Bouleversée, Aimée s'accrochait au corps de sa mère en essayant vainement de faire entendre ses excuses au milieu des sanglots qui lui déchiraient la poitrine. Les doigts de Shyrin se mêlaient à ses mèche flamboyantes, lissant la crinière indomptable et le dos de la fillette secouée par les larmes et la panique. La violence de son chagrin était à la hauteur de la peine et de la souffrance qu'elle avait causées à sa mère.

L'Art s'exprimait intensément chez elle et de manière aussi brutale et indisciplinée que chez son père, ce qu'elle ignorait, bien entendu. Ce n'est qu'en voyant de ses yeux la souffrance déformer les traits d'ordinaire si paisible de la Reine qu'elle avait compris ce qu'elle lui infligeait en fouillant dans ses souvenirs sans discrétion, ni prudence ou considération.

Une fois calmée, ses larmes apaisées par les câlins de sa mère et l'assurance qu'elle ne souffrait plus, elle reprit le dessus et se préoccupa de lui prodiguer à son tour les soins qu'elle méritait. En attendant que Shane vienne s'occuper de sa sœur, elle tint la main de sa mère pour l'accompagner à sa chambre et l'aider à se mettre sur son lit où elle prendrait un peu de repos. Les rideaux tirés et une couverture déployée, elle resta un petit moment couchée contre le corps tiède et doux de Shyrin, puis quand elle sentit qu'elle dormait, elle se glissa hors de la chambre sans bruit.

Déterminée, elle prit le chemin du bureau de son père. Elle était tout à fait consciente qu'il était occupé à cette heure, très probablement avec quelques conseillers hauts placés pour débattre une question d'importance. Mais rien n'était plus important que sa mère. Aussi n'eut-elle pas la moindre hésitation en empruntant la porte dérobée de l'une des antichambres pour déboucher directement dans le bureau du Roi, derrière les conseillers trop bien installés.

La mine farouche et les bras croisés sur sa poitrine, elle posa un regard d'acier sur son père en se raclant la gorge pour attirer son attention.

- Papa, j'ai à vous parler, annonça-t-elle comme si l'avenir du royaume était sur le tapis.

Les conseillers présents s'étaient levés, tournés vers elle et inclinés mais elle les ignora purement et simplement après un simple hochement de tête poli. La miniature tenait autant de son père que de sa mère en cet instant mais ignorait en revanche que la même scène s'était déjà jouée à ce même endroit quelques mois avant sa naissance quand Shyrin était venue annoncer sa grossesse à Vainqueur. Cela au moins, elle ne l'avait pas volé dans les souvenirs de sa mère.

Trottinant à travers la pièce, Aimée saisit la main que son père lui tendait pour grimper sur ses genoux sans plus de cérémonie. Bien calée contre son torse, elle croisa à nouveau les bras sur sa poitrine et observa les conseillers depuis son poste d'observation, peu consciente de leur malaise et avide d'écouter et d'apprendre comme elle l'était toujours. Ses petits sourcils froncés et la mine sérieuse, elle s'efforçait de comprendre sans réellement y parvenir tant les mots employés étaient désormais prudents en sa présence.

Enfin les intrus vidèrent les lieux alors même que la fillette était arrivée au bout de sa patience déjà fort limitée. Elle n'en avait rien montré, soucieuse de paraître comme on le lui avait appris mais ses jambes la démangeaient déjà et quelques minutes de plus auraient vu ses doigts tapoter le bras de son père. Elle n'en eut heureusement pas besoin et se trouva bientôt seule avec le Roi qu'elle était venue consulter. Postant sur lui un regard grave, elle chercha comment s'expliquer mais rapidement la culpabilité la submergea de nouveau et elle baissa les yeux en rougissant de honte.

- J'ai fait mal à Maman.

Aimée hocha misérablement la tête pour acquiescer. Oui, la Reine allait mieux si l'on pouvait dire. Mais pas elle. Après avoir montré tant de dignité et de fierté devant les conseillers de son père, la princesse était à présent toute dégonflée comme une baudruche.

- Je l'ai aidée à se mettre au lit et je suis restée avec elle jusqu'à ce qu'elle dorme, admit-elle d'une petite voix malheureuse.

Mise au pied du mur, elle croisa le regard de son père et y trouva suffisamment de bienveillance pour oser tout lui dire. En avait-il déjà été autrement ? Pas qu'on s'en souvienne. Une confiance absolue régnait entre eux.

- Oh Papa, c'était terrible !

Le menton tremblant, elle aurait voulu se jeter à son cou et se laisser cajoler jusqu'à ce que tout soit oublié mais elle savait bien qu'il faudrait d'abord tout raconter sans rien omettre, se montrer digne de son rang et de la confiance de ses parents.

- Maman me racontait comment c'était autrefois, quand vous vous êtes mariés et tout ça. J'écoutais, j'écoutais, et puis j'imaginais comment c'était en même temps. Et puis c'est devenu très fort, je voyais tout très bien comme si j'étais là, avec vous. J'ai vu un tas de choses et un autre tas de choses est entré dans ma tête. Je trouvais ça bien mais Maman m'a appelée d'une voix toute faible et quand j'ai ouvert les yeux, j'ai vu qu'elle avait mal...

Ne se contenant plus cette fois, elle s'abattit contre le torse de son père et y étouffa un gros soupir ou quelques sanglots déchirants.

- Je regrette Papa, je n'ai pas fait exprès, je te le jure... Tu dois m'aider à protéger Maman... Si quelqu'un d'autre lui faisait ça encore, ce serait horrible...

Pour la seconde fois, Aimée pu apaiser un peu sa peine dans les bras d'un parent, entourée d'amour et de confiance. Elle ne mesurait certes pas le privilège que représentait la vie avec deux parents aussi dévoués et tendres mais elle en profitait largement et s'en trouvait plus forte et plus ouverte également.

- J'ai vu les Pierres Témoins et la fête, Maman était très fière et aussi terrifiée. C'était très flou, comme à travers de l'eau sale. Même toi. Et puis...

Elle hésita un peu, peinant à mettre des mots sur les images et les sensations. La magie était subtile et les souvenirs ne s'ancraient pas en elle uniquement sous forme de tableaux simples à décrire.

- Il y a eu des cris, un cheval et Maman était par terre. J'ai pas tout compris, Maman avait si peur et si mal... Et puis d'un coup, c'était le calme. Elle a dit pardon et elle a poignardé la méchante femme dans le cou.

Frottant ses yeux et son nez de ses mains, elle rassembla ses pensées pour poursuivre.

- Après c'était tout noir et ensuite, il y avait toi. Tu avais l'air très content et Maman t'as trouvé très beau. On voyait bien ta tête maintenant. Elle était drôlement contente de te voir, elle aussi.

Il y avait encore bien des choses, bien des images, et surtout des tas d'émotions et de sensations diverses mais c'était tellement énorme qu'elle avait déjà tout relégué dans un coin. Elle ne pouvait ni tout analyser, ni tout comprendre et cela ne lui semblait pas aussi urgent que de trouver le moyen de protéger sa mère. Un peu apaisée d'avoir pu s'épancher et de mettre des mots sur la violence qui l'avait secouée, elle leva les yeux vers ceux de son père et lui offrit un timide petit sourire coquin.

- Je crois bien qu'elle est un peu amoureuse de toi, Maman.

Le sourire d'Aimée s'était effacé à la vue de son père si troublé et pensif. Elle ne cessa pas de l'observer en revanche, attendant patiemment qu'il revienne à elle et lui explique ce qu'elle ne comprenait pas. Quand il baissa les yeux cependant, il ne lui offrit pas la solution mais lui demanda de la chercher elle-même. Accoutumée à cette manière de faire avec lui, elle fronça les sourcils en baissant les yeux pour réfléchir soigneusement avant de répondre à sa question.

- Quelqu'un - la femme méchante - a voulu tuer Maman mais elle n'y est pas arrivée et Maman l'a tuée pour se défendre.

Secouant doucement la tête un instant, elle fronçait toujours les sourcils et chercha à formuler ce qu'elle ne comprenait pas.

- Pourquoi quelqu'un voudrait faire mal à Maman ? Si c'était juste pour la voler, ce n'était pas la peine de la tuer. Et Maman avait tellement peur et en même temps, elle était désolée. Est-ce que... Est-ce qu'elle la connaissait ? Est-ce que c'était son amie et qu'elles se sont fâchées ?

Posant une petite main tiède sur la joue barbue de son père, Aimée l'écouta avec attention, la mine grave et les sourcils froncés. Elle était avide de comprendre et son père lui expliquait toujours même si c'était à sa propre manière. Hochant religieusement la tête, elle approuva ses propos et réfléchit quelques instants avant de répondre.

- La prochaine fois qu'on m'embête, je dirai que c'est politique et qu'on n'a pas le droit.

Glissant sur ses pieds, elle offrit un sourire lumineux et plein de malice au Roi qui se levait à son tour puis elle fourra sa main dans la sienne, désireuse malgré tout de prolonger le contact avec lui bien qu'il l'eut gentiment congédiée.

- Hobes est trop petit pour jouer, grimaça-t-elle même si l'idée de rendre visite à sa tante et à son petit garçon l'emplissait de joie. Je préfère jouer avec toi mais je sais que tu préfères jouer avec Maman, conclut-elle d'un ton docte.

Tirant sur la main de son père pour se diriger vers la porte, elle poursuivit avec naturel et légèreté.

- Tu sais, Hobes est comme moi : à moitié chalcédien et à moitié cervien. On a deux fois plus de sang que les autres.

Sur le seuil du bureau, elle tendit les bras pour que son père la soulève et qu'elle puisse lui donner un baiser avant de filer vers les appartements de Shane.

Ravie d'avoir un cavalier surprise pour se rendre chez sa tante Shane, Aimée en profita sans la moindre vergogne pour nouer les bras autour du cou de son père et fourrer le nez dans le creux de son cou. Après avoir profité quelques instants de ce câlin surprise toutefois, elle se redressa et cala un poing minuscule sur sa hanche comme si elle était montée sur un fier destrier et non portée par son pauvre père. La mine réjouie et conquérante comme si elle s'apprêtait à ceindre la couronne royale, elle observait tout le monde du haut de son perchoir en essayant de garder l'air digne malgré le sourire réjoui qui la trahissait.

- Tu vas faire des bisous à Maman ?

La tête tournée vers le visage de son père tout proche, elle 'observa mieux en plissant les yeux, ses sourcils froncés comme elle réfléchissait intensément. La Reine trouvait son Roi très beau mais elle, qu'en pensait-elle ? Un large et heureux sourire vint bientôt remplacer son expression de concentration perplexe. Son père était évidemment le plus beau et le plus fort. Nul ne pouvait rivaliser avec lui.

Aimée posa un dernier baiser sur la joue barbue de son père puis se laissa glissa jusqu'au sol comme il l'y déposait. Presque arrivée à destination, elle n'eut qu'à franchir une porte qui se referma derrière elle pour traverser les appartements de sa tante en courant et la rejoindre.

- Tante Shane ! Je suis là avec Papa ! Il veut aller voir Maman mais il voudrait te voir d'abord !

Résumé bref et peu instructif de la situation annoncé d'une voix trop forte et en chalcédien. Elle allait devoir tout raconter à sa tante également, autant lui dire elle-même ce qu'elle avait fait puisqu'elle l'apprendrait de toute façon. Se jetant dans les jupes de sa tante, elle entoura sa taille de ses bras pour un câlin bien peu protocolaire.

Coupée dans son élan par la voix de son père, Aimée se figea brutalement et Hobes lui rentra dedans, ce qui les fit rire aux éclats tous les deux. Le sujet était devenu sérieux cependant, comprit-elle au ton employé par le Roi. Approchant du fauteuil de son père donc, elle grimpa sur l'un de ses genoux pour mieux l'observer. Quand elle le dévisageait longuement ainsi, il lui semblait qu'elle comprenait mieux ce qu'il voulait. il lui semblait que le lien entre eux était plus fort que jamais.

- D'accord, répondit-elle simplement et comme si elle avait eu le choix.

Elle ne le quittait pas des yeux et leva bientôt un doigt qu'elle pointa entre ses sourcils.

- Maman est toujours dans ta tête.

Elle ne souriait plus, affichant la mine concentrée qu'elle avait quand ses pensées étaient trop importantes, trop intenses ou trop nombreuses pour qu'elle ait l'esprit clair. Il y avait bien des choses qui se bousculaient en elle mais surtout, elle ressentait une sorte de malaise, l'idée que son père devait la laisser là car elle y était à sa place mais pas lui. Il y avait autre chose et elle le savait, des choses qu'elle ne parvenait pas à saisir, moins encore à comprendre, car elle était empêchée de les examiner. Plus âgée, elle aurait mis cela sur le compte de l'Art ou seulement d'une bonne intuition. Mais pour l'heure, la fillette ne voyait que l'air emprunté de son père, comme quand elle lui mettait dans les mains des jouets minuscules.

Elle posa encore un baiser sur sa joue râpeuse, peut-être pour les rassurer un peu tous les deux, puis elle se laissa glisser au sol et rejoignit sa tante, se postant debout à côté d'elle pour saluer le départ de son père de la manière qui convenait. Quelque chose de doux-amer flottait dans l'air mais lui restait insaisissable. Peut-être Shane l'éclairerait-elle ? Ou peut-être sa mère, plus tard... Ou peut-être pas.

L'entrée de Vainqueur dans sa chambre fut saluée par un sourire de la Reine. Allongée mais point réellement souffrante, elle attendit cependant patiemment qu'il la rejoigne. Elle le sentait inquiet et troublé, comme le lui prouvèrent un long regard scrutateur et un baiser qui devait les rassurer l'un comme l'autre.

Souriant toujours alors qu'il la libérait pour lui demander comment elle allait, elle garda les yeux clos quelques instants avant de les ouvrir pour le dévisager à son tour. Une main douce et légère posée sur sa joue, elle glissa les doigts jusque dans ses cheveux avant d'enrouler le bras autour de son cou pour se redresser et l'étreindre tout à fait.

- Aimée vous a tout raconté, n'est-ce pas ? Répondit-elle sans cesser de sourire et au lieu de lui donner les nouvelles qu'il demandait.

La migraine avait reflué, notamment grâce aux bons soins de Shane qui l'avait ensuite laissée se reposer et s'était assurée que Prospère et Chance ne lui soient pas amenés dans l'immédiat. Relâchant son étreinte, elle s'adossa aux oreillers, restant assise cette fois. Ses deux mains à la recherche de celles de son époux, elle entremêla ses doigts aux siens. Les yeux baissés sur leurs mains jointes, elle cherchait ses mots.

- Elle n'a pas fait exprès, elle s'est seulement laissée emporter par les histoires que je lui racontais. Elle a compris qu'elle devait faire attention, il lui manque seulement la connaissance et l'expérience.

Serrant ses doigts entre les siens, elle lui fit grâce des détails. L'intrusion involontaire d'Aimée, bien que terriblement douloureuse, ne l'avait pas fait souffrir autant que lorsque son esprit avait été forcé à s'ouvrir à la recherche inquisitrice de celui qui était lors son geôlier. Elle ne voulait pas remuer ce mauvais souvenir. Tout cela avait été pardonné bien des années plus tôt.

Souriant toujours avec douceur, Shyrin serra les doigts de son époux entre les siens et leva leurs mains jointes pour y poser un baiser tendre. Ses yeux s'étaient rivés aux siens pour lui exprimer plus complètement ce qu'elle disait en même temps.

- Vous avez bien fait. Shane saura la guider comme il convient en attendant un véritable apprentissage.

Elle baissa les yeux devant la suite de ses paroles mais ne se départit pas de son sourire. Les années de vie commune, l'amour, la parentalité, la souveraineté également, les avaient liés de manière plus intime encore que leur mariage décidé un peu à la va-vite et pour des raisons plus politiques que sentimentales. Sous ses dehors d'homme fort et un peu rustre, Vainqueur avait une sensibilité cachée aux yeux du monde qu'elle lui connaissait et s'efforçait de ménager. Mais de la même manière, il la connaissait assez pour voir cette manœuvre et ne pas s'y laisser tromper.

- Je me sens mieux, vous n'avez pas d'inquiétude particulière à avoir.

Relevant les paupières, elle plongea ses yeux dans les siens à nouveau et son sourire s'élargit.

- Nous n'avons pas besoin de ramener entre nous de mauvais souvenirs assez lointains pour être oubliés. Aimée a été brusque, il est vrai, mais la souffrance est passée, je vous l'assure.

Relâchant les mains du Roi cette fois, elle entreprit de se redresser à nouveau mais non pour s'éloigner de lui. Bien au contraire, avec sa douceur habituelle mais une mine décidée et volontaire, elle le saisit par es épaules et le poussa à s'adosser aux oreillers pour pouvoir elle-même s'allonger contre lui, la tête reposant dans le creux de son épaule. C'était de son étreinte et de sa confiance qu'elle avait le plus besoin en cet instant.

- Je parlerai à notre fille, promit-elle en se réinstallant confortablement. Mais pour l'heure, c'est vous qui avez besoin de revenir sur ce qu'elle a vu.

Ce n'était pas une question. Il l'avait annoncé lui-même et elle lui offrait l'opportunité de le faire puisqu'elle se sentait parfaitement remise à présent.

Shyrin usait de patience et de douceur avec Vainqueur, surtout quand elle le sentait contrarié comme en cet instant, blessé comme un enfant à qui l'on aurait refusé de céder ou à qui l'on aurait caché des choses. oui, c'était sans doute plutôt cela qu'il voyait.

Avec n'importe qui d'autre ou en n'importe quelles autres circonstances, elle aurait simplement tourné le reproche en dérision et contourné la difficulté qui n'existait pas réellement. Mais elle connaissait assez son mari pour savoir qu'il s'y accrocherait encore plus fort si elle tentait de le déjouer ainsi. Avec Vainqueur, il n'y avait que la franchise directe et brutale qui puisse fonctionner quand il se remettait ainsi en question.

Redressée sur un coude pour le surplomber à moitié et surtout pour surveiller les expressions de son visage, pour être certaine de ne pas commettre d'erreur, elle ramena une main sur sa mâchoire et caressa doucement sa joue pour l'amener à la regarder dans les yeux.

- Notre mariage ne me rappelle pas ce souvenir. Jamais. Quand je pense à notre mariage, mille souvenirs émouvants et tendres prennent toute la place.

Et c'était là pure vérité. Leur mariage n'avait rien à voir avec l'accord conclu de mauvaise grâce par elle et pour de mauvaises raisons par lui, ni avec le drame qui avait suivi la cérémonie, ni même avec la manière dont il avait osé violer son esprit quelques mois auparavant. Leur mariage était devenu l'union la plus solide à laquelle elle ait pu penser, rien ne pouvait l'égaler à ses yeux.

- Dis-moi ce qui te trouble tant, l'enjoignit-elle plus doucement encore. Je te dirai tout ce que tu veux savoir.

Ils n'avaient pas exploré le sujet ensemble et elle avait toujours supposé qu'il ne souhaitait pas aborder le sujet pour ne pas connaître le détail de ce qui s'était passé, pour ne pas devoir affronter le fait qu'elle avait elle-même achevé Luve. Elle sentait à présent qu'elle avait peut-être commis une erreur en n'allant pas au fond des choses. chacun d'eux s'était peut-être mépris sur les sentiments de l'autre vis-à-vis de cette affaire.

- J'ai une confiance absolue en toi, tu peux me demander n'importe quoi, insista-t-elle avec la même douceur.

Elle était naturellement passée au tutoiement. Peut-être parce qu'ils étaient au lit, bien que vêtus et bien loin de ce qui les y retenait généralement, ou peut-être parce que le sujet était d'une rare intimité et qu'ils avaient besoin de cette connexion supplémentaire, même s'ils n'étaient pas nus.

Même si c'était elle qui avait encouragé Vainqueur à lui demander ce qu'il voulait, la question la cueillit par surprise. Elle se doutait qu'il allait y venir mais pas forcément qu'il aborderait le coeur du problème de front. Cela dit, en y réfléchissant, elle aurait dû s'en douter car il n'avait jamais été du genre à tourner autour du pot. Et pour lui prouver sa sincérité, elle resta face à lui et les yeux dans les siens pour lui répondre en toute franchise.

- Oui.

Un moment de silence passa avant qu'elle ajoute plus bas et en détournant le regard cette fois avec un léger soupir.

- Et non, tout à la fois. C'est compliqué.

Plutôt que de le laisser grommeler et s'imaginer des choses comme il allait le faire, elle choisit de préciser immédiatement sa pensée afin qu'il comprenne ce qu'elle voulait lui expliquer.

- Je n'avais pas besoin de tuer Luve pour défendre ma vie, elle était déjà fort affaiblie par les flèches. Mais elle m'a suppliée de l'achever pur lui épargner la honte de survivre à ce qui serait un échec. Je lui ai accordé de mourir au combat, comme la guerrière qu'elle était. C'est par miséricorde que ma lame a trouvé son cou et non son flanc. Et pourtant son sang reste sur mes mains pour toujours.

Et à présent, qu'est-ce que Vainqueur allait penser de sa gentille petite épouse trop fragile ? Il allait voir son aveu comme un défi à son autorité et son geste comme la sauvagerie de coutumes barbares. Il ne la répudierait pas, ça non, mais s'il la regardait autrement après lui avoir arraché ces aveux, jamais elle ne se le pardonnerait.