Tout avait changé après que Taebryn l'eut retrouvée. Les eut retrouvées : Iris et Volonté. La mère, à bout de forces. La fille, relativement négligée. Le Béarnais n'avait pas pu faire de miracle avec le temps et l'argent que sa vie de garde lui laissait, mais c'était déjà beaucoup. Il avait loué à Bourg-de-Castelcerf une bâtisse à peine meilleure que celle où l'Outrîlienne logeait sur le port, et à la fois tellement plus confortable, car ça n'était plus une maison de commerce à la porte de laquelle n'importe qui pouvait venir frapper à toute heure du jour et de la nuit. C'était une maison de famille dans laquelle Iris pouvait s'occuper paisiblement de Volonté et faire un peu d'artisanat pour participer au loyer. L'Outrîlienne n'était pas heureuse pour autant, car cette vie domestique et laborieuse l'ennuyait. L'amour de sa fille et de son homme ne lui suffisait pas, et elle ne pouvait pas l'avouer. Mais c'était déjà mieux : l'amour, la sécurité. Manquait la liberté qu'Iris goûtait pleinement lorsque Shane venait, un jour par semaine, s'occuper de Volonté ; le dimanche, quand ils étaient tous les trois ; et les nuits où elle pouvait se repaître du corps de son mari.

Ils s'étaient mariés au printemps dans l'intimité, pour éviter dépenses et scandale. Iris avait mis du temps avant d'accepter, jusqu'à ce qu'attendre davantage soit devenu impossible pour le Béarnais. C'était important pour lui, il semblait y voir la garantie qu'Iris ne voyait personne d'autre. De fait, Iris ne voyait personne d'autre, et le mariage n'avait pas changé grand chose à leur quotidien, alors elle ne regrettait rien, seulement que Taebryn ait eu besoin de cette preuve là. Elle ignorait toujours s'il était persuadé que Volonté était sa fille de sang plutôt que d'adoption, et cela la blessait, mais elle n'en parlait pas. De manière générale, Iris parlait peu et elle n'était pas très facile à vivre, même s'ils avaient de beaux moments d'accalmie, tous les trois ou tous les deux, après l'amour. Après toutes ces années, l'Outrîlienne retrouvait une sexualité normale et épanouie. Mais elle ne voulait pas d'autre enfant et cachait une amulette sous le lit. Volonté était à elle seul un défi. C'était une enfant agitée que seuls les bras de son père parvenaient à apaiser, ce qui rendait sa mère à la fois jalouse et enchantée. La fillette grandissait bien. Ses cheveux blonds s'étaient un peu assombris, mais on ne pouvait pas franchement dire qu'elle ressemblait à son père, avec ses traits outrîliens. Iris lui parlait dans sa langue natale, du moins quand Taebryn n'était pas là car le Béarnais n'aimait pas ça, se sentant peut-être mis à l'écart, lui qui n'y entendait rien.

Peu après leur mariage, ils avaient appris la nouvelle de la résurrection de la petite Duchesse de Béarns. Taebryn en avait été tout retourné. Il avait demandé une permission et était parti à Castellonde pour s'en assurer. Quand il revint, ce fut pour emmener sa famille avec lui. Jugeant sans doute son échec passé moins définitif, le Duc l'avait repris à son service. Iris ne protesta que pour la forme et l'inconfort du déménagement : elle avait envie de changement, de nouveauté. Avec sa vie de pute à Castelcerf, une nouvelle page se tournait. Le climat réputé rude de Béarns n'effrayait pas l'Outrîlienne. Il est vrai que les gens étaient plus rudes, aussi. Iris déchanta vite. Taebryn était plus libre, mieux payé mais il était aussi plus fermé. Il ne parlait jamais de ses journées. A plusieurs reprises, elle avait trouvé des taches de sang sur ses vêtements, alors qu'il n'était pas blessé. Quoique lui fasse faire le Duc, ça n'était pas du beau travail. Iris renonça à savoir mais ça l'inquiétait, et ça l'exaspérait. Leurs moments de bonheur déjà s'effaçaient, comme une pâle lune de miel dont sa peau était à peine réchauffée. Ce bonheur, Iris le voulait, elle considérait qu'on le lui avait volé ; pourtant elle y avait droit, autant, peut-être même plus que tous les autres ! Puisque Taebryn était résigné à subir, elle allait prendre les choses en main. Elle allait voir cette petite Duchesse qui avait l'indécence d'être revenue étaler la joie de ses noces, cette joie que par deux reprises, elle avait prise à Taebryn sans jamais rien donner - pas même des excuses, de ce qu'Iris en savait.

Au lendemain de la fête à laquelle Taebryn, mais pas elle, avait assisté, l'Outrîlienne se rendit au château. Même les nobles devaient être réveillés à cette heure là. Volonté faisait la sieste dans ses bras. Sa mère l'avait emmenée pour apitoyer la garde. Pourtant il fallut quand même faire un scandale pour que les portiers acceptent d'informer la Loinvoyant qu'une étrangère du nom de Ruderacine demandait à la voir. Iris braillait, Volonté braillait, Taebryn heureusement n'était pas dans les parages, sans quoi il serait mort de honte. Mais Iris avait connu pire honte que cet esclandre, et elle était résolue à obtenir ce qu'elle voulait : réparation pour son bonheur mort-né.

La chasse s'était achevée dans la bonne humeur et il avait semblé à Acuité que Brun était moins renfrogné que la veille. Elle n'aurait su dire en revanche si cela avait un rapport avec la nuit qu'ils avaient passé ou bien le début de mâtiné. Peut-être les deux...son époux possédait un caractère si changeant...
Ils étaient aux écuries lorsqu'un soldat de la garde se présenta en réclamant Acuité. Intriguée, celle-ci leva un regard vers Brun qui ne semblait pas plus avancé qu'elle, mais lorsqu'il mentionna le nom de Ruderacine, son visage s'illumina.
Elle fourra le lapin mort entre les mains de Brun et s'excusa rapidement, lui promettant qu'elle le rejoindrait bien vite. A cette heure-ci, il ne pouvait plus retourner dans leur chambre de peur de passer pour un fainéant auprès de sa famille et de la bourgeoisie locale. Peut-être pouvait-il trouver du réconfort auprès d'Espoir ou l'emmener faire une petite promenade aux abords du château ?
Elle ne douta pas une seule seconde qu'il pourrait trouver de quoi éviter son père.

Elle suivit le garde jusqu'à l'entrée, impatiente mais aussi curieuse. Taebryn n'avait plus de famille depuis longtemps et il n'avait de toute façon jamais mentionné de soeur.
Alors si une femme se présentait sous le même nom, il ne pouvait s'agir que de son épouse.

De loin, elle aperçut la fin de l'esclandre et ralentit le pas. Lorsque les gardes s'en rendirent compte, ils baissèrent immédiatement d'un ton. De quoi avaient-ils peur ? qu'elle les fasse battre pour avoir été désagréable avec une femme ?
Cette femme au visage étranger et aux cheveux légèrement en bataille qui braillait et surtout, qui tenait un bébé qui braillait...Un bébé...était-ce l'enfant de Taebryn ?
Elle soupira pour s'aider à amenuiser les émotions qui s'emparaient d'elle et se jura qu'une fois le Duché entre ses mains, la peur que son père semblait avoir instauré s'évanouisse comme un mauvais rêve.

- Laissez la passer, ordonna-t-elle avec bienveillance.

Elle souriait même si l'absence de Taebryn lui sembla soudain suspicieuse. Il ne faisait presque plus de doute que la jeune femme eut des choses à régler.

La fille du Duc vint à elle. Iris ne s'y attendait pas et, de venimeux, son regard se fit surpris. Ne sachant trop comment agir, elle plia un peu les genoux en une révérence minimaliste - elle ne pouvait pas faire grand chose de plus avec Volonté dans les bras. Mais ses yeux ne se baissèrent pas, curieux. C'était la première fois qu'elle rencontrait la fameuse Acuité. Elle était jeune et en tenue garçonne, elle n'avait guère l'air d'une Duchesse. Elle souriait et Iris apprécia qu'elle ne l'interroge pas devant les gardes, l'invitant dans ses appartements et l'y recevant avec des rafraîchissements, comme si elle était une hôte de marque.

Elles ne parlèrent pas sur le chemin : Volonté braillait toujours. Sa mère la cala sur le canapé et remit de l'ordre dans ses cheveux. Iris n'avait pas envie de passer pour une pouilleuse devant cette femme ; elle avait mis sa robe la plus élaborée, même si aux standards de la petite Duchesse, c'était sans doute du pareil au même. Sous le tissu, l'Outrîlienne croisa les jambes et grignota un biscuit du bout des lèvres, retrouvant ses manières du Nid. Acuité lui demanda seulement si elle était l'épouse de Taebryn, et Iris répondit que oui. Le Béarnais ne lui avait-il rien dit ? Peut-être qu'il avait honte, ou qu'ils n'avaient pas eu le temps de se parler. C'est peu ou prou ce que lui répondit Acuité quand l'Outrîlienne demanda si elle avait rencontré son époux la veille, lors de ses épousailles. Iris haussa les épaules. Visiblement Taebryn n'était qu'un sujet parmi d'autres, et ils devaient être nombreux à se presser autour de l'épousée. Avec son mari, son fils et ses invités, la petite Duchesse avait certainement mieux à faire que de se soucier de celui dont elle avait brisé la vie.

- N'étiez-vous pas satisfaite de ses services ? demanda l'étrangère, ne voulant pas brusquer celle dont elle espérait obtenir quelque chose, mais cachant mal sa rancœur.
Volonté criait toujours et, si sa mère parvenait à faire abstraction, cela semblait gêner Acuité qui fréquemment, regardait l'enfant.
- Seul son père arrive à la calmer. Vous voulez la prendre ? dit Iris avec une pointe de défi, certaine que la petite Duchesse refuserait.

Assises sur le divan, Acuité observa celle qui s'avérait être l'épouse de Taebryn. Elle était belle sous son allure décoiffée. Ses traits étrangers et exotiques avait certainement conquis le Béarnois habitué à ses charmes plus rustiques. Où l'avait-il rencontrée ?
Acuité bu une gorgée du thé qu'elle s'était elle-même servi et ne pouvait s'empêcher d'observer la jeune femme et le bébé qui persistait à pleurer. Pourquoi sa mère ne faisait rien ?
Outre la situation très étrange, elle ne comprenait pas ce qu'était venu chercher la femme du soldat jusqu'à ce qu'elle parle.

Ainsi c'était donc cela...elle venait demander pourquoi Taebryn n'était plus à son service.
Il y avait une certaine rancoeur dans sa voix, rancoeur légitime cependant. Redevenu soldat, la solde de Taebryn avait dû amplement diminuer. Alors avec un bébé en plus à nourrir, ce devait être compliqué.
Sans même attendre de réponse, Iris puisque c'était son nom, lui proposa de prendre le bébé, arguant que seul Taebryn arrivait à calmer l'enfant.
Acuité accepta et cala l'enfant contre elle bien haut sur son épaule et lui caressa longuement le dos.

Pair : Volonté se calme
Impair : ça ne change rien

L'enfant braillait toujours et en l'état, il était compliqué de discuter. Acuité dû faire appel à la nourrice qui s'était occupé de Espoir à son retour et qui s'occupait toujours de lui durant son séjour. La jeune femme, Sarah récupéra l'enfant avec douceur et l'emporta dans la pièce attenante.

- Ne vous inquiétez pas, Sarah sait y faire avec les enfants, elle s'occupe d'Espoir, lança-t-elle un sourire rassurant sur les lèvres.

Un gâteau dans les mains, elle revint au sujet de Taebryn. Son épouse était en droit de poser des questions et Acuité ne souhaitait rien cacher.

- C'est mon père qui emploie Taebryn, pas moi. Cependant, depuis mon retour, nous ne nous sommes guère croisés. Je crois qu'il m'en veut et qu'il m'évite volontairement.

Et il avait toutes les raisons de le faire ! Elle avait fugué et la faute était retombé sur lui. Pour autant, elle n'avait rien oublié des années passées, des mois où il l'avait chaperonné de son mieux. Comment à plusieurs reprises, elle l'avait floué pour mieux accéder à ses désirs...Taebryn était bon, et elle ne s'était pas soucié de lui comme elle aurait dû.

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'Hasard 6' : 5

Iris eut un petit sourire lorsque sa fille résista à la tendresse de la petite Duchesse. L'air de dire : je vous l'avais bien dit. Ils étaient tous si prompts à penser qu'elle était une mauvaise mère ! L'Outrîlienne reprit un biscuit et le grignota sans inquiétude, voire avec un certain soulagement, en regardant Volonté s'éloigner aux bras de Sarah. Iris ne s'inquiétait pas de faire garder son enfant, et savoura au contraire ce moment de calme et de confort qui lui permit de se concentrer sur les paroles d'Acuité.

Retenant un soupir excédé à l'attention de son mari, l'Outrîlienne broya entre ses dents le biscuit. La mastication lui donnait le temps de la réflexion, voire de la tempérance, car elle en avait bien besoin. Taebryn était vraiment stupide ! Stupide et fier de tenir rancoeur à la petite Duchesse plutôt que de profiter des réparations qu'elle pouvait lui proposer, si elle était aussi attentionnée qu'elle en avait l'air. Iris l'eut imaginée plus capricieuse. Certes jeunette, la blonde n'avait rien de l'enfant indocile que Taebryn lui avait décrite - même s'il ne lui avait pas souvent parlé d'elle.

- Je croyais que vous vous entendiez bien, dit-elle avec une moue déçue.
Puis, posant ses mains sur ses genoux, comme si elle attendait une réponse importante :
- Et si vous aviez pu lui parler... que lui auriez-vous dit ?
Si Taebryn boudait, Iris était toute disposée à communiquer. Et s'il était trop fier pour mendier les faveurs qu'il avait perdues, elle le ferait pour lui - pour eux, pour leur bonheur retrouvé.

La jeune femme semblait ennuyée et Acuité pinça les lèvres. N'était-ce pas elle qui avait demandé audience ? Elle reporta son attention sur sa tasse de thé et se borna à sourire.
Tout ceci était fort étrange pourtant une intuition lui soufflait que la jeune femme n'était pas venu pour rien. Elle avait une requête, du genre de celle qu'on ne pouvait dévoiler devant un homme, tout époux qu'il soit.
Aussi, la Duchesse observait sa vis à vis, la regardant grignoter son biscuit comme une petite souris. Il n'y avait nul doute sur le fait qu'elle aussi était observée. Les yeux sombres de la jeune femme croisèrent les siens à de multiples reprises, comme si les deux femmes se jaugeaient.

Enfin, l'épouse de Taebryn relança la discussion, mais elle semblait déçue de ses propres propos ou bien de la situation. Acuité n'aurait sur le dire.
Sa question suivante surpris réellement la Duchesse et elle demeura un instant interdite pour mieux rassembler ses idées.
Elle reposa sa tasse et serra ses mains l'une dans l'autre posées sur ses cuisses.
Son regard se planta dans celui de l'étrangère sans ciller.

- Taebryn m'a en partie élevée. Lorsque ses parents sont décédés, mon père l'a pris à son service pour veiller sur moi. Il était mon chaperon mais surtout mon protecteur. Nous nous entendions aussi bien que possible mais...ma fugue lui a porté préjudice, je ne le sais que trop bien. Il me faisait confiance et je l'ai trahi.

Elle baissa le regard, honteuse d'avoir été si mauvaise avec lui. Ses doigts se crispèrent légèrement pour mieux contenir les tremblements qui commençaient à l'assaillir.

- Je lui aurais dit que j'étais sincèrement navrée, même si je ne regrette rien. Mon agissement était égoïste et insouciant même s'il partait d'une bonne volonté.

Après une inspiration profonde, elle retrouva son calme et releva le visage vers son invité. Un sourire désolé s'affichait sur ses lèvres et elle demanda :

- Votre question est bien insolite, en outre, vous ne m'avez toujours pas révélé le pourquoi de votre présence ici.

Iris vit l'émotion qui traversait le corps de la petite Duchesse. Les putains apprenaient à lire les corps, et ça n'était pas bien difficile : la jeune fille la dissimulait mal. Elle semblait sincère et vulnérable. Iris se sentit plus forte pour la première fois, malgré sa condition modeste ; mais elle n'en abusa pas.

La femme en elle voulait dire à sa cadette de relever les yeux et de cesser de s'excuser. Acuité n'avait fait que faire usage de sa liberté ; on n'aurait jamais dû la lui prendre, peu importe que Taebryn soit payé pour l'entraver.
L'épouse en elle se consolait de ces mêmes excuses, comme si c'était elle, qu'Acuité avait lésée - et en un sens, par ricochets, c'était vrai.
L'épouse s'irrita des derniers mots de la petite Duchesse. La femme n'en montra rien, car elle n'avait pas encore obtenu ce qu'elle voulait.

- Tout ce qui concerne Taebryn me concerne, s'expliqua-t-elle. Tout ce qui affecte Taebryn m'affecte. Moi et notre fille. C'est pourquoi je suis venue vous voir. Lui serait trop fier pour le faire.
L'Outrîlienne saisit un nouveau biscuit, qu'elle garda entre ses doigts.
- Trop fier pour vous demander de le reprendre à son service.
Iris grignota le biscuit pour se laisser le temps d'observer la réaction de la petite Duchesse. Elle ne savait pas si elle devait la plaindre ou la mépriser ; peut-être ni l'un ni l'autre ; peut-être devait-elle simplement s'adresser à elle avec la même sincérité, comme à une égale, malgré leur différence de rang ; de femme à femme. C'était un risque à prendre. Iris décroisa les jambes et baissa l'armure de sa féminité exacerbée.

- Vous savez comment sont les hommes. Moi je suis une femme. Je ne juge pas vos actes : ils n'appartiennent qu'à vous. Seulement leurs conséquences : elles m'appartiennent à moi aussi.
De ce qu'Iris savait, la petite Duchesse s'était rendue coupable d'avoir fugué, de s'être enrôlée ; elle s'était faite violer par les Chalcédiens ; la honte l'avait fait disparaître puis se marier en dessous de sa condition. Certains Béarnais, plutôt rares, osaient dire qu'Acuité s'était mariée avec l'homme qui l'avait engrossée. Mais Iris s'en foutait ; il en faudrait bien plus que cela pour la choquer. Si la petite Duchesse avait su à qui elle s'adressait !

L'Outrîlienne se pencha en avant et posa une main qu'elle espérait convaincante sur le genou de la petite Duchesse.
- Reprenez Taebryn à votre service. Vous l'estimez. Il saura protéger votre famille comme il vous a protégée jadis. Cette réparation profitera à tous.
Iris enleva sa main et recula dans le canapé. Elle craignait d'être allée trop loin, elle craignait la réponse d'Acuité.

- Je vous le demande avec humilité, dit-elle en baissant les yeux vers les miettes sur ses mains. Votre ami... mon époux est malheureux au service de votre père.
L'Outrîlienne songea au sang sur les vêtements du Béarnais, à son silence buté, à sa couche froide trop de nuits durant. Cela la mit en colère.
- Je mérite un mariage aussi heureux que le vôtre, ajouta-t-elle, et toute humilité avait disparu de ses prunelles.

L'épouse de Taebryn était donc là à sa place à lui. Ce qu'elle expliquait était compréhensible, légitime même, elle souhaitait améliorer les conditions de vie de sa famille. La Duchesse comprenait respectait même cette volonté qui semblait indéfectible dans le regard noir de la femme qui lui faisait face. Elle douta en revanche que Taebryn soit au courant de sa venue ce jour et ne doutait pas en revanche qu'il se mettrait dans une colère noire lorsqu'il l'apprendrait. Mais son épouse semblait posséder un caractère bien trempé et Acuité se demanda qui de eux deux aurait le dernier mot.

Sa requête la surprit, d'une part parce qu'elle n'avait pas le pouvoir d'y accéder, d'autre part parce que la jeune femme se permettait de la toucher comme s'il n'y avait aucune différence entre elle, comme si elle s'adressait à elle de femme à femme et non pas de Duchesse à sujet.
Comme elle le disait si bien, Taebryn était au service de Glace Loinvoyant, lui seul avait le droit de décider ou affecter le garde.
Pouvait-elle le convaincre de le renvoyer en Cerf pour protéger sa fille et son petit-fils ? Comme il avait échoué à la surveiller elle, elle craignait que son père n'ait plus foi en ses capacités.
Elle savait également Taebryn trop loyal et bien trop redevable envers Glace Loinvoyant pour accepter de le quitter aussi simplement.
Avec humilité, elle lui demandait d'agir pour le mieux de tous et Acuité avait envie de lui répondre qu'elle le ferait jusqu'à ce que la jeune femme n'ajoute des paroles déplacées.

- Vous ignorez tout de mon mariage, s'entendit-elle répondre froidement en détournant le regard, les yeux légèrement écarquillés par la colère soudaine.

De quel droit se permettait-elle de juger aussi ouvertement ce qu'ils avaient voulu montrer à Béarns ?
Qu'en savait-elle de ce mariage heureux ? Savait-elle au moins par quoi Acuité était passé pour en arriver là ? Pouvait-on parler de mariage heureux lorsque les époux se disputaient aussi fréquemment que Brun et Acuité ?
Elle serra les poings sur sa robe et inspira une première fois pour se calmer. Puisque la jeune femme parlait avec autant de verve, alors Acuité en ferait de même.

- Aimez-vous vraiment Taebryn ou bien est-ce juste pour améliorer votre confort que vous êtes venu me demander cela ? Est-il au courant de votre présence en ses murs ?

Elle la toisa durement et reprit sans même attendre de réponse :
- Si vous l'aimez, alors j'envisagerais d'en parler à mon père et nous trouverons j'en suis certaine une solution qui contentera tout le monde. Dans le cas contraire et si votre présence n'est justifiée que par l'appât d'un gain quelconque, alors je ne peux rien pour vous.

N'avait-elle pas dit qu'elle souhaitait un mariage heureux ? Tout mariage heureux commençait par l'amour n'est-ce pas ?

Quand la petite Duchesse détourna ses yeux noirs, Iris sut qu’elle était allée trop loin, pas au moment où elle l’avait redouté. Elle avait supposé que le mariage d’Acuité était heureux ; visiblement elle s’était trompée. Si son homme ne lui convenait pas, la petite Duchesse n’aurait que davantage besoin de Taebryn pour veiller sur elle, songea l’Outrîlienne, mais elle ne dit rien, parce qu’elle ne voulait pas aggraver son cas. A cause de cet impair, Acuité la regardait désormais comme une ennemie. Ou bien était-ce parce qu’elle avait compris qu’elle agissait dans le dos de son mari ? Parce qu’elle savait qu’elle avait été putain ? Pourquoi sinon remettre en cause l’amour d’une femme pour son époux ? Pourquoi opposer l’intérêt de l’un à l’intérêt de l’autre ?

Mauvaise mère et mauvaise épouse : voilà les suspicions dont l’Outrîlienne avait soupé. Elle ne pensait pas les mériter. C’était injuste. Iris eut envie de se draper dans sa dignité et de partir avec le même mépris que la petite Duchesse lui témoignait désormais. Mais Volonté était dans l’autre pièce et surtout, elle ne voulait pas renoncer. Il aurait suffi de mentir à Acuité, s’il avait fallu mentir. Iris n’avait même pas besoin, si la petite Duchesse n’était pas celle à laquelle elle eût voulu faire cette déclaration, car ça n’était pas ses oignons.

- Pourquoi j’aurais renoncé à ma liberté pour lui si je ne l’aimais pas ? répliqua-t-elle, tâchant de rester calme bien que visiblement piquée au vif.
Ca n’était pas qu’elle était tellement plus heureuse avant, mais au moins elle faisait ce qu’elle voulait. Enfin, un peu plus que maintenant, ou elle devait s’occuper de Volonté toute la foutue journée, faire à manger, faire le ménage, coudre pour trois sous, toute seule toute la foutue journée au milieu de ces Béarnais aimables comme des portes de prison, pour qu’au soir Taebryn revienne lui aussi aimable comme une porte de prison, et ne daigne même pas lui raconter sa journée ni l’embrasser ni rien. Alors c’était peut-être la vie dont une femme comme elle devait se contenter sans rien dire, tandis que d’autres comme Acuité pétaient dans la soie en jouant les martyrs tout ça parce que son bonhomme ne lui plaisait pas tant que les Chalcédiens qui lui étaient passés dessus.

- Je vais pas attendre à rien faire pendant que Môssieur votre père l’envoie faire El sait quoi et qu’il revient plein de sang en faisant la gueule, grogna-t-elle, noircissant le tableau, alors qu’il serait toujours avec vous si vous étiez pas partie. Vous allez me juger pour ça ? Moi je n’vous ai pas jugée.
Ses mots allaient plus vite que sa pensée, des mots qu’avec la colère, son accent Outrîlien faisait chanter.

La réponse de l'Outrilienne suffit à Acuité. Le caractère affable de la femme pouvait s'expliquer par les difficultés rencontrées au quotidien. La vérité lui fit détourner les yeux. Son père se vengeait à sa manière. Comme il en voulait à Taebryn de n'avoir pas su la surveiller, il lui faisait à présent exécuter ses plus basses besognes, les plus sales aussi. Elle passa outre les reproches, elle passa outre son impolitesse de s'adresser à elle avec des mots si durs qu'il fallait comprendre entre les lignes et passa également outre l'insulte faite à son père. Acuité souhaitait que son peuple puisse lui demander ce qu'il voulait, sans craindre de réponse armée ou vindicative. Aujourd'hui était l'occasion de régler un problème en ce sens et de réparer peut-être, une vie gâchée.

- Comment vous appelez vous ? demanda-t-elle subitement, se rendant compte qu'elle l'ignorait toujours.
Iris répondit l'autre, joli nom de plante pour une jolie fleur.
Acuité pris son temps, se resservit du thé, comme si elle souhaitait conserver un peu de suspense. Il n'en était rien, elle réfléchissait à la manière de procéder. Prendre Taebryn à son service, en faire le protecteur de son enfant. Comment Brun réagirait ? Elle savait l'entente entre ses deux là compliqué...Taebryn l'avait frappé mais d'un autre côté, le Béarnois savait la vérité. Il savait tout. Le garder à ses côtés pouvait également être l'assurance que le secret serait conservé. Après tout, il n'avait toujours rien dit à son père.
Brun comprendrait. Quant à son père, elle ne lui laisserait pas l'occasion de la contrarier. Ils repartaient dès le lendemain matin.

Elle reprit un gâteau dans un silence de plomb et puis, son sourire illumina soudain son visage.

- Nous partons demain matin, il faudra être prêt. J'en aviserais mon père cet après-midi. Et vous ? Dois-je aussi vous trouver une occupation ? Que savez-vous faire ?

En dehors de s'occuper des enfants, à l'évidence.

La petite Duchesse demanda son nom et Iris lui répondit avec méfiance. C'était le genre de question que posaient les gardes avant de vous menacer. Cette fois, l'Outrîlienne savait qu'elle était allée trop loin, pourtant elle continuait à espérer. Acuité faisait durer le suspense, mangeant comme si de rien n'était, comme si le destin de toute une famille n'était pas suspendu à ses jolies lèvres. Iris se contraignit au silence, mais son corps trahissait son impatience : elle croisa puis décroisa les jambes, s'absorba dans la contemplation de ses ongles, faussement décontractée. Ils n'étaient pas du tout soignés, devait-elle s'en soucier ?

Et puis la bonne nouvelle tomba, juste comme ça. Positive, la réponse semblait définitive. Ça n'avait plus l'air compliqué comme la petite Duchesse l'avait d'abord laissé supposer. Iris en resta béate. Un sourire s'épanouit sur son visage étranger, à peine teinté d'ironie lorsque la petite Duchesse lui demanda ce qu'elle savait faire.
- Rien qui puisse vous être utile, répondit l'ancienne prostituée tout en se disant qu'au contraire, elle avait très certainement des enseignements qui pourraient améliorer l'entente maritale. Mais elle ne se risquerait plus à parler du mariage d'Acuité ; il n'y aurait plus d'insolences.
- Je me débrouillerai.
Car en vérité, elle aurait pu entrer dans la domesticité ; mais elle n'avait aucune envie d'être au service d'Acuité. Iris s'était suffisamment soumise à la volonté d'autrui ; ça n'avait rien à voir avec la petite Duchesse, dont elle aurait pu s’accommoder.

- Merci, murmura l'Outrîlienne, osant à peine la regarder.
La gratitude lui était moins familière que la colère.
Puis, avec cette timidité nouvelle :
- Pourriez-vous... ne pas dire à Taebryn que c'est moi qui suis venue vous trouver ? Il est si fier... Il lui sera plus facile d'accepter... tâcha-t-elle d'expliquer.
Elle le croyait parfaitement capable de refuser juste par fierté, comme la tête de mule qu'il était. Cela ne plairait certainement pas au Béarnais, de savoir que sa femme était venue mendier les faveurs d'Acuité.

Au moins la réaction de la brune eut le mérite d'être claire. Elle n'était venue que pour Taebryn et ne souhaitait rien pour elle. Ou plutôt, obtenir le retour de Taebryn dans le service d'Acuité lui permettait de ne rien avoir à faire peut-être. Etant donné la relation qui semblait la lier à son enfant, Acuité douta fortement qu'elle soit du genre à rester à la maison toute la journée à pouponner.
Mais elle n'ajouta rien, ne demanda rien pour ne pas empiéter sur l'intimité de Taebryn, bien que...lui en revanche en sache beaucoup sur elle, grâce à Brun qui avait tout dit !
Chassant ses pensées qui n'avaient rien à faire là, elle regarda à nouveau l'épouse de celui que longtemps, elle avait considéré comme un protecteur.
Celle-ci persistait à regarder la table, mais la petite duchesse entendit parfaitement les remerciements qui s'échappèrent de sa bouche.

Elle sourit et hocha la tête, comme pour signifier que ce n'était rien, voire pas grand chose. En réalité, reprendre Taebryn lui faisait vraiment plaisir, peut-être pourrait-elle se racheter à ses yeux, lui montrer qu'elle s'était assagie et qu'elle possédait sa vie en mains.
Certes il faudrait l'annoncer à Brun et elle redouta un moment qu'il prenne mal le fait qu'elle ne l'ait pas concerté. Mais avoir Taebryn à la protection de Espoir la rassurait vraiment.
La voix de l'Outrilienne la tira de ses réflexions et à nouveau, elle sourit, un air mystérieux posé sur son visage.

- Je verrais, se contenta-t-elle de répondre avant de crier en direction de la porte menant à la pièce à côté. Sarah !! Ramenez les enfants je vous prie !


Alors elle se leva, signifiant que l'entrevue était terminée. Les mains jointes devant elle, elle ouvrit cependant les bras dès que son fils fut à portée.
Volonté fut rendue à sa mère.

- Sarah va vous raccompagner, assura-t-elle sur un ton qui ne souffrirait d'aucun refus. Je convoquerais votre époux avant qu'il ne rentre chez vous, aussi, ne vous inquiétez en rien de son retard.

Et sans un regard supplémentaire, elle lui tourna le dos s'extasiant sur son propre fils à qui elle souriait et qu'elle embrassa une quantité de fois. Sa peau était douce et il sentait bon, elle le prendrait avec elle pour affronter Brun. Il faudrait bien ça non ?
Quand à l'épouse de Taebryn, elle espérait sincèrement qu'elle se rongerait un peu les sang, ne sachant pas exactement ce que Acuité dirait à ce dernier. On ne pouvait pas avoir l'audace de venir demander une telle faveur et repartir en ayant le sentiment d'avoir gagné tout en ayant conduit la discussion.

Pendant ce temps là, aux écuries, Brun bouchonna les deux chevaux plus que nécessaire, malgré les protestations du palefrenier. Quand il eut terminé, il passa aux cuisines déposer le maigre produit de leur chasse ; hésita à mendier un complément pour son (plus maigre encore) petit-déjeuner. Mais il n'était pas à Castelcerf et ne pouvait se permettre ici de telles familiarités ; d'ailleurs, c'était presque l'heure du déjeuner. Un déjeuner familial, Glace trônant en bout de tablée.

Soudain renfrogné, Brun traîna les pieds jusqu'aux appartements qu'on leur avait alloué. Au bout du couloir, il vit une femme qui en sortait. Il regarda d'abord l'enfant aux traits étranges, bien que mignon à sa façon, puis sa mère - et, inconsciemment, ralentit le pas. Il l'avait déjà vue quelque part. Il se souvenait de son visage étranger et de ce regard insolent. La femme le dépassa et Brun se retourna sur son passage. L'Outrîlienne le remarqua mais ça n'eut pas l'air de lui déplaire, bien qu'elle ne s’arrêtât pas. Elle se méprenait certainement sur ses intentions. Brun cherchait seulement à préciser le souvenir que sa mémoire effleurait.

Il devait se tromper. Le souvenir était lointain, dans le temps et dans l'espace. Qu'est-ce qu'une courtisane de Bourg de Castelcerf ferait dans les appartements béarnais d'Acuité ?

Brun poussa la porte de ce qui pour un jour encore, était son chez lui, et son air troublé laissa place à un large sourire, contredisant ses propos de la veille, lorsqu'il découvrit sa femme et son fils.
- Bonjour, toi, dit-il en ébouriffant les boucles d'Espoir, puis il commença à se déshabiller, sans gêne au milieu du salon.
Il sentait le cheval et devait se changer. Peut-être même se laver, n'ayant pas honoré le bain de la veille, même après avoir goûté au corps d'Acuité.

- Qui est cette femme qui est sortie avec son bébé ? demanda-t-il, par une douteuse association d'idées.
Le "bébé" avait le même âge qu'Espoir, mais à cet instant, ça n'était pas cela qui le préoccupait. Mieux valait voir en l'étrangère une mère...

Brun entra peu de temps après, tandis qu'Acuité dansait au milieu du salon, Espoir dans les bras et le sourire aux lèvres. Elle fredonnait une mélodie de son enfance qui faisait rire son fils, à moins que ce ne soit le simple fait de tournoyer.
Son époux ébouriffa les cheveux de leur fils, un large sourire dessiné sur ses lèvres avant de se déshabiller. Interloquée, Acuité le regarda un moment, avant de comprendre qu'il souhaitait se changer pour le déjeuner. Elle aussi devrait songer à s'y mettre, même si son père ne verrait aucun inconvénient à ce qu'elle déjeune en tenue d'équitation.
Elle déposa son fils au sol qui se mit à déambuler de manière plus ou moins incertaine. Les petits pas n'était pas spécialement assurés.
Se retournant, elle contempla un moment le dos de son époux. Par Eda, il lui sembla qu'elle ne s'en lasserait jamais...
Décidant de se remuer pour éviter de penser à tout ce que subitement elle avait envie de lui faire ou ce qu'elle avait envie qu'il lui fasse, elle s'avança vers le broc d'eau et en versa dans la bassine de toilette.
Brun lui demanda alors qui était la femme et l'enfant qui venait de sortir.
Acuité serra les dents, elle pensait lui expliquer le retour de Taebryn après le déjeuner, une fois que son ventre fut repus.
Ajoutant un peu d'huile dans l'eau, elle répondit avec une appréhension croissante :

- L'épouse et la fille de Taebryn.
Elle marqua une pause puis se retourna pour faire face à son propre mari. S'adossant sur la console qui soutenait le nécessaire de toilette, elle reprit :
- Elle est venu me demander de reprendre Taebryn à mon service. Visiblement, mon père ne lui fait faire que de la sale besogne. J'ai accepté.

Le ton était formel et ferme. Sans appel.

- J'ai confiance en lui et ça me ferait du bien d'avoir quelqu'un à Castelcerf qui ne soit pas forcément du côté de Vainqueur.

Au fond d'elle, les émotions s'agitaient. Elle savait déjà que Brun trouverait à redire, restait à savoir de quelle manière il le ferait.

Brun éclata d'un rire bref. L'épouse de Taebryn ?! Il devait se tromper. Lui, ou Acuité. Sinon... quelle ironie ! Le Béarnais lui reprochait d'avoir attenté à la vertu d'une jeune fille, et lui, épousait une putain. A moins qu'il ne croie ainsi sauver sa vertu, à elle aussi ? Vu la manière dont l'Outrîlienne avait souri lorsqu'il l'avait regardée, Brun en doutait fortement. Comment Taebryn pouvait-il seulement être certain que cet enfant était le sien ? Lui-même aurait pu coucher avec elle quelques années plus tôt. Fort heureusement, ça ne s'était pas produit. Le Béarnais n'avait pas besoin d'une nouvelle raison de le détester. Car il le détestait, et c'est pourquoi Brun marqua un arrêt lorsque sa femme lui annonça qu'elle l'avait ré-engagé.

La suite de ses paroles - une pure provocation - ne lui plurent pas davantage.
- Et moi, je suis du côté de Vainqueur ? rétorqua-t-il, vexé, avant de disparaître dans la chambre attenante.
Il profiterait du bain, même refroidi de la veille, plutôt que du bassin qu'elle lui avait préparé. L'eau froide le calmerait, de même qu'être séparé d'Acuité. Elle, agissait encore comme s'ils étaient séparés, comme s'ils n'étaient pas mariés ; comme si ses décisions ne les impactaient pas tous les deux ; comme si lui-même n'allait pas se retrouver employeur de cet homme qui ne dissimulait pas son mépris pour lui, et ne respecterait sans doute pas davantage son autorité.

- Taebryn me déteste, tu as oublié ? dit-il, sentant sur son dos nu les yeux d'Acuité.
Brun entra dans le bain en frissonnant et se frictionna vivement.
- Si je lui en avais donné l'occasion, il m'aurait réduit en petit bois, continua-t-il, oubliant son orgueil viril, et s'abstenant de préciser que la violence du Béarnais s'était déchaînée (sur un autre) suite à l'insulte qu'il avait faite à sa protégée.
Plus tôt, au front, Brun avait accueilli avec gratitude les coups du Béarnais, qu'il pensait mériter ; mais de retour à Castelcerf, il avait appris qu'Acuité était vivante et mère, et résolu d'aller la rejoindre plutôt que de rester dans sa vinasse à se faire tabasser.

- Tu aurais dû me demander mon avis, maugréa-t-il.
Pour autant, Brun ne demanda pas à Acuité de se raviser. C'était trop tard, et puis, il se sentait une dette envers Taebryn. C'était en partie sa faute si le Béarnais était tombé si bas, alors qu'il avait bien fait son travail ou du moins, du mieux qu'il avait pu étant donné le caractère, pire encore, d'Acuité. En un sens, Brun l'estimait ; mais lui "faire confiance" ?
- Quelle tâche au juste comptes-tu lui confier ? Tu as conscience qu'il reste peut-être les yeux et les oreilles de ton père ?
Le Duc ne pouvait laisser passer une telle occasion. Peut-être même l'avait-il provoquée. Peut-être l'Outrîlienne était-elle de mèche ; il n'y avait rien que ce genre de fille ne fasse pour de l'argent.

- Qui sait ce qu'il lui a déjà révélé... marmonna-t-il, même s'il ne se faisait pas d'illusions : à Glace, il n'y avait plus grand chose à cacher.

La réaction de Brun fit lever les yeux au ciel à Acuité. Elle croisa les bras sur sa poitrine, le laissant faire sa comédie. Il avait beau être vexé, oui il était du coté de Vainqueur. Trop content d'avoir retrouvé son ami, il lui faisait confiance à nouveau, pleinement. Pas elle. Il était trop tôt et quand bien même, cette confiance ne serait peut-être jamais retrouvée. Au fond d'elle, elle le savait, elle persisterait à songer qu'il avait souhaité la mort de son enfant et qu'il pourrait recommencer.
Elle fit quelques pas pour ne pas le quitter des yeux alors qu'il choisissait de s'éloigner d'elle pour mieux bouder dans le bain froid de la veille et un long soupir s'échappa de ses lèvres.
Par Eda...l'orgueil de cet homme la rendrait folle.

Bien sûr que non Taebryn ne le détestait pas. Taebryn ne détestait personne, sauf les vifiers et c'était compréhensible étant donné ce que ceux-ci avaient fait subir à ses parents. Mais elle, Acuité Loinvoyant le connaissait et savait qu'au fond, il était bon, gentil et honnête. Il ne pouvait détester l'homme qui était venu la chercher dans les Montagnes.
Elle se mordit la lèvre inférieure et laissa son regard glisser sur le sol. Les souvenirs de ce qu'il lui avait raconté se ravivèrent dans son esprit. Brun s'était pris une dérouillée par le Béarnois, avait-il peur de lui désormais ?
Un nouveau soupir franchit la barrière de ses lèvres, légèrement pincées. Elle comptait s'excuser, admettant qu'elle aurait dû demander son avis mais...la détresse d'Iris l'avait amené à donner une réponse immédiate. Ce n'était pas pour manquer de respect à son époux.
S'avançant dans la chambre pour venir lui demander pardon, elle écouta la suite et son sang ne fit qu'un tour. Les excuses attendraient.

- Par Eda, Brun Braveterre vous êtes impossible...gronda-t-elle.

Et elle eut envie de lui jeter un objet au visage. Qu'il cesse de la considérer comme l'enfant naïve qu'elle n'était plus depuis longtemps !
- Taebryn ne veut que mon bien, depuis toujours. S'il travaille pour moi, il me sera loyal. Tu veux savoir ce qu'il a révélé à mon père malgré tout ce que je lui ai fait subir ???
Rien du tout. Tout ce que mon père sait, il l'a appris par mon biais.
Je veux qu'il s'occupe de ma sécurité et de celle d'Espoir. Surtout d'Espoir. N'aurais-tu pas souhaité qu'il fut présent lors de l'attaque de la Reine ?

Elle avait parlé vite, comme son tempérament de feu le lui impulsait et soudain, la colère dégonfla comme un ballon de baudruche et la peine se lut sur ses traits. Elle décroisa les bras et les laissa choir le long de son corps.
- Je sais que j'aurais dû te consulter mais...j'ai besoin d'un visage amical, Brun, quelqu'un qui me connait vraiment et en qui j'ai confiance. Je passe mes journées avec la Reine et ses dames qui me sont de parfaites inconnues ou bien avec le clan d'Art que je déteste quand je ne suis pas forcée de voir Vainqueur...Tu ne peux pas toujours être là et j'ai toujours peur pour Espoir.

Comme s'il avait entendu qu'on l'appelait, Espoir entra dans la pièce et tomba en avant. Il se redressa sur les fesses en riant, regarda tour à tour ses parents avant de les gratifier d'un maman et papa.

Acuité prenait unilatéralement des décisions inconséquentes et c'était lui, qui était impossible ? Brun faillit se mettre en colère. Il était hors de question que Taebryn s'occupe de son fils ! Contre qui voulait-elle le protéger ? Son obstination à douter de la parole de Vainqueur était ridicule. Contre Bhaal ? C'était à lui, son père, de le protéger, mais elle ne voulait pas qu'il participe à l'élimination de cette menace. C'était ridicule. Espoir n'était même pas présent lors de l'attaque !

Bouillant dans son bain froid, Brun aurait voulu gronder tout cela, mais se contint. Ça n'était pas le moment, ni l'endroit. La colère quitta Acuité qui se confia. Puis Espoir entra en babillant, l'attendrissant définitivement.

Brun se détendit dans son bain. Laissant Acuité relever leur fils sur ses pieds instables, il réfléchissait. Ce qu'elle avait dit le troublait. C'était exactement ce qu'il ressentait ici, à Castellonde. Il ne connaissait personne, et n'avait pas envie de faire des efforts en ce sens. Il ne faisait confiance à personne, et surtout pas à Glace, dont la seule vue le révulsait ; il ne lui pardonnerait jamais d'avoir menacé, de menacer encore, ce qu'il avait de plus précieux. Il avait peur pour Espoir. Était-ce cela, le quotidien d'Acuité à Castelcerf ? Alors qui était-il, pour lui interdire d'emmener un ami ? Qui était-il, pour l'empêcher de calmer ses angoisses, même injustifiées ?

- Très bien, capitula-t-il, vite mais sans joie.
Il n'était pas certain que cela soit une bonne décision. Pas certain non plus que ce soit une mauvaise décision, si Acuité répondait du Béarnais. Cet homme obstiné serait là pour protéger son fils et pour divertir sa femme, s'il décidait de partir en Chalcèdes.
- Mais qu'il soit clair pour lui qu'il entre aussi à mon service. Je ne tolérerai aucun manquement de sa part. Et cette femme... sa femme restera à l'écart.
Il ne voulait pas que cette fille de mauvaise vie joue avec Espoir, raconte El sait quoi à Acuité ou l'importune, lui. Ce qui était plus difficile à justifier.
- Nous avons bien assez des Chalcédiens, marmonna-t-il, s'abritant derrière les préjugés communs. Emmène d'autres filles de Béarns si cela t’agrée.

Acuité devait bien avoir des amies, ici ? Sinon à Castelcerf ? Brun tâcha de se souvenir des personnes que l'on voyait en compagnie de la petite Duchesse, avant l'infirmerie. Mais il ne se souvint de rien, sauf bien sûr de son grand cousin, de Vaillant et de Malvoisin, auxquels Brun préférait ne pas penser.

Pendant qu'elle relevait Espoir, Brun se taisait. Elle le laissa volontairement dans son mutisme, sachant qu'il réfléchissait, qu'il se calmait ou bien peut-être les deux. Oh elle le savait en colère, ne venait-il pas de lui reprocher d'avoir pris une décision sans le consulter ? Et lui alors...il décidait de partir en Chalcède, il l'avait presque forcée à demeurer en Cerf sans réellement la consulter.
Elle se concentra sur la gaieté de son fils pour chasser ses idées noires. Espoir était beau et respirait la santé et le bonheur. Cet enfant était une bénédiction à plusieurs titres.
La voix de Brun attira son attention. Stupéfaite qu'il finisse par accepter dans plus batailler, elle prit Espoir dans ses bras et se releva.
Le petit garçon jouait avec les mèches blondes de sa mère, ravis de pouvoir les entortiller autour de ses petits doigts.

Le conseiller du Roi donna ses conditions, Acuité ne trouva rien à redire même si elle jugeait l'ensemble sévère. Elle avait la sensation qu'il établissait des limites au pouvoir de la jeune femme comme s'il la jugeait pas suffisamment apte à prendre les bonnes décisions. Vexée, elle dévia son regard jusqu'à la fenêtre écoutant ses derniers mots qui l'enfoncèrent un peu plus dans la tristesse.

- Des amis...répétât-elle. Des amis ? Crois-tu que la fille de Glace Loinvoyant ait des amis autres que ceux qui sont intéressés de plaire au Duc ? Par Eda Brun..., comment imagines-tu la vie que j'ai eu ici ?

Sa voix se brisa et elle préféra quitter la pièce trop remontée après son époux qui n'hésitait pas à appuyer où ça faisait mal. Il ne pouvait ignorer que sa vie était d'une solitude à mourir, il l'avait forcément dit exprès.
Agacée et profondément blessée, elle embrassa la joue de son fils, inspira son odeur comme pour s'en imprégner et pour se guérir avant de le reposer au sol.
Alors elle défit sa veste qu'elle posa sur la chaise la plus proche et se débarrassa du reste de ses vêtements avant de s'avancer nue vers la malle pour en tirer la robe qu'elle mettrait pour le déjeuner.

Eh bien oui, des amis ! Fils de Prospère Loinvoyant ou pas, Vainqueur s'en était bien fait, lui, Brun était bien placé pour le savoir ! N'y avait-il en Béarns une seule âme désintéressée ? Ou bien était-ce le caractère d'Acuité, le problème ? Brun commençait à croire que la petite Duchesse aimait le conflit. Il avait beau tout lui céder, elle trouvait toujours quelque chose à lui reprocher. En l'occurence, il ne la connaissait pas assez.

Peu touché par la peine de la petite Duchesse, qu'il trouvait peu authentique (Acuité ayant passé la matinée à évoquer des souvenirs heureux), Brun soupira bruyamment. Son souffle traça une ridule dans l'eau. Il observa la surface un instant, découragé, puis recommença à se frictionner. L'eau étant froide, et la compagnie inexistante, il ne paressa pas dans le baquet. Il se sécha sommairement et passa ses vêtements d'apparat de la veille, un peu froissés d'être restés au pied du lit, avant de rejoindre le salon. Il ne daigna pas regarder le corps dénudé d'Acuité.

Oubliant ses bonnes résolutions quant au déjeuner, Brun fourra dans sa bouche un morceau de gâteau qui restait sur la table ; visiblement la putain avait été reçue avec toutes les attentions. Il n'en goûta pas la saveur, en appréciant seulement le poids dans son estomac. Brun enleva son fils dans ses bras et joua avec lui sur le canapé jusqu'à ce qu'il soit l'heure d'affronter le reste des Loinvoyant. Il se demandait si Espoir aurait le fichu caractère de sa mère...

Taebryn rentrait à peine de sa mission du jour. Il avait dû aller rosser quelques paysans au nom du Duc pour une taxe non payée. Par El qu'il détestait ce genre de journée. Il regarda ses mains propres en l'état, mais couverte pourtant du sang d'individus qui ne méritaient pas ça. Aussi, il retenait ses coups la plupart du temps, mais demeurait suffisamment froid et cruel pour qu'on aille pas répéter au Duc que son homme de main n'était qu'un mou, incapable de mettre une trempe comme on le lui demandait.
Obéir aux ordres, il n'avait fait que ça depuis son retour en Béarns.
Il connaissait déjà la suite de la journée, qui ne serait en rien réjouissante. Il rentrerait, se disputerait certainement avec Iris qui détestait sa vie ici, devrait prendre en charge Volonté qui serait certainement entrain de hurler. Parfois, il regrettait sa vie à Castelcerf. Acuité lui en avait fait bavé mais au moins était-il libre de ses mouvements et de ses pensées.
Alors qu'il regagnait l'armurerie à côté de la salle des gardes, un de ces derniers lui indiqua que la Duchesse Acuité voulait lui parler et qu'il était attendu séance tenante dans les appartements du couple fraîchement marié.
Lui qui avait pris toutes les précautions pour les éviter...ne pouvant soutenir le regard de Braveterre puisqu'il savait.

Il frappa le mur de dépit et se dirigea comme on le lui demandait vers les appartements d'Acuité.
Devant la large porte, il hésita mais se convainquit qu'il fallait entrer. Aussi, il cogna sur le bois et attendit qu'on le fasse entrer.
Dès que l'ordre fut reçu, il tourna la poignée et se retrouva à l'intérieur.
Acuité était assise sur le sofa, les mains jointes sur ses cuisses. Elle le regardait, souriante, visiblement ravie de le revoir. Derrière elle, Braveterre se tenait debout, droit comme un "i". Il évita de le regarder trop longtemps. Ne lui avait-il pas cassé le nez et battu comme fer ?
Jamais il ne pourrait lui donner du "Mon Duc", c'était évident.

- Vous m'avez fait mander ? lança-t-il d'une voix rauque en inclinant sobrement la tête.

La première idée qui lui vint, fut que ce ne serait pas Acuité qui répondrait.

Brun n'avait guère goûté la saveur du déjeuner, ni de l'après-midi. Désireux de laisser Acuité passer du temps avec sa mère, et ne pouvant guère décliner le défi, il s'était lancé dans une interminable partie d'échecs avec son beau-père, qui s'était soldée par...

Le hasard:

Si mesquine soit la chose, cela l'avait ragaillardi. Il avait favorablement repensé à la décision d'Acuité - pour autant, il ne fut pas ravi lorsque la petite Duchesse lui demanda de participer au recrutement du Béarnais. Afin de "clarifier ses conditions", avait-elle dit.

Dans la pièce, le Conseiller était aussi mal à l'aise que l'homme de main qui évitait son regard. Brun se contentait de se tenir debout derrière son épouse, soutien silencieux, jusqu'à ce que le silence persistant d'Acuité rende la situation encore plus inconfortable. Il baissa vers elle un regard interrogateur, et elle l'encouragea d'un coup de menton - quoi ?! C'était à lui de parler ?!

Brun reporta sur Taebryn un regard dont il ne put effacer toute trace d'agacement.
- Acuité souhaite que vous reveniez à notre service. Nous partons demain. Quelle est votre réponse ? résuma-t-il, pressé de résoudre cette affaire comme il l'était de quitter ce château.

Il ne parla pas des missions qui seraient celles du Béarnais. Imaginer cet homme rustaud s'occuper de son fils lui était pénible. Pourtant, Brun savait qu'il devait être encore plus pénible pour le Béarnais de le voir, lui, dans ses vêtements de château, auprès de celle qu'il avait jadis protégée. La dernière fois qu'il l'avait vu, Brun était une épave, et aujourd'hui, le Conseiller se voyait promis à un brillant avenir, en dépit et même grâce à cette faute qu'il avait commise. Il ne pouvait pas reprocher à Taebryn de le détester pour cela. Peut-être le Béarnais refuserait-il cette faveur qu'ils croyaient lui faire ?

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'Hasard 6' : 4