Le séjour à Corvecol avait été agréable, même si Shane préférait Castelcerf : le fourmillement du château, les habitants du Bourg, les cours d'Art, surtout, bien qu'elle se soit exercée avec Acuité. L'humeur de Shyrin s'était allégée tandis que son corps s'alourdissait. Bientôt Shane serait tante ; peut-être alors que Volonté lui manquerait moins, et la petite Chalcédienne attendait ce moment avec impatience. En attendant, Shane était une élève appliquée aux côtés de la Reine pour apprendre à lire et à écrire la langue des Duchés ; une servante et une soeur dévouée.

La délivrance de la Reine approchant, elles avaient regagné Castelcerf et tout était redevenu comme avant, pour le meilleur et pour le pire. Sans raison valable ou du moins énoncée, la brouille entre les époux royaux laissait perplexe la petite Chalcédienne. Faute de pouvoir intervenir, elle se persuadait que tout irait mieux lorsque l'enfant serait né. Il lui tardait qu'après sa longue captivité, Shyrin s'épanouisse enfin comme Reine, comme épouse et comme mère. Toutes les conditions semblaient réunies : Shyrin était à la hauteur de la tâche, Vainqueur n'était pas mauvais homme et l'enfant fleurirait certainement l'amour de ses parents. La petite Chalcédienne était optimiste, mettant les humeurs de sa soeur sur le compte de sa grossesse qui, avec le temps qui passait et l'été qui approchait, devenait plus pénible.

Aussi ne demandait-elle rien de mieux qu'être réveillée en pleine nuit par les gémissements de Shyrin. Pourtant lorsque cela arriva, malgré tout ce qu'elle savait des mises-bas, malgré le bonheur que lui inspirait le soulagement de la mère et la naissance de l'enfant, Shane ne put s'empêcher d'être un peu paniquée. Pouvait-elle laisser sa soeur toute seule le temps d'aller chercher Patience ? Un page ne pouvait-il le faire ? Mais Shyrin ne voulait pas que la nouvelle s'ébruite... Aussi, après l'avoir aidée à se rallonger, la petite Chalcédienne s’exécuta. Elle ne s'était jamais sentie aussi lente avec son mauvais pied, pourtant il ne fallut que quelques minutes à Patience pour arriver.

Entre deux consignes de la guérisseuse, Shane attrapa la main moite de la Reine et lui demanda si elle pouvait prévenir le Roi. Avec l'Art, elle n'aurait même pas besoin de se déplacer pour l'appeler. Elle espérait que Shyrin aurait le bon sens de dire oui, car cela la soulagerait, sans trop savoir pourquoi.

Shane se sentait terriblement inutile. Elle avait déjà vu sa sœur dans une multitude d'états, mais rarement en souffrance physique. La petite Chalcédienne ne pouvait rien faire d'autre que soutenir son bras, serrer sa main et lui murmurer des mots rassurants - mais mal assurés - en chalcédien. Le reste dépendait de Patience et de Sâ. Vainqueur n'allait pas pouvoir faire grand chose, ni peut-être même entrer dans cette chambre ; pourtant Shane se sentit soulagé quand la Reine l'autorisa enfin à l'appeler.

Pour Artiser, Shane avait encore besoin de se concentrer. C'était chose difficile avec Shyrin gémissante à son bras. Il fallait non seulement trouver l'esprit du Roi, mais encore ne lui parler, qu'à lui. Soudain la tâche parut impossible à la petite Chalcédienne ; mais quitter Shyrin était encore plus inenvisageable. Sa main se fit toute molle et elle projeta son esprit, trop fort sans doute. Shane trouva le Roi dans un état de panique avancée, sans songer que le souverain pourrait y lire quelque malheur.

Votre Majesté, balbutia-t-elle par l'esprit, sans trop savoir quel était le protocole pour s'adresser ainsi au Roi des Duchés. Il faut venir, la Reine est en travail.
Et la petite Chalcédienne se retira très vite, de peur que le Roi ne lui réponde. A moins qu'elle n'ait tout simplement perdu le fil.

Le beau temps d'été était de retour et avec lui, Shyrin. Elle avait décidé de rentrer enfin à Castelcerf tout comme elle avait décidé de fuir la forteresse pour aller se terre à Corvecol. Au début, le Roi en avait été affecté. Sa mère lui avait soufflé qu'il n'avait aucun pouvoir sur cette enfant sauvage de Chalcèdes et qu'elle faisait bien ce qu'elle voulait.
Il avait levé les yeux au ciel et avait quitté la pièce, avant de hurler sur sa génitrice.
Si Shyrin souhaitait s'isoler durant sa grossesse, grand bien lui fasse ! avait-il songé. Il ne supportait plus ses regards mauvais ou désapprobateur, sans compter ce mutisme irascible dès qu'elle le croisait.
Un peu d'espace leur avait fait du bien à tout deux. Par El, s'il avait su que les grossesses rendaient les femmes si pénible...
Aujourd'hui, il remerciait le ciel que la Reine ait décidé de se tenir à l'écart. Non seulement il dormait bien la nuit, mais en plus, il n'était plus ennuyé pour des demandes abracadabrantes au fil de la journée.
Acuité était parti avec elle et lui donnait régulièrement des nouvelles. Pour autant, Brun ne se plaignait pas du départ de sa femme non plus, peut-être que lui aussi était soulagé de ne pas assister aux sautes d'humeurs de sa cousine. Il n'en avait rien dit. Et puis, La Reine avait décidé de rentrer. Par El, elle avait forcit, son ventre aussi rond d'une baudruche. Bientôt, leur enfant serait là et Shyrin retrouverait certainement sa douceur et sa timidité.
Avec un enfant en bas-âge, elle serait surement trop occupé pour venir l'enquiquiner.

Une pensée paniqué s’immisça en lui et il se réveilla en sursaut. C'était Shane qui venait lui indiquer que le travail avait commencé.
Il se leva, enfila une paire de braies et une chemise qu'il ne prit pas la peine de nouer sur sa poitrine, puis se dirigea vers la porte menant aux appartements de sa Reine. Celle-ci était toujours close, depuis que Shyrin l'avait décrété.
Il souffla, perdant peu à peu sa patience légendaire et fit le tour.

Avant même de pénétrer dans la chambre, il entendit un cri de Shyrin à travers la porte. Il hésita un instant, déglutit et poussa le battant.
Shane et Patience s'affairaient tout autours de la Reine qui semblait souffrir le martyr.
Instantanément, la colère et l'impatience du Roi fondirent comme neige au soleil, et il fut à ses côtés en deux enjambées.

Shyrin s'appuya contre lui et aussitôt, Vainqueur se laissa porter par l'affection qu'il ressentait à son égard. Il lui sourit tendrement à ses propos, inquiet cependant qu'une nouvelle contraction vienne la faire hurler de souffrance. A cela malheureusement, il ne pouvait rien faire. Il la récupéra totalement, laissant Shane s'éloigner et l'accompagna doucement vers le lit, tant qu'elle pouvait marcher.
Par El, il n'imaginait pas un seul instant ce qu'elle pouvait bien ressentir, mais elle avait les traits tirés par la fatigue et la douleur. La délivrance était-elle toujours si intense ? Il osa un regard inquiet vers Patience qui ne semblait pas s'angoisser outre mesure.
Shyrin parla encore et vainqueur revint tout à fait à elle. Elle semblait toujours si vulnérable dans ses bras et ce même malgré son ventre rond et dur, comme si l'enfant lui avait pris toutes ses forces.

- Ne vous en faites pas, tenta-t-il de la rassurer, c'est un mal pour un bien.
A nouveau, il lui sourit avec plus de franchise. Ces derniers mois avaient été compliqué et Shyrin avait préféré s'isoler. Il ne lui en tenait aucunement rigueur, lui-même ayant profité de cette mise à l'écart. Elle lui avait manqué également, même si son comportement irascible et capricieux avait longtemps agacé le Roi. Le fait est que, en la tenant dans ses bras à ce moment précis, il se rendit compte que c'était là sa place.

- Allez venez, souffla-t-il pour la diriger vers le lit.

Ce fut sans compter sur une nouvelle contraction qui la plia en deux. Grimaçant, le Roi lança un nouveau regard vers Patience.

Et voilà que sa femme se vidait de El ne sait quoi sur le sol !
Entre les cris et la douleur, apparaissaient à présent des éléments incontrôlables auxquelles, soyons honnête, Vainqueur n'avait nullement envie d'assister.
Par El...lui qui avait connu les horreurs de la Guerre, il lui sembla que ces visions étaient bien pires !

Patience l'écarta doucement avant de prendre les choses en main ce qui le rassura grandement. Au milieu de cette pièce, il ne savait pas vraiment où était sa place. Que pouvait-il bien faire ? Se sentant parfaitement inutile, il osa un nouveau regard sur Shyrin avant de se rendre compte qu'elle le regardait aussi. Elle s'excusa et il ne comprit pas bien pourquoi...Il n'avait pas mieux à faire que d'assister à la naissance de son fils...mais n'était pas certain de ne pas être une sorte de poids en restant ici.

Il secoua la tête et afficha un large sourire, le même que l'on connaissait au téméraire et audacieux Roi des Duchés.

- Je reste, assura-t-il en croisant les bras sur son torse.
Patience leva les yeux au ciel et lui répondit d'un ton toujours aussi calme en pointant un petit banc non loin du lit :
- Alors asseyez vous là.

Au moins ne serait-il plus dans le passage.

Le temps sembla s'étirer à l'infini. Vainqueur était resté assis bien sagement sur son banc, comme Patience le lui avait demandé ou plutôt l'avait exigé. Car c'était ainsi que le Roi, à court de patience justement le prenait. Sa femme était en travail depuis ce qui lui semblait être des heures, lui-même était épuisé et Shyrin de plus en plus pâle.
Il la regardait, la mâchoire tendue et les dents serrées, se sentant parfaitement inutile comme un foutu meuble dans cette chambre.
Enfin, la sage-femme sembla s'agiter et vint prévenir la Reine que le moment était venu de pousser.

Sur le qui-vive, l'échange n'avait pas échappé au Roi qui déjà, imaginait l'enfant à leurs côtés. Son fils serait bientôt parmi eux, après un dernier effort de la jeune femme qu'il avait épousé.
Elle revenait de loin, cette jeune femme. Prisonnière, puis Reine. Enfant puis désormais femme.
Soudain, il entendit son nom à travers le murmure de celle qui partageait ses pensées.

Son regard croisa celui de Patience, qui ne s'obstina pas à le laisser de côté. Alors le Roi se leva et vint se ranger sur le bord du lit. Dans sa large paume, il fit glisser les doigts fin et humides de la Reine qui était en nage.

- Je suis là...murmura-t-il à son tour en venant embrasser sa tempe. Vous allez y arriver.

Il avait mis tant d'assurance dans sa voix et était tant convaincu lui-même, qu'elle ne pourrait pas douter.

Lorsque Vainqueur entra, Shane s'effaça. La scène était assez représentative du changement qui s'était opéré dans le coeur de Shyrin cette dernière année. Mais cette fois, la petite Chalcédienne ne fut pas jalouse, mais soulagée. Malgré la souffrance, le tableau que formaient les deux parents était touchant. C'était naturel, et souhaitable, sans doute, que Shyrin soit moins dépendante d'elle, pour la Reine comme pour elle-même. Peut-être un jour Shane aurait une vie à elle, avec quelqu'un sur lequel elle aussi, puisse s'appuyer comme cela - avec, peut-être, un petit à elle...

Rêveuse, la petite Chalcédienne ne put pas le rester longtemps. Car le Roi fut relégué sur une chaise, et Shane prit le relais auprès de sa soeur, même si elle avait l'impression que ses paroles d'encouragement n'étaient pas très utiles, voire que Shyrin, concentrée sur sa souffrance, ne les entendait pas... Pourtant, lorsqu'au terme de plusieurs heures, vint le moment le plus éprouvant, la Reine tendit sa main vers elle, comme vers son époux. Chacun saisit l'une de ses mains et tous les trois, reliés par une certaine énergie - tous les quatre avec Patience - mirent l'enfant au monde.

Shyrin sembla si renforcée par le contact de Vainqueur que Shane ne put s'empêcher de se demander si le Roi faisait usage de la magie. Mais lorsque le premier cri retentit, Shane oublia tout ça, oublia même de tenir la main de Shyrin, et laissa exploser son Art à elle, inconsciente, avec sa joie. Sans pudeur, elle était passée de l'autre côté du drap et vit, plutôt que le corps éprouvé de la mère, le petit corps de l'enfant que Patience détachait. Rose, visqueux, parfait.

- C'est une fiiiiiiiiille ! couina-t-elle, incontrôlable, sautillant sur place, importune que Patience dût écarter pour essuyer sommairement l'enfant, l'emmailloter et le déposer sur la poitrine de sa mère, avant de retourner finir le travail entre ses jambes.
Shane suivit le mouvement, hissée à demi sur le lit, le sourire épanoui, les yeux ronds, l'Art chantant, les mains tordues pour se retenir de toucher l'enfant. Elle contempla sa nièce un long moment - moment de grâce lorsque le nourrisson ouvrit ses yeux transparents - puis osa chuchoter en chalcédien :
- Comment vas-tu l’appeler ?

Puis, se souvenant de la présence du Roi, dans la langue des Duchés :
- Comment allez-vous l'appeler ?

Dès que Shyrin commença à hurler, Vainqueur regretta d'avoir accepté de rester. Par El, c'était insupportable et il ne parlait même pas de la main qu'elle lui broyait. Lui qui avait traversé la Guerre, brisé des corps et éventré des ennemis, il ne supportait pas de voir sa femme dans un tel état.
Mâchoires serrées il s'était tu, se contentant de lui laisser sa main à malmener, ce qu'elle fit fort bien.
Patience donnait des directives que le Roi n'écoutait pas. A un moment, un éclair de lucidité lui fit relever la tête pour s'assurer que ce n'était pas à lui que la sage-femme s'adressait. Heureusement, il n'y en avait que pour Shyrin et de cela aussi, il se contentait.

Les cris et les odeurs lui soulevèrent le coeur, mais bientôt, après ce qui lui sembla n'être qu'une éternité de supplice, le cri du nourrisson résonna dans la pièce.
Il y eu une silence durant lequel Patience s'affaira. C'est à peine s'il entendit son épouse demander le sexe de l'enfant, Vainqueur était juste soulagé que tout ceci soit enfin terminé.
Ce ne pouvait être qu'un garçon, il en était convaincue de toute manière. Aussi, lorsque Shana hurla qu'il s'agissait d'une fille, Vainqueur demeura hébété.
Un fille...Le temps sembla se suspendre un moment, moment durant lequel Vainqueur n'était pas certain d'avoir respiré.
Par El, il était père. Fille ou garçon, il avait un héritier. Un large sourire se dessina sur son visage et alors qu'il s’apprêtait à s'adresser à son épouse, Shane surexcitée lui demanda comment il comptait l'appeler.

Patience qui s'affairait entre les jambes de la Reine interrompit ses gestes et se redressa pour se tenir informé.
Vainqueur tourna la tête et croisa le regard mouillé de Shyrin.

- Comment voulez-vous l'appeler ?
Il lui sembla légitime qu'elle choisisse le prénom de l'enfant qu'elle venait de mettre au monde. Après tout, lui n'avait rien fait.
Et pendant qu'il y réfléchissait, il contemplait avec ravissement le petit être rose et fripé, qui se tortillait sur la poitrine de sa mère à la recherche d'une première tétée.

Shane ne s'inquiéta pas des larmes de Shyrin. Elle sentait la joie de sa sœur et elle voyait celle du Roi, malgré les excuses de sa femme. Bien sûr qu'il aurait préféré un garçon, même si dans les Duchés, la différence entre les hommes et les femmes était moins violente. Une femme pouvait hériter, comme par exemple Acuité. Un jour Acuité serait Duchesse, et un jour peut-être, Aimée serait Reine, même s'il serait préférable qu'elle ait de nombreux frères, et sœurs, après elle. Aimée.

- Cela lui va si bien, couina Shane, les yeux humides à son tour, touchée par ce double baptême.
La fillette serait aussi aimée qu'un enfant pouvait l'être, du moins par sa mère et par elle. Certainement aussi, par leur deux peuples que l'enfant reliait dans la paix. D'un doigt léger, Shane effleura pensivement l'autre joue du nourrisson occupé à téter. Ses pensées allaient vers leur mère. Qu'elle serait heureuse de savoir que sa fille préférée était mère à son tour ! Il faudrait lui écrire, ou plutôt lui dessiner, car si Shyrin savait écrire désormais, leur mère ne savait pas lire. Un portrait de l'enfant, et Elena saurait.

Félicite la Reine de ma part.
L'intrusion dans son esprit la sursauter. Shane ferma son esprit rayonnant. Anxieuse, elle regarda le Roi (avait-il entendu ? allait-il la blâmer pour avoir, dans son indiscipline, laissé échapper la nouvelle ?) puis Shyrin. Ces félicitations étrangères lui parurent déplacées et avec une joie mesquine, Shane les garda pour elle. Vaillant n'avait rien à faire dans cette chambre, entre les parents et l'enfant. Et elle ?

- Je vous laisse en famille, murmura-t-elle en descendant du lit.
Ces mots étaient douloureux, car après tout elle aussi, faisait partie de cette famille ; mais plus de son noyau. Shane n'avait aucune envie de quitter Shyrin et Aimée, mais elle n'en montra rien, car cette nuit plus que toute autre, ses sentiments ne comptaient pas.
- Je serai derrière la porte si vous avez besoin de moi, dit-elle en souriant à la Reine, qui avec Patience et son époux magnanime, était entre de bonnes mains.

- Bonne nuit Aimélena, chuchota Shane en chalcédien, les cils baissés sur la petite chose dont la seule vue l'emplissait de joie : sa nièce.
Puis, en silence, elle se retira.

Le tableau était charmant à souhait. Shyrin pleurant et souriant à la fois, son jolie visage exprimant le bonheur et la béatitude propre à toute nouvelle mère. Une expression unique que Vainqueur grava dans sa mémoire avec la chaleur de la paternité embrassée.
Il ne savait pas ce qu'il convenait de faire, ni même ce qu'il pouvait faire.
Prendre son enfant dans ses bras lui parut naturel, mais il retint son geste en voyant la petite prendre sa première tétée.

Elle semblait vive et forte, en excellente santé. Aimée Loinvoyant. Oh cela elle le serait, de sa famille et surtout de son peuple. Tout le monde célébrerait l'arrivée de la petite Princesse des Duchés, de la future reine, la première d'une lignée qui ne s'éteindrait pas.
Le Roi flottait dans une sorte de temps parallèle, il assistait aux images et il entendait le son, mais ne parvenait pas à réellement s'exprimer. Étrange sensation que celle là.
Jusqu'à ce que le murmure de l'Art ne vienne s'échouer aux bords de sa conscience. Il lança un regard à Shane qui n'avait d'yeux que pour sa nièce. L'émotion l'avait-elle transporté au point de plus être en mesure de contrôler la magie ?
Il fronça les sourcils dans sa direction. Fallait-il qu'elle annonce la nouvelle avant lui ?
Pour autant il n'arrivait pas à se mettre en colère, tout lui semblait agréable et malgré la fatigue qui parcourait sa chair, il n'avait pas envie d'entacher ce jour faste avec de mauvais sentiments.

Enfin, la petite chalcédienne quitta la chambre, suivit après ce qui sembla être une éternité au Roi, Patience. Au moins, la Reine reposait désormais dans un lit propre, aux draps immaculés. La soigneuse lui avait interdit de se lever, même pour aller se soulager. Il fallait l'appeler.
La porte se ferma, les laissant tous les trois dans un silence seulement coupé par les bruits lents et régulier de leurs souffles fatigués.

Depuis un moment, Aimée s'était endormie sur le sein de sa mère. Vainqueur n'osait pas la toucher mais il la regardait comme si elle était la plus belle merveille du monde. A ses yeux, elle l'était.

- Elle est magnifique, souffla-t-il conquis.

Alors il baisa le front de la mère et se redressa.

- Shane n'a pas contrôlé sa magie, je dois m'absenter pour annoncer officiellement aux artiseurs ce qu'il en est. Demain, après que vous vous soyez reposée, je présenterais Aimée au peuple.

Un fourmillement à la frontière de sa conscience la tira de son sommeil léger. Acuité ouvrit les yeux dans l'obscurité de la nuit, à la recherche de la provenance de cette angoisse traînante qui accélérait sensiblement son rythme cardiaque.
Elle resta un moment immobile, les sourcils froncés, le regard fixé sur le plafond au dessus de leur lit.
Intriguée, elle se redressa comme elle le put, remuant involontairement l'épais matelas de sa couche. Brun semblait toujours dormir à ses côtés mais rien n'était moins sûr, le sommeil avait tendance à le quitter lui aussi de manière abrupte et rapide, même si ces derniers mois ça allait mieux.
Elle cala une main sous son ventre avant de mieux s'adosser à la tête de lit en grimaçant. Cette grossesse l'épuisait.
Déjà qu'elle avait le sentiment de gonfler comme une baudruche et d'être hideuse, mais en plus sa poitrine lui faisait mal et nul ne comprenait comment son ventre avait pu prendre de telles proportions.

Patience lui avait posé maintes questions à de maintes reprises, comme si elle voulait lui faire avouer l'erreur de la date de ses derniers saignements. Le volume du ventre et les lunes ne correspondaient pas. Ce jour, elle devait être à six lunes d'être grosse mais en paraissait huit.
La sage-femme avait fini par songer que le bébé était très gros et que la petite Duchesse aurait du mal à l'expulser. Une fois elle avait parlé de tenter une potion pour la faire accoucher avant. Acuité en avait été horrifiée et avait froidement refusé, avec l'amabilité qu'on lui connaissait dans ses mauvais jours.
Au fond d'elle, elle sentait qu'il n'était pas temps et que en dehors de sa fatigue, sa grossesse se passait bien. Elle faisait mine de ne pas écouter lorsque Patience lui indiquait que son bébé se plaçait étrangement lorsqu'elle tâtait son ventre, qu'il bougeait trop ou pire, qu'il était difforme.
Elle avait peur de ce qui sortirait.

Pour mieux éviter de songer à ses tracas, elle se pencha sur l'Art qui grattait à ses barrières. C'était Shane. Alors elle comprit. Shyrin était en travail, bientôt le Royaume compterait un héritier Loinvoyant et un large sourire se dessina sur ses lèvres.
Machinalement, elle tourna son visage vers Brun. Se réjouirait-il ? Pour son ami Vainqueur surement, et pour eux ? A sa grande surprise, il la regardait aussi, les yeux grands ouverts.

- Pardon, je t'ai réveillé ?

Elle voulut se tourner pour allumer une bougie mais manquait de longueur de bras. Elle tenta à nouveau de bouger pour mieux approcher la table de chevet, en vain et lâcha un soupir rageur avant de se résigner à abandonner.
Sortir de son propre lit lui semblait à la limite du réalisable ces jours ci et elle se sentait inutile et insupportable. Un vrai poids pour quiconque l'approchait.

- Shyrin est en travail, souffla-t-elle pour se changer les idées. Shane est sans dessus, dessous.

Depuis plusieurs semaines, Brun s’inquiétait pour Acuité. Au début, il avait été heureux d’apprendre, même de cette façon insolente, qu’il allait être père à nouveau. A nouveau, et pourtant, c’était un peu comme si c’était la première fois, car pour Espoir, tout avait été si soudain et compliqué. Brun n’avait pas assisté à la grossesse d’Acuité ; il n’avait pas assisté à la naissance de l’enfant, ni à ses premiers mois. A vrai dire, il ne se sentait pleinement le père du garçonnet que depuis qu’il l’avait officiellement adopté ; adopté, pas reconnu : cela resterait toujours la tragique différence que parfois il regrettait. Avec ce nouvel enfant, tout était différent. Brun persistait à penser que c’était trop tôt, que bientôt ils auraient Glace sur le dos ; mais ce moment devait bien arriver un jour ou l’autre, et était arrivé à point nommé, quand il avait tant besoin d’une bonne nouvelle. Depuis, le Conseiller n’avait qu’une hâte redoublée : finir de nettoyer tout ce merdier et rentrer retrouver sa femme, son fils et son enfant à venir, comme un homme neuf. Avec la mort de ce chef chalcédien dont la rumeur était parvenue jusqu’à la frontière, plus rien n’empêchait désormais sa famille d’avancer.

Chaque quinzaine, il allait visiter Acuité à Corvecol. Vainqueur ne venait pas avec lui, bien que Brun le lui ait proposé. La grossesse de la Reine avançait bien, et celle de la petite Duchesse aussi. Presque trop bien. Trop vite. Acuité s’arrondissait à vue d’oeil, où bien était-ce par qu’il ne la voyait pas assez souvent ? La première fois, il en avait été ému, et ces retrouvailles avaient été un moment de grâce comme ils en avaient rarement connus, un moment que Brun s’était bien abstenu de polluer par le récit détaillé de son séjour en Haurfond, ce qui n’avait pas été difficile : le legs de Haute Garde étant un sujet de désaccord entre les époux, ils préféraient simplement l’éviter. Acuité n’avait pas besoin de savoir, pas plus que quiconque hormis le Duc et le Roi, que Brun s’était fait rouler toutes ces années, humiliation dont son amour propre restait égratigné. Elle avait seulement besoin de savoir qu’il avait, comme prévu et après quelques complications sans importance, légué le domaine au Duc de Haurfond : que tout était réglé. Débarrassés du passé, ils pouvaient parler de l’avenir et ils ne s'en privèrent pas.

Brun ne comprenait pas pourquoi les deux femmes étaient allées se terrer à Corvecol, alors qu’elles avaient besoin d’être entourées. Sans doute un caprice de la Reine, qu’il ne pouvait reprocher à Acuité. Mais il se souciait de si peu la voir, surtout après leur longue séparation, surtout à présent qu’elle portait son enfant. Trois mois lui paraissaient longs à présent. Il n’arrivait pas à s'avouer qu’au quotidien, elle lui manquait, à son coeur, à son corps et même à son intellect ; il n’arrivait pas à accepter qu’il se faisait du souci pour elle comme une vieille bonne femme, à lui donner des conseils sur ce qu’elle devait faire ou ne pas faire, conseils que bien sûr la petite Duchesse n’écoutait pas - mais il se retenait de le lui reprocher dans son état, et puis d’abord, qu’en savait-il ? Brun se persuadait qu’Acuité avait donné naissance à un garçon robuste dans des circonstances catastrophiques, et que tout irait pour le mieux, cette fois. Mais elle était trop grosse, un ventre si lourd sur un corps si frêle, ça n’était pas normal, pas si vite, elle avait dû mal compter les mois, ils avaient fait l’amour tant de fois ! Ironiquement, depuis que son épouse était revenue à Castelcerf, Brun s’inquiétait davantage, car il voyait sa fatigue et son ventre croitre ; et il était à deux doigts d’en parler à la sage-femme, vu qu’Acuité ne faisait jamais que le rassurer, comme si ses angoisses étaient exagérées. Etait-ce exagéré, de craindre pour son enfant, si elle accouchait avant terme ? Etait-ce exagéré de craindre pour elle, si elle accouchait à terme d’un enfant trop imposant ?

Brun avait un sombre pressentiment, et son sommeil était léger, si dans les bras de son épouse, il l’avait retrouvé. Il émergea lorsque le matelas s’enfonça. Il ouvrit les yeux et la regarda dans le noir. Acuité soupira sans qu’il visse pourquoi. Il ne comprit pas ses paroles : Shyrin, Shane…? En travail ? Après plusieurs secondes de silence, Brun finit par comprendre et, électrisé, se redressa sur le lit à ses côtés.
- Comment sais-tu ?
Au moment où il prononça ses mots, il comprit pour l’Art. Il se sentirait toujours stupide concernant l’Art, mais force était de reconnaître que c’était bien pratique. Qu’est-ce qu’Acuité savait exactement ?
- Ca se passe bien ? demanda-t-il, un peu trop excité, comme si c’était sa propre femme qui était en train d’accoucher.
- Tu veux y aller ? enchaîna-t-il avant de réaliser qu’à nouveau, c’était stupide : ils n’étaient certainement pas conviés, voire officiellement au courant.

Trop remué pour rester alité, Brun se leva pour allumer une chandelle, puis fit le tour du lit pour poser la lumière sur la table de nuit d’Acuité, s’asseyant au bord du matelas, à côté d’elle.
- Les Duchés auront bientôt un héritier, dit-il comme si c’était pour cela qu’il s’enthousiasmait.
En vérité, il était surtout heureux pour son ami. Il espérait que peut-être, cela atténuerait la méfiance persistante de la petite Duchesse à l’égard de son grand cousin : Vainqueur n’avait plus aucune raison de s’en prendre à Espoir ; le Roi avait désormais sa propre descendance.
- Bientôt, toi aussi, murmura-t-il en caressant la joue d’Acuité.
Dans son angoisse, il s’exprimait mal, se moquant bien de l’héritage de cet enfant, le redoutant même ; voulant simplement cet enfant avec elle, cet enfant à lui, fille ou garçon, mais en bonne santé.
- Bientôt, n’est-ce pas ? s’inquiéta-t-il.
Bien qu’Acuité lui ait déjà répété que la naissance n’était pas prévue avant plusieurs mois, cela dépassait son entendement.

Acuité leva les yeux au ciel avec un sourire en coin. Fidèle à lui-même, Brun arrivait encore à la surprendre avec ses réactions imprévisibles. Inutile de répondre à sa première question, elle ne douta pas une seule seconde qu'il ne comprenne par lui-même très vite. Elle hocha la tête à la seconde interrogation. D'après l'état d'excitation de Shane, oui, tout se passait bien.
Le premier accouchement était le plus douloureux disait-on. Elle-même se souvenait d'avoir eu mal, mais elle ignorait désormais la consistance de cette douleur, de même que sa nature. La naissance d'Espoir par sa délivrance, avait tout balayé.
Son corps avait oublié la souffrance, remplacé par la chaleur d'un amour indéfectible qui permettrait à la jeune mère d'enfanter de nouveau.

Shyrin aurait mal comme jamais, mais elle était bien entourée. Entre Patience et Shane, il n'y avait pas à s'inquiéter.
- Non, rétorqua-t-elle en conservant son sourire. Ce n'est pas ma place et puis...je suis trop fatiguée.


S'inquiétait-il ? Peut-être. Brun se leva pour allumer une chandelle qu'il vint poser à ses côtés sur la table de chevet. Il s'installa à sa hauteur et elle lui lança un regard empreint de gratitude. Elle se sentait si gauche ces derniers temps que le moindre de ses gestes lui demandait un effort surhumain. Heureusement, par quelques moments de grâce, il lui semblait que Brun pouvait lire dans ses paroles et subvenir à ses besoins.
Bien que sereine, le moral n'était pas vraiment au beau fixe et ce malgré tout ce qu'il faisait pour la satisfaire. Elle ne pouvait l'expliquer mais pouvait passer du rire aux larmes en un clignement de paupières. C'était désagréable et terriblement gênant.

- Oui, souffla-t-elle lorsqu'il parla de l'héritier des Duchés.
Cette idée la soulageait un peu. Vainqueur n'aurait plus aucun raison de chercher à s'en prendre à Espoir n'est-ce pas ? même si depuis leur retour rien n'avait été tenté, elle n'arrivait pas à faire confiance à son cousin.

Saisissant la main de Brun qui lui caressait la joue, elle inclina la tête sur le côté pour mieux le voir. Ses traits légèrement tirés, ses sourcils doucement abaissés, il s'inquiétait. Elle serra ses doigts entre les siens.

- Nous avons déjà un héritier, même si tu n'étais pas là physiquement pour Espoir, il est ton fils. Tu l'as vu, juste après la délivrance.

De cette erreur, leur destin s'était enclenché. Par l'Art, elle lui avait envoyé l'image de leur enfant et aujourd'hui encore, elle se demandait si son fils possédait également la magie. Peut-être qu'il avait pu également voir son père dans ses rêves. Elle regrettait aussi de lui avoir caché cette paternité, cette culpabilité ne la quitterait probablement jamais.
Elle guida sa main sur son ventre avec douceur jusqu'à la bosse qui s'agitait sous sa peau. Un pied ou une main, une fesse peut-être ou bien une tête. Elle n'en savait rien. Juste un petit être qui vivait en elle et qui était suffisamment vif pour cogner à plusieurs endroit à la fois.

- Bientôt, reprit-elle. Cesse de t'inquiéter s'il te plaît. Tout va bien et tout ira bien, je te le promets.

Pour appuyer ses propos, elle haussa les épaules avant de reprendre dans un soupir ennuyé :

- Aide moi à me lever je te prie, je dois me soulager...encore.
Aucune chance qu'elle n'arrive à se rendormir après toute cette agitation. Même le bébé le sentait.

En s'éloignant, Vainqueur admirait le charmant tableau de la chambre. Son épouse, fatiguée mais radieuse et leur fille au teint de porcelaine endormie contre son sein. Il aurait pu rester là en silence à les observer encore un long moment...mais Shane le forçait à agir maintenant. Déjà, les artiseurs se pressaient autour de ses murailles pour savoir, aussi excités que les nobles le seraient demain. Demain...

- Je ferais aussi vite que possible, promit-il en se dirigeant vers la porte qui lui permettrait de regagner ses appartement.

Alors Shyrin chuchota quelques mots dont il ne saisit rien étant donné la distance. Par respect cependant, il lui sourit et sortit.
Dans sa chambre, il s'appuya un moment à la fenêtre, se laissant bercer par la brise. La nuit était bien avancée, cependant, l'aube ne tarderait pas.
Il ferma les yeux et se concentra sur les fils de magie qui le reliaient à tout son clan. Aucun ne dormait, tous à leur manière étaient attentifs.

Je vous annonce donc la naissance de Aimée Loinvoyant, susurra-t-il par la pensée, qui je l'espère, rejoindra le Clan en temps et en heure. Longue vie à la princesse!

L'écho des siens reprit ses paroles et il clôtura l'échange avant de leur indiquer que l'annonce officielle n'aurait lieu que le lendemain, une manière de leur dire de tenir leurs langues.
Il descendit aux cuisines et prépara lui-même un plateau de victuailles pour la mère et lui-même. Après autant d'effort et de lutte, Shyrin devait être affamée. Lui en tout cas l'était et comme la nuit se poursuivait, il pouvait bien lui proposer de se sustenter.
Lorsqu'il entra de nouveau dans la chambre de son épouse, elle s'était assoupie, Aimée n'avait pas bougé d'un pouce.
Il posa le plateau sur la table de chevet de son épouse et s'installa à côté d'elle en prenant soin de ne pas l'éveiller. A nouveau, il s’abîma dans la contemplation du tableau que les deux femmes de sa vie lui offraient avant de piocher une tranche de pain et un morceau de jambon sur le plateau.

Son en-cas avalé, Vainqueur s'assoupit légèrement, content de cette nuit éprouvante mais ô combien satisfaisante. Un mouvement contre lui le tira de ses songes, Shyrin s'éveillait. Il l'observait, sereine malgré les efforts fournis, pâle malgré la délivrance trop proche. Aimée sur son sein était calme, endormie et la voix même délicate de Shyrin la fit s'agiter doucement.

- Fille ou garçon, la rassura-t-il, cela ne change rien pour les Duchés. L'héritage va au premier né.

Il lui sourit convaincu par ses propres mots. En revanche, il ne lui parla pas de l'apprentissage qu'il prévoyait pour cette enfant. En dehors des classes classiques, il y aurait également le maniement des armes et l'Art. Mais ils avaient encore plusieurs années pour en débattre et Vainqueur savait déjà que ce serait un combat de chaque jour. Il ne voulait pas gâcher ce moment de grâce trop rare à ses yeux.
Shyrin était partie, elle lui avait manqué malgré ce qu'il voulait bien en dire.

Pour toute réponse, il embrassa sa tempe avec affection.

- Vous avez été très courageuse, murmura-t-il en se souvenant des cris, du sang, de la douleur et de ce qu'elle avait du affronter seule.
Il posa une main sur sa fille, stupéfait de voir que sa large main la couvrait à moitié.
Un nouveau sourire étira ses lèvres.

- Le Clan viendra demain, enfin tout à l'heure, se corrigea-t-il en observant la fenêtre où l'aube commençait à se presser. D'ici là, vous pouvez vous reposer, ou bien manger.

Et il lui montra le plateau qu'il avait posé à côté, prêt à servir ses moindres requêtes.