Après la leçon d'Art à l'aube, Aimée avait filé sans demander son reste et surtout, elle avait empêché tout message de son père de lui parvenir. Elle ne voulait pas le voir pour le moment ni lui parler. En fait, elle ne le pouvait tout simplement pas. Elle était incapable de poser les yeux sur lui pour l'instant. Aussi avait-elle quitté la tour d'Art en quatrième vitesse pour dégringoler les marches jusqu'à la cuisine. De là et après avoir mangé, elle avait gagné la grande cour où s'entrainaient les soldats.

Ce n'était pas un jour ni une heure de leçon du Maître d'armes, néanmoins elle savait qu'elle trouverait toujours quelques compagnons pour croiser le fer avec elle. Or, elle avait désespérément besoin de se défouler. Sur qui que ce soit.

Après avoir méthodiquement embroché quelques mannequins de bois et de paille, assoupli ses muscles et répété ses bottes, elle lança l'idée d'un entrainement informel avec quelques-uns des jeunes gens présents qui lui semblèrent curieusement réticents. Avait-elle donc l'air incapable de supporter leurs assauts ? Fâchée, elle força la main de l'un d'eux et engagea le combat. Il n'était plus temps de faire des manières à présent qu'elle était formée au combat, par El !

Peut-être avaient-ils senti à quel point elle était encore en colère, à quel point elle cherchait un exutoire. En tout cas, les candidats ne se bousculaient pas pour prendre la relève du camarade qu'elle éprouvait durement, ne lui laissant qu'à peine le temps de respirer entre deux assauts. Renonçant à faire face à son acharnement, l'homme recula bientôt, la laissant sur sa faim.

Irritée, elle chercha un autre adversaire mais personne n'avait l'air très motivé pour lui servir de défouloir. C'est alors qu'elle aperçut une tête blonde et familière qui traversait les communs. Voilà qui tombait à pic !

- Vérité ! Interpela-t-elle. Veux-tu bien échanger quelques passes avec moi ?

Elle était ravie car en vérité, le jeune homme refusait rarement un défi, lui semblait-il.

Aimée accueillit la réponse de Vérité avec un grand rire joyeux qui ressemblait fort à celui de son père, même si elle n'en avait pas conscience. Elle attendit sagement qu'il soit prêt, faisant de son côté quelques moulinets de sa lame et assouplissant ses épaules et ses bras ainsi que ses jambes.

Enfin il lui fit signe et elle eut un sourire de prédateur en hochant la tête. Même si elle ne brillait pas par sa stratégie et même si elle ne remportait pas ce combat, elle avait déjà la satisfaction de pouvoir se défouler réellement avec un adversaire qui ne renâclerait pas à attaquer sous prétexte qu'elle était la princesse et l'héritière du trône.

Avançant tranquillement, les jambes déliées et souples, elle lança quelques passes simples pour le plaisir d'entendre les lames tinter et que Vérité sache ce qui l'attendait. Ou peut-être pour qu'il croit qu'elle allait rester gentille. Et puis soudain, elle changea d'attitude, tourna sur elle-même et lança un coup d'épée circulaire destiné à ouvrir le combat plus franchement.

Déstabilisée par la colère qui l'habitait et qu'elle ne parvenait pas à faire passer, Aimée s'était laissée acculer, peinant à repousser les assauts francs de Vérité. Il ne faisait guère que ce qu'elle avait espéré, ce qu'elle lui avait demandé. Pourtant, quand il vint la chatouiller par l'Art, sa susceptibilité en fut piquée.

Repoussant brutalement son ami hors de sa tête, elle força de même son épée pour le faire reculer à son tour, un grondement rageur enflant dans sa poitrine jusqu'à franchir ses lèvres. Déchaînée, elle attaqua à son tour sans relâche pour faire reculer Vérité jusqu'à revenir à leur point de départ et même au-delà. Animée par sa fureur à l'égard de son père, elle l'étendait à la famille de Vérité sans distinction, surtout sa sœur et sa mère, oubliant de l'y inclure, lui qui était son ami depuis longtemps et qu'elle ne soupçonnait pas de comploter contre elle, au contraire des autres.

Il essuyait de bonne grâce les coups destinés à ceux à qui elle en voulait si fort et gagnait par là pour lui-même une reconnaissance dont elle n'était pas encore consciente. Les barrières renforcées dans son esprit, l'attaque repoussée aussi fort qu'elle le pouvait, elle abattit encore son épée sur le bouclier du jeune homme.

Rien ne va ! Admit-elle brusquement, avant de se reprendre. Soufflant fort, elle régula ses assauts et sa respiration du même coup pour reprendre un peu de calme et d'assurance. Mais je vais y mettre bon ordre, conclut-elle plus sereinement cette fois. Le regard franc et triomphant à la fois, elle recula d'une longueur pour que chacun reprenne son souffle et s'étire un peu.

Le souffle lui était revenu et elle était prête à en découdre encore, déterminée à faire passer la fureur qui l'animait. Avant qu'elle puisse relancer un assaut cependant, Vérité abandonna l'Art et lui rappela qui elle avait en face d'elle. Un instant interdite, elle cligna des yeux et son épée retomba lentement sur le côté alors que se relâchait son bras soutenant le bouclier. Il avait raison, elle passait les bornes et ce petit jeu risquait de devenir dangereux. De plus, se défouler sur ses amis n'avait jamais été une bonne solution même si au cours de sa vie elle l'avait fréquemment choisie avant de le regretter.

Sur un dernier souffle, elle acquiesça d'un hochement de tête vague et parut un peu désorientée. Et maintenant quoi ? Expliquer à son ami qu'elle prenait sa mère pour une arriviste et sa sœur pour une putain ? Il ne pouvait en être question. Et puis, était-ce réellement ce qu'elle pensait ou l'amertume parlait-elle pour elle ? Bah, elle n'avait pas envie d'y réfléchir. Elle était d'accord pour aborder le problème de son humeur autrement cependant.

Personne n'avait osé approché et elle en sut gré aux soldats et gens de maison qui avaient assisté à leur échange. Elle n'avait pas besoin de la pitié des autres en plus de ses sentiments déjà mêlés. Elle déposa donc son bouclier à l'endroit prévu, rengaina sa lame et refixa le fourreau à sa ceinture.

- Viens, répondit-elle simplement en quittant la cour d'un pas vif.

Hors des murs du château dans les jardins immenses, les oreilles indiscrètes seraient plus rares et auraient bien du mal à les suivre sans se faire voir. Ses cheveux voletaient autour d'elle et elle les repoussa d'un geste agacé, se rendant compte que son front était moite de transpiration et qu'elle avait grand soif. Tant pis. L'inconfort physique lui paraissait même souhaitable, en cet instant.

Aimée avait chaud, autant à cause de la colère qu'à cause du combat et du soleil qui était à présent haut dans le ciel. cela ne suffisait pas à la faire ralentir cependant. D'un pas toujours aussi vif, elle traversa les jardins paysagers pour rejoindre un coin du parc plus sauvage et où elle savait trouver quelque chose que Vérité apprécierait sans doute autant qu'elle-même.

Alors qu'il s'arrêtait et croisait les bras, la mine butée, elle soupira et fit un moulinet du bras pour l'enjoindre à la suivre encore.

- Viens, te dis-je, nous sommes presque arrivés.

Une trentaine de pieds plus loin en effet, derrière le couvert d'une rangée de saule, coulait une rivière étroite et peu profonde mais dont le courant restait ombragé et donc frais, même en été. Sur la pente herbeuse qui en composait la berge, elle s'assit le temps de délacer ses bottes et de s'en débarrasser.

Les braies remontées jusqu'aux genoux, elle entra alors dans le courant avec un soupir d'aise et se pencha pour se mouiller la nuque et la tête. Sa mère l'aurait certainement épuisée de tâches ingrates en punition de ce comportement indigne de son rang ou même de sa qualité de femme, mais qu'importe, l'onde glacée avait le mérite de lui remettre un peu les idées en place.

- Tu ne devines pas ? Consentit-elle alors à répondre à son ami qui s'était montré plus que patient.

Elle ne voulait certes pas insulter sa sœur ou sa mère mais le fait était qu'elle mourait d'envie de renvoyer la parvenue et l'arriviste là d'où elles venaient ou même plus loin.

- Encore heureux ! S'exclama Aimée, excédée et tout à la fois amusée. On ne fouine pas la tête de ses amis sans permission, non mais !

Elle ne lui en voulait cependant pas vraiment pour ça. Elle aussi avait des manières de soudard quand il s'agissait d'Art. Comme son père, elle envahissait - parfois sans s'en rendre compte - l'espace et l'esprit des gens. Au contraire de lui, cependant, elle s'était échinée à apprendre à le faire en douceur pour ne pas faire souffrir les autres.

La suite lui confirma qu'il savait de quoi il retournait. Elle n'en avait pas vraiment douté, il était loin d'être idiot. Mais elle n'aurait jamais su comment lui en parler s'il n'avait abordé lui-même le sujet. Soulevant l'eau fraîche à deux mains, elle s'en arrosa encore le visage puis s'ébroua avant de rejoindre la berge pour se laisser tomber dans l'herbe à côté du jeune homme.

- Si nous prétendions cela, rétorqua-t-elle aussi doucement que possible, je te dirais que la gamine soi-disant épousée par mon vieux père lubrique est une putain et sa mère une maquerelle. Mais jamais je n'oserais dire une chose pareille de la mère et la sœur de mon ami, si furieuse que je sois contre mon père.

Elle soupira, certaine d'être allée trop loin et qu'il allait renier leur amitié et la laisser à sa hargne. Elle s'en voulait déjà des mots utilisés mais comment qualifier autrement ce marché qu'elle estimait répugnant. Elle ne savait plus comment faire pour se sortir de cette situation inextricable.

Jamais elle n'accepterait cette scandaleuse mascarade, jamais elle ne reconnaîtrait à Désirée le statut de Reine, et pourtant le mariage était prononcé et consommé, nul ne pouvait revenir là-dessus. Tous ils piétinaient la mémoire de sa mère avec une aisance qui lui donnait la nausée.

Aimée rougit mais ne recula pas. Ce n'était pas son genre. Elle assumait ses pensées, ses paroles et ses opinions. Et Vérité avait lui-même insisté pour connaître le fond de sa pensée, à lui aussi d'assumer la conséquence de son choix. Les yeux au loin, perdus dans le feuillage immobile des arbres qui ombrageaient la berge sur laquelle ils étaient assis et s'évitaient du regard, elle répondit avec beaucoup de douceur.

- Et toi, tu ne devrais pas poser des questions dont tu ne veux pas entendre les réponses.

Il ne s'agissait pas d'avoir le dernier mot mais de partager avec lui la responsabilité de cette conversation déplaisante pour eux deux. Il avait néanmoins raison sur certains aspects du problème et elle le reconnaissait. Repliant à demi les jambes, elle y posa ses coudes et laissa pendre ses bras entre ses genoux.

- Oh mais mon père s'est contenté de consacrer l'amour qui ne pouvait qu'être né entre deux enfants qui ont grandi ensemble, n'est-ce pas ? Questionna-t-elle, non sans une certaine ironie, au sujet de ses fiançailles avec Espoir.

Elle laissa échapper un souffle amusé et changea de sujet. Il n'était pas question de discuter plus avant son propre mariage dont, en secret, elle faisait tout pour se dépêtrer.

- Je vais te dire ce que je crois et ce que je sais, reprit-elle, plus calmement. Mon père n'avait aucun besoin de se marier pour obtenir les accords qu'il a négociés avec ta mère. L'un de mes frères aurait tout aussi bien fait l'affaire et aurait eu l'avantage d'avoir un âge convenable pour ta sœur et de ne pas mettre en péril la succession qui s'annonce déjà délicate parce que j'ai le Vif.

Cette fois elle tourna franchement la tête vers lui pour chercher à croiser son regard. Elle se montrait calme et ouverte, déterminée à ne pas se disputer avec son ami mais à se montrer aussi honnête qu'elle le pouvait.

- Il n'y a pas un an que ma mère est enterrée et déjà mon père se pavane au bras d'une pâle copie comme s'il pouvait revivre sa jeunesse. Il piétine la mémoire de ma mère sans autre besoin que celui de satisfaire son plaisir personnel. Que crois-tu que je ressente ? Mon lien avec ma mère était au moins aussi fort que celui que tu as avec la tienne. Traite-moi de gamine égoïste si tu veux, mais j'aurais préféré qu'il la pleure autant que moi et qu'il ne se remette pas de sa mort, pas plus que je ne m'en remettrai. Je suis en colère parce qu'il croit pouvoir remplacer ma mère alors que personne ne peut réaliser ce prodige, comprends-tu ?

Sans le vouloir consciemment, elle avait déplacé le nœud du problème de son aspect politique vers un aspect absolument personnel qui faisait de son opinion un secret intime partagé avec son ami. Elle ne manquait pas de loyauté envers son Roi et ne remettait pas en cause une décision diplomatique mais se présentait simplement comme ce qu'elle était : une fille qui ne peut pas faire le deuil de sa mère trop tôt disparue. Les yeux brillants de larmes contenues, elle se détourna et inspira profondément pour se calmer à nouveau après cette explication un peu trop fervente et remuant trop d'émotions.

- Mais papa avait trente ans alors, pas cinquante ! Se révolta-t-elle encore faiblement mais c'était peine perdue.

Les mots l'atteignaient, ils faisaient leur œuvre malgré elle. À l'invitation du jeune homme et après une très brève hésitation le temps de vérifier qu'ils étaient bien seuls, elle se laissa aller contre lui et posa la tête sur son épaule. Depuis quand n'avait-elle pas pu s'épancher ainsi ? Depuis quand n'avait-elle pas eu d'épaule pour pleurer ou de bras pour l'étreindre ? Il lui semblait être seule à porter son fardeau depuis si longtemps et se débattre vainement dans un courant trop fort pour elle.

Les yeux fermés et les lèvres serrées, elle laissait enfin couler les larmes retenues depuis des mois. Personne ne pouvait la voir ainsi, pas même Vérité dont elle mouillait l'épaule, alors elle pouvait finalement laisser un peu sortir son immense chagrin. Ce que son ami lui avait dit, elle ne pouvait pas l'entendre pour le moment, encore moins l'accepter, mais elle l'avait écouté. Peut-être les idées feraient-elles leur chemin en elle ? Peut-être finiraient-elle par l'aider à commencer le long et douloureux travail de cicatrisation. Peut-être mais il était trop tôt pour le savoir.

Le visage enfoui contre le vêtement de son ami, les bras serrés autour d'elle, elle se laissa aller longtemps mais sans bruit, comme si elle craignait de déranger plus encore celui qui l'avait pourtant invitée à se soulager juste après qu'elle ait odieusement injurié sa famille. Quand elle fut capable d'ouvrir la bouche sans craindre de hurler, elle inspira profondément et réussit à articuler quelques mots.

- Je suis désolée de ce que j'ai dit sur ta sœur et ta mère, je ne le pensais pas vraiment. La colère et le chagrin m'aveuglent parfois. Tu es un si bon ami et moi je suis infecte...

Elle se sentait misérable d'infliger sa propre souffrance à son entourage, surtout quand quelqu'un prenait la peine de tenter de la consoler comme le faisait Vérité. Était-ce ce qu'elle faisait avec les autres aussi ? Avec son père ? Incapable d'affronter cette idée pour l'instant, elle la repoussa et resta concentrée sur le présent, sur ce qui se passait tout de suite en elle, sur le début de commencement de soulagement qui lui venait et qui la faisait déjà culpabiliser atrocement.

Contre toute attente et sans plus de formalité, Vérité lui pardonna ses insanités et Aimée s'en sentit malgré tout un peu soulagée. À un moment si difficile de sa vie, elle n'aurait pas supporté de perdre un autre ami à cause de paroles injustes prononcées sous le coup de la colère et du chagrin.

Sans avoir besoin de se sonder l'un l'autre, ils se ressentaient via l'Art et elle savait bien qu'il avait compris qu'elle ne pensait pas ce qu'elle avait dit et le regrettait déjà au moment même où les mots avaient franchi ses lèvres. Néanmoins, elle lui était reconnaissante de faire si peu de manières. Elle avait bien besoin de relations moins protocolaires, de plus de légèreté et de simplicité dans sa vie.

C'est seulement quand il relâcha son étreinte autour d'elle qu'elle réalisa l'indécence de la situation. Si elle avait bien vérifié avant de se laisser aller que personne ne pouvait les voir - personne ne se trouvant à proximité - il n'était toutefois évidemment pas souhaitable de prolonger outre mesure cet épanchement un peu trop familier. La Reine-servante ne pouvait guère agir ainsi. Avec un autre que son fiancé, qui plus est.

Sâ, que n'eut-elle donné pour oublier le monde et ces stupides fiançailles encore un moment ! Mais la réalité devait reprendre ses droits et elle le savait aussi bien que Vérité qui déjà avait laissé retomber ses bras pour la libérer. À regrets et avec un soupir discret, elle se redressa donc et s'essuya le visage avec sa manche aussi délicatement qu'elle en était capable.

Ce qu'il avait dit sur son père et sa mère, sur la place peu enviable qu'occupait désormais Désirée, elle l'avait entendu. même si elle ne pouvait pas faire machine arrière, elle commençait à éprouver un semblant de pointe légère et ténue de compassion pour la jeune fille qui se trouvait mariée à un vieillard - si fringant soit-il - pour satisfaire les ambitions de sa mère.

Un peu moins chiffonnée et les yeux secs, elle se redressa tout à fait et repoussa ses cheveux en arrière pour lever cette fois le regard vers son ami. Bien qu'encore sous le coup de sa peine, elle lui offrit un sourire un peu incertain mais reconnaissant.

- Merci d'être aussi compréhensif. Et merci de prendre autant de temps pour me supporter. Tu avais sans aucun doute mieux à faire ce matin.

En apparence, Aimée dominait ses émotions. Que pouvait-elle faire d'autre que ce qu'on attendait de la reine-servante ? Sa position était déjà bien instable. Mais sous la surface, il en allait autrement. Elle le savait. Vérité le savait. Et elle savait que Vérité le savait. Mais tous deux jouaient le jeu néanmoins. Du moins en partie. Car son ami portait bien son nom et avait un don hors du commun pour appuyer là où ça faisait mal. Comment lui en tenir rigueur toutefois alors que c'était précisément ce qu'elle attendait de lui ? Cette franchise sans fards ni faux-semblants était une qualité précieuse à ses yeux quand on évoluait dans un monde aussi changeant qu'une cour royale.

- J'ignorais que tu convoitais la place de Maîtresse Vatis, s'étonna-t-elle pourtant. Tu ne m'en avais jamais parlé.

Les yeux agrandis par la surprise, elle dévisageait Vérité et semblait le découvrir sous un jour nouveau. Non qu'elle ait ignoré son ambition jusque là, mais l'Art ne lui avait pas paru être son domaine de prédilection. S'était-elle laissée leurrer comme d'autres ? Embarrassée, elle se rendit compte qu'elle prenait bien des choses pour acquises sans avoir l'absolue certitude qu'elles l'étaient et sans réellement travailler pour qu'elles le restent. Peut-être était-il temps de revoir sa manière d'envisager les choses. Rendue songeuse par cette perspective, elle choisit pourtant de ne pas mener cette réflexion à son terme dans l'immédiat. Ce temps serait pour elle, plus tard. Car pour le moment, son ami Vérité exprimait un souhait qu'elle était à même d'exaucer. Elle posa une main légère sur son bras et son sourire revint, sincère et encourageant.

- Si ce n'est que ça, je peux t'aider à mon tour. La question est de savoir si tu acceptes ma compagnie ou si tu préfères être seul ?

Contre toute attente, la confession de Vérité ne s’arrêta pas à ses ambitions secrètes. Il poursuivit son propos et lui énonça enfin ce qu’il avait sur le coeur et qu’elle n’avait pas réellement soupçonné. Si elle avait pu se douter qu’Espoir et Vérité étaient rivaux, dans l’Art comme dans la vie, elle n’avait pas envisagé que cela ait pris de telles proportions. Avant qu’elle ait eu l’occasion de revenir dessus toutefois, Vérité changea de sujet et lui offrit un tout nouveau sujet de réflexion. Son ami était décidément plein de surprises ce jour-là.

Rendue songeuse par tout cela, elle se saisit machinalement de la main qu’il lui tendait pour se remettre debout. Époussetant son royal postérieur nonchalamment, elle s’arrangea un peu avant de devoir affronter les gens du château. La proposition de Vérité lui fit plaisir mais elle ne put y répondre qu’à demi, cependant.

- Je ne peux pas quitter le château sans escorte, tu le sais. Mais je peux leur demander de rester à distance et discrets. Est-ce que ça te conviendra quand même ?

Redevenus décents, ils marchaient vers le château, ou plutôt vers les écuries. Il ne leur faudrait que quelques minutes pour faire préparer des chevaux et l’escorte de la reine-servante n’avait qu’à suivre. Sinon, ce serait un nouveau caprice de sa part. Tant qu’elle ne se compromettait pas, elle pouvait encore se permettre certaines choses, comme établir un peu de distance avec les gardes chargés de sa sécurité. Cela lui laisserait peut-être le loisir de revenir avec son ami sur les sujets qui le travaillaient et auxquels il ne l’avait pas laissée répondre.

Un moment plus tard, ils chevauchaient côte-à-côte, seulement suivis de loin par trois gardes largement hors de portée d’oreille. Aimée choisit toutefois de ne pas aborder les sujets qui la tracassaient dans l’immédiat. Ils approchaient d’un petit bois, les chevaux s’éloignaient, ondulaient entre les arbres et elle pensa à seulement profiter de la promenade. Talonnant sa monture, elle prit un peu d’avance et laissa le vent et les branchages bas achever de la décoiffer.

C’est quand elle se tourna pour voir si elle était bien suivie par les autres que les choses dérapèrent. Son cheval pila soudainement, la déséquilibrant, et elle vit ce qui l’avait effrayé. Une masse sombre les chargeait, un sanglier à première vue, rapide et infiniment dangereux. S’ils restaient là, ils se feraient piétiner tous les deux, si grand que soit son cheval. Elle usa donc de ses rênes pour outrepasser la frayeur de sa monture et lui fouetter la croupe pour la faire repartir. Il leur restait une chance de distancer ou de lasser la bête.

La terreur pure qui avait envahi Aimée n'était pas seulement la sienne et sa puissance était telle qu'elle l'aveuglait, la rendant incapable de prendre une décision cohérente. Submergée par de violentes émotions sur lesquelles elle n'avait aucun contrôle, elle n'eut même pas le temps de décider de rendre les armes que la destinée se chargea de faire le choix à sa place. L'intervention de Vérité ne pouvait rien y changer, elle le savait. Elle le sentait dans chacun de ses os, dans l'air qu'elle respirait et le sang qui battait à ses tempes. Il était trop tard. Son regard croisa celui de Vérité à l'instant où son Art s'ouvrait comme une fleur pour exprimer à quel point elle était désolée. Le monde bascula comme au ralenti et tout se renversa autour d'elle comme en elle avant de devenir noir.

Un bruit insistant la forçait à revenir, à fendre les ombres pour émerger. Un souffle difficile et puissant, rauque, des cris. L'odeur d'humus, de terre remuée et de cuir céda la place à un parfum cuivrée d'une rare violence. Le sang n'était plus là où il devait être. Le sang était dans l'air. Un voile rouge devant les yeux, elle tenta de soulever ses paupières, battit vainement des cils puis finit par enfin reprendre pied dans un monde bouleversé où la mort rôdait. Le sanglier avait fui, elle en eut aussitôt la certitude. Au lieu de revenir à la charge ou de piétiner ses victimes, il avait poursuivi son chemin, chassé par les cris des gardes peut-être, par les hennissements terrifiés des chevaux ou par la terreur glacée qui avait émané d'Aimée et s'était répandu autour d'elle par vagues.

Avec la conscience du monde qui l'entourait arriva une douleur insoutenable et la conviction qu'elle ne devait pas bouger mais devait également s'assurer de l'état de son ami ainsi que de leurs montures. Son escorte était sur eux ou presque, ils allaient prendre soin de tout mais elle était la Reine-servante. Elle devait se lever. Elle devait rester debout quoi qu'il advienne. Elle devait maîtriser la voix en elle qui appelait désespérément ses parents. Debout donc, chancelante, au milieu d'un amas de corps blessés enchevêtrés et terrifiés, elle regardait sans voir ce qui l'entourait et sans comprendre, seulement certaine qu'il fallait faire taire la fillette qui appelait son père si fort au fond d'elle. Tout tournait encore autour d'elle, basculant sans fin du sang sur ses mains au bleu déchiré de sa cape.