- Bonjour, Bhaal, répondit Luve en prenant ses aises.

Ces paroles sonnaient plus dans sa bouche comme une formule mécanique que de politesse. Son frère et elle n'en étaient plus au stade des politesses. Elle trouvait d'ailleurs assez drôle la manière dont il l'invitait à déjeuner pour parler hommes et armée. Comme c'était charmant et protocolaire ! Pour elle, un repas était un repas. Ce qu'elle illustra parfaitement en attrapant sans cérémonie une patte de poulet grillée, dans laquelle elle mordit avec appétit. Elle était au travail depuis l'aube, elle était sale et fatiguée.

- Qu'est-ce que tu veux ? lâcha-t-elle tout de go, en mâchonnant sa viande.

Elle n'était pas obligée de se montrer si directe ni si peu civilisée, mais cela l'amusait. Si leur mère avait été là, elle l'aurait sermonnée sur sa mauvaise conduite. Mais sa mère était morte et elle était bien placée pour savoir qu'il valait mieux deviner au plus tôt ce que Bhaal avait derrière la tête, si l'on voulait faire de vieux os.

Bhaal picorait ses grains de raisins avec la virilité d'un moineau. Ajouté à ses cheveux huilés qui tombaient en cascade le long de ses joues, cela faisait un sacré tableau. Mais cela faisait partie des choses que Luve ne pouvait pas lui dire, ainsi que beaucoup d'autres...

Comme elle pouvait s'y attendre, il la rappela à l'ordre, avec l'empressement de ceux qui commandent. Bhaal était comme ça. Il avait sans cesse besoin de marquer sa domination. Verbalement, ou autrement... Par réflexe, elle passa sa langue à la naissance de la cicatrice qui lui fendait les lèvres, avala son poulet et reposa sa viande.

Il voulait son rapport, il allait l'avoir. Luve se lança dans une description détaillée de l'état des troupes - leur nombre, leur affectation, leur préparation - et ce qui s'était passé ces dernières semaines. Les cadavres d'un couple séchant encore au soleil, il n'y avait plus eu de désertions. Quelques éléments prometteurs, quelques troublions. Elle avait dû couper le nez et les oreilles d'un soldat insoumis et suspendre un régisseur pour le viol d'une esclave.

- Ils seront bientôt aussi bien préparés que des esclaves peuvent l'être, finit-elle, laissant percer la critique.

Elle partageait le mépris de son frère pour cette espèce, qu'elle jugeait impropre au combat. Il n'y avait pour les motiver que la terreur et la certitude que mourir sous la lame de leur ennemi serait préférable à retourner vaincus vers leur maître. Dans ces conditions, ils ne valaient pas mieux que de la chair à canon. On ne pouvait pas lui demander de faire de l'or avec du plomb...

- Une milice... répéta Luve, comme savourant la poésie du mot.

Quelque chose d'autre brilla dans ses yeux que l'appétit et la défiance. L'instant suivant, elle balayait son couvert de la main, s'emparait de divers éléments du buffet et les disposait sur la table. Les grains de raisin semblaient figurer le tracé de la frontière ; sa patte de poulet l'armée des Duchés et, plus loin, une grosse pomme la ville de Castelorme.

- Une milice, oui... mais pas pour attaquer les paysans. Non… au lieu de ça… nous frapperons à l’estomac…
Le sien gargouilla. Elle n’avait toujours avalé qu’une bouchée.
- Nous trancherons toute relation entre le front et l’arrière… Plus de ravitaillement… Plus de nouvelles…

Vive comme l’éclair, elle s’empara du couteau en argent et le planta profondément dans la patte de poulet.
- Ils apprendront ce que la peur veut dire…

Face à son armée de raisins écrasés et de poulet empalé, Luve rayonnait comme une petite fille venant juste de recevoir la plus belle poupée.

Luve n'aimait pas boire du vin le midi, cela l'étourdissait. Mais son frère la servait, ça n'était pas rien et elle leva son verre à sa santé. Ils burent ensemble dans une relative harmonie.

Puis il mentionna la nouvelle cargaison. Encore des esclaves à former, à dresser plutôt, et à l'entendre ils n'étaient pas en bon état... Mais cette tâche ingrate ne parvint pas à entamer son nouvel enthousiasme.

- Je choisirai les meilleurs éléments parmi nos hommes, reprit-elle, revenant au sujet précédent. Et parmi nos esclaves...
Elle hésita.
- Il faudra les faire nôtres. La peur ne suffit pas. Promettons-leur la liberté...

Elle savait que cette idée ne plairait pas à Bhaal. Mais si elle devait être entourée de quelques dizaines d'hommes, il fallait qu'ils soient forts et dévoués - comme des lions, comme des chiens.

Bhaal réagit avec plus de violence qu'elle ne l'aurait pensé. A ce mot de liberté, il se mit à pigner et à jeter sa vaisselle comme un enfant de trois ans. Il semblait au bord de la crise d'apoplexie, et lorsqu'il marcha vers elle, elle sut que c'était pour la frapper.

Elle n'évita pas la gifle, elle était au dessus de ça. Elle le regarda bien en face tout du long, et ne dit rien. Ce n'est pas pour autant qu'elle accepta, et sa colère rentrée se voyait à sa mâchoire crispée, qui tendait ses cicatrices.

Mentalement, elle se leva, balaya ses jambes et l'envoya au sol. Puis elle s'empara du couteau en argent qui reposait devant elle et lui régla son compte. Bhaal s'en allait dans un gargouillement insatisfaisant, et elle avait enfin la paix.

C'était ce à quoi Luve aspirait dans l'immédiat, pourtant ce n'était pas ce à quoi elle aspirait à long terme. A quoi aspirait-elle, d'ailleurs ? Elle était bien incapable de le dire. Depuis quelques minutes, elle voulait l'estime et à la gloire à la tête de la milice.

Bhaal lui avait implanté cette envie avec une redoutable rapidité. Il la manipulait encore, elle le sentait, il avait l'ascendant sur elle alors qu'elle aurait pu le fouler aux pieds. Cette fois encore, elle le laisserait vivre, elle le laisserait l'humilier sans rien dire. Car on ne pouvait rien dire, à moins de se retrouver avec le visage entaillé.

Elle se leva à son tour et planta son regard dans celui de son frère. Elle était plus petite que lui et il jouirait sans doute de cette supériorité, sans penser qu'elle pouvait le neutraliser d'un simple coup de genou dans les parties. Elle sourit à cette idée, et répondit :
- C'est à toi de décider.

Elle manifestait ainsi qu'il avait le pouvoir, qu'il ne serait pas question de liberté (quand bien même c'était nécessaire, elle en restait persuadée) et qu'il pouvait la renvoyer si bon lui semblait. Qu'il la renvoie donc, et se trouve un soldat plus "loyal et dévoué" qu'elle, depuis toutes ces années ! Alors elle trouverait peut-être le courage de le tuer et d'aller vivre sa vie ailleurs.

Elle se détourna, empoigna la missive, jeta un dernier regard sur le déjeuner auquel elle n'avait pas touché et sortit sans se retourner.