À peine eu t-elle répondue qu’il saisit sa main et l’entraîna à sa suite. Croc les devança et s’élança vers le bosquet le plus proche, sans lâcher la main d’Aimée, Âtre se faufila à sa suite et s’enfonça d’avantage dans le bois naissant. Ils avaient joué ce jeu des centaines de fois : suivre un sentier, la piste d’une proie odorante en silence, prenant gare de n’écraser aucune brindille dont le craquement aurait pu nous trahir, guetter le sens du vent… tout cela lui paraissait désormais naturel, autant que respirer. Pendant ces parties de chasse, l’osmose entre lui et le prédateur était complète et modifiait ses perceptions, accroissait ses sens.
Pendant qu’ils progressaient derrière le glouton, le jeune homme de remémora la main dans la sienne : la reine servante. Sans se retourner, et si bas qu’on aurait su distinguer ses murmures du bruissement des feuilles autour d’eux, il lui adressa un avertissement courtois :

« Marchez dans mes pas, ne faites aucun bruit, écoutez nous penser. »

Sans la lâcher, il dévia leur marche dans un buisson touffu couvert de baies et de ronces. D’un geste Âtre désigna les touffes de poil éparses qui s’étaient accrochées aux larges épines, une biche qui muait s’était sans doute frotté malencontreusement en passant. L’odeur était récente, celle d’un animal en bonne santé, elle s’accompagnait de nombreuses traces de sabot qui attestaient de la présence du cervidé quelques minutes plus tôt. Croc humait l’air, longuement, pendant qu’il entreprit de sortir sa fronde et ses pierres de jet avec sa main libre, cette arme rudimentaire avait fait ses preuves par le passé.

Elle n’est pas loin, son odeur est encore forte.

Sans mot dire, il acquiesça mentalement.

Tu choisis une proie aussi grande pour impressionner notre nouvelle amie ? Il s’amusait de penser que son compagnon si bourru ai voulu briller aux yeux d’une humaine qu’il venait à peine de rencontrer.
Tu penses comme un humain. Je n’ai rien choisi, la forêt m’offre une belle chasse ce soir.

Indifférent au sourire de son « deux pattes », Croc reprit son chemin à travers les arbres et disparut de leur vue. De là où il se trouvait, Âtre ne le voyait plus avec ses yeux, mais grâce au lien qu’ils  partageaient il n’ignorait rien de ce qui entourait son ami : quelques mètres plus loin, les rangées de résineux laissaient peu à peu place à une clairière. La biche se trouvait là, paissant paisiblement, ignorante du terrible danger qui s’apprêtait à s’abattre sur elle. Le glouton tapis derrière un renflement naturel du sol se tenait à l’affût, invisible :

Prenons le en tenaille.

C’était en effet la meilleure solution, contourner la proie, lui couper la route et tout espoir de fuite puis l’acculer. S’il parvenait à la toucher avec l’un de ses projectiles pour la désorienter, il permettrait à son partenaire de l’achever rapidement.
Délicatement, il se retourna vers Aimée et lui exposa la situation en quelques mots clairs, prononcés d’une voix si grave qu’ils en étaient presque inaudibles :

« Vous avancez de quelques pas, et vous vous tenez prêts à faire peur à la biche pour la rediriger vers Croc, je vais faire le tour et lui tirer dessus. »

Il lui lâcha enfin la main et entreprit de contourner discrètement sa proie. Son comparse hirsute se tenait en embuscade, tous les muscles tendus prêts à se jeter dans la bataille. La lumière déclinante déformait les ombres qui dévoraient à chaque seconde un peu plus de terrain sur le jour. Dans le silence il n’entendait plus que ses propres battements de cœur, et ceux de Croc… son vif l’avertissait de la présence du grand mammifère qu’ils ciblaient, et de sa Reine Servante un peu plus loin, tout semblait en place. Là, derrière un ultime sapin, la biche avait levé la tête comme si elle soupçonnait quelque chose ; il n’était plus temps de penser, il fallait agir.

D’un geste souple, mainte fois répété, il arma son tir et la pierre siffla.



1-2 : la pierre manque sa cible, la biche fuit vers Aimée.
3-4 : la pierre touche la biche au jarret et elle s’effondre sur place, sans bouger mais vivante.
5-6 : la pierre manque sa cible et fuit vers Croc, le piétinant au passage.

Enchantée de la perspective de cette chasse d'un genre nouveau pour elle, Aimée avait le cœur battant d'excitation comme une enfant à qui l'on a promis un cadeau. À la suite d'Âtre et Croc, elle adopta tout naturellement la même attitude que le jeune homme. Quand il donna ses instructions, c'était comme énoncer une évidence et elle sentit qu'elle était déjà sur la bonne voie, déjà liée au monde vivant par chaque fibre de son être.

Si les pensées de ses nouveaux amis ne lui étaient pas aussi claires et précises qu'elles pouvaient l'être entre eux, il lui parut bientôt tout aussi évident qu'elle partageait néanmoins quelque chose avec eux. Ou plutôt qu'ils partageaient quelque chose avec elle. C'étaient comme une odeur qui s'imprime dans les narines ou le souvenir évanescent d'un rêve qu'on ne peut préciser mais dont la sensation reste ancrée longtemps après le réveil. Elle entendit le choix de la proie et la complicité qui liait les deux êtres. Elle entendit le plan et le comprit sans peine.

Tapie dans son recoin, silencieuse et calme, elle attendit le signal mais n'eut pas l'opportunité de se demander si elle l'avait capté réellement. Quand elle vit la biche montrer un signe de nervosité, chercher une présence intruse, elle mit le plan en branle et comprit qu'Âtre avait fait de même quand une pierre siffla. Pas besoin de signal quand on s'entendait ainsi. Debout, elle frappa dans ses mains pour chasser la proie vers Croc comme prévu.

Si leur proie prit bien la direction escomptée, la suite ne se passa pas exactement comme prévu et elle le sentit tout aussi clairement que le reste. Sans plus se préoccuper du reste, elle sortit donc de son abri et courut vers le lieu qui l'appelait comme le sang lui battait les tempes.

Le projectile avait fusé, transperçant l'air immobile du crépuscule, et avait manqué sa cible de quelques centimètres pour se loger dans la terre meuble de la clairière.

Qu'est-ce qui avait raté ? Il avait préparé son tir précautionneusement, comme toujours, le sens du vent lui était favorable et la pierre était parfaitement lisse... Mais la biche avait levé la tête, tendue,  et il l'avait ratée. De sa foulée souple, la bête s'était alors enfuie vers Aimée qui l'avait redirigée sans embûche vers Croc tapit en embuscade dans le renfoncement non loin. Mais quelque chose, peut-être le destin, la chance, ou les dieux, l'avait soudainement abandonné. Le cervidé avait sauté, durant cet instant qui s'étira de manière surnaturel, sens sens s'étaient enflammés : il avait senti son ami se recroqueviller en attendant l'impact, bandant ses muscles pour absorber le poids de son assaillant. Le glouton n'avait pas peur, il était étrangement calme, ce n'était pas la première fois qu'il se faisait piétiner par de plus grands animaux et son instinct de survie savait parfaitement comment réagir. Se rouler en boule, protéger les parties molles et la tête, attendre que ça passe en espérant que ça ne dure pas trop longtemps.
Âtre s'était élancé, bien trop tard, de là où il se trouvait il ne pourrait pas intervenir avant que la biche ne s'écrase, mais tout son corps lui commandait d'essayer.

Et la douleur éclata, si vive et cuisante qu'elle le jeta au sol.
Les sabots fendus s’abattirent durement, l'un d'eux heurta la croupe et la corne entama la chaire avant de frapper une nouvelle fois au même endroit. La limite entre leurs souffrances avait disparu, chaque vague de ruade martelait aussi bien le jeune homme que le mustélidé, laissant l'un et l'autre proche de l'évanouissement. Il lui semblait également sentir l'égarement et la terreur de la biche devant le prédateur qu'elle malmenait, l'odeur du sang qui remplissait ses sens de la notion de danger...

« ASSEZ! »

L'énergie qu'il avait imprimé dans son hurlement raisonna si fort qu'il sembla déchirer la trame du silence vespéral, et plus que la pierre qu'il avait tenté de lancer plus tôt, il fit mouche.
Avec Flèche, il avait travaillé bien des aspects du vif, mais celui-ci était resté du domaine du théorique. Le vieillard lui avait un jour affirmé qu'il était possible de « repousser » et « attirer » les animaux grâce à leur magie, qu'il suffisait de le vouloir suffisamment, d'être capable d'émotion assez universelles pour qu'elles atteignent tout type d'être vivant. Peur, joie, bien être, toutes des ponts qui pouvaient être établis entre l'humain et la bête par le biais de cette énergie. Des semaines durant l'adolescent avait tenté de communiquer ces émotions à divers cibles -oiseaux, petits rongeurs et autres formes de vies qui pullulaient dans la forêt aux alentours de Corvecol- mais à part quelques envols précipités de moineaux il n'était jamais arrivé à communiquer ses volontés.
Mais la terreur qui l'avait prit, l'avait transcendé, avait jailli par devers lui et avait prit forme.

Instantanément, la biche s'était tétanisée et, la seconde suivante, avait fui sans demander son reste. L'immobilité retrouvée de la scène sonnait presque faux après une telle débauche de bruits et d'émotions. Même le contact permanent qu'il entretenait avec Croc s'était rompu quand il avait envoyé toute son énergie de son injonction, et si cela fermait la porte à sa souffrance, aucune présence n'emplissait plus son esprit...
Précipitamment, il se releva et s'élança vers son compagnon en tendant ses sens aussi bien que son être. Aussi vite que lui permirent ses membres ankylosés par le choc, Âtre s'élança vers Croc ; ce dernier restait insensible aux assauts répétés de son ami contre son esprit, était-il inconscient ? Mort ? C'était la première fois qu'une de leur chasse tournait aussi mal...

Mon ami, répond moi, donne moi un signe je t'en prie, ne me laisse pas.

Derrière la racine qui lui dissimulait toute la scène, il vit enfin : Le glouton était encore roulé en boule, le crâne dûment protégé par ses membres antérieurs, il avait laissé tout son arrière train à découvert. Les sabots avaient frappé plusieurs fois les pattes arrières, la croupe, laissant de profondes meurtrissures qui engluaient la fourrure de sang et de terre...

J'ai mal.

Le soulagement se disputa alors à la peur quand il sentit la sensation familière de Croc dans sa conscience. La douleur qui traversait son ami était intense, elle se concentrait particulièrement dans les os qui formaient la pointe de la queue touffue du glouton qui prenait désormais un angle effrayant et étrange. Un rapide examen confirma qu'aucune de ces blessures n'était mortelle, et la terrifiante incertitude qui avait malmené le vifier perdit alors de son intensité :

Tu auras la queue cassée, et tu as peut être une patte amochée, mais tu vas survivre. Peux-tu bouger ?
Peut-être.

Dans un gémissement étranglé, l'animal se releva et entreprit de se tenir sur trois pattes. Le sang qui dégoulinait en grosses gouttes le long de son garrot commençait déjà à coaguler... Il avait la peau dure.
Brutalement, la présence d'Aimée lui revint en mémoire, dire que cette chasse était destinée à lui changer les idées... Tout en arrachant la manche de sa tunique pour panser grossièrement les plus grosses plaies, il maugréa contre les circonstances : pourquoi avait-il fallu que cela tourne mal précisément aujourd'hui ?

« Pardonnez moi, je ne pensais pas que les choses prendraient cette tournure. » Croc grondait sourdement, contenant tant bien que mal le feu de la douleur qui croissait en lui. Il avait la peau dure, et de merveilleux réflexes comme seul pouvaient en avoir un prédateur en pleine santé, c'était certainement cela qui l'avait sauvé. Cela, et le départ précipité de son agresseuse. Le fait d'avoir « repoussé » la biche lui était alors apparu comme naturel, comme s'il l'avait frappé physiquement pour l'éloigner le plus loin et le plus vite possible de son ami... Mais il n'en avait rien fait, seul sa volonté avait stoppé la biche, sa volonté et son vif. La reine servante l'avait-elle perçue aussi ?

Depuis l'autre côté de la clairière et le couvert des arbres, Aimée courut aussi vite qu'elle le put, sautant par dessus les branches et les trous, enjambant les obstacles et repoussant les hautes herbes avec détermination. Si elle n'avait pas le lien de Croc et Âtre, elle sentait pourtant que la situation était dramatique. Elle sentait que le glouton souffrait et qu'il était seul, sans eux. Il n'appelait pas à l'aide, ça non, mais il avait besoin d'Âtre, et d'elle par extension.

Elle était à mi-chemin quand une vague puissante la balaya et la coupa dans son élan. Si l'onde n'était pas dirigée contre elle ni même destinée à la frapper, elle ne l'en arrêta pas moins, la laissant vacillante et hésitante entre deux enjambées. La force de l'ordre mental qu'Âtre avait envoyé la laissa pantoise et elle saisit de manière instinctive et lointaine la puissance du lien qui existait entre le jeune homme et l'animal.

Libérée de sa stupeur, elle s'élança à nouveau vers le lieu où gisait le pauvre glouton et y trouva les deux amis dans un sale état, l'un physique, l'autre psychologique. Elle s'agenouilla à leurs côtés dans l'herbe et la terre retournées, désolée de ce qui leur était arrivé et désolée de ne pas pouvoir être plus utile.

- Que puis-je faire ? Je peux aller chercher de l'eau pour nettoyer les plaies... J'ai sûrement une étoffe aussi dans mes fontes...