Une journée de route ce n’etait pas si loin et pourtant ça semblait le bout du monde à présent. Même la moitié aurait été trop loin désormais. Encore maladroite à cheval, elle ne pouvait même plus envisager de promenade en selle hors du domaine de Castelcerf et sans l’avoir présence de VAinqueur et d’une escorte nombreuse, devinait-elle. Comme lui semblait loin la première sortie avec le Roi alors qu’elle était encore sa prisonnière et qu’ils avaient été surpris par une tempête de neige. La neige si blanche été froide à laquelle elle devait se préparer à nouveau. L’idee lui fit baisser les yeux sur le chaton lové sur ses genoux et ronronnant paisiblement. Il émanait de lui chaleur, amour et bien-être. Il était devenu son ami comme autrefois Naolann. Le rose avait envahi son front quand elle réussit à répondre d’une petite voix timide et basse.

- Une année c’est le temps qu’il faudra je pense pour que notre enfant soit assez grand pour le voyage...

Elle n’osait plus lever les yeux. Acuité serait elle heureuse pour elle ? Et pour Vainqueur ? Comprenait-elle seulement que la toute nouvelle Reine ait pu s’eprendre de son geôlier ? Elle n’avait même pas réussi à lui dire que l’Art avait soigné ses yeux. Comment pourrait-elle lui avouer les sentiments étranges et confus qu’elle peinait elle-même à démêler ?

Le soulagement et la lassitude firent fondre en larmes Shyrin alors qu’Acuité l’etreignait avec chaleur. Elle perçut l'agacement du chat qui fila se réfugier sur son lit où il prit largement ses aises sur son oreiller. Maladroite et gênée de cette émotion démesurée, elle enlaça son amie quelques instants avant de la relâcher doucement.

- Je suis tellement heureuse, si tu savais... Et j’avais peur...

Que craignait-elle au juste ? Que son amie ne puisse se réjouir de sa légitime grossesse parce que la sienne ne l’avait pas été ? A posteriori, ça semblait si ridicule.

- Désormais, Bienséance ne pourra plus me chasser, murmura-t-elle en essuyant ses yeux.

Cet aveu terrible lui fit comprendre quel point elle craignait pour sa position, à quel point elle peinait à trouver sa place et y rester. Il y avait si longtemps qu’elle luttait qu’elle ne s’en rendait même plus compte.

- Tu m’aideras, n’est-ce pas ? Pria-t-elle la jeune femme en lui serrant les mains avec ferveur.

Quoi qu’en dise Acuité, Shyrin restait convaincue que Bienséance pouvait la chasser du trône comme du lit de Vainqueur à tout instant. Si elle se mettait en tête de monter la Cour et le peuple contre elle, même le Roi n’y pourrait rien. Il n’était qu’un homme face à ses sujets, même s’il portait une couronne. Et comme tout bon monarque, il savait que le bien général passait avant son propre bien. De plus, même si certains moments ou certains gestes pouvaient lui laisser penser que Vainqueur s'était un tant soit peu attaché à elle, elle n’aurait pas parié un denier dessus.

- Vainqueur n’est pas plus maître de sa destinée que je ne le suis, murmura-t-elle très bas avant de se reprendre.

Touchée par les mots de son amie, elle comprit cependant rapidement que c’étaient son origine et son rang qui faisaient d’elle un bon choix d’épouse pour Vainqueur. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Il était insensé et absurde de croire à d’autres motifs. Elle ne laissa rien voir de cette petite blessure d’amour-propre à son amie mais lui sourit au contraire avec gentillesse et émotion.

- Bien des gens voudront sans doute profiter de mon état et de notre enfant pour s’élever à la Cour. J’aurai besoin de ton aide pour qu’il soit avant tout notre bébé et non un héritier et un enjeu, du moins aussi longtemps que ce sera possible.

Serrant les mains d’Acuité dans les siennes, elle lui sourit encore avant de la laisser se rasseoir.

- Personne n’est encore au courant hormis Vainqueur et Shane, et je pense ton mari à présent, étant donné la manière dont j’ai interrompu le Conseil restreint ce matin. Dès que Bienséance sera informée, la nouvelle pourra être répandue.

Une main à plat sur son ventre, elle pensait déjà à l’arrondi qui s’y verrait bientôt et souriait d’un air rêveur.

Sans lever les yeux, Shyrin balaya les arguments d'Acuité d'un petit geste de la main avant de nouer à nouveau ses doigts sur son ventre.

- Je sais bien qu'il sera avant tout l'héritier mais je le protégerai des manigances de la Cour et des courtisans aussi longtemps que je le pourrai. Je lui apprendrai tout ce que j'ai appris.

Et ce n'était pas rien. De prisonnière de guerre, elle était devenue reine en quelques mois seulement et avait du apprendre très vite les usages en même temps que la langue et les alliances secrètes qui régissaient la vie de la Cour de Castelcerf. Vaillant lui avait été d'une grande aide, de même que Shane qui pouvait entendre des choses qui lui étaient inaccessibles. Chassant de sa tête les pensées peu agréables qui lui venaient à l'idée que Bienséance et sa clique s'approchent de son bébé, elle releva la tête pour sourire à Acuité.

- Je sais que c'est compliqué avec ton père, mais envisagez-vous d'avoir un autre enfant, le Comte et toi ?

Toujours aussi craintive et mal à l'aise pour ce qui concernait Brun Braveterre, elle ne voulait cependant pas se priver de l'amitié d'Acuité si celle-ci existait encore, ni de l'intimité qu'elle pouvait supposer.

La réponse d'Acuité était très convenue et convenable mais Shyrin comprit immédiatement qu'elle n'obtiendrait rien de plus. S'il y avait une chose qu'elle savait de son amie, c'est que on ne pouvait pas la forcer à faire ou dire des choses contre son gré. Quand elle avait ses secrets ou ses angoisses à digérer, il fallait attendre qu'elle s'en ouvre d'elle-même. Comme à propos de Chalcèdes, puisque c'était le sujet qu'elle voulait aborder à présent.

- Vainqueur a dit quelque chose à ce sujet, admit-elle avant de détourner les yeux.

Elle avait pris cela pour une fanfaronnade de jeune marié, pour la parade amoureuse d'un ivrogne qui voulait s'assurer des faveurs de sa femme. Elle ne l'avait pas pris au sérieux et il n'en avait plus reparlé. Elle n'y avait pas cru parce qu'il était le Roi, parce qu'elle n'était qu'une étrangère et parce qu'elle savait qu'il était assez terre-à-terre pour ne pas avoir ce genre de projet de revanche virile quand il était sobre.

- Ça ne peut pas être sérieux, tenta-t-elle de rassurer son amie.

Elle peinait à la regarder cependant, sachant très bien qu'elle n'était pas en position de s'opposer à son mari s'il décidait de faire ce genre de sottise. Acuité et Brun avaient peut-être fait un mariage reposant sur l'amour et le respect, sans doute même arrivaient-ils à se parler, à dialoguer réellement et respecter les opinions de l'autre, mais pas elle. Un bref instant, elle en fut jalouse, puis elle chassa cette idée de son esprit. Elle avait accepté ce mariage en connaissance de cause, à elle de faire en sorte qu'il fonctionne et ressemble à ce qu'elle désirait, même si cela restait loin du conte pour enfant.

- Ils ne peuvent pas mettre en oeuvre cette idée stupide de vengeance...

Cette fois, c'était elle-même qu'elle tentait de rassurer. Envisager qu'ils puissent réellement vouloir aller chercher en personne leur revanche auprès de Bhaal Fanel la glaçait de l'intérieur. Baissant la tête, elle étala ses mains sur son ventre comme pour protéger le bébé qui n'y était même pas encore visible. Ils ne pouvaient pas piétiner ainsi ce qu'Acuité et elle avaient eu tant de mal à obtenir, la paix pour laquelle elles avaient toutes les deux bouleversé leur destinée. Si la guerre reprenait, elle redeviendrait l'ennemie pour ceux des Duchés comme pour ceux de Chalcèdes. Et qu'adviendrait-il alors de son enfant ? La panique reflua au rythme de sa respiration plus profonde, calmante, et elle releva la tête pour offrir un sourire brave à son amie.

- C'est impossible. Imagine la délicatesse de ce genre d'intervention pour la diplomatie. Vainqueur s'adressera plutôt à mon père s'il veut réellement que quelque chose arrive là-bas.

Agitée par l'angoisse, Shyrin se déplia et se leva pour arpenter le tapis en se tordant les mains. Elle finit par s'arrêter d'un coup devant la cheminée, face à l'âtre, puis se tourna vers Acuité.

- Mon père m'aime assez pour m'avoir donnée à Bhaal quand ça servait ses intérêts, puis à Vainqueur quand le vent a tourné. Il ne me dira rien. de toute façon, il me sait incapable de lire et ne mettra jamais une telle chose dans un écrit susceptible d'être intercepté.

Si elle avait commencé très discrètement à apprendre l'alphabet grâce à l'aide de Shane, elle était encore fort loin de pouvoir déchiffrer quoi que ce soit. Elle reprit sa marche de long en large, d'un bout à l'autre de la pièce, plus nerveuse à mesure qu'elle saisissait l'ampleur du danger qui les guettait.

- L'attaque de la Fanel est un affront à l'autorité de mon père, il voudra la punir à sa manière.

Elle stoppa au bout du tapis et posa les deux mains à plat sur son ventre, les yeux baissés comme si elle pouvait déjà voir quelque chose à cet endroit porteur de tant d'espoir et de tant d'inquiétudes.

- Je n'ai pas le pouvoir d'empêcher Vainqueur, je ne peux compter que sur son bon sens et sa lucidité quant à l'importance de son rôle. Pour ce qui est de ton mari... Si toi-même tu ne parviens pas à lui faire entendre raison, je ne vois pas qui y parviendrait...

Le désespoir pointait dans sa voix car à mesure qu'elle imaginait cette expédition, les images de l'agression lui revenaient. Les cris, les bruits assourdissants, l'odeur du sang et la cruauté de Luve qui glissait des mots atroces à son oreille. Un frisson la secoua et elle revint s'asseoir avec un soupir.

- Je ne sais pas comment faire Acuité, je ne suis rien ici. Le Roi ne m'entend pas quand je l'assure que justice et vengeance sont des choses différentes.

Acuité vouait la rassurer et elle lui en était reconnaissante, mais elle confirmait très exactement ce qu'elle pensait : Vainqueur ne l'écoutait pas. Elle n'avait pas l'oreille du Roi et pas même celle de son propre mari. C'était triste à pleurer. Pour le reste, c'est un regard terrifié qui rencontra celui de la petite Comtesse.

- Pas un précepteur ! Personne n'est au courant. Tu ne dois le dire à personne, Acuité, tu comprends ? Il n'y a que Shane et Ava qui sachent. Vainqueur ne sait même pas que je n'y voyais rien avant qu'il me guérisse par sa magie...

Paniquée, elle étreignait les mains de son amie avec ferveur, la suppliant du regard de ne surtout pas dévoiler son secret le mieux gardé. Ou plutôt, son deuxième secret le mieux gardé. Assurée qu'Acuité ne la trahirait pas, elle reprit avec plus de calme.

- Ma garde... Vainqueur a mis tous les moyens nécessaires à ma disposition mais je ne connais pas ces gens... Je ne sais pas comment choisir ni quoi leur demander...

Ce dont elle avait honte à présent qu'elle l'énonçait. Elle se souvenait fort bien de sa conversation à ce sujet avec son amie quelques semaines auparavant. La seule idée de devoir demander son aide à Brun Braveterre avait tué dans l'oeuf sa volonté de créer cette garde à son service. pourtant, il fallait avancer sur le sujet, Acuité avait raison.

Infiniment soulagée, Shyrin sourit largement, refoulant les larmes de gratitude qui lui étaient venues. La violence de ses émotions la laissait encore un peu désemparée mais en cet instant, elle se sentait assez forte pour y faire face.

- Oui... Oui, je te remercie. Tu as toute ma confiance, bien sûr...

Elle serra les mains d'Acuité dans les siennes, éperdue de reconnaissance.

- Les choses iront mieux tu verras... C'est seulement que tout est allé si vite... Il faut le temps de m'habituer...

En vérité, il y avait eu tant de choses à penser depuis qu'elles avaient formé le projet insensé d'échanger leurs places qu'elle avait l'impression de ne jamais avoir assez de temps pour voir plus loin, pour penser à long terme. Et puis, elle se préoccupait tellement de son mariage, de son entente avec Vainqueur, de leur enfant à venir, qu'elle en oubliait pratiquement tout le reste. C'était sans doute mal, sans doute stérile aussi, mais c'était ainsi pour le moment. tout était trop nouveau, du pays à la langue en passant par sa condition, son statut et ses relations.