Le verdict était tombé et il était sans appel. Vainqueur venait de quitter la chambre de Shyrin. Sa Reine souffrait de nombreuses blessures, dont deux qui menaçaient sa vie. Les guérisseurs n'avaient pas été optimistes sur ce point. Celle au dessus de son coeur était trop profonde pour être soignée convenablement. Et quand bien même, si la Reine survivait à l'abondante perte de sang, une infection aurait tôt fait de l'achever.
Vainqueur ne pouvait accepter ce destin funeste, ni pour elle, ni pour lui, ni même pour l'enfant qu'elle porterait tôt ou tard.
Il n'existait pas trente-six solutions, en réalité, il n'en voyait qu'une. Risquée, audacieuse et impulsive, à son image donc.
A peine eut-il quitté la pièce qu'on lui tomba dessus, lui demandant de prendre des décisions concernant les assaillants morts ou vivants.

Agacé, l'esprit ailleurs, il gronda qu'on le laisse en paix, il avait plus urgent à gérer. Il donna l'ordre d'emprisonner ceux encore en vie et de conserver les corps des autres. Il voulait récupérer des informations sur l'identité de celle qui avait attaqué sa Reine. Et pour cela, elle devait se réveiller. Cependant, pour la réveiller, il devait faire appel à la seule chose qui le rendait supérieur aux autres souverains : l'Art.
Après la visite des Montagnards, il avait étudié les parchemins, les rouages de l'Art n'était pas tous à sa portée mais en compagnie d'Ardent, ils avaient découvert de nouvelles capacités à exploiter. Et si cela avait échoué pour Aksel, il ne permettrait pas l'échec pour Shyrin.
Mentalement, il avait convoqué tout son Clan dans l'antichambre de la Reine mais il manquait une personne à l'appel. Acuité.

D'un pas vif et décidé, il s'était donc rendu à l'infirmerie. Les rumeurs avaient commencé à enfler. On parlait de la Reine décédée et de la Duchesse qui la suivrait de près. Tous avaient vu Shyrin ensanglantée et Acuité inconsciente et ceux qui n'avait pas expérimenté ce fait de leurs propres yeux, s'en remettaient aux on-dits biaisés.
L'infirmerie croulait sous les blessés qui hurlaient ou pleurnichaient. Derrière une toile tendue, à l'abris des regards il tomba sur Brun et sur Acuité, toujours inerte allongée sur le lit de fortune.

Son regard se posa sur son ami, fatigué autant que désolé.

- Comment va-t-elle ? demanda-t-il en regrettant aussitôt son ton.

Plus que de l'inquiétude, c'était de l'impatience qui avait enrobé ses mots. Une impatience pour qu'elle puisse se joindre à eux pour sauver Shyrin. Il ignorait encore que le poignard planté dans l'épaule de la femme au visage couturé était de son fait.
Bien conscient de son manque de tact, il détourna le regard et se gratta la barbe.

Osant regarder sa petite cousine, il remarqua alors que son visage portait quelques contusions mais rien de très visible. Son cou en revanche se teintait d'une teinte violacée propre aux signes de strangulation. Elle paraissait si fragile, si fragile en réalité qu'il se demanda comment dans l'étranglement, sa nuque n'avait pas été brisée.

- Je vais faire préparer sa chambre et prévenir sa suite. Un messager partira pour Castellonde dès qu'elle sera réveillée.

Il espéra que ce réveil ne tarderait pas. Il avait besoin de cette magie qu'elle conservait depuis longtemps et qui privée de pratique, ne demanderait qu'à s'exprimer.

Brun fut soulagé par l'entrée de Vainqueur. Le Roi semblait avoir envie d'être ailleurs, et lui aussi, avait envie d'être ailleurs, même s'ils venaient à peine d'être installés. Les gémissements des autres et le silence d'Acuité lui rongeaient les nerfs. Elle respirait, elle était hors de danger, alors pourquoi ne se réveillait-elle pas ? Avait-elle manqué d'air lorsque l'homme avait tenté de l'étrangler ? Comment avait-il osé poser ses gros doigts sur son cou délicat ?!

La colère lui venait après coup, et Brun avait du mal à tenir sur cette chaise au chevet de la petite Duchesse. Il lui avait pris la main un instant, mais ce geste lui avait paru déplacé. Il l'avait lâchée et attendait impatiemment que la jeune femme se réveille, alors que les secondes s'étiraient et qu'il s'inquiétait pour elle, pour Shyrin et pour la paix.

- Elle n'a pas repris conscience, répondit-il en levant son corps et son bras pour ceindre les épaules de son ami. Et Shyrin ? Qu'ont dit les soigneurs ?
Il savait que le cas de la Reine était autrement plus préoccupant. Et curieusement, il s'en souciait vraiment, pour Vainqueur et pour le Royaume. Malgré ses erreurs, la Chalcédienne n'avait pas mérité de mourir ainsi, dans la fleur de l'âge et au seuil de sa nouvelle vie. Il espérait qu'elle s'en sortirait.

Brun hocha la tête à la mention de la chambre, où ils seraient mieux, et du messager, avec dépit. Bien sûr il fallait prévenir Glace, mais tel n'était pas le message qu'encore la veille, le Duc devait recevoir... Le malheur était un contretemps, une menace pour l'avenir qu'ils avaient cru obtenir. Si Shyrin mourait... il ne serait plus question de dame de compagnie, ni peut-être de pardon et de bienveillance. Vainqueur retomberait dans ses angoisses de lignée menacée, si on l'amputait de sa Reine et de son héritier.

Brun ne voulait pas entrer dans ce genre de calculs, même s'il ne pouvait s'empêcher d'y penser. Il voulait seulement être là pour l'ami qu'il venait de retrouver. Il sentait que Vainqueur n'était pas venu juste pour prendre des nouvelles d'Acuité, alors que sa Reine se mourait.
- Comment puis-je t'aider ? demanda-t-il avec sincérité.
Si le Roi le lui demandait, il quitterait le chevet d'Acuité. Après tout, elle n'était plus en danger.

Ignorant de l'Art et de ses possibilités, Brun était loin de se douter que c'était après sa petite cousine que le Roi en avait.

Inconsciente toujours. Cela il le voyait bien ! Il ravala le sentiment de colère qui commençait à l'étreindre alors que son ami s'enquérait réellement de la santé de sa Reine. Avait-il aussi facilement enterré la hache de Guerre ? Cela lui mit un peu de baume au coeur et il soupira vaguement avant de répondre, le regard toujours figé sur Acuité.

- Elle se meurt.

L'aveu était brutal mais Brun avait demandé la vérité avec sincérité. Il avala sa salive dont le goût amer de la bile lui rappelait l'angoisse et la peur à l'idée de la perdre.

- Ses blessures sont profondes et elle continue à perdre beaucoup de sang.

En réponse à l'accolade virile que Brun venait de lui offrir, il tapota son bras pour signifier ses remerciements quant à cette compassion. Les soigneurs aussi doués fussent-ils étaient impuissants mais pas le Roi. Vainqueur n'abandonnerait pas aussi facilement. Il voulait user de l'Art, il voulait tout tenter pour sauver Shyrin.
Avait-il tant d'affection pour elle ou était-ce seulement par devoir ? Il s'interdit de se poser la question à ce moment là. Ce n'était ni l'endroit, ni le temps d'interroger son coeur.
Perdu dans ses pensées quelques instants, Brun le fit revenir à la réalité en posant la question nécessaire à leur avancée.
Il le jaugea un instant, imaginant la réaction qu'il pourrait avoir. Accepterait-il si facilement ? Il n'avait pas le choix ou plutôt, Vainqueur ne lui laisserait pas le choix.
Dans son regard, il reconnut la sincérité de l'ami d'enfance, l'inquiétude aussi. Il connaissait ces yeux là, appréhendant la suite avec sérieux mais toujours pour le bien du Royaume.
Sans hésiter, il lança :

- Réveille la. J'ai besoin de sa magie.

Par El, il lui avait posé la question avec une sincérité sans faille, Vainqueur se devait de répondre avec le même sentiment, même si ses propos tenaient plus de l'ordre que de la requête.

Brun avait redouté ces mots, pourtant, ils ne le surprenaient pas. Shyrin avait perdu beaucoup de sang, il l'avait vu d'un seul coup d’œil. Vainqueur avait dû en faire autant. Sa résolution n'avait sans doute pas attendu les soigneurs. Mais pouvait-on vraiment se résoudre au pire ? Le Roi était résolu, mais à quoi ? Brun ne comprenait pas, mais il ne pouvait accepter ce que son Roi, ni même son ami, demandait.

- Je ne peux pas, répondit-il gravement.
Qu'est-ce que Vainqueur croyait ? Qu'il suffisait de secouer Acuité pour la réveiller ? Qu'elle n'avait pas déjà été suffisamment secouée ?
- Acuité n'est pas en état d'Artiser, expliqua-t-il, si tant est qu'il y ait quoique ce soit à expliquer. N'était-ce pas évident ?
- Tu as tout un Clan à ta disposition.

Insensiblement, son corps s'était déplacé devant celui de la jeune femme, comme pour la masquer aux regards et à la volonté du Roi. Il souffrait de devoir dire non à son ami désespéré, mais il le comprendrait, n'est-ce pas ? C'était... comment avait-il dit ? Stupide et cruel de lui demander cela. Mais par empathie pour son ami, Brun ne s'en offusquerait pas.
- Que veux-tu faire ? demanda-t-il, se voulant compréhensif, se voulant utile, malgré tout.

Remords, rancoeurs et jalousies donnaient au banquet un coup amer. Contrairement à tout ce qu'il avait prévu, Vaillant n'avait guère goûté aux festivités. Cerise sur la pièce montée, celles-ci s'achevaient par une chasse à laquelle sa jambe ne lui permettait pas de participer avec le panache qu'il s'imposait. Le Baugien resta donc au château, et déjeunait dans les jardins avec Allégresse et ses parents, lorsque l'engloutit l'Art du Roi. Quelque chose se passait, quelque chose de grave. Bientôt Vaillant n'était plus sur l'herbe tendre, mais dans le chaos des combats. Il vit, par les yeux du Roi, Shyrin baignant dans son sang. Il faillit tomber de sa chaise et quitta la table tempétueusement.

L'attaque finit aussi vite qu'elle avait commencé, mais le Baugien ne supportait pas de rester au château en attendant qu'arrivent les blessés et les morts. Empêcher Shane de sortir fut la seule chose qui le tint en place. Dans la cour, la petite Chalcédienne pleurait déjà et elle s'était débattue comme une furie, allant jusqu'à lui griffer la joue. Vaillant se retint de l'assommer : son hystérie était la dernière chose dont ils avaient besoin. Soudain Shane se fit molle et sanglotante entre ses bras, et il la traîna jusqu'à l'antichambre de la Reine où Vainqueur avait sommé ses Artiseurs.

Jusqu'à cette chambre, Shyrin fut dérobée aux regards. Alors ce furent les guérisseurs qui s'affairèrent. Seule Shane fut autorisée à entrer. De l'antichambre, Vaillant et les Artiseurs qui le rejoignaient voyaient passer les bassines d'eau rouge ou rosée. Le Baugien était travaillé par l'inquiétude et par la curiosité. Vainqueur voulait que le Clan soigne sa Reine par l'Art. Il ignorait que cela fut possible ! Allaient-ils vraiment essayer ? Comment ? Quelles étaient les chances de réussite ? Pouvait-on soigner des blessures aussi graves ? Pouvait-on soigner tout type de blessure ? Ils n'avaient aucune réponse et Vainqueur tardait à revenir. Par El, où avait-il pu partir ? Le Baugien n'avait pas remarqué l'absence d'Acuité. Pour lui, elle ne faisait plus partie du Clan, auquel elle ne s'était jamais vraiment livrée.

Bouillonnant, le Baugien s'autorisa à entrer, rendant sa présence invisible aux guérisseurs dont la tâche était terminée. Shyrin était alitée, bandée, si blanche sur l'oreiller. Sa main tombait du lit au pied duquel Shane était prostrée, s'accrochant à ses doigts en chantonnant quelque informe berceuse Chalcédienne entrecoupée de sanglots. Ému malgré tout, Vaillant fit le tour du lit pour cueillir l'autre main de la jeune femme. Elle était froide et la vue de ses lèvres meurtries le choqua plus encore que la rose qui s'épanouissait lentement sur le pansement. Qui avait pu faire ça ? Qui avait pu frapper cette figure d'innocence et de paix ? Innocente, Shyrin ne l'était plus aux lendemains de ses noces ; elle ne l'avait sans doute jamais été, barbare devenue Reine des Duchés. Pourtant elle restait pour Vaillant la captive, l'amie qu'il avait à coeur de distraire et de protéger. Promise à la Couronne, il avait cru qu'elle n'avait plus besoin de lui et l'avait délaissée ; plus violemment en ce jour, il la perdait.

Par sa bouche puis par son esprit, il murmura son nom. Il avait encore la fatuité de croire que l'amour, plutôt que la force, pouvait la ramener, comme dans ces contes pour enfants qui ne se réalisent jamais.

Brun refusa et cette décision agaça le Roi. Il comprenait son ami mais les enjeux en ce jour ne lui permettait pas de faire dans le sentimental. Le Clan devait être au complet, ils n'auraient qu'une seule chance de réussite. Brun le comprendrait-il même s'il l'expliquait ? Il l'observa tandis que ce dernier se déplaçait pour protéger sa petite cousine.
Son coeur déjà brisé par les récent événements perdit un nouveau morceau. Il lui s'en voulait de réclamer à nouveau un dû de sang, un dû de magie mais il n'avait pas le choix. Le Roi n'avait pas le choix.

La mine sombre et résignée, il secoua lentement la tête et s'approcha de son ami pour limiter le nombre d'oreilles à l'écoute. Son regard accrocha le visage d'Acuité derrière Brun lorsqu'il commença :

- Avec Ardent, nous avons fouillé dans les vieux parchemins de Maître Ordajonc, cela fait plusieurs mois que notre nouveau Maître d'Art étudie ces écrits. Il existe un moyen de soigner, de guérir par la magie. Je veux essayer au moins une fois, je ne peux pas la laisser partir comme ça Brun...je ne peux pas. Tu comprends n'est-ce pas ?

Ses yeux terre de sienne brûlée croisèrent alors les siens. Comprenait-il ? Certainement que oui, lui aussi s'efforçait de protéger l'être cher en ce moment même. Le risque existait il ne le savait que trop bien, mais faute de pouvoir éviter d'user de sa petite cousine, il pouvait au moins promettre d'être vigilant et de ne pas outrepasser les limites.
En serait-il capable ? Il préférait ne pas y penser tant sa volonté de sauver Shyrin était forte. Après un profond soupir, il reprit implacable autant que désolé :

- Réveille la. Ne me force pas à te l'ordonner.

N'était-il déjà pas charitable qu'il ne le fasse pas à sa place ? Au moins pourraient-ils profiter de ce moment d'intimité précaire, obtenue grâce à la toile tendue qui les séparait des autres. Il attendit la réponse de Brun avant de rejoindre son clan.

Cette magie contre-nature n'avait donc pas de limite ?

Entre espoir et dégoût, Brun acquiesça à contrecœur. Bien sûr, il comprenait. Il ne pouvait résister au désespoir de son ami, ni à l'autorité de son Roi. Pouvait-il pour autant leur sacrifier Acuité ? Cette décision ne lui appartenait pas. Acuité ne lui appartenait pas. Elle n'était pas sa chose, ni sa femme. C'était à elle de juger jusqu'où elle pouvait aller, pour son amie, pour sa Reine. Mais elle était inconsciente, affaiblie. Son corps vide avait besoin de lui.

Les yeux tristes mais le corps solide, Brun ne s'effaça pas.
- Quels sont les risques ? murmura-t-il, mais c'était chose vaine : il savait que les risques n'arrêteraient pas Vainqueur, téméraire de nature, téméraire et amoureux.
Allait-il perdre son Clan dans cette nouvelle aventure ? Brun n'avait aucune confiance en Ardent, ni en Vainqueur, à cet instant. Le Roi était prêt à tout.

Et lui, qu'aurait-il fait, pour sauver Acuité ? Aurait-il bravé pour une seconde fois l'autorité de son Roi ? Saccageant la paix à peine obtenue ?

Son bras se referma sur celui de Vainqueur et il dit avec toute la persuasion dont il était capable* :
- Utilise-moi à sa place.
Et il soutint le regard du souverain malgré le ridicule de la proposition. Brun n'était pas certain d'avoir la magie, et il était certain de ne savoir pas s'en servir. Comment pouvait-il égaler Acuité ?

Mais Acuité avait failli se perdre les deux dernières fois qu'elle avait Artisé. Elle était faible. Elle n'était pas même consciente, par El !
- Je suis plus fort qu'elle, osa-t-il.
Plus fort et prêt à donner plus. Peu lui importait de se perdre. Il savait qu'Espoir aurait une mère pour veiller sur lui.

* Le hasard:

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'Hasard 6' : 4

Les risques étaient nombreux, trop nombreux pour être rassurants. Devait-il vraiment les lui expliquer ? L'idée de soigner par l'Art était aussi audacieuse que téméraire, le Clan avancerait à l'aveugle sans connaître ni les paramètres, ni les aléas d'une telle pratique. Acuité avait été séparée d'eux longtemps, certains "nouveaux" lui étaient complètement inconnus, les autres l'attendaient toujours, certains souhaitant la mettre à l'épreuve pour ne citer que Ardent.
Au delà de sa puissance et contrairement au Maitre Ordajonc qui avait essayé de l'ouvrir à la magie en douceur, Ardent était trop impulsif, il chercherait à briser ses murailles. Plus le Roi y songeait, plus il lui semblait stupide de révéler à Brun les risques qu’entoureraient sa petite cousine.

Il avait bien compris qu'il ne souhaitait que la protéger et le bras qui enserra le sien le lui prouva encore une fois. Brun cherchait des options, il voulait un autre chemin que celui que Vainqueur lui imposait.
"Utilise moi à sa place" venait-il de dire...Les mots en eux-même étaient déjà puissants, mais Vainqueur ne s'attendait clairement pas à l'Art que Brun insuffla dans ses paroles.
Il le regarda un moment stupéfait. Comment était-ce possible ? Cet embryon d'Art s'était-il enfin développé ? Acuité lui avait pourtant assuré l'avoir fermé à l'Art.
Tout d'un coup, tout s'éclaira dans l'esprit du Roi. Elle avait menti, encore, dans le but de le préserver. Il n'avait pas vérifié, persuadé qu'elle aurait été jusqu'au bout et aujourd'hui il découvrait que son meilleur ami, son conseiller possédait la magie tant espéré. Son regard dévia vers le visage endormi d'Acuité. Elle l'avait bien eu. Il aurait pu en rire, mais les conditions en ce jour le rendaient plus amère et en colère.
Plus fort qu'elle, il en doutait tout simplement parce que la magie était encore endormie en lui, il n'avait pas été formé.
Pour autant, lorsque ses yeux croisèrent à nouveau les siens, une vive lueur d'intéret s'était allumé dans les pupilles du Roi. Se servir de lui, sans retenue ou presque...Il ne voulait pas qu'il arrive malheur à son ami d'enfance. Rapidement, un plan se dessina dans son esprit.

- Tu es sûr de toi ? demanda-t-il sans ciller. Elle t'en voudra surement.

Il pointa Acuité du menton. Comment réagirait-elle en se réveillant seule dans une chambre, sans personne à ses côtés. Se réveillerait-elle au moins ? Peut-être que le manque d'air l'avait plongée dans un coma et qu'elle finirait par mourir sans jamais ouvrir les yeux. Peut-être serait-elle furieuse qu'il ait pris sa place, le devoir était une notion qu'Acuité semblait vénérer. Brun avait-il conscient de cela ? Lui ne pouvait pas attendre, il fallait agir maintenant, pendant que Shyrin respirait toujours.

- C'est maintenant,précisa-t-il en commençant à s'éloigner.

Shane fredonnait au chevet de Shyrin. Elle pressait sa main au rythme de la mélodie et des larmes. Elle regrettait tellement ! D'en avoir voulu à sa soeur, ces derniers jours, de la tenir à distance de ses sentiments intimes et de ses amitiés stratégiques. Shyrin la traitait comme une servante, mais c'est ce qu'elle était ! Elle n'aurait jamais dû aspirer à quoique ce soit d'autre. Alors peut-être qu'elle aurait mieux veillé sur sa soeur. Peut-être qu'elle lui aurait dit que la forme de son sang virginal, qu'elle était allée quérir dans les draps comme il était de coutume en Chalcèdes, était celle d'un poignard. Shane avait cru, alors, que ce serait le signe d'un règne fort, mais pas de cette fin violente... La Fanel avait ressurgi comme un diable de leurs pires cauchemars. Le passé les rattrapait et les privait d'avenir. Avaient-elles fait tout cela en vain pour la paix, au prix de leurs jeunes vies ? Si Shyrin mourait dans ce lit, Shane était bien décidée à mourir aussi. Sa vie n'avait pas de valeur sans sa maîtresse, sa princesse, sa Reine, sa soeur.

La porte à nouveau s'ouvrit sur le Roi et son maître d'armes. Shane leva la tête, partagée entre la haine et l'espoir. Ces deux hommes avaient fait du mal à Shyrin ; elle n'avait pas oublié. Le Roi était un peu remonté dans son estime : il semblait avoir bien traité sa nouvelle épousée, et surtout, elle avait senti, à travers son Art, qu'il tenait réellement sa Reine. Shane s'en était sentie soulagée et jalouse à la fois. Vainqueur serait celui qui lui prendrait définitivement le coeur de Shyrin. C'était comme si la Reine l'attendait, lui, pour se réveiller... Pourtant, il avait été incapable de la protéger. Quel genre de Roi était-ce là ? Pouvait-il encore la sauver ? Shane ne comprenait pas bien ce qu'il comptait faire, mais elle était prête à tout pour l'aider. La petite Chalcédienne se releva et essuya ses larmes de la main qui ne tenait pas encore celle de Shyrin. Vaillant, lui, avait lâché ses doigts et s'était reculé à l'entrée du Roi. Shane ne faisait pas attention à lui.

Quoique le Roi compte faire, ils allaient pouvoir commencer. Shyrin était trop blanche et rouge sur cet oreiller.

En partant, Vainqueur avait donné ses ordres concernant la convalescence d'Acuité. On devait rapidement la porter dans une chambre et surveiller son réveil. Plus le temps passait depuis l'attaque, moins elle avait donné des signes de conscience cependant. Elle semblait plongée dans un profond coma et le Roi n'avait pas le temps d'espérer pour elle, il espérait suffisamment pour Shyrin.
Quand bien même, il n'oubliait pas que sa petite cousine avait donné l'alerte via l'Art et que grâce à cela, la défense s'était organisée. Que se serait-il passé si Brun et lui-même étaient arrivés juste après ?
Il préférait ne pas y songer.

Son ami sur les talons, il regagna les appartements de la Reine. Tout le clan d'Art à l'exceptions d'Acuité était présent. Il les fit entrer dans la chambre où Shane et Vaillant se tenaient déjà. Si le Roi haussa un sourcil en découvrant le jeune noble au chevet de sa Reine, il n'en montra rien.
Ardent était aussi excité que lui-même à l'idée de découvrir de nouvelles capacités de l'Art, cependant la présence de Brun sembla le refroidir.
Au regard qu'il lança au Roi, Vainqueur comprit que le Maître d'Art attendait Acuité. Il soupira et précisa pour eux tous :

- Acuité n'est toujours pas réveillée, nous ne pouvons attendre. Brun possède une base de magie, je puiserais en lui directement.

A présent, il fallait présenter le plan d'action à savoir quel serait le rôle de chacun dans cette expérience unique. Aucune erreur ne serait tolérée, ils n'avaient droit qu'à un seul essai. L'appréhension le gagnait, la peur d'échouer s'instillait dans ses veines comme un poison dangereux. Il devait se reprendre, montrer le bon exemple.

- Vaillant, tu soutiendras Shyrin, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'elle va ressentir. Si elle ne peut te répondre, elle t'entendra, il faut la rassurer, lui expliquer ce qu'il se passe et surtout qu'elle s'accroche. Leste, tu sera le puits d'energie de Ardent, Brun sera le mien. Gracile et Fourmille, vous vous assurerez que personne ne se perd en chemin. Brun est novice, assurez vous qu'il reste avec nous, je serais intransigeant à ce sujet.

Il s'était servi des capacités de chacun pour élaborer la marche à suivre. Pour autant, Ardent le regardait les bras croisés.

- Des questions ?

Le Roi s'installa sur un fauteuil confortable, Ardent à l'identique face à lui. Chacun était d'un côté du lit de Shyrin. Vainqueur invita Brun à venir s'asseoir à ses pieds, il posa une main sur son épaule. Leste fit de même vis à vis de Ardent. La séance allait pouvoir commencer.

Le Roi pénétra dans la chambre accompagné de son troupeau d'Artiseurs. Et donna ses instructions. Enfin quelqu'un prenait les choses en main ! Mais les mains du souverain n'étaient pas douces, et malgré les précautions énoncées, Vaillant craignait pour Shyrin comme pour le Clan. Il ne fallait pas non plus compter sur Ardent pour mettre des gants de velours. Le maître d'Art ne faisait que les pousser au-delà de leurs limites, et aujourd'hui ils la franchissaient, la limite de l'inconnu. Ensemble.

Ce que l'entreprise avait d'excitant s'effaça aussitôt à l'énoncé de son rôle. Vaillant serait la béquille, le garde-malade. Le veilleur, hors de l'action. Pourtant il devait sans doute se flatter d'être, pour ce rôle, le mieux placé. Il était le plus proche de Shyrin ; même le Roi le reconnaissait. Shane lui lança un regard offensé ; elle, n'aurait que le corps extérieur de Shyrin à veiller. Avec un sourire mesquin, il lui fit signe d'aller ouvrir la fenêtre. Shyrin allait étouffer avec tout ce monde dans la pièce, dont les inutiles. D'ailleurs, que faisait le maître d'armes parmi eux ? Il avait l'Art, à présent ? Il ne serait qu'un puit, mais si l'énergie venait à manquer ? Mieux valait finalement garder les inutiles sous la main.

Aux ordres, le Baugien n'avait pas de questions à opposer. Il ne voulait plus attendre, les autres non plus. Il s'enfonça plus profondément dans l'esprit de Shyrin, qui jusqu'alors, ne réagissait pas. Dans l'obscurité. Il faisait froid, trop froid pour cette journée d'été. Il murmurait son nom, encore, et sa voix prenait les inflexions de la berceuse, pourtant il ne parlait pas Chalcédien...? Il suivit la mélodie jusqu'à un halo de lumière, vacillant, confortable, ignorant du reste. L'esprit de Shyrin jouait là, si pur.

Vaillant s'ouvrit, entourant l'esprit d'une présence aimante et rassurante comme une mère emmaillotant son enfant. Il l'enveloppait, il l'isolait aussi, du reste de son corps. Souffrirait-elle ? Les sentirait-elle pénétrer sa chair comme le scalpel du chirurgien ? Vaillant fit taire ces doutes de peur qu'elle les perçoive, et projeta toute la confiance et l'amour qu'il avait encore en lui, diffusant sa lumière à côté de la sienne, à peine mêlées, comme s'il n'osait pas tout à fait entrer.

Shyrin. Nous sommes avec toi. Nous sommes en toi. Nous soignons tes blessures. Vainqueur est là, et Shane, et Acuité, mentit-il avec facilité. Nous t'aimons. Est-ce que tu m'aimes ? Est-ce que tu m'entends ?

Puisqu'il n'y avait pas de question, Vainqueur ferma les yeux et bascula sa tête en arrière, la reposant pleinement sur le dossier du fauteuil. Rapidement, il gagna cet autre monde, là où la magie courait. Il lui était facile de s'oublier dans cet univers à la fois connu et pourtant ouvert sur l'inconnu.
Sous sa paume, il sentait la chaleur de Brun et se concentra un instant dessus. Son ami devait rester avec eux, ne devait en aucun cas se perdre. Acuité ne le lui pardonnerait jamais, lui non plus ne se le pardonnerait jamais.
Cependant, il dût lâcher sa bride et tandis que son Art puisait allègrement dans ses ressources, il pénétra l'esprit de Shyrin. La discrétion n'était pas son fort, l'inquiétude et l'angoisse le rendait encore plus maladroit, mais lorsque Ardent se joignit à lui, il retrouva son calme.
Sa confiance était totale, ils y arriveraient, le Roi en était certain.

La magie insidieuse se propagea dans le corps de la jeune femme, elle parcourut chaque parcelle de chaque organe, chaque cellule, chaque élément qui faisait de Shyrin, Shyrin.
Concentré, les deux artiseurs écoutèrent les murmures, observèrent les réaction de l'Art. La foi et la confiance devait être totale, il fallait ne faire qu'un avec la magie et écouter ce qu'elle leur soufflait.
Shyrin souffrait-elle ? Oui, mais son inconscience anesthésiait ses sens. Ardent et le Roi se mirent à l'oeuvre. Plutôt que de soigner directement les plaies, ils insufflèrent à chaque parcelle la volonté et l'énergie nécessaire pour que la guérison soit totale et rapide.
Aucun ne parla, les pensées étaient unis, le but commun.
Le corps de la jeune femme réagit, il se mua en un torrent de magie qui léchait les rives de ses blessures, érodait le poids de sa douleur, apportait fraîcheur aux débuts brûlant d'une infection.
Chacun tenant son rôle, il n'y eu pas d'incident.
Pour autant, le Roi se sentit rapidement fatigué, comme vidé de toute source d'énergie. Qu'en était-il de Brun ? Il préférait ne pas y penser, là encore, sa confiance envers Gracile et Fourmille devait être absolue.
Ils pouvaient réussir, sauver la Reine, démontrer que l'Art était une magie divine.

Lorsque Vainqueur ouvrit les yeux à nouveau, il était en nage et un frisson le secoua. Épuisé, il porta son regard presque flou sur les autres artiseurs et attendit que chacun revienne à lui.
Shyrin semblait avoir reprit des couleurs, il lui faudrait encore plusieurs jours pour que son corps ne se guérisse totalement. L'espoir demeurait pourtant.
Elle semblait sereine, ainsi alitée, son visage plus lisse que jamais, presque enfantin.

Ardent le regarda, Vainqueur lui rendit son regard légèrement écarquillé. De nouveaux cheveux gris parsemaient la coiffure de Maître d'Art.

- Vos cheveux...murmura ce dernier.

Vainqueur comprit que de son coté aussi, la pratique n'avait pas été sans effets. Il sourit, presque ravi de cette conséquence. La magie l'avait usée, c'était peut-être le signe que cela avait fonctionné. Les prochains jours le leur diraient.
A la fenêtre, il remarqua alors que la nuit était tombée, depuis combien de temps ? Le chateau semblait endormi.
Il se pencha en avant, pour s'assurer que Brun se portait bien et surtout, qu'il était revenu parmi eux.

Spoiler:

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'Hasard 10' : 6

Brun n'hésita pas. Acuité lui en voudrait peut-être, mais au moins, elle serait vivante pour le faire. Il suivit Vainqueur d'un pas pressé jusqu'à la chambre de Shyrin. Les Artiseurs les attendaient. Il n'avait pas besoin d'être doué de magie pour sentir la surprise, voire l'hostilité, que sa présence suscita. Il était un intrus parmi eux, mais c'était le cadet de ses soucis, et bientôt tous se concentrèrent sur leur mission commune : sauver la Reine.

Le Roi donna ses ordres. Brun n'y entendit rien, à part que Vainqueur s'inquiétait pour lui, et qu'il lui demandait de s'assoir à ses pieds. Un peu gêné par cette position qui le faisait redevenir le chien fidèle qu'il avait cessé d'être, Brun s'exécuta. La main fraternelle de Vainqueur sur son épaule le rassura, jusqu'à ce que l'énergie sorte de lui.

Brun se sentit transporté. Il s'accrocha au pied du fauteuil. Malgré ce contact, il perdait la notion de l'espace et du temps. Il avait l'impression d'appartenir à quelque chose de plus grand, même s'il ne sentait les autres qu'indistinctement, et qu'il n'avait aucune idée de ce qu'ils fabriquaient. Il sentait surtout Vainqueur, Vainqueur qui prenait toute la place et drainait son sang hors de lui. Allait-il le vider pour sa Reine ? Résigné, il s'abandonna.

Une ou deux fois, il faillit se laisser emporter par le flot, mais des mains le retinrent. A elles aussi, il s'abandonna.

Il faisait nuit lorsqu'il revint à peu près à lui. Il se sentait seul dans sa cage thoracique et vidé de toutes ses entrailles. Vainqueur le toucha sans puiser en lui. Brun sourit faiblement, mais préféra rester assis. Il ne savait pas s'il pourrait tenir debout, ses forces s'étaient retirées de lui comme la marée. Mais il était vivant, et entier. Acuité aussi était vivante, quelque part. Et Shyrin ?

- Avez-vous réussi ? souffla-t-il.
Échoué au pied du lit, il ne voyait pas la Reine, ni ne la sentait dans son esprit obscur.

- L'avenir nous le dira, il faut à présent laisser son corps se reposer, répondit le Roi dans un murmure.

Pourtant lorsqu'il releva la tête vers son clan, son visage fatiguée n'affichait qu'un seul sentiment : la victoire.
Il était persuadé que sa Reine était sauvée, même si elle tarderait certainement à se réveiller, plusieurs jours peut-être, il n'en savait rien. En revanche, il avait perçu les changements infimes qui avaient commencé à se générer dans ce corps jeune et vigoureux.
La contrepartie était cette perte d'énergie et la fatigue irréversible de ses propres cellules.
Un large sourire inondait ses traits tandis qu'il remerciait chacun.
Il se leva et tangua légèrement. L'épuisement le rattrapait mais il ne pouvait se coucher dès à présent, avant cela, il devait s'assurer de l'identité de l'agresseur de son épousée.
Se rattrapant in extremis au dossier du fauteuil, il ordonna à nouveau que chacun aille se reposer. Shane pouvait demeurer aux côtés de sa soeur et devait le prévenir dès qu'un changement apparaissait. Les autres pouvaient aller dormir ou bien profiter des restes de la fête avortée.
Malgré la gravité de la situation au matin, le chateau ne s'était pas arrêté pour autant. Les noms de Shyrin et d'Acuité étaient sur toutes les bouches, un peu plus prononcés peut-être que ces autres victimes qui avaient eu moins de chance mais que l'on honorerait ce soir et encore après.

Un dernier regard sur le visage pâle immobile dans ce lit trop grand pour elle, puis un regard vers son Conseiller qui à son tour se relevait. Le Roi sortit avec la certitude que Brun le suivrait. Lui aussi souhaitait surement savoir qui était à l'origine de cet acte abominable. Après tout, le Roi croyait les deux jeunes femmes sauvées, mais en réalité, l'étaient-elle vraiment ?
L'esprit fourmillant de millions de petites décharges électriques propres à la migraine, il se tenait pourtant bien droit, comme si le mal de mer ne lui donnait pas la nausée.
Cette nausée, cela faisait déjà quelques heures qu'il la ruminait, conjuguée avec la frustration de n'avoir pas été là, de n'avoir rien pu faire dans le feu de l'action.
Alors au moins, ce visage couturé de cicatrices devrait lui livrer ses secrets.

Il n'y avait pas trop eu d'un seul esprit pour contenir Shyrin. Vaillant ignorait combien de temps la Reine avait lutté. Au début, il avait fallu la contenir, puis elle s'était abandonnée. Il n'avait cessé de lui parler, de s'ouvrir un peu trop, flot continu de paroles ineptes et de souvenirs dorés. A travers elle, il sentait ce qui se passait dans son corps. Lorsque cela lui paraissait nécessaire, il commentait comme s'il comprenait ce qui était à l’œuvre, alors qu'il n'en savait rien, si ce n'est qu'ils faisaient tout cela pour son bien ; il était essentiel que Shyrin le comprenne. Fasciné par la guérison à l’œuvre, puissante à défaut de délicate, l'Artiseur s'obligeait à s'en dissocier pour rester concentré sur la Reine et distraire son attention avec plus ou moins de succès.

Quand la vague reflua, ils restèrent tous eux échoués sur la page rocailleuse. Vainqueur et Brun parlaient, Vainqueur donna des ordres que Vaillant perçut indistinctement mais devina aisément, lorsque le Roi puis tous les Artiseurs se retirèrent. Épuise, le Baugien se traîna jusqu'au fauteuil brûlant qu'avait occupé le Roi, et regarda Shane s'activer sans rien pouvoir y faire auprès de sa sœur inconsciente. Son esprit ne s'était pas complètement retiré de celui de Shyrin. Il gardait un pied dans la mer. Il s'endormit brutalement et peut-être, partagea avec elle ses rêves.

Vaillant rêva que Lac Bleu débordait jusqu'à inonder le domaine familial. A la surface des eaux, des raisins rouges flottaient. Il tentait de sauver du courant la nouvelle épouse de Juste, mais immergé jusqu'à la taille, il n'avançait pas assez vite. Lorsqu'elle fut dans ses bras, sa belle-sœur était devenue Chiara, mais il ignorait si elle était vivante ou pas.
Des murmures chalcédiens le tirèrent plus ou moins de ses songes. L'aube perçait à peine. Shane était penchée au dessus de Shyrin, une coupelle d'eau à la main. Vaillant tenta laborieusement de se redresser sur le fauteuil.
Comment vous sentez-vous ? dit-il, ou pensa-t-il plutôt, englué qu'il était encore dans le sommeil et l'Art.

Le premier mot de Shyrin fut pour Vainqueur. Peu importe que ce soient Shane et lui-même qui soient là pour elle. Trois jours auprès du Roi avaient suffi pour éclipser leurs années ou leurs mois de loyauté.
Vaillant fut réveillé par cette dure réalité ; pourtant, à la jeune miraculée, il n'avait rien à reprocher. Elle réclamait son époux, elle souffrait, elle pleurait même. A la vue des larmes, il lui fut difficile de ne pas chercher, encore, à la soulager. Son aide était vaine. Il ne pouvait lui apporter ce qu'elle désirait.

Des réponses, il n'en avait aucune à lui apporter. Il ignorait où était Vainqueur (ronflant sans doute) et comment allait Acuité (de cela aussi, il s'efforçait de se détacher). Des questions, par contre, Vaillant en avait foule. Que s'était-il passé ? Comment se sentait-elle ? (elle n'avait pas répondu) Son corps était-il réparé ?
Mais par amitié, Vaillant ravala sa curiosité. Aussi délicatement que sa migraine le lui permettait, il sépara leurs esprits jumelés. Shyrin était seule. Sa guérison lui appartenait désormais.

Lui aussi, se sentait seul, pourtant la solitude était préférable à sa présence à demie-désirée. Shyrin ne le voulait pas auprès d'elle, pas vraiment ; et Vainqueur, moins encore. Il était préférable que le Roi ne le croise pas dans la chambre de son épousée à cette heure avancée.
- Appelle Vainqueur, dit-il à Shane en se relevant lentement.
De toute sa hauteur, même s'il se sentait voûté, Vaillant regarda Shyrin, si petite et blanche dans son lit.
- Tout va bien à présent, murmura-t-il comme une dernière parole de réconfort. Reposez-vous.

Et il sortit d'un pas mou.

On frappa à sa porte et il grogna depuis son lit. L'Art l'avait consumé, il n'aspirait qu'à la paix d'un repos mérité par El !
-Entrez, somma-t-il depuis le moelleux de son matelas.

Il releva un visage embrumé sur une minuscule silhouette qu'il ne reconnut pas immédiatement, sa vue trop faible par une sommeil lourd et pourtant peu réparateur. Ses cernes se disputaient son apparence avec ces nouveaux cheveux blancs, clairsemés parmi ses cheveux sombres mais pourtant bien présent. Il se sentait plus vieux dans tout son corps, les courbatures de ses muscles étaient là pour le lui rappeler.
Soudain, après que sa vue se soit adaptée, il reconnut Shane. Ses yeux s'ouvrirent tout à fait et il sauta hors de son lit. A la tête qu'elle faisait, il comprit immédiatement que Shyrin s'était réveillée. Ils avaient réussi.
Au passage, il enfila sa robe de chambre par dessus sa chemise et ses braies puis quitta la pièce après avoir ordonné à la jeune femme de faire monter un plateau pour son épouse. Elle devait manger.
Lui aussi ceci-dit, mais son estomac ne semblait pas tout à fait remis de ce surplus d'Art aussi il préférait ne pas se précipiter.

A grandes enjambées, il traversa l'anti-chambre le menant tout droit dans celle de son épousée. Il ouvrit la porte à la volée, peu délicat car trop impatient de découvrir la vie palpitant à nouveau, de découvrir comment l'Art avait oeuvré.
Toujours pâle, le visage ruisselant de larmes, elle paraissait trop vulnérable pour la survie, une fleur fragile précocement arrachée à la bonté de la vie.
Il lui sourit, convaincu qu'ils avaient bien fait, que sa décision avait été la bonne. La petite se remettrait, il ne pouvait plus en douter.

Quelques pas de plus le menèrent jusqu'à son chevet. Là, il s'installa sur le rebord et prit une de ses mains entre les siennes.
- Ne pleurez-plus, l'encouragea-t-il, tout va bien, vous êtes en sécurité.

Il tapota le dessus de sa peau blanche entre ses doigts.

- Vous êtes sauve, insista-t-il à la fois pour la rassurer mais aussi car lui même était stupéfait du pouvoir dont il avait hérité.

Shyrin semblait bouleversée. Non, elle était véritablement bouleversée c'était une certitude. Vainqueur la regarda, un sourire de compassion affiché sur ses lèvres. Il essaya ses larmes d'un revers de la main lorsqu'elle émit sa surprise qu'il ne soit pas parti. Où aurait-il pu aller ? N'était-ce pas son château ici ? Et pourquoi serait-il même parti ?
Il plaça ses divagations sur le compte de la douleur, de l'art ou de son inconscience trop longue peut-être. Quoiqu'il en fut, il était vraiment heureux de la voir en vie, même si encore pâle du fait de la perte de sang, même si encore chamboulée par toute cette ignorance.
Un nouveau sourire se dessina sur ses lèvres, un sourire presque gêné cette fois-ci. Il ne pouvait pas lui dire qu'il avait utilisé l'Art, elle vomissait cette magie, ce n'était pas le moment de lui donner un coup de sang.

- Cela n'a pas d'importance, dit-il tout bas. Maintenant, il faut vous reposer et surtout manger pour reprendre des forces.

Il délaissa sa main et se releva du bord du lit. La priorité était de faire intervenir les guérisseurs, il voulait leur avis. Où en était la guérison ? Les plaies ? Comment ce corps survivait ?
Et puis, il fallait aussi lui apporter à manger.

-Avant cela, j'aimerais que les soigneurs vous examinent, ajouta-t-il gravement pour devancer un quelconque refus.

D'un regard à Shane, il lui fit comprendre qu'elle pouvait s'en charger.