelle elle s'efforçait toujours de parler, même avec Shane. Pourtant, elle refusait de se laisser totalement aller. Si elle était vraiment malade et pas enceinte, la chute serait terrible.

- Fais venir le guérisseur immédiatement, ordonna-t-elle donc à Shane sans lâcher sa main. Et discrètement !

La relâchant d'un coup, elle voulut se lever mais la tête lui tourna et elle se rassit aussitôt. Pourtant, son impatience était plus forte que son malaise. D'un regard impérieux mais toujours accompagné de son sourire plein d'espoir, elle commanda à sa soeur de se dépêcher. Elle resterait bien sagement sur le lit en attendant et surtout tenterait de calmer son bonheur, de se raisonner, au cas où elles auraient fait erreur.

Fébrile et impatiente, Shyrin était parvenue à rester tranquillement à attendre au prix d'un immense effort sur elle-même. Et aussi à cause du fait qu'elle craignait d'être à nouveau malade si elle s'agitait trop. Promenant son regard autour d'elle, elle songea qu'elle aurait du enfiler une robe de chambre, se recoiffer, faire quelque chose, mais elle était trop agitée pour réussir à accomplir correctement ces simples petites actions du quotidien.

Quand Shane revint enfin et qu'elle reconnut la guérisseuse qu'elle avait déjà croisée, elle fut soulagée que ce soit elle. Patience n'était pas une femme facile, elle l'intimidait même franchement, mais elle lui inspirait confiance. Contenant à grand peine son excitation, elle parvint à formuler des réponses claires aux questions qui lui étaient posées et se laissa examiner sans discuter. Accoutumée depuis toujours à être habillée, lavée, coiffée, manipulée, elle ne se sentait pas agressée par ces gestes doux et fermes, d'autant qu'elle en connaissait la finalité.

Shane était restée là tout le temps mais elle ne la voyait pas vraiment. Sa sœur était depuis toujours une sorte d'extension d'elle-même sur laquelle elle se reposait sans vergogne et sans penser à mal. Quand vint la confirmation tant attendue, le souffle lui manqua et son cœur s'emballa. Elle ne savait même plus par où commencer ni où donner de la tête tant la nouvelle la bouleversait, la retournant comme un gant. Le monde entier venait de basculer et elle ne savait plus si elle en faisait encore partie.

Ramenée sur terre par la voix de Patience, elle bredouilla ses propres questions dans sa langue maternelle d'abord tant elle était confuse, puis dans celle des Duchés après avoir compris que la guérisseuse ne saisissait pas un traître mot de ses marmonnements. Tout était flou en elle, fou autour d'elle et de ce chaos ne surgissait qu'une seule et unique pensée : Vainqueur. Elle devait le lui dire immédiatement.

Oublieuse de tout le reste, elle bondit du lit pour attraper sa robe de chambre juste après avoir embrassé avec effusion Patience et Shane abasourdies par sa vivacité soudaine. C'est en courant dans les couloirs du château, poursuivie par les cris de Shane et tandis que les gardes détournaient les yeux qu'elle acheva d'enfiler son vêtement. Par une antichambre, elle parvint à une porte dérobée qui donnait dans le bureau du Roi et s'y engouffra sans se soucier un instant de qui pouvait s'y trouver ou la voir.

Le souffle court et les joues rougies, la tête lui tournant un peu, elle avisa soudain les hommes assis autour de son mari qui siégeait à son Conseil. Elle resserra instantanément les pans de sa robe de chambre sur sa poitrine et s'efforça d'adopter une façade digne un peu ébréchée par la tresse qui pendait dans son dos, sa tenue légère et son essoufflement évident. Les conseillers s'étaient immédiatement levés pour la saluer comme il se devait mais elle ne voyait que le Roi.

- Il faut que je te parle, lança-t-elle à Vainqueur sans plus de cérémonie, sans réfléchir, sans pouvoir patienter une seconde de plus.

Il pouvait bien congédier ce maudit conseil pour une fois, sa nouvelle était plus importante que n'importe quoi d'autre, il n'y avait pas le moindre doute.

Fébrile et impatiente, Shyrin eut un mal fou à se contenir le temps que la pièce se vide de ses occupants. Les conseillers se retirèrent rapidement et - pour la plupart - sans montrer leur surprise ou leur désapprobation, trop polis et respectueux pour laisser voir que le comportement de la Reine était anormal, voir manquant de dignité. Peut-être Brun Braveterre avait-il montré son désaccord ou autre chose mais elle ne le vit pas. Elle ne voyait rien ni personne d'autre que Vainqueur.

Quand la porte se referma enfin et que le Roi lui reprocha son interruption, elle n'entendit rien non plus. Elle n'avait pas fait attention au fait qu'elle l'avait tutoyé devant ses conseillers ou qu'il la tutoyait à présent encore. Rien d'autre ne pouvait pénétrer sa tête que la nouvelle qui y occupait la totalité de l'espace.

N'y tenant plus, elle traversa rapidement les quelques mètres qui les séparait, contourna la maudite table de travail qui passait plus de temps avec son mari qu'elle-même, et jeta ses bras autour de son cou pour se presser contre lui. Soudain très émue, elle enfouit son visage dans le creux de son cou avec une sorte de sanglot étouffé. Les mots se bousculaient dans sa tête et s'étranglaient dans sa gorge, elle ne savait même plus comment commencer.

Consciente malgré tout qu'il risquait de s'inquiéter, la sachant indisposée depuis quelques temps, elle tenta de se dominer. exercice bien difficile qui se solda par un balbutiement confus et très bas. Les pieds revenus au sol, elle avait saisi le devant de son habit à deux mains et y collait son front, le souffle encore court et erratique.

- Un bébé, bredouilla-t-elle, les langues et les mots se mélangeant dans sa tête et dans sa bouche pour créer un marmonnement plus confus encore. Nous allons avoir un bébé.

La tête de Shyrin bascula en arrière alors que Vainqueur la forçait à se reculer en l'étreignant par les épaules. Liquéfiée sous son regard inquisiteur, elle inspira profondément tout en maîtrisant le tremblement de ses lèvres pour tenter encore de lui annoncer la nouvelle. Un rire incrédule et nerveux lui échappa en voyant l'inquiétude du Roi. Par Sâ, elle faisait tout à l'envers !

- Oui ! Enfin non !

Elle inspira encore pour se calmer sans voir que ses poings serraient toujours le devant de la tunique de son mari convulsivement.

- Un enfant, souffla-t-elle.

Elle reprit, tremblante et pourtant un brin plus calme. Suffisamment en tout cas pour articuler cette fois très nettement et dans la bonne langue.

- Nous allons avoir un bébé.

Les yeux pleins d'espoir, elle ne le quittait pas du regard, anxieuse au dernier degré de sa réaction.

Shyrin vit avec précision le moment où les mots pénétrèrent l'esprit du Roi et s'y imprimèrent. L'éclat de ses yeux se modifia et soudain, une joie immense éclata en lui, ravivant la sienne calmée par ses angoisses. Son rire tonitruant la fit sursauter, comme il le faisait toujours, mais c'était agréable, c'était un soulagement intense et c'était plus chaleureux que jamais.

D'un baiser avide, il la fit taire et la rendit du même coup plus fébrile encore, juste avant de la faire tourner en la soulevant du sol, lui arrachant un cri de surprise et un rire incrédule. Était-il possible qu'il soit si heureux ? Mais oui, évidemment ! Il n'attendait que cela. Ne l'avait-il pas épousée précisément avec cet objectif clairement énoncé ? Refusant de se laisser envahir par cette pensée déprimante toutefois, elle profita pleinement au contraire du bonheur manifeste de Vainqueur.

- Je suis sûre, lui confirma-t-elle avec un sourire impossible à contenir. Je n'ai pas saigné depuis notre mariage, je ne garde rien le matin et Patience me l'a confirmé.

Elle prit sa main et y posa un baiser pleine de ferveur avant de la guider vers son ventre encore parfaitement plat sous les plis et replis de sa robe de chambre et de sa chemise. Les yeux brillants levés vers ceux de son mari.

- Je prie pour vous donner un fils, murmura-t-elle avec ferveur.

Galvanisée par le baiser tendre sur son front, Shyrin s'en sentit immédiatement grandie, calmée, embellie et encore mille autres choses comme si elle réalisait seulement en cet instant son statut de future mère. À sa question, elle leva les yeux de leurs mains enlacées pour lui sourire encore en secouant légèrement la tête.

- Personne. Enfin seulement Shane et Patience.

Et la guérisseuse ne dirait rien à personne, elle avait bizarrement confiance. Il restait seulement à espérer que personne ne l'avait vue consulter chez la Reine de si bon matin. Serrant les mains du Roi entre les siennes, elle y appuya sa joue en fermant les yeux. Fébrile et impatiente de voir son ventre s'arrondir et de sentir leur enfant grandir en elle, elle n'en était également que plus demandeuse de tendresse et d'attentions.

- À qui voulez-vous le dire d'abord, et quand ? Je ferai comme vous voudrez.

Shyrin s'abandonna contre le torse de son mari avec un petit soupir de contentement. Les caresses sur ses cheveux étaient une nouveauté également. Et agréable qui plus est. Sâ savait qu'ils s'étaient déjà passablement rapprochés depuis quelques temps. Mais cet enfant souderait leur couple définitivement, elle en avait l'intuition.

- Je le dirai seulement à Acuité alors, si vous voulez bien.

Levant les yeux à nouveau pour lui sourire, elle acquiesça d'un léger hochement de tête même si la perspective de cet entretien avec sa belle-mère ne l'enchantait absolument pas. Bienséance était imprévisible. Et nul doute qu'elle l'abreuverait de mille conseils et recommandations pénibles en plus de lui imposer des choses déplaisantes comme des remèdes douteux et un confinement insupportable dans ses appartements. Mais elle ne se laisserait pas faire. Si Vainqueur était de son côté, elle se sentait capable de tenir tête à la Reine-mère.

- Les rumeurs iront vite, même si nous limitons le nombre de gens informés. Il ne faudra pas tarder à le dire à votre mère.

Reculant d'un pas, elle baissa les yeux sur sa tenue et laissa échapper un petit rire d'excuse.

- Mais il faudra me laisser m'habiller d'abord.

Shyrin s'empourpra d'un coup sous le regard de Vainqueur mais son sourire n'avait pas disparu. Bien des choses avaient changé entre eux et le lien qui les unissait s'était resserré. Même s'il lui était infiniment délicat de se montrer aussi ouverte et franche que lui, elle s'y efforçait et acceptait un peu plus de lui dévoiler ses ressentis. Surtout depuis qu'elle avait compris qu'il était naturel et même bon de désirer son mari. Loin de le lui reprocher ou d'en être choqué, Vainqueur avait semblé satisfait de voir sa femme se montrer moins réservée, surtout au lit.

Une main légère posée sur le poing du Roi donc, elle se laissa reconduire bien sagement à ses appartements où Shane l'attendait en se tordant les mains. Un bain et des vêtements l'attendaient déjà, ainsi que de quoi se restaurer si elle avait envie de manger à présent que le malaise était passé. Elle était évidemment d'accord pour tout ce qu'on voulait, docile princesse devenue reine obéissante. Mais elle aurait nettement préféré rester avec Vainqueur et partager encore avec lui des moments intimes et complices, parler de leur futur enfant, imaginer tout ce qu'il serait, à qui il ressemblerait.

D'un regard de prière, elle ordonna à sa soeur de les laisser puis elle se tourna vers le Roi et lui sourit, toujours transportée par la nouvelle et par le bonheur qu'elle avait vu dans ses yeux quand il avait compris.

- Je sais que vous n'avez pas beaucoup de temps... Mais peut-être pourrions-nous dîner seuls tous les deux ici ce soir ? Nous pouvons aller voir votre mère avant, si vous le souhaitez...

Un peu hésitante, elle n'osait pas s'imposer mais espérait toujours avec la même candeur qu'il prendrait plaisir à sa compagnie.

Dans l'intimité de ses appartements, proches comme ils l'étaient et avec le bonheur de la nouvelle de l'enfant à venir, Shyrin crut qu'il allait l'embrasser. Comme un peu plus tôt dans son bureau quand il avait laissé s'exprimer le plaisir de la savoir enceinte. Au lieu de ça, il baisa chastement son front. Pourtant il souriait, il était heureux, il promit de venir partager son dîner. L'avenir semblait éclairé, doux et plein de promesses. Mais certainement pas aussi excitant qu'elle l'avait espéré en faisant en sorte de se trouver seule avec son mari en ce matin de bonheur.

Bref, il était inutile de se mettre martel en tête à ce propos. La nouvelle était si fraîche qu'ils étaient encore tous les deux sous le choc. Elle laissa donc Vainqueur la quitter, lui souhaita une bonne journée en souriant, puis rejoignit la chambre où attendait son bain et où Shane était apparue par magie. Sa soeur savait toujours quand elle avait besoin d'elle et si elle remarqua la très légère pointe de déception dans les yeux de la Reine, elle n'en fit aucune mention. Le bonheur immense de se savoir enceinte éclipsa bientôt à nouveau tout le reste.

Elle se laissa savonner de la tête aux pieds par sa soeur, puis rincer et sécher, mais resta distraite, répondant évasivement à ses tentatives pour lancer la conversation. Elle ne pensait qu'à l'enfant et imaginait déjà mille choses à son sujet. Ses mains passaient et repassaient sur son ventre, croyant déjà y deviner une légère rondeur qui lui avait échappé jusqu'alors. Docile, elle leva les bras pour enfiler la chemise de dessous puis le corset, la robe, les bas. Les températures s'étaient nettement rafraîchies mais Shane veillait à ce qu'elle soit toujours parfaitement vêtue.

Et tandis que sa soeur la coiffait et achevait de l'apprêter, elle prit Neige sur ses genoux pour le cajoler et envoya une femme de chambre chercher Acuité, lui demandant de la rejoindre pour le petit déjeuner si elle le pouvait. Le chaton avait déjà bien grandi mais demeurait un bébé joueur et câlin dans ses bras. Il sentait toujours quand elle avait besoin de sa chaleur et de sa tendresse. Il avait dormi avec elle à chaque fois que Vainqueur était absent. Il se montrait également plutôt possessif et protecteur même, se méfiant en tout cas vivement de Bienséance et de ses espionnes.

Installée dans un fauteuil confortable donc et Neige dans son giron, la Reine se fit servir une infusion légère dont sa soeur lui avait assuré les vertus pour lutter contre les nausées, et grignota gentiment un morceau de brioche pour faire plaisir à ceux qui surveillaient de près ce qu'elle mangeait.

Shyrin leva la tête avec un large sourire à l'entrée d'Acuité annoncée par Shane. Excitée par la nouvelle et par le désir de partager son bonheur, elle déchanta pourtant un peu à la vue du formalisme dont la jeune femme faisait preuve avec elle. Refusant de se laisser décevoir par si peu de chose, elle invita d'un geste son ami à s'asseoir dans le fauteuil de son choix.

- Je voulais partager mon déjeuner avec toi ce matin. J'espère que je n'ai pas bousculé tes projets...

Il y avait largement assez à manger pour deux, surtout deux appétits aussi réduits que les siens. Un peu déconcertée par l'attitude distante d'Acuité qui venait s'ajouter au départ précipité de Vainqueur, la Reine détourna les yeux pour se saisir de sa tasse. Sur ses genoux, Neige tournait et retournait comme s'il sentait qu'elle n'était plus aussi détendue. Elle se souvint alors que ce n'était pas la première fois qu'elle se trouvait dans cette situation et qu'auparavant son espoir avait été déçu.

Baissant les yeux, elle but lentement son infusion, sa main libre caressant distraitement le chat pour le calmer. Acuité venait tout juste d'arriver et avait sans doute bien des choses en tête. peut-être était-ce sa faute après tout. Peut-être n'était-elle pas elle-même assez attentive. Elle ne pouvait espérer des gens plus que ce qu'elle leur donnait elle-même, c'eut été malhonnête. En reposant sa tasse, elle revint poser les yeux sur la jeune femme et sourit paisiblement, son calme neutre retrouvé.

- Comment se portent ton fils et ton époux ?

- Ooh ! C'est une merveilleuse nouvelle. Comme tu dois être fière !

La nouvelle la touchait encore plus à présent. Elle portait depuis toujours une affection particulière à Espoir parce qu'elle avait participé, même de loin, à la possibilité de sa naissance. Officiellement, le couple royal était parrain et marraine de l'enfant, un moyen faible mais le seul à leur portée pour s'assurer qu'il serait bien accueilli malgré son statut de bâtard. Ça ne le protégerait pas des moqueries et des insultes mais ça éviterait le pire et lui ouvrirait les portes d'un avenir, voulait-elle croire. Acuité ne lui laissa cependant pas le temps de s'attendrir et enchaina, entrant d'elle-même dans le vif du sujet. Au moins la retrouvait-elle un peu dans cette franchise sans détour.

- Je ne peux que comprendre à quel point il est difficile de trouver ou retrouver une place à la Cour, répondit-elle avec douceur.

Son regard croisa celui de la jeune femme mais elle ne parvint pas à le soutenir. Autrefois quand elle voyait flou, c'était aisé car elle n'était pas troublée par l'intensité des regards des autres. Mai aujourd'hui, c'était plus délicat, s'était-elle rendue compte. Grattant et massant le chaton à deux mains, elle garda les yeux baissés sur la fourrure blanche même si un léger sourire lui était revenu.

- C'est ma faute s'il y a tant de rumeurs, je ne parais pas autant que je le devrais.

Elle leva les yeux cette fois et les plongea dans ceux de son amie.

- Il m'est plus facile de me protéger et de me faire au mariage avec vainqueur si je peux m'y consacrer. Mais je sais que je ne pourrai pas toujours échapper aux courtisans et à ma belle-mère.

Il n'y avait personne d'autre qu'elles d'eux dans la pièce, ce qui lui permettait cette liberté de langage. Elle s'empourpra néanmoins, honteuse malgré tout de ne pas être aussi parfaite qu'elle l'aurait du. Baissant encore une fois les yeux, elle prit une petite inspiration pour se donner du courage puis se lança un peu vite.

- Je ne suis pas malade.

Il semblait toujours à Shyrin que les choses s'arrangeaient quand elle se trouvait avec Acuité. Jusqu'à leur prochaine entrevue où tout serait à recommencer. Pour leur bien à tous, elle avait délibérément choisi d'oublier les mots cruels, les meurtrissures et les blessures infligées par celle qui aurait du être son amie et qu'elle avait blessé en retour. Mais parfois, il lui venait à l'idée que ces choses seraient toujours entre elles et que jamais elles ne retrouveraient l'innocence de leur première rencontre.

Il fallait peut-être apprendre à se connaître de nouveau et accepter les défauts de l'autre. peut-être parviendraient-elles à construire une amitié d'adultes terre-à-terre au lieu de ce souvenir d'amitié de jeunes filles romantiques. Ou peut-être pas. L'avenir le dirait. En attendant, Acuité restait sa plus proche amie. Car il y avait bien des choses qu'elle ne pouvait confier à Vaillant à qui il manquait le sexe et le rang pour bénéficier de certaines confidences.

Devant l'aveu de la jeune fille au sujet des Montagnes, il lui sembla à nouveau que les choses s'arrangeaient entre elle. c'était une véritable confidence. De celles qui auraient même pu lui porter préjudice. Elle devrait la conserver précieusement, comme le reste. Peut-être un jour la somme de toutes ces douceurs ferait-elle un écrin suffisant pour abriter des sentiments plus francs.

- Je comprends, sourit-elle gentiment. Le poids de l'étiquette est plus important ici que chez moi pour bien des choses. La vie dans les Montagnes devait être bien plus légère.

La suite lui fit lever la tête, un sourcil arqué par la surprise.

- Corvecol ? Est-ce loin ?

L'espoir s'éteignit aussitôt toutefois car même la plus courte distance serait encore bien trop grande à présent. Non seulement Vainqueur ne la laisserait pas s'éloigner hors de sa vue, mais de plus elle-même ne voulait pas quitter son mari. Il lui importait de partager tout ce qui viendrait avec lui.

- Je ne pense pas que ce sera possible avant au moins une année, reprit-elle avec un sourire secret, les yeux baissés et les joues rosies.

Elle espérait qu'Acuité comprendrait parce qu'elle ne savait vraiment pas comment lui annoncer les choses autrement.