Le messager était arrivé dans l'après-midi et Vainqueur avait immédiatement convoqué Brun en soirée.
Après le repas, il avait raccompagné Shyrin dans sa chambre, lui avait expliqué qu'il devait s'entretenir avec Brun puis lui avait souhaité la bonne nuit.
Il ne reviendrait que le lendemain.

Dans ses appartements, il avait fait monter à boire. Du vin de raisin de Bauge et d'abricot de Rippon. Un plateau garnis accompagnait l'ensemble. Il passa une tenue un peu plus confortable et congédia tout le monde, ordonnant de ne pas être dérangé pour la soirée.
Lorsque Brun entra, il l'invita à s'asseoir. Le feu avait été allumé, en soirée les températures baissaient.
Les deux fauteuils jumeaux dans lesquels ils prirent place, étaient seulement séparé par la petite table ronde aux victuailles. Ils faisaient tous deux face aux flammes.

- Je sais ce que je vais faire, commença le Roi après avoir servi deux verres.
Il but une gorgée et reprit :
- Je vais envoyer mon assassin diplomatique et une petite escouade. On va faire ça vite fait bien fait. Je peux aussi tenter de prendre possession de son esprit par l'Art et de lui faire subir toutes ces choses qu'ont subi nos femmes ! Qu'en penses-tu ??7

Il aurait vraiment souhaité pouvoir faire ce qu'il indiquait. La vérité cependant était moins joyeuse, il n'était pas capable de cibler cette personne en particulier. Bhaal Fanel pouvait être un esprit parmi tant d'autres, errant sur Chalcèdes.
Son enthousiasme retomba mollement lorsqu'il ajouta :
- J'ai également reçu une missive de Glace. Il est sur le départ alors je me suis dit qu'il faudrait que l'on discute des négociations pour le mariage.

Dans la foulée, il goba un grain de raisin et bu une nouvelle gorgée. Sans gêne, i s'affala légèrement dans le fauteuil, savourant la simplicité d'une discussion entre hommes, entre amis sans chichi et sans faux-semblants.

Brun était à la fois contrarié et soulagé que les récents événements aient reporté la question de son mariage avec Acuité. Il souhaitait se débarrasser au plus vite de cette formalité, mais il restait de nombreux points à aborder à ce sujet, il le savait. Pourtant il ne trouvait jamais le temps d'y penser, et encore moins d'en parler - avec Vainqueur ou avec la première concernée. Acuité était trop faible, elle devait se reposer. Et lui devait s'occuper du Royaume. L'enquête. Les représailles. C'était sans doute pour cela que Vainqueur l'avait fait mander ce soir.

C'est donc en pleine confiance que Brun entra dans les appartements de Vainqueur, saisit son verre de vin et, sans prendre la peine de trinquer avec le Roi (ils n'en étaient plus là), s'installa dans son fauteuil, les jambes allongées devant lui, les pieds proches du foyer. Comme d'habitude ou plutôt, comme au bon vieux temps. Rien n'avait changé, ou presque. Vainqueur avait des cheveux blancs, Brun buvait plus vite ; Vainqueur était marié, Brun le serait bientôt. Était-ce l'âge de raison ?

On n'aurait pas dit ça, en entendant le Roi. Artiser Bhaal pour le torturer ? Vainqueur était sérieux ? Brun ne connaissait pas l'Art assez bien pour savoir si le Roi divaguait. Après la guérison miraculeuse de Shyrin, rien ne paraissait plus impossible. Mais l'entreprise semblait pour le moins hasardeuse... Vainqueur avait-il la moindre idée de ce que Bhaal avait fait "subir à leurs femmes" ? Il ignorait ce que ce sadique avait infligé à Shyrin, mais en ce qui concernait Acuité... les sévices étaient tout ce qu'il y a de physique.

Le futur Conseiller n'eut pas le temps de se prononcer en faveur de l'escouade, que déjà le Roi changeait de sujet. Le mariage. Pire ! Les négociations pour le mariage. Brun ne pouvait plus y couper, d'ailleurs il ne le devait pas. Si pénible qu'elle fut, la chose méritait réflexion. Y réfléchir avant l'arrivée du Duc éviterait faux-pas et précipitation. Il n'avait plus droit à l'erreur. Le destin d'Espoir, d'Acuité et accessoirement, le sien, en dépendaient.

Pour se donner du courage, Brun goba une brioche (il mangeait beaucoup de brioches ces jours-ci, et le rat de fond de cale reprenait du poil de la bête), copieusement arrosée de ce petit vin qui faisait du bien. Puis il balaya de sa tunique quelques miettes imaginaires. Puis il s’absorba dans la contemplation du feu. Il risqua un coup d’œil vers Vainqueur. Le Roi n'avait pas l'air beaucoup plus motivé. Il retourna au feu et, cette fois, les flammes ne le divertirent pas.

- Ma demande ne peut pas être une demande, déclara-t-il au bout d'un moment.
Puis, réalisant que ses paroles étaient obscures comme la nuit qui tombait, il s'expliqua :
- Glace n'acceptera pas. Quelles que soient les conditions, et malgré qu'Acuité ne soit plus si beau parti maintenant que...
Il grimaça. C'était entièrement sa faute et il en était conscient. Il but.
- Acuité reste son héritière directe, et Espoir après elle. Il n'acceptera pas qu'ils vivent avec moi, à Castelcerf, sous la coupe du Roi.
Il finit son verre.
- Tu ne dois pas lui laisser le choix.

Vainqueur hocha la tête. Son regard ne quittait pas les flammes, absorbé qu'il était par ses propres pensées et les réflexions à voix haute de Brun. Evidemment, il était d'accord avec son ami, mais les choses n'étaient pas aussi simples malheureusement. S'imposer à Glace ne serait pas la meilleure solution, on frôlait déjà la guerre civile.
Vainqueur allait devoir user de ce dont il manquait le plus : la diplomatie.
Brun ne serait pas là pour l'y aider, alors autant tout préparer à l'avance. L'improvisation et l'audace feraient le reste.

A son tour, le Roi vida son godet cul sec puis le reposa sur l'accoudoir. Ses doigts pianotèrent sur le bois un instant, son regard toujours perdu.
Enfin, il saisit à nouveau son gobelet pour le remplir. Avant cela, il se tourna vers Brun et le pointa avec son verre.
- Il l'aura toutefois. Lui imposer de manière aussi stricte ne pourra que le braquer. Je te rappelle qu'il y a peu, une Guerre civile manquait d'éclater.

Inutile de préciser qu'Acuité était à l'origine de cette inimitié.
Vainqueur se servir et se recala bien confortablement avant de tourner son visage vers son ami.

- D'autant plus que nous ignorons ce qu'Acuité à d'ores et déjà négocié avec son père à son retour à Castellonde. T'en a-t-elle parlé ?

Il se renfrogna légèrement et émit un rire bref :
- Je doute que son père l'ait accueillit à bras ouverts.

Peut-être que Brun savait certaines choses, après tout, il avait été sur place.

Tenant son godet vide, que Vainqueur ne remplit pas, Brun ricana. Une guerre civile ? Le Roi était resté crispé là dessus, mais ne comprenait-il pas ? C'était du bluff, Acuité avait bluffé comme elle avait dit l'avoir fermé à l'Art.

Du bluff, vraiment ? Le Roi sous-entendit qu'Acuité ne lui avait pas tout dit. Brun le prit personnellement. Parce que c'était vrai ; Acuité lui avait caché la violence que son père lui avait infligée, alors pourquoi pas l'accord qu'elle avait passé avec le Duc avant son arrivée ? A Castellonde, tous deux n'avaient eu que peu d'occasions de se parler. Brun ignorait comment les retrouvailles père-fille s'étaient déroulées. Mal, pouvait-il également supposer.

A son Roi et à son ami, Brun ne voulut pas montrer à quel point Acuité et lui étaient désunis ; à quel point ils étaient désespérés, aussi. Le désespoir les avait poussés à trahir Vainqueur, puis à revenir vers lui. Des déserteurs, des tourne-casaques, voilà ce qu'ils étaient ; et Brun aurait voulu ne jamais tourner le dos à son ami, mais le Roi ne lui avait pas laissé le choix.

- Acuité a négocié avec son père la protection d'Espoir, contre toi, avoua-t-il.
La honte l'empoigna. Pour se protéger, ils avaient révélé à Glace que Vainqueur menaçait la vie de son héritier. La vérité, détournée. Il y avait certes là motif à guerre civile. Ce mariage les dépassait ; ce mariage pouvait être la guerre du Royaume.

- Et lui... lui il l'a...
Ses paroles s'étouffèrent dans un rire sans joie, ses paroles n'aboutirent pas. Brun ignorait ce que Glace avait fait à Acuité. L'avait-il battue ? Brimée ? Il savait uniquement dans quel état il l'avait retrouvée. Brisée, avant même les mains étrangleuses des Chalcédiens. Brisée par celui qui était sensé la protéger.

Brun serra son godet comme s'il voulait le briser. Il ne s'abaisserait pas à négocier avec cet homme. Aussi certainement que Bhaal Fanel, Glace Loinvoyant méritait châtiment.

Vainqueur le regarda un moment, incrédule. Avaient-ils réellement révélé à Glace qu'il avait souhaité tuer son petit-fils ?
Par El, si tel était le cas les négociations allaient vraiment être compliquées. La colère s'empara du Roi et il reposa avec un eu de trop de force son godet sur l'accoudoir. Le liquide foncé tourna violemment et déborda, tachant le bois.

- Vous êtes stupides ! S'emporta-t-il excédé.

Comment pouvait-il rire dans un moment pareil ? Comment pouvait-il rire en sachant cela ? Evidemment que Glace n'accepterait jamais que Acuité et Espoir demeurent à Castelcerf en sachant qu'il avait attenté à la vie de l'enfant. Stupide ! Surtout elle car l'idée venait très certainement d'elle. Brun était-il au courant de ce qu'elle lui avait artisé ?
Il frappa du poing sur l'accoudoir à nouveau.

- Stupides, répéta-t-il. Et inconscients. On parle de Glace Loinvoyant je te rappelle, crois-tu qu'il cédera si facilement ? Il faudra le contenter, lui offrir quelque chose en échange. Qu'avez-vous à lui offrir ? Rien. Il exigera que Espoir reste en Béarns à cela je ne me fais aucune illusion. Il le veut pour héritier, la naissance de sa deuxième fille ne le satisfait pas.

La fureur s'abattait sur lui à mesure que le temps s'égrainait entre eux. Comment Brun avait pu se laisser entraîner de la sorte ? Était-ce cet amour qu'il lui avait avoué qui l'avait rendu si naïf ? Acuité lui avait retourné l'esprit, il ne voyait pas d'autre solution. En l'état et à la vue de ce qu'il savait, de solutions il n'en existait guère pour faire plier le Béarnois.

Vainqueur l'insulta, et Brun laissa faire, une première fois. Cette insulte, il l'avait sans doute méritée. Il n'avait pas su maîtriser Acuité. Il ne voulait plus lui imposer ses choix. Ses choix, il les avait accompagnés, il les avait fait siens, avant d'en fuir des conséquences. De Castellonde, il s'était enfui comme un lâche. Mais ce soir, il ne fuirait pas. Il ne courberait pas l'échine devant l'insulte réitérée.

Le godet manquait d'exploser. Qu'est-ce que Vainqueur croyait ? Qu'il n'avait pas conscience de la situation désespérée dans laquelle ils se trouvaient ? Le Roi lui mettait le nez dans sa merde, voilà ce qu'il faisait ; mais sa merde, Brun connaissait parfaitement son odeur, et cette odeur était aussi celle de Vainqueur. Comment le Roi pouvait-il faire comme s'il n'avait aucune part dans tout cela ? Comme s'il ne les avait pas poussés à la trahison ? Alors, qui était "stupide et cruel" ?!

- Et que voulais-tu que nous fassions ? grinça-t-il. Que nous restions terrés dans des Montagnes comme des lapins ?!
Cela encore, ils auraient accepté de le faire, si le Roi n'avait pas menacé de leur tordre le cou. Dans les Montagnes, ils étaient bien. La seule merde était dans les couches d'Espoir.

Le déserteur se retint de se lever pour dominer Vainqueur. Au lieu de ça, il se pencha vers l'avant et le regarda droit dans les yeux.
- Tu es le Roi, ou pas ? articula-t-il, et c'était un défi irraisonnable et viril, comme ceux qu'ils se lançaient à vingt ans, suant la testostérone.
Parfois l'un gagnait, parfois l'autre. Jamais pour une fille ; et cette fois, c'était un Duc qu'il fallait vaincre.

Le Roi secoua la tête face à l'attitude de son ami. Il pouvait grincer ou bien tempêter, la vérité était la même. Elle resterait la même, ils avaient mal joué leur coup.
Expirant profondément, avec bruit, il bu son second verre cul sec. Sa colère à défaut de son verre ne faisait qu'augmenter.

- Des lapins eurent été moins stupides...grommela-t-il sans sa barbe, les sourcils froncés.

Glace Loinvoyant était un énorme renard, un renard du genre qui n'abandonne pas, un renard du genre qui veut la place du loup.
En l'état, Vainqueur avait beau réfléchir rien ne lui venait, étourdit qu'il était par la rage.
Brun se pencha alors en avant et leurs regards se croisèrent. Il reconnut sans peine le défi irraisonnable, il reconnut sans peine le retour en arrière alors qu'ils étaient plus jeunes et plus insouciants. Rien ne les arrêtait jamais.
Dans sa pupille brune, la flamme se raviva. Oui, il voulait relever ce défi, plus que cela il le devait ne serait-ce que pour se racheter aux yeux de son ami.

- Bien sûr, répondit-il sur le même ton en se penchant à son tour en avant. C'est un gros risque, pour le royaume, pour elle et pour toi.

Un sourire carnassier éclaira ses traits et puis, avec fraternité, il vint frapper du plat de la main l'épaule de Brun. Dans la foulée, il lui servit un nouveau verre.

- Quand sommes-nous devenus si vieux ? demanda-t-il son sourire flottant toujours sur les lèvres. A moins que ce ne soit ces femmes qui nous font tourner la tête ?

Sa colère se dissipait, il trouverait une solution pour cette bataille. N'était-il pas le Roi Vainqueur ? Il ne pouvait que vaincre soldats comme ducs.
- Au minimum il te faudra renoncer aux terres de Béarns...dit-il pour lui-même, songeur.

Vainqueur mordit. Brun se laissa aller dans son siège, réprimant son contentement. Le Roi avait raison : c'était un gros risque. Pourrait-il se pardonner, si les choses tournaient mal ? Bien qu'il se répète que Vainqueur et lui étaient quittes, il avait la sensation d'une dette. Le Roi avait pardonné sa faute, sa fuite, sa trahison. Et lui ? Son cœur avide d'amitié oubliait volontiers l’infamie de l'ordre meurtrier. Par intervalles, Brun s'en rappelait, lorsque Vainqueur parlait mal d'Acuité, ou exigeait d'elle plus qu'elle ne pouvait donner.

- Peut-être... murmura-t-il, pensif plus que plaisantin.
De son côté, il était assez évident que la petite Duchesse le rendait chèvre. A l'avenir, il devrait se protéger de ses caprices et de ses fragilités. Il ne savait pas comment faire.
Au moins, Acuité était sincère. Ça n'était pas le cas de la Chalcédienne. Sa beauté humble pouvait masquer la perfidie. Shyrin leur avait déjà menti pendant des mois. Vainqueur l'avait-il oublié ? De son propre aveu, il était épris de sa Reine.
En tant que son Conseiller, Brun devrait peut-être l'alerter à ce sujet. Mais pas ce soir.

- Ses terres et ses titres, il peut se les garder, répondit Brun en se resservant du vin. Tu me connais. Je ne suis pas un ambitieux.
Ça ne serait pas la première fois que Brun Braveterre y renoncerait. Une vie simple lui suffisait, comme l'avaient montré ces derniers mois dans les Montagnes et sur la mer. Espoir en jouirait-il en vertu de son droit d'aînesse, à défaut de son sang mêlé ? Brun ignorait si la succession de son fils à la tête du Duché était importante pour Acuité. Il regretta de ne pas lui en avoir parlé.

- J'épouserai Acuité et j'adopterai Espoir devant les pierres témoins. Nous vivrons tous les trois à Castelcerf jusqu'à la mort de Glace.
Il insistait sur ce point. Sa priorité était de soustraire sa famille aux griffes du Duc.
- Il n'y aura pas de fête, il n'y aura pas de paternité revendiquée. Ainsi l'honneur sera préservé.
Acuité pourrait rester une martyr de guerre, réparant par un petit mariage son statut infamant de mère célibataire. Modestement.

Vivre ensemble, modestement. C'est tout ce qu'ils demandaient pour l'instant.

Pas de titre ni terre. Vainqueur ne put s'empêcher pourtant d'imaginer son ami en Duc de Béarn, par El, en d'autres circonstances il se serait tordu de rire.
Que faisait-il de Hautegarde ?
Il le laissa poursuivre sa diatribe, écoutant attentivement les points de négociations.
En somme il prônait la discrétion et la simplicité. On parlait pourtant d'Acuité Loinvoyant, il serait donc difficile de concilier les deux.
De part sa lignée, la Loinvoyant ferait parler d'elle, même si elle ne bougeait pas d'un pouce.
Brun voyait les choses dans le présent, quand serait-il dans l'avenir ?

Le Roi le regarda, hocha la tête à certaines de ses affirmations et dès que Brun eut terminé, il reprit :

- Et une fois que Glace sera mort ? Vous retournerez en Béarn ?

Cela ferait certainement jaser. Le retour de l'héritière seulement après le décès du père. Que se passerait-il si Mésange venait à mourir en premier ? Il y avait également d'autres points à penser.

- Que feras-tu des autres héritiers ? Je suppose quand même qu'il y aura d'autres enfants à venir à moins que tu ne comptes plus jamais la toucher ?

Son sourire s'élargit, grivois, devant l'expression de son ami. Espérait-il vraiment se marier et ne pas profiter des rares avantages que cela lui procurerait ? Tout ceci n'était pas très clair pour le Roi, était-ce clair pour le principal intéressé ? A moins de ne jamais partager sa couche, il ne pourrait pas y couper. Et s'il l'aimait comme il le clamait, alors la question avait son intérêt.

Brun acquiesça, buvant silencieusement. A la mort de Glace, ils retourneraient à Castellonde et Acuité prendrait la place qui lui revenait. Et Espoir après elle, si le Duc y consentait. Brun le reconnaissait : son fils abâtardissait la lignée. Sous ce motif, Dévouée pouvait hériter. La succession d'Espoir était un point majeur sur lequel Brun était prêt à fléchir ; mais il n'avait pas consulté Acuité. Sa priorité était que son fils soit en sécurité ; qu'importe si Espoir ne pétait pas dans la soie et ne ployait pas sous les responsabilités. Ces responsabilités, Acuité les avait fuies ; les voulait-elle malgré tout pour son fils ? A Brun, ce choix n'appartenait pas ; pourtant et malgré le défi lancé au Roi, il savait qu'à Glace ils ne pouvaient pas trop demander, sans plonger le Royaume dans la guerre.

Aux mots suivants du Roi, Brun reposa son godet dans lequel il avait manqué de s'étouffer. D'autres enfants ? Il ne s'était jamais posé la question. Pourtant elle pouvait paraître naturelle pour un homme qui allait bientôt se marier. Ce seul bouleversement lui suffisait amplement. Il passait d'homme libre de tout engagement - déserteur - à homme marié, père adoptif, Conseiller du Roi. D'autres enfants ?! Il ne savait pas même s'il ferait un père correct pour Espoir, et un époux pour Acuité... Un amant, il le concevait plus aisément ; ils avaient eu quelques beaux moments de complicité, et il lui semblait que la jeune femme ne manquait pas une occasion de le toucher. Voudrait-elle d'autres enfants ?

- Je ne suis pas sûr de comprendre, répondit-il pour se donner le temps de réfléchir à ce que Vainqueur insinuait.
Le Roi lui suggérait-il de ne "plus jamais toucher" Acuité, pour éviter tout "autre héritier" ? La chasteté : cela pouvait-il être une condition de leur union ? C'était absurde. Vainqueur ne pouvait pas vouloir dire ça, d'ailleurs son sourire grivois le démentait. Brun en voulut à son ami de cet air amusé. Par El, c'était d'Acuité Loinvoyant qu'ils parlaient, pas de quelque fille de taverne ! Tout ça était très sérieux.
- Je ne l'ai pas touchée depuis Espoir, si c'est ta question, répondit-il, un peu furieux. Alors pour les "autres enfants"... il est trop tôt pour se prononcer, manifestement.

Vainqueur voulait des réponses, il pouvait le comprendre. Glace en voudrait aussi. Brun mit de l'eau dans son vin, métaphoriquement, et poursuivit :
- Dans l'hypothèse où nous aurions d'autres enfants... ils vivront avec nous, évidemment. A Castelcerf, à Castellonde...
Il fit un geste dans le vague. Où seraient-ils alors ? Qu'en pouvait-il savoir ? Il ne voyait pas l'utilité de ces projections abstraites.
- Quels droits auront-ils, c'est cela, ta question ? Ma foi, si Espoir hérite comme fruit du viol chalcédien, je ne vois pas en quoi mon sang serait plus indigne, grinça-t-il.

Ce mensonge, Brun devrait le subir jusqu'à la fin. Et il se sentit en colère contre cette société où il était plus honorable pour les jeunes filles d'être prises contre leur gré, que de céder une fois à l'homme qu'elles aimaient.

Vainqueur remarqua le changement d'humeur de son ami. Par El, sur ce point il n'avait en rien changer. Parler de fille le rendait toujours aussi furieux, comme si simplement énoncer une quelconque vie intime était interdit. Il lui sembla que sa réaction était pire que les précédente, comme si parler d'Acuité était un point trop sensible pour être évoqué en ce sens.
Ses propos mirent le contrôle du Roi sur ses émotions à rude épreuve. L'envie d'éclater de rire lui secouait les tripes et il pinça les lèvres pour retenir l'éclat qui le menaçait. Pas touché depuis Espoir ? mais c'était il y avait plus d'une année !
Brun était réellement un cas désespéré. Sa vertu aurait dû causer la perte de Haute-Garde, si le feu ne l'avait pas fait avant. Sans descendance, sa famille qui se réduisait déjà à peau de chagrin disparaîtrait simplement.

- Mais non ! finit-il par lâcher le regard brillant. Ce n'est pas à ça que je pensais. Tu oublies trop souvent que tu possèdes un fief, un domaine ? Haute-garde a été reconstruit. C'est ton héritage et si d'autres enfants venaient à naître, ils seraient tes héritiers légitimes. De mignons petits Braveterre...

Cette fois-ci le rire tonna dans la pièce. A bien y regarder, Espoir devait déjà posséder des traits semblables à ceux de son père, alors imaginer d'autres gamins portant les mêmes caractéristiques mit clairement du baume au coeur du Roi. Surtout après les récents événements, par El, il avait besoin de rire !
L'air renfrogné de Brun ne l'avait jamais quitté, il se le trimbalait depuis qu'ils étaient mômes. Il espérait qu'au moins, cet avenir qu'ils tissaient en ce jour, lui permettrait de revêtir le sourire que trop de fois il évitait.

- Oh, ça, lâcha Brun lorsque Vainqueur précisa ses pensées, autres que ce qu'il avait imaginé, que ce dont il s'était défendu.
Il se sentit un peu ridicule de toutes ces paroles embarrassantes prononcées sans utilité. Surtout quand Vainqueur se mit à rire à gorge déployée.

Brun avait envie de rire avec lui, mais il était encore furieux. Qu'est-ce que cela avait d'aussi drôle ? Etait-ce inimaginable qu'il ait des enfants ? Ou qu'il n'ait pas touché Acuité depuis tout ce temps ? Etait-ce ainsi que l'on récompensait son respect du sang Loinvoyant ?

A vint ans, il se serait jeté sur Vainqueur pour le faire taire en le bourrant de coups fantoches. Ils auraient roulé sous la table en renversant tout sur leur passage. Mais le Roi avait raison : ils étaient devenus vieux, et ne se permettaient plus de tels débordements. Brun se contenta de chercher quelque chose qu'il pourrait lui lancer sans trop de dégâts : le coussin qui soutenait ses reins, et s'écrasa violemment sur la tête de Vainqueur.

- Toi alors ! s'exclama-t-il. Comment peux-tu encore rire, après tout ça ?
Le rire et la colère soulevaient sa poitrine. Brun était perturbé, il ne savait plus quoi penser. Vainqueur semblait finalement heureux qu'il épouse sa petite-cousine, comme s'ils allaient tous former une grande famille ; mais à deux reprises il avait menacé Acuité. Espoir, jamais plus ; et Brun voulait croire que Vainqueur allait vraiment plaider leur cause. Qu'il avait bien fait de le pardonner.

- Une fois le mariage prononcé, je lèguerai Haute-Garde au Duc de Haurfond, annonça-t-il sans hésiter, une fois que le coussin fut éloigné.
La loyauté familiale allait plutôt au Duc de Rippon ; mais Raki Lunabille n'était plus dans les bonnes grâces de la Couronne, et ne supervisait plus ces terres frontalières.
- Ou à toi. Que dirais-tu d'un château de campagne où pourraient courir tes "mignons petits Loinvoyant" ? renvoya-t-il la balle. Je te préviens : ces terres ne sont pas sûres. Mais Shyrin ne sera pas loin de chez elle.

Plaisanterie douteuse dont il aurait pu s'abstenir. Brun vida son godet de vin, et termina :
- Cela fait trop longtemps que je traîne ce château derrière moi.
Ce château, et tous les souvenirs brûlés qu'il contenait. Brun avait soupé de ce passé. Il était temps de commencer quelque chose de nouveau.

Cette joie simple, ces rires francs, c'est cela que Vainqueur avait cherché depuis le retour de Brun. Une complicité virile qu'ils connaissaient depuis leur enfance, ce lien qui les unissait depuis toujours.
Il accueillit le coussin avec un nouveau rire, légèrement plus fort que le premier car composé aussi de soulagement. Soulagement de voir que leur amitié avait souffert mais n'était pas perdue, soulagement de le voir enfin rire et se comporter comme il aurait dû le faire depuis le début.
Calant le coussin sous ses bras comme pour l'en priver, il afficha un de ses sourires en coin et le regarda.

- Et toi, comment peux-tu ne plus rire justement après tout ça ?

S'il n'arrivait plus à se réjouir même pour une broutille, alors il était perdu, définitivement. Les difficultés et les malheurs ne pouvait pas l'emporter dans les ténèbres, depuis qu'il était petit, il avait vu ses différents tourments. Même s'il n'était pas à sa place, il soutenait son ami qui avait perdu famille et foyer. Aujourd'hui par El, il allait retrouver les deux avec légitimité. Pourquoi ne riait-il pas ?
Aujourd'hui, celle qu'il aimait avait survécu, encore. Son fils était bien portant et son poste à lui assuré. Peut-être le manque de plaisir charnel l'avait rendu un peu aigri

- C'est un très beau cadeau, reprit-il après son annonce de lègue. Le Duc de Haurfond sera ravi j'en suis persuadé. Je doute pour ma part que Shyrin ait envie de retourner en Chalcèdes, pas après ce qu'il s'est passé. C'est ici son pays désormais.

Une façon détournée pour lui dire qu'il le remerciait de sa générosité.

- Vous avez déjà tant donné...ajouta-t-il pour lui-même.

C'était vrai, il ne s'en rendait compte que maintenant. Le Roi pouvait compter sur Brun et Acuité, alors il allait devoir faire en sorte que eux deux puissent également compter sur lui. Comme un juste retour des choses, il ne permettrait pas à Glace d'interférer dans le bonheur de son ami. Ses lèvres s'étirèrent en un nouveau sourire, confiant.

- Fichtre...tu vas donc devenir Béarnois.
Et un nouveau rire le secoua.

Brun sourit sans mot dire. S'autoriserait-il à être optimiste, comme son ami l'y incitait ? Vainqueur voyait le verre à moitié plein, lui le voyait à moitié vide. De l'avenir promis, il ne voyait que les risques et les contraintes ; mais il y aurait des plaisirs et des libertés, aussi. Le plaisir de causer avec Vainqueur jusque tard dans la nuit. La liberté d'être avec Espoir et avec Acuité. Les mignons petits Loinvoyant qui courraient... avec les petits Braveterre, qui sait ? Imaginer leurs enfants grandir ensemble était une image charmante. Brun la chassa. Il ne serait pas optimiste, pas avant que Glace ait cédé son assentiment.

- Ne m'en parle pas, plaisanta-t-il, savourant encore les dernières paroles du Roi. Les remerciements pansaient son cœur aigri. Vainqueur avait même fermé les yeux sur son mauvais esprit.
Tous deux s'étaient tant moqué des Béarnois. Béarns, le frère ennemi, ne trouvait pas grâce à ses yeux de Cerf d'adoption. Son séjour à Castellonde avait été affreux. Le château était affreux. La ville était affreuse. Même le climat, pourtant moins rigoureux que celui des Montagnes. Au fond, Brun savait que Glace Loinvoyant était la cause de tout cela. Avec la mort du Duc, avec la succession d'Acuité s'éteindrait une lignée d'envie et de cruauté.

- Il faut que tu saches... murmura-t-il, retrouvant son sérieux et un certain embarras. Acuité est fragile. Même avant l'attaque. Son père l'a brimée, je crois.
Brun frotta sa barbe naissante, préoccupé. Depuis l'attaque, il s'était négligé. Elle aussi, il l'avait négligée. Par souci d'éviter une nouvelle conversation éprouvante, il ne lui avait pas demandé ce que le Duc lui avait fait. Brun n'en avait pas été témoin, ayant fui Castellonde. Il espérait qu'il n'aurait pas à expliquer ça au Roi. A ses propres yeux, il avait de plus en plus de mal à se justifier.

- Je ne le laisserai pas me la reprendre, conclut-il avec dureté. Et toi... tu devras la ménager. Les deux dernières fois où elle a Artisé, j'ai failli la perdre.
D'aucuns auraient pu croire qu'il donnait des ordres au Roi.
- Je suis las de tout cela.
Après Bhaal, Brun comptait bien entamer une vie normale.

La plaisanterie leur fit du bien à tous deux. Ils en avait besoin pour sortir définitivement des heures sombres. Le Roi y croyait, pour son Royaume mais aussi pour son amitié.
Il se renfrogna toutefois aux mots qui suivirent et regarda Brun avec un nouveau sérieux. Tout sourire s'était envolé, ne laissant que ses sourcils épais se figer puis se froncer tandis qu'il réfléchissait.
Brun était embarrassé, il croyait que Glace avait maltraité sa fille. Comment pouvait-il ne pas en être certain ? N'était-il pas présent ?
A moins que comme lui, certaines rumeurs ne lui soient parvenues. Il avait surpris des domestiques en parler sans vraiment comprendre de quoi il s'agissait. L'un d'eux venait de dire qu'il aurait mieux valu pour la Duchesse qu'elle ne remette jamais les pieds en Béarn. Elle faisait la bravache, mais on l'avait vu errer sur les falaises. Elle avait perdu quelque chose, à jamais.
Pour autant, Vainqueur n'avait fait aucun rapprochement avec un quelconque comportement de Glace, à présent que son ami lui mettait la puce à l'oreille, ces paroles entendues prirent un sens nouveau.

Fragile...La bouche du Roi s'ouvrit puis se referma sans un son. Il tenait vraiment à elle, par El, comment avait-il pu passer à côté de cela...
Fragile...pouvait-on vraiment la définir ainsi ? N'avait-elle pas traversé cette Guerre la tête haute ? Il savait les tortures qu'elle avait enduré, même s'il ne l'avait pas vu, sa conscience de l'Art le lui avait montré, Vaillant le leur avait relaté. N'avait-elle pas trouvé sa place dans les Montagnes ? Mis un enfant au monde, seule, loin des siens ? Menacé le Roi ? Vainqueur avait du mal à la concevoir "fragile".
A plus juste titre, il l'aurait considérée comme téméraire, audacieuse et sans limite. Un peu comme lui. Le sang Loinvoyant avait cette capacité de pouvoir soulever des Montagnes et le Roi devait se sentir heureux qu'Acuité ait suivit sa propre route. Sa force de volonté était telle, que poussée par les ambitions de Glace elle aurait pu devenir très dangereuse pour le trône. Il devait remercier cet amour qui la muselait. Brun la muselait.

Il regarda son ami d'un oeil neuf, parfait trait-d'union dans l'enceinte d'une famille qui s'éloignait.

- Je comprends, dit-il avec sincérité.
Car lui aussi était las. La pression qui lui collait à la peau l'exaspérait. Sa mère, ses nobles et son peuple attendaient beaucoup de lui. Trop peut-être. Il riait beaucoup et tonnait aisément, mais intérieurement, il n'aspirait qu'à un peu de tranquillité. Cette même tranquillité que dans les bras de son épouse il trouvait.

- Tu ne la perdras plus, promit-il et c'était le moins qu'il puisse faire.

Une semaine plus tard, Glace, Mésange et Dévouée Loinvoyant, emmenant un garçon de dix mois qui ne partageait pas leur nom, étaient arrivés à Castelcerf. Shyrin Loinvoyant se remettait lentement de l'attaque contre sa personne royale. Son époux, Vainqueur Loinvoyant, ourdissait avec son récemment nommé Conseiller, Brun Braveterre, ses plans de représailles. Celles-ci avaient commencé la veille avec la pendaison des trois prisonniers. Acuité Loinvoyant avait assisté à l'exécution sans broncher. Elle serait bientôt fixée sur ses épousailles, dont son grand-cousin Vainqueur Loinvoyant devait informer son père, Duc de Béarns, le matin-même.

Brun Braveterre ruminait encore sa conversation avec la Reine, et tout le reste, quand Vainqueur Loinvoyant entra dans ses appartements où son Conseiller l'attendait depuis le début de l'après-midi. Enfin ! Brun allait savoir comment s'étaient déroulées ses interminables négociations avec le Duc de Béarns. Il allait savoir s'il allait pouvoir dignement épouser Acuité, élever son fils, cesser d'être coupable et de se cacher. Ou si tout était perdu, s'il fallait tout recommencer, fuir, mentir, survivre. Lorsque la haute silhouette du Roi se détacha au seuil, Brun bondit du canapé où il trépignait et, tâchant de lire déjà la réponse sur les traits fatigués du Roi, demanda :
- Alors ?!

Lorsque le Roi pénétra dans ses appartements, il ne fut pas surpris d'y découvrir la présence de son Conseiller et ami Brun Braveterre.
Comme l'autre bondissait, impatient, du divan en lui demandant quelles étaient les conclusions de son entretient, Vainqueur le regarda à la fois amusé et fatigué.

-Assieds-toi, commença-t-il avec sérieux.

Il ne savait pas par où commencer. Les nouvelles étaient bonnes et mauvaises à la fois. Glace n'avait pas voulu céder sur certains points, lui sur d'autres. Il espérait avoir bien fait avec le peu qu'il possédait.
Il se servit un verre de vin, qu'il but d'un trait. Puis en resservit un autre, pour son ami et un pour lui-même avant de venir s’asseoir à son tour sur le fauteuil à côté du canapé.
Entre son pouce et son majeur, Vainqueur se lissa la moustache puis gratta sa barbe. Son regard ne quittait pas l'homme qui avait grandi avec lui.

- Le Duc autorise le mariage, commença-t-il avec un sourire qui s'effaça presque aussitôt. Mais sous certaines conditions.

Il croisa les jambes et s'enfonça un peu plus dans le dossier de son fauteuil de velours. Il semblait éreinté.

- Ce n'a pas été facile. Figure toi qu'Acuité avait promis à son père de ne pas se marier ce qui convenait parfaitement à Glace. Il possédait déjà un héritier sans géniteur apte à réclamer le domaine de Béarn, une fille prête à tout pour lui plaire et pour regagner sa place. Ta demande a chamboulé ses projets.

A contrecœur, Brun obéit et se rassit. Sur ses traits marqués par l'insomnie, l'impatience avait laissé place à l'angoisse. Avait-il besoin d'être assis ? Avait-il besoin d'un verre de vin ? Pourquoi Vainqueur ne disait-il rien ? Choisissait-il ses mots ? Jouait-il avec ses nerfs ?! Brun eut envie de le secouer très fort, mais se força à l'immobilité, le verre plein dans la main, les yeux fixes.

La délivrance fut de courte durée. Au soulagement, à la surprise succédèrent l'abattement, et une fureur profonde. Brun but pour cacher ces sentiments. Il reposa son verre et s'adossa profondément dans le canapé, les bras croisés. Il regardait Vainqueur et voyait Acuité, ses yeux noirs et dissimulateurs, ses yeux flous lorsqu'elle avait dit épouse-moi.

Plus que ses yeux, les arguments rationnels de la petite Duchesse l'avaient convaincu. Mais rationnelle, elle, ne l'était pas. Fallait-il être stupide pour promettre une chose au père et une autre au fiancé ! Fallait-il être cruelle pour ne rien lui dire de tout cela, le laisser marcher dans le noir à la recherche d'une issue qui n'existait pas ? Acuité s'était enfermée toute seule dans l'impasse, et cela, avant même qu'il ne la rejoigne à Castellonde. Comment avait-elle pu promettre le célibat puis lui laisser croire qu'il avait une place au château, puis lui demander de l'épouser ?! N'étaient-ils pas suffisamment dépourvus d'atouts pour qu'en plus elle crame leurs cartes ? Elle avait cédé sa main à Glace, elle s'était couchée et le Duc était maître du jeu.

Face à Vainqueur, son ami et son Roi, Brun se sentait profondément ridicule. Il se sentait joué. Stupide comme un lapin, c'est bien ce qu'avait dit le Roi ? Ne l'était-il pas à essayer de sauver Acuité contre son gré ? Car elle ne voulait pas être sauvée, depuis le début : le front, Chalcèdes, les Montagnes, Castellonde. Elle ne faisait que créer des problèmes. Etait-ce cette femme impossible qu'il allait épouser ?

- Quelles conditions ? demanda Brun, direct, car du reste, il n'y avait rien à ajouter.
Pourquoi continuer à défendre ce qui ne pouvait l'être ?

Il voyait bien la colère qui marquait ses traits et avec elle, une sorte de stupéfaction qui confirma ses pensées. Acuité ne lui avait rien dit de l'accord qu'elle avait passé avec son père.
Brun le découvrait ce jour, en même que lui.
Les mâchoires tendues, il demanda les conditions.
Vainqueur but une nouvelle gorgée et rétorqua de but en blanc :

- Votre premier enfant légitime à naître sera l'héritier de Béarn. Pour toi, il veut que tu renonces à une quelconque gérance vis à vis du domaine. S'il devait arriver malheur à Acuité, tu n'aurais rien du tout. Il n'y aura pas non plus de dot, le Duc estime que tu as déjà assez pris...

Une parole détourné qui avait montré à Vainqueur que Glace, savait, ou du moins qu'il suspectait fortement qui était à l'origine de la paternité de Espoir.
Il se frotta l'arrête du nez. La situation était compliquée, mais pas désespérée. Il avait espéré obtenir mieux qu'une bénédiction, mais au moins, cette bénédiction ils l'avaient. Pour le reste, le temps le leur donnerait.

- Evidemment si Glace arrive à mettre au monde son propre héritier mâle, alors il ne vous sera rien demandé.

Brun encaissa la première phrase, qui pour un autre eu pu être une bonne nouvelle ; et encaissa les autres, qui l'accablaient. Le Roi ne le ménageait pas. Tu renonceras. Tu n'auras rien. Tu n'es rien. Tu as pris ce dont tu n'avais pas droit. Brun eut le sentiment que le Roi se joignait au Duc pour l'accuser.

Brun se resservit du vin, comme pour prouver que cela ne le touchait pas. Après tout, il ne voulait pas être Duc de Béarns. Il ne voulait même pas l'estime du Duc de Béarns ; il ne l'avait pas méritée. Et Glace non plus, n'avait pas mérité son estime. Il pouvait aller chier ! Tout ça ne le touchait pas.

Brun but, se renversa sur le canapé et rit, un long rire sans joie à l'idée que Glace puisse "mettre au monde son propre héritier". Des paroles méchantes lui venaient sur la capacité du Duc à se faire aimer, à donner la vie, à donner. Le Duc ne savait que violenter, que prendre. Allait-il lui prendre son "premier enfant légitime" ? Et Espoir, que devenait-il ?

- Et s'il n'y a pas d'autre enfant ? dit-il quand il fut venu à bout de ce rire toxique.
A cet instant, il n'avait plus de tendresse pour Acuité. Partager librement sa couche lui avait semblé être une perspective agréable, mais à présent...
- Et si il y a un autre enfant ? Une fille ? Un garçon ? Qu'est-ce que Glace réclamera, concrètement ?

Il lui fallait bien savoir, quel poids aurait ce foutu héritage de Béarns.

La réaction de Brun lui sembla quelque peu excessive. Il l'observa se servir un nouveau verre de vin, trop conscient de la dureté des paroles qu'il venait de lui lancer. Il ne comprenait pas cette colère, n'avait-il pas dit lui-même qu'il ne voulait rien ? Et à présent que le Duc le lui imposait, cela semblait ne plus convenir.
Face au rire nerveux qui secoua son ami, Vainqueur demeura un peu perplexe. La folie semblait le gagner. Il soupira et but à son tour, serrant son poing libre sur l'accoudoir.

-Sil n'y a pas d'autres enfants alors ce sera Espoir. Et s'il y a un autre enfant, fille ou garçon il le voudra. Là-bas à Castellonde pour l'éduquer comme il a éduqué Acuité et comme il s'apprête à éduquer Dévouée.


Il acheva d'un trait le verre.

- Evidemment, je ne pouvais pas être d'accord avec cela. Hors de question que vos enfants vous soient retirés. La discussion a duré longtemps Brun, je n'exagère pas quand je te dis ça. Par El, je me sens vidé de toute énergie...Glace est persuadé d'être dans son bon droit, j'ai du lui rappeler certains éléments qu'il semblait avoir oublié.

Face à l'expression de son ami, il précisa donc :

- Acuité fait parti du clan d'Art, sa place est ici. Tu es mon Conseiller, ta place est ici. La place de vos futurs enfants sont avec vous, ici. Je vous ai promis une protection et je m'y tiendrais. (Il marqua une pause) Tu sais que dans les Duchés, fille ou garçon, l'héritage va au premier né. Glace pour sa coquetterie personnelle je suppose, se rêvait un garçon. Il suffit de voir comment il a éduqué Acuité. Elle montait à cheval avant même de savoir marcher, elle tirait à l'arc, elle apprenait l'histoire, la diplomatie et la négociation. Tu n'y prêtais pas attention lorsqu'elle venait, mais moi je m'en rappelle. Il ne l'a pas élevée en tant que femme à marier mais bien en tant que gestionnaire d'un domaine. Je serais sincèrement surpris qu'elle sache ne serait-ce que broder. Quoiqu'il en soit, elle demeure la première héritière de Béarn. Une fois ses parents partis, sa place sera là-bas. Glace réclame une lignée viable. Il peut l'avoir en vous foutant un peu la paix ou alors, il peut renier Acuité.

Cette décision pouvait tout autant être envisagé. Que choisirait-elle ? Le père et la fille devait être entrain d'en débattre au moment où lui même discutait avec son conseiller. Le Roi songea aux mots que Brun avaient prononcés : Acuité est fragile, son père la brimait je crois.
Etait-ce là cas présentement ? Se laisserait-elle faire encore ?
Un idée jaillit dans son esprit, comme une étincelle :

- Tu as dit que tu pensais qu'il la brimait ? Comment c'était à Castellonde ? A quoi as-tu assisté ?

En écoutant Vainqueur, Brun comprit qu'il avait échappé au pire. Échappé, vraiment ? Les paroles du Roi étaient peu claires, ou incomplètes. Vainqueur était-il parvenu à un accord avec le Duc, ou les deux hommes n'avaient-ils fait qu'opposer leurs arguments et leur volonté ? Quelles étaient ces foutues conditions, au final ?!

Brun était impatient, et cela le rendait irritable. Mais il était aussi reconnaissant envers son ami, d'avoir fait preuve de fermeté, d'avoir refusé qu'on lui arrache ses enfants, car cela, il ne l'aurait pas supporté - cette seule idée lui donnait des envies de meurtre. Brun fut reconnaissant, aussi, de ce petit chapitre que le Roi lui fit sur Acuité. Bien qu'il n'en comprenne guère le but, la tirade le porta à réfléchir.

En tant que maître d'armes, Brun avait été bien placé pour constater les talents "masculins" de la petite Duchesse. Au début, peu importait son sexe, il traitait ses élèves avec équité. Acuité était une élève prometteuse et agréable, le genre avec lequel on aime travailler. Et puis, en raison de cette faiblesse qu'il avait démasquée, il la vit comme une femme, une femme trop jeune et trop bien née, une héritière à laquelle il ne pouvait toucher. La fille de Glace Loinvoyant.

Brun voulait bien croire qu'Acuité possédait ces autres talents que Vainqueur décrivait, même s'il avait eu tendance à l'oublier, dans la simplicité des Montagnes. Mais ce qu'il réalisa, c'est tout ce que par cette même éducation, la petite Duchesse ne savait pas faire, qui pourtant, chez une femme, paraissait naturel. Accepter de se montrer faible. Accepter d'écouter. De se faire aider. Accepter cette épaule, cette main qu'il lui tendait, pour la vie. Il commença à lui pardonner pour la gifle de son silence. C'était encore la faute de Glace.

Ainsi c'était Vainqueur qui lui apprenait qui était celle qu'il allait épouser ? Brun en aurait presque ri. D'ailleurs qu'est-ce que Vainqueur voulait ? Lui montrer à quel point Acuité était faite pour hériter ? De cet héritage, Brun n'avait jamais voulu la priver. Glace pouvait la renier, était-ce une nouvelle menace ? Le Duc bluffait, Acuité était trop précieuse, il l'avait formée pour lui succéder. Dévouée n'avait qu'un an, trop de risques, trop de temps. Alors pourquoi le Duc avait-il cherché à briser cet outil performant qu'il s'était façonné ?

Vainqueur sembla partager ses pensées. Surpris, gêné, Brun lui lança un regard de côté, réfléchit, puis répondit :
- Glace la rabaisse et je crois qu'il la frappe. Je n'ai rien vu. Je ne suis pas resté. Je n'avais pas ma place à Castellonde. Acuité et moi ne nous sommes retrouvés qu'au Tournoi.
Il but, liquide amer.
- Je pensais que tout irait bien. Il n'y a qu'à voir comment elle est.
Trop maigre. Trop triste.

Et lui, furieux contre la terre entière :
- Vas-tu enfin me dire si oui ou non, nous pourrons vivre ici ?

Vainqueur fronça les sourcils. Il n'aimait pas ce qu'il entendait, aurait pu interroger Glace sur ces brimades. Après tout, Acuité était aussi un membre à part entière de son clan. Il ne pouvait tolérer de maltraitances.
Brun semblait presque gêné et la suite des propos confirmèrent ses pensées. Il n'était pas resté, il avait quitté Castellonde, celle qu'il disait aimer, son fils qu'il disait vouloir protéger. Pourquoi ? Et pourquoi maintenant avait-il décidé qu'il devait les protéger ? Etait-ce parce qu'il savait désormais ?
Il avait failli la perdre avait-il dit et en conséquence souhaitait que son Roi la ménage. Il agissait comme s'il venait seulement de se rendre compte de la préciosité de la jeune femme dans son coeur.
C'était...déstabilisant. Vainqueur était gêné, il avait le sentiment d'être un intrus, un étranger dans les sentiments de son ami. Aujourd'hui il était témoin de ses émotions et de ses craintes.

Cette prise de conscience lui redonna un regain d'énergie et avec lui, la volonté d'imposer ses conditions au Duc. C'était ce qu'il avait fait, mais à présent, il savait qu'en l'avenir il ne céderait rien.

- Oui, bien sûr que vous pourrez vivre ici. Ne t'avais-je pas promis de ne rien lâcher ? Je suis le Roi. Glace a grondé et tempêté, je lui ai rappelé que au delà de son avenir promis en tant que Duchesse de Béarn, elle était avant tout un membre de mon Clan. C'était là la priorité.

Un nouveau sourire étira ses lèvres face à la tension palpable qu'il remarquait chez son ami. Il resservit Brun, puis lui-même.

- S'il doit y avoir un autre enfant, Glace a exigé que ce dernier emménage à Castellonde pour y être éduqué dans les règles. Mais l'enfant n'ira pas sans sa mère. Et sa mère ne peut pas quitter ses obligations du Clan, ni même celles de dame de compagnie de la Reine qui en serait fort peinée. J'y veillerais. En clair, mon bon ami, Glace ne peut vous forcer à rien et il perdrait trop à dévoiler certains secrets.

Il but sans quitter son ami des yeux. Allait-il enfin sourire bon sang ? Ne voyait-il pas tout ce à quoi le Roi avait pensé pour leur bien-être, pour leur futur ?

Au bout d'un silence, Brun s'autorisa à sourire. Le Roi l'avait joué ferme et fine. Ils avaient gagné. Brun avait du mal à réaliser, pourtant c'était ainsi ; il n'y avait plus rien à ajouter ; il n'y avait pas de "mais".

Brun leva sa coupe vers Vainqueur, qui le regardait, et dit :
- Merci, mon ami.
Il ne voyait pas comment le remercier autrement qu'en vidant son verre à sa santé, ou qu'en le serrant dans ses bras, ce qui aurait sans doute été déplacé.

Brun s'appuya amicalement sur son épaule en sortant, car il sortait déjà, il ne resterait pas une minute de plus ce maudit fauteuil. Il y avait passé tout son après-midi.
- Je vais prévenir Acuité, se justifia-t-il.
Ça n'était que lorsqu'il aurait annoncé la nouvelle à la petite Duchesse, qu'il serait véritablement soulagé. Enfin ils étaient tirés d'affaire, et pouvaient regarder l'avenir avec sérénité. Glace leur "foutrait la paix", et Vainqueur aussi, du moins à leur fils.

- Ta Reine te cherchait, lança-t-il, distrait, au Roi tandis que cette information lui revenait.
L'après-midi semblait déjà loin. La soirée leur appartenait.