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Le monde s'arrêta finalement de tourner suffisamment longtemps pour qu'Aimée reprenne un peu de ses esprits. Repoussant d'une main tremblante cheveux et sang qui l'aveuglaient, elle les étala en inquiétantes trainées sur son front et sa joue mais put y voir assez pour prendre la mesure du chaos qui régnait.

Les gardes de son escorte les avaient rejoints et sécurisaient les lieux mais c'était inutile, elle savait que le sanglier était parti. Malgré son trouble, malgré les larmes, malgré l'indicible souffrance et l'immense désordre, elle chancela vers Vérité qui gisait, inconscient. Il lui sembla que sa tête avait heurté une pierre mais elle n'avait pas les idées assez claires pour s'en assurer.

Au lieu de ça, elle s'occupa d'abord de faire relever le cheval de son ami sans causer d'autres dommages. La bête était affolée mais elle parvint à la calmer un peu avant de s'occuper de sa propre monture. Légèrement blessée, elle fut plus difficile à éloigner mais pour finir, elle put s'agenouiller auprès de Vérité et tenter de faire le compte de ses blessures. Le plus inquiétant, c'est qu'il ne se réveillait pas.

Elle n'osait pas le bouger de crainte d'aggraver ses blessures, mais elle prit sa main, écouta son cœur et sa respiration, craignant plus que tout de l'avoir tué. En larmes, elle le suppliait d'ouvrir les yeux et de revenir avec elle, autant de vive voix que par l'Art. L'un des gardes était déjà reparti à toute allure chercher de l'aide au château sans savoir qu'Aimée avait déjà prévenu son père en élançant son Art de manière incontrôlable.

Aimée était incapable de dire combien de temps avait passé mais elle sentit son père approcher aussi sûrement que si elle l’avait vu de ses yeux. Peut-être par l’Art, peut-être par le Vif, bien plus sûrement par le lien profond entre eux qui, bien que distendu, ne se déferait jamais tout à fait. Quand il fut sur elle, la saisissant aux épaules pour l’éloigner, elle voulut résister, rester auprès de Vérité pour l’aider, mais elle n’en avait plus la force et savait ne pas être de taille à contrer la volonté du roi Vainqueur.

Ils firent quelques pas et elle se trouva face à lui qui la pressait de questions en malaxant ses épaules comme de la pâte à pain. Étourdie, indécise, elle ne savait pas comment le satisfaire et il lui sembla alors qu’elle n’y arriverait jamais. Levant la tête pour croiser le regard de son père si semblable au sien d’ordinaire, elle ouvrit la bouche mais rien ne vint. Aucun son. Comment expliquer qu’elle venait de tuer son ami ? Pourquoi voulait-il des détails, par Sâ ? Ne voyait-il pas qu’il fallait secourir Vérité ?

L’absence de sa mère, la certitude qu’elle ne l’attendrait pas au château pour s’occuper d’elle fut soudain plus qu’elle n’en pouvait supporter. Ses yeux se noyèrent de larmes comme elle éclatait en sanglots et s’écrasait contre le torse de son père, s’accrochant à lui comme s’il pouvait remonter le temps et effacer enfin tout ce qui partait de travers dans sa vie depuis que sa mère s’était trouvée enceinte à nouveau.

- Papa !

Étouffant ses pleurs contre son épaule, elle s’agrippa de ses doigts ensanglantés et tremblants à son pourpoint, espérant qu’il serait une fois encore le héros de son enfance qui pourfendait dragons et pirates pour la sauver.

- Un sanglier... J’ai essayé... Je suis désolée... Tellement désolée...

L'espace de quelques instants, le présent fut oblitéré et elle redevint la petite fille qui admirait tant son père et s'en remettait à lui pour tous les aspects de sa vie. L'espace de quelques instants, ce fut comme si sa mère était en vie, comme si plus rien ne les empêchait d'être heureux ensemble. Mais la réalité reprit bien vite ses droits et le père redevint le roi.

Vainqueur fit reculer sa fille et sa voix autant que son Art lui commandèrent de se reprendre. Levant les yeux, perdue et suffoquée, elle eut un instant de flottement, un moment flou dans sa tête avant qu'elle ne sache comment réagir. Son regard navigua vers le corps étendu de Vérité puis revint se perdre dans celui de son père et ses larmes se tarirent peu à peu. Surprise, elle comprit qu'il lui imprimait sa volonté mais elle ne résista pas. Au fond d'elle, elle savait qu'il avait raison. Elle s'était suffisamment laissée aller.

Essuyant son visage de ses mains, elle redressa les épaules et releva le menton avec détermination. Le sang finirait par coaguler dans ses cheveux, elle n'était pas gravement blessée et sa tête fonctionnait, c'était l'essentiel. Imprimant sa propre volonté d'acier à son corps, elle se donna l'énergie pour obéir à son père et prendre une décision de souveraine et non d'amie, malgré le déchirement que cela causait irrémédiablement à son cœur.

- Il est à moi, affirma-t-elle, la voix plus dure qu'elle ne l'avait voulu.

À cet instant, elle tenait tant de son père qu'elle eut la sensation de se voir à travers ses yeux et d'être un jeune Vainqueur qui venait d'accéder au trône.

- Il nourrira Vérité à son réveil.

Le regard dur et lointain à présent, elle tourna les talons et alla décrocher un arc e un carquois plein de la selle de l'un des gardes de son escorte. Bien sûr, elle était meilleure à l'épée, mais avec un sanglier il valait mieux commencer par l'affaiblir à distance. Elle récupéra ensuite les rênes du cheval de son père, abandonnant ce dernier sur place sans la moindre hésitation car certaine qu'une escorte le suivait de près pour ramener Vérité au château. Se hissant sur la monture d'un souple mouvement de hanches, elle toisa le monde avec la dignité d'une souveraine parce que c'était ce qu'elle était et que personne ne pourrait jamais lui dénier.

- Je traque, ils rabattent, annonça-t-elle en désignant les deux gardes restants de son escorte.

Son regard gris d'orage s'attarda sur son père à qui elle offrit un sourire sans joie mais plein de hargne.

- Tu peux commencer à confectionner la litière.

Car il faudrait ramener la bête à Castelecerf après l'avoir tuée et si ele ne faisait pas d'erreur, il serait impossible de la mettre sur la croupe d'un des chevaux au vu de son poids. Une sorte de civière en branchages permettrait de la traîner proprement jusqu'à la cour où elle se dépecée. Pointant son arc sur son père, elle insista, le regard lourd de sens.

- Tu as fait de moi une reine, ne l'oublie jamais.

Ce qu'elle entendait par là était vaste. Ce n'était ni vraiment un reproche, ni un compliment, seulement un fait qui en avait entrainé d'autres à sa suite. Sans plus attendre, elle talonna le cheval de son père qui partit sur la poste du sanglier sans la moindre hésitation.

La décision d'Aimée de partir seule à la recherche de la bête qui avait blessé son ami et manqué de la tuer pouvait passer pour une fierté Loinvoyant, une revanche qu'elle voulait et devait prendre seule. Mais en vérité, si elle s'était interrogée plus profondément sur ses motifs réels et sur le sens de ce qu'elle avait dit à son père, elle aurait compris qu'une part d'elle avait aussi voulu le punir. C'était un fait, il avait fait d'elle une reine. Mais cela entraînait également de ne plus être sa fille, plus complètement, plus de manière aussi passionnément admirative et affectueuse.

En prenant sa place réelle d'héritière et de future souveraine, elle allait devoir laisser derrière elle des sentiments et des faiblesses que l'indulgence aurait pardonné à n'importe qui d'autre. Elle allait devoir faire face à des réalités qu'elle s'était caché depuis toujours : son père, tout roi et héros de son enfance qu'il soit, n'était après tout qu'un homme. un homme triste et seul qui avait la faiblesse de croire qu'il pouvait revivre sa jeunesse et son amour avec une pâle copie de celle qu'il avait perdue. Et Désirée, toute ambitieuse Lunabille qu'elle soit, n'était qu'une gamine de l'âge de Chance à qui on avait mis une couronne trop lourde sur la tête sans lui expliquer qu'elle devrait trouver sa propre place et non prendre celle de la défunte reine.

Ces pensées, ces vérités qu'elle connaissait au fond d'elle mais refusait d'admettre, elle n'était pas encore prête à les voir. Mais ce jour-là, en causant le grave accident qui pouvait coûter la vie à son ami Vérité, elle avait entrevu des choses cachées jusqu'alors et laissé une partie de sa naïveté d'enfant dans la boue mêlée de sang qui témoignait encore de leur mauvaise rencontre. Quand la hure de la bête serait accrochée dans la grande salle et sa viande dans l'écuelle de son ami, alors peut-être s'autoriserait-elle à pleurer et faire le deuil de ce qu'elle avait abandonné là.

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Ce n'est que le lendemain à l'aube qu'elle franchit la grande porte de Castelcerf, sale, affamée, mais victorieuse. Couverte de boue séchée ou fraîche, de sang coagulé et de feuilles mortes, elle toisa le monde de très haut. En une nuit de traque effrénée et dangereuse, de combat avec ses démons et avec un sanglier blessé, elle avait vaincu une peur innommable qui la retenait depuis trop longtemps, elle avait brisé les chaînes de l'enfance et pris sa place réelle. Pendant qu'on se précipitait pour détacher la civière de branchages sur laquelle elle trainait sa proie, elle mit pied à terre et confia ses rênes à un lad en même temps que ses consignes pour soigner son cheval. Lui non plus, elle ne le rendrait pas à son père.

Les chasseurs de Castelcerf approchaient déjà pour prendre la mesure de la bête qu'elle ramenait. Elle s'enquit poliment de l'état de Vérité auprès des serviteurs qui s'avançaient mais ne s'arrêta pas pour autant. Son regard lointain et froid trahissait l'état d'épuisement physique et nerveux dans lequel elle se trouvait. Quelqu'un la devançait déjà pour prévenir sa suite, faire chauffer de l'eau en grande quantité, préparer bain et collation. Elle ne précisa rien, ne donna aucune autre consigne, estimant que chacun savait où était sa place et ce qu'elle attendait de lui. Sans avoir besoin de lever les yeux ou même de sonder son Art, elle savait que son père l'avait vue, qu'il la regardait même et pour la première fois, elle se fichait de savoir s'il était fier d'elle.