Appuyée contre Vainqueur mais lui laissant toute latitude pour bien tenir le bébé, Shyrin délaissa rapidement le pain, trop absorbée par la contemplation du visage merveilleux du nouveau-né. La mine du Roi qui admirait sa fille la laissa toute aussi pantoise et troublée. Promenant un doigt léger le long de sa joue veloutée, elle appuya la tête contre l'épaule de son époux, un sourire attendri s'attardant sur ses lèvres.

- Et si belle... Notre fille...

Un petit soupir heureux lui échappa alors qu'elle fermait les yeux un bref instant, assaillie par un bonheur qu'elle n'avait encore jamais connu, une saveur tout à fait inédite. Pâle, les lèvres encore blêmes, le corps fourbu et endolori, elle ne ressentait rien de tout cela pourtant. La fatigue viendrait sans doute plus tard mais pour l'heure, elle était encore euphorique du plaisir sans mélange de faire enfin la connaissance de sa fille.

- Elle vous aimera infiniment, vous verrez.

Car tout le monde aimait Vainqueur au bout du compte, tous voulaient l'approcher, profiter de sa force, de sa lumière. Il n'était pas roi pour rien. Elle aussi s'était laissée prendre à ses filets, elle le savait à présent. Non seulement elle l'admettait, mais elle avait compris qu'elle était assez forte pour prendre sa place à ses côtés.

- Comme moi, murmura-t-elle donc sans bouger de sa position.

Elle ne voulait pas croiser le regard de Vainqueur, pas tout de suite. Elle ne voulait pas y lire sa gêne, son orgueil de mâle et l'embarras de ne pas répondre au tendre aveu de sa femme. Elle préférait laisser passer le moment. Qu'il réponde s'il le désirait, il savait où la trouver, où la voir, quoi lui dire. Mais elle ne voulait pas l'y obliger en fixant sur lui un regard plein d'espoir. D'autant qu'elle ne se faisait aucune illusion. Même s'il l'appréciait, même s'il aimait passer ses nuits auprès d'elle, Vainqueur ne savait pas aimer comme le commun des mortels. Le Roi était certainement au-dessus de tout cela. Son doigt passa dans un repli du cou du nourrisson toujours endormi contre son père et son sourire s'élargit.

- Je ne vous quitterai plus, reprit-elle toujours très doucement. Il n'y a plus de cailloux dans mes poches. Je les ai tous laissés à Corvecol.

Il lui avait fallu du temps et beaucoup de réflexion, plus encore d'introspection, mais elle avait fini par pardonner, à lui comme à elle-même. À présent et comme elle en avait fait le serment des mois auparavant, elle était déterminée à tout faire pour que son mariage fonctionne et soit heureux. Ce serait une véritable association, une amitié forte et soudée, comme ils se l'étaient promis l'un à l'autre le jour de son étrange demande.

- Et je vais encore avoir besoin de votre soutien, poursuivit-elle. Je veux être Reine, et plus seulement l'épouse du Roi. Je veux être à vos côtés.

Elle aurait du être nerveuse, craindre qu'il refuse, qu'il se moque d'elle et la renvoie à ses occupations subalternes de femme, mais au lieu de ça, elle était pleine d'assurance, calme et déterminée. Elle serait sa reine.