Le dîner pour célébrer l'arrivée du Roi et de toute sa suite s'était bien déroulé aux yeux de la Duchesse de Béarns. L'apparition tardive de son époux le Duc, avait fini de contenter le Roi Vainqueur.
Tant et si bien, que si elle lui en avait voulu pour son absence au début, tout était pardonné.
À présent, les convives avaient regagné leurs chambres laissant les domestiques vaquer à leurs occupations, c'est-à-dire nettoyer et ranger la grande salle dans laquelle la fête avait eu lieu.
Il faudrait recommencer demain soir, pour célébrer cette fois-ci l'anniversaire de Espoir Loinvoyant.

Avant cela, la journée de demain serait dédiée à la chasse. Espoir avait rechigné a une telle démonstration sanglante mais Acuité lui avait rétorqué que c'était la tradition.
Une chasse en utilisant des oiseaux de proie et des marguets siégeait dans les mœurs de Castellonde. Son père lui avait offert son premier oiseau et son premier arc durant ces moments festifs. Elle était alors bien plus jeune qu'Espoir désormais.

Depuis la mort de Victoire, Acuité n'avait guère chassé et savait que demain, c'est Brun qui devrait s'y coller. À coté, elle ferait office de pâle figure et il devrait s'en contenter.
Mais avant tout cela, il fallait encore rencontrer Vainqueur pour briser les fiançailles.
Ce ne serait pas une mince affaire et la duchesse craignait que de vilaines paroles soient prononcées.
Pourtant, c'est armée de son courage et de quelques douceurs et alcool, qu'elle avait convié tandis que tout le château dormait, son grand cousin Vainqueur, son fils et son époux.
Le petit salon non loin des appartements ducaux s'y prêtait. Il était chaleureux et agréable. Lorsqu'elle y pénétra dans une tenue bien moins sophistiquée que celle qu'elle portait durant la soirée, la chaleur de l'âtre lui fit du bien. Le reflet des flammes sur les murs et les tapisseries apportait des teintes rousses à ses cheveux de blé qu'elle avait détaché.
Espoir arriva juste après, la mine grave. Elle lui offrit un petit sourire encourageant et du menton, l'incita à relever le sien. Si tout le monde se réunissait ce soir, c'était pour lui, elle ne tolérerait pas qu'il ne soit pas digne de cette réunion.
Brun fit son entrée et elle l'observa pour tenter de deviner comment il était disposé.
Évidemment, il n'était pas d'accord avec son idée mais savait que comme toujours, Acuité n'en ferait qu'à sa tête.
Ce qui était vrai.
Elle souffrait cependant de ne pas avoir son appui et s'inquiétait de ce que devenait leur mariage. À savoir, pas grand chose de gai.

Enfin Vainqueur fut annoncé et elle se leva, comme le reste de la petite assemblé.
Sur l'immense tapis face au feu, une petite table avait été disposée composée de vin, de thé, de petits pains au miel, fromages et diverses viandes séchées. Les fauteuils étaient installés en arc de cercle autour, face au feu.

- Vainqueur, merci d'être venu. Je t'en prie (et elle indiqua le fauteuil pour qu'il prenne place). Es-tu bien installé dans les appartements ouest ?

Attendant la réponse, elle reprit sa place et croisa les jambes sous sa robe, les bras posés sur les accoudoirs dans une attitude de Reine en ses lieux.

Vainqueur en avait assez d'attendre. Après le voyage et le festin, il avait hâte que la journée se termine enfin. La patience n'avait jamais été son fort, surtout quand elle lui était imposée. Mais surtout, il était inquiet. Inquiet depuis le départ d'Aimée, inquiet d'en savoir si peu sur ses progrès, inquiet qu'Espoir ne lui ait pas répondu à ce sujet. Le voir dans le salon renforçait son inquiétude et sa colère. Pourquoi ses cousins Loinvoyant lui imposaient-ils cela sous couvert d'une invitation d'anniversaire ? Malgré la présence de son ami, Vainqueur se sentait pris dans un traquenard. Et, comme un sanglier acculé par les chasseurs, il avait envie de foncer au devant du danger en dévastant tout sur son passage.

Avançant vers ses hôtes, le Roi soupira pour se raisonner. Il écouta d'une oreille les paroles d'Acuité et essaya de ne pas trop la regarder. Son attitude de Duchesse pleine de morgue et de dignité l'exaspérait. Sur la petite table, Vainqueur servit quatre verres de vin, se saisit du sien puis s'assit. Il but et savoura l'aigreur sur sa langue, tâchant de calmer les battements de son cœur et regardant ses hôtes alternativement.

Acuité, à laquelle il ne répondit que par un sourire forcé. N'en avait-elle pas assez des banalités ? Elle lui avait donné les meilleurs appartements comme il se devait, et il n'avait pas l'intention de la remercier. Il n'était visiblement ici que pour parler de cette « affaire importante » qu'elle retardait encore.

Brun, qu'il n'était pas parvenu à dérider, même avec du vin. Moins loquace et plus sinistre que jamais, le Duc avait l'air de souhaiter très fortement être ailleurs.

Espoir enfin, sur lequel s'arrima le regard du Roi. Celui qu'il voyait le plus, mais qu'il connaissait le moins. Celui dont la présence lui laisser deviner l'objet de cette mystérieuse entrevue. Car Espoir n'étant pas destiné à prendre les rênes du Duché, il ne s'agirait pas de politique. Il s'agirait plutôt du passé ou de l'avenir. Le passé était clos, l'avenir était ouvert. Qu'est-ce que le fils de Brun et d'Acuité pouvait-il encore avoir à lui réclamer ? Vainqueur ne lui avait-il pas déjà promis, ce qu'il avait de plus précieux ?

- Je t'écoute, dit simplement le Roi au jeune homme en portant sa coupe à ses lèvres.

A cause de toute cette cérémonie malheureuse, Vainqueur savait déjà qu'il n'aimerait pas ce qui allait suivre, et malgré son attitude tranquille, son imagination prenait des directions folles. Espoir ne se satisfaisait-il pas de sa position à Castelcerf ? Ses parents voulaient-ils le rétablir dans son héritage ? Mais les seules questions qui l'angoissaient véritablement avaient trait à Aimée, car c'était vraiment elle dont le Roi se souciait. Espoir avait-il connaissance de quelque vérité à son sujet ? Etait-elle menacée ?

Ses dents heurtèrent le métal quand il envisagea qu'Espoir ait reproduit la faute paternelle. Alors il n'y aurait pas trop de Brun et d'Acuité pour empêcher Vainqueur de se jeter sur lui.

Vainqueur ne prit pas la peine de répondre à sa question et Acuité pinça les lèvres, contrariée.
Le Roi faisait sa mauvaise tête tandis qu'elle tentait d'adoucir l'annonce à venir.
Très bien, qu'à cela ne tienne. Elle décida qu'elle ferait comme tout le monde dans cette pièce : elle n'y mettrait plus de bonne volonté.
Entre Espoir qui rechignait à être présent, souhaitant la laisser agir à sa place et Brun qui ne la soutenait même pas, Acuité se sentit plus seule que jamais.
Tenir cette famille à bout de bras était un travail épuisant, bien plus fatiguant que de gérer le Duché.

Aussi, elle laissa chacun agir à sa guise. Après tout, elle n'était pas la principale intéressée de l'affaire, sa vie à elle était faite et à quel prix ?
Elle osa un regard vers Brun tandis que Vainqueur faisait comme chez lui, en servant le vin.
Brun qui persistait à ne pas lui rendre ses œillades. Parfait !
Voilà qu'en plus d'être exaspérée, elle était agacée.

Vainqueur s'installa et planta son regard sur Espoir. Acuité observa la manœuvre. Le Roi agissant comme un prédateur prêt à fondre sur sa proie, Espoir commençant à se sentir mal, cherchant du regard un soutien quelconque.
Alors le Roi parla, demandant directement à Espoir ce qu'il souhaitait lui dire.
Voilà qui était inattendu.

Espoir ouvrit la bouche, puis regarda sa mère. La referma, puis regarda le Roi avant de l'ouvrir à nouveau. Hésitant, il n'avait pas prévu d'avoir à le dire lui-même.
Acuité eut un sourire amusé et se demanda si elle devait le laisser se débrouiller. Après tout, il était le premier concerné, ne pouvait-il pas assumer de parler pour lui-même et pour Aimée ?
Vainqueur voulait-il vraiment ce jeune homme introverti comme Roi des Duchés ?
Espoir se racla la gorge mais visiblement, il ne savait pas par où commencer.
Alors Acuité se pencha en avant pour saisir un verre de vin.

- Les enfants veulent rompre les fiançailles, annonça la Duchesse comme si elle parlait du temps qu'il ferait demain.

Probablement nuageux, venteux et neigeux. Tout comme se dessinait le futur non ?

Aux abois, Vainqueur fut surpris par Acuité. Parce qu'elle lui répondit, alors qu'il attendait la réponse de son fils ; et par ce qu'elle lui répondit: "Les enfants veulent rompre les fiançailles" ?

Dans la pénombre marbrée par la lumière de la cheminée, on put voir le visage du Roi changer. D'abord, la surprise. Le temps qu'il lui fallut pour comprendre l'information ; comprendre, de quels enfants il était question - car les jeunes Cerfs n'étaient plus guère des enfants. Puis, le soulagement, froissant d'un éclat de rire le visage du vieux Roi.

Par El ! Il avait cru à un nouveau bâtard !

Puis le soulagement laissa place à d’autres sentiments quand Vainqueur comprit véritablement. Incrédulité, perplexité. Au delà du sens des propos d'Acuité, le Roi ne comprenait pas, et une part de lui ne voulait pas comprendre.

- C’est une blague ? demanda-t-il en reposant prudemment son verre sur la table.

Il ne savait plus s’il devait regarder Espoir ou Acuité. Espoir semblait malassuré, comme précisément, un enfant honteux et maladroit. Acuité feignait l’indifférence avec ce qui lui sembla être un malin plaisir.

Vainqueur n’attendait pas de réponse à sa question. Les Béarnais n’étaient pas connus pour leur humour, bon ou mauvais. On ne jouait pas ainsi avec les Royaumes.
- Mais pourquoi ? demanda-t-il, presque ingénu, bien que sentant déjà qu’aucune explication ne pourrait le satisfaire, à défaut de tempérer, peut-être, la colère qu’il sentait monter dans ses tripes.

Et à cette question là, le Roi attendait une réponse, car aucune de celles que son imagination compulsait ne lui semblait plausible. Car pourquoi refuser l’amour et l'honneur ? Pourquoi refuser le pardon et la fraternité ?

Par El heureusement que sa mère avait pris le relais. Le regard du Roi le tétanisait sur place et soudain, il ne sut plus trop si rompre ces fiançailles était une bonne ou une mauvaise idée.
Que n'aurait-il pas donné en cet instant précis pour se perdre dans l'Art et communiquer avec Aimée ? Elle lui aurait donné la force de faire front il en était certain.
Le Roi eut un éclat de rire et Espoir se sentit soulagé, finalement, peut-être ne prenait-il pas la chose avec trop de gravité.
Le soulagement cependant, ne fut que de courte durée. Vainqueur avait reposé son verre en demandant s'il s'agissait d'une farce.

Espoir inspira profondément, il aurait préféré qu'il en soit question. Il aurait préféré aimer l'héritière du trône autrement que comme sa sœur, il aurait préféré avoir les épaules et l'envie de gouverner tout un pays. Mais ce n'était pas le cas et aujourd'hui, sa mère lui laissait l'opportunité de s'expliquer afin de pouvoir faire changer les choses.
Car s'il voulait que le Roi renonce à cette union, il faudrait l'en convaincre.
Aussi, quand Vainqueur demanda simplement pourquoi il observa ses parents un instant.
Sa mère lui jeta un coup d'œil avant de saisir un petit pain au miel et d'en prendre une bouchée, visiblement, elle ne parlerait plus pour lui. Son père adoptif semblait au bord de l'apoplexie et persistait à rester en retrait. Lui non plus n'était pas ravi de suspendre cet accord mais n'en avait rien dit.

- Hé bien, commença le jeune homme en s'humectant les lèvres. Pour diverses raisons mon Roi. En premier lieu, Aimée et moi-même nous aimons comme des frères et sœurs. Je sais...je sais bien que dans ce genre de mariage il n'est pas question d'amour.
Et à ses mots, il regarda ses parents. Pouvait-il trouver meilleure exemple d'un mariage arrangé chaotique ? Certainement pas.

- Mais pour nous c'est important. Nous sommes proches, très proches par l'éducation que vous nous avez donnée et aussi par l'Art. Ce qui me fait arriver au second point. L'Art. Je serais bien plus utile à Aimée et au Royaume en artiseur plutot qu'en Roi. Vous le savez, tout le monde le sait. S'entêter serait...ça serait stupide. Maitresse Vatis voit en moi le prochain Maître d'Art, elle me forme en ce but et c'est ce que je veux aussi. Et Aimée a besoin d'un Roi solide, capable de l'épauler comme il se doit. Pas d'un bâtard dont la seule ambition concerne la magie.

Voilà qui était dit. Il n'avait pas besoin d'observer ses parents sachant pertinemment qu'à l'utilisation du mot "bâtard" sa mère avait du se renfrogner et son père...et bien, pouvait-il faire pire que montrer qu'il souhaitait être partout sauf ici ?

Vainqueur tombait des nues et dure était la chute. Pas d’amour. Il n’y avait pas d’amour entre les deux jeunes gens, alors que c’était la première raison, à défaut de la seule, pour laquelle il les avait fiancés. Sans amour, jamais il n’aurait annoncé ces fiançailles sans en parler d’abord à Aimée ; il pensait la contenter et payer du même coup sa dette envers Espoir, en s’assurant la fidélité de Béarns, les deux Duchés ayant trop longtemps souffert de leur inimitié. Sans amour, jamais il n’aurait envisagé de lier l’héritière des Cinq Duchés à un prétendant dont la naissance demeurait tachée ; ce que l’ensemble des autres familles ducales lui avaient d’ailleurs reproché, car c’était contraire aux lois des hommes, aussi stupides soient-elles, car après tout Espoir avait la même ascendance que Victoire et Liberté.

Les yeux de Vainqueur fuirent vers le foyer. Il se sentait profondément ridicule, d’avoir cru en cet amour comme à une évidence : avait-il été le seul à se leurrer ? Il se sentait blessé : pourquoi Aimée ne lui en avait-elle pas parlé ? Hier, ou même aujourd’hui, lui épargnant cette humiliation devant ses pairs ?

Espoir ne s’arrêtait plus de parler. Vainqueur aurait voulu être ailleurs pour essayer, une nouvelle fois, d’Artiser Aimée. Ou pour digérer, solitaire ou dans les bras de sa Reine, cette dure désillusion. Mais celui qui se disait bâtard souffla sur les braises de sa colère. Quand Espoir raviva l’humiliation en disant que tout le monde savait, sauf lui ; en mentionnant son entêtement et sa stupidité, le Roi releva vers lui deux yeux dont le froid brûlant rappelait ceux de Glace Loinvoyant. Ses bras se crispèrent sur les accoudoirs de son fauteuil et il se retint de se lever pour dominer ses hôtes. Se penchant en avant, il fourra dans sa bouche un innocent petit pain pour déglutir avec, ces mots furieux qui ne sauraient être ravalés.

- C’est moi qui décide qui est le plus utile à quoi dans ce Royaume, gronda-t-il après avoir broyé la croûte et dégluti la chair. Ni Maîtresse Vatis, ni Aimée Loinvoyant, et surtout pas toi. Qui es-tu pour qualifier les décisions de ton Roi de stupides ? Qui es-tu pour t’auto-promouvoir prochain Maître d’Art dans mon propre château ? Qui es-tu pour refuser celle que je t’ai donnée ?
A vrai dire Vainqueur n’avait plus aucune envie de lui donner sa fille, si tant est qu’il l’ait déjà vraiment eue. Désormais il supportait à peine de le regarder. Même Brun, même Acuité, dont il reprit conscience de la présence, ne lui parlaient pas ainsi.

Le Roi se leva comme si la conversation était terminée.
- J’observerai votre requête quand elle me sera formulée par la Reine-servante. Et mieux que cela.

Espoir avait parlé. C'était maladroit mais les idées principales étaient là. Trop maladroit pour être roi. Suffisamment franc pour un Béarnois. Elle s'était raidie cependant lorsqu'il avait mentionné le mariage arrangé, sans amour. Son regard avait alors cherché celui de Brun en vain. Pour elle, il s'agissait bien d'un mariage d'amour. Après tout ce qu'ils avaient traversé, après tout ce qu'ils avaient partagé, elle s'était battue jusqu'au bout pour lui, pour Brun. Une part d'elle-même savait qu'à certains moments, lui aussi s'était battu pour elle. Leur relation s'était étiolée avec le temps et la douleur mais Acuité gardait espoir toujours, qu'ils se retrouveraient encore. Leurs destins étaient liés.

Son corps tout entier frissonna lorsque Espoir usa de la dénomination "bâtard" pour lui-même. Il l'était au sens stricte, au sens que donnait la population et les lois au mot mais pas dans son coeur. Espoir était né d'un amour sincère. Au moins d'un des deux cotés des draps.

Reportant son attention sur Vainqueur, la Duchesse remarqua qu'il était tendu. Les paroles débitées par son fils ne lui plaisaient pas. Elle le comprenait, le Roi s'était engagé dans cette voie depuis longtemps. Faire marche arrière serait complexe et peut-être même impossible mais il fallait essayer.
Lorsque le Roi prit la parole et le gourmanda amèrement devant ses propres parents, le sang de la Duchesse ne fit qu'un tour.

Aussi, lorsque Vainqueur se leva arguant qu'il attendait qu'Aimée lui présente la requête, Acuité suivit le mouvement.

- Très bien, clama-t-elle. Attendons que Aimée te dise tout ça à son tour. Par quel biais ? Celui de l'Art ? As-tu eu des nouvelles récemment ?

C'était un peu mesquin mais Acuité se sentait humiliée par la façon dont Vainqueur prenait sa famille de haut. Comme toujours, le Roi a le dernier mot.
Elle était ici chez elle et tout Roi qu'il était, il offensait ses hôtes par ses paroles. Elle ne pouvait plus rester muette.

- C'est en effet toi qui décides, tu es le Roi. Et si tu veux savoir qui es celui qui ose te faire face pour t'ouvrir les yeux sur la situation, alors je vais te le dire. Il est Espoir Loinvoyant, il est le plus doué de ton clan d'Art, il est loyal à notre famille, à ta famille et fidèle à ta fille. La décision de rompre les fiançailles n'est pas unilatérale, ils complotent ça depuis des mois.

Elle balaya l'air d'une main nonchalante.
- Ne me fait pas croire que son petit discours t'a offusqué, j'ai fais bien pire par le passé. Et en public.

Et à plusieurs reprises.
Lors de cette fameuse chasse durant laquelle elle l'avait traité de fou devant toute sa suite par exemple ou bien lors de ce mariage durant lequel elle avait ouvertement provoqué Cerf en les laissant gagner le tir aux pigeons.
Ne voyait-il pas que d'accéder à cette requête d'annuler le mariage permettrait de tirer un trait sur le passé et de repartir du bon pied ?

Pour Vainqueur, la conversation était terminée, et il se félicitait d’être parvenu à garder son calme face à l’insolence des Béarnais. Il n’avait dit ni oui, ni non ; il déciderait après en avoir parlé avec la principale intéressée, puisque la décision de rompre les fiançailles royales ne pouvait émaner que de la Couronne elle-même.

Mais alors que le Roi s’apprêtait à quitter la pièce, Acuité Loinvoyant se dressa face à lui et le frappa de ses mots sournois. Les mâchoires serrées, Vainqueur encaissa cette humiliation de plus, puisqu’il était criant que sa fille ne lui parlait pas, ni hier en Cerf ni aujourd’hui en Rippon, et qu’il n’avait pas vu le fossé de silence se creuser entre eux depuis plusieurs années, avant même la mort de Shyrin.

Après plusieurs années de non-dit, Acuité Loinvoyant ne pouvait-elle pas attendre quelques semaines de plus le retour de la Reine-servante ? Lui fallait-il une réponse maintenant, et que ça saute ? Croyait-elle qu’il allait rompre les fiançailles juste parce qu’Espoir le lui demandait, sans en avoir parlé d’abord avec Aimée ni avec ses conseillers ? Elle ne supportait tout simplement pas, qu’il remette son fils à sa place. Lui, le Roi des Cinq Duchés, ne pouvait pas remettre à sa place un bâtard insolent, parce qu’il était le fils d’Acuité Loinvoyant. Acuité Loinvoyant allait trop loin et ses derniers mots firent rompre les dernières digues de sa patience. Et le flot de sa colère se déversa avec la même violence qu’autrefois.

- Justement ! hurla-t-il, peu soucieux de postillonner son vin à la face de sa Duchesse. C’en est assez ! J’en ai assez de toi et de ton outrecuidance !

Brun fit un pas vers lui mais Vainqueur l’arrêta d’un geste. Il ne tolérerait aucune interruption de sa part.

- Nous ne sommes plus amis depuis que j’ai envoyé Brun dans les Montagnes, je le sais maintenant. J’étais prêt à tout vous donner pour me racheter. Ma fille, mon Royaume. Mais je sais maintenant que c’est inutile. Rien ne pourra jamais te satisfaire malgré mes largesses pour ta famille et ton Duché. Alors, soit, nous ne sommes plus amis. Mais je suis toujours ton Roi et j’entends que toi et ton fils me traitiez comme tel. Par El ! Tu es la Duchesse de Béarns et plus une gamine de quinze ans !

Au regard que lui lança Vainqueur, Acuité sut qu'elle avait été trop loin. De manière assez étrange, elle se moquait bien de la réaction du Roi qui n'était de toute façon pas connu pour négocier quoique ce soit. En revanche, elle s'inquiétait de la réaction de Brun. Lui en voudrait-il encore ? Elle se mordit la lèvre inférieure dans l'angoisse de son verdict, car il ne manquerait pas plus tard, de lui reprocher ses mots.
Vainqueur, lui, ne comptait pas attendre et se mit à lui hurler dessus, s'en prenant personnellement à elle. Il n'était plus question ni d'Espoir, ni d'Aimée, ni d'épousailles. Non, il était question de sa relation avec Acuité. Cette relation bancale parce qu'il n'avait jamais su voir à quel point elle était loyale, à quel point elle aimait son pays et qu'il l'avait toujours considéré comme une gamine arrogante.

Acuité recula d'un pas dans la crainte que Vainqueur n'aille plus loin que de simples mots et contre toute attente, elle vit Brun faire à contrario un pas vers le Roi.
Elle fronça les sourcils, surprise par ce geste mais n'eut pas le temps de le réaliser.
Déjà Vainqueur se lançait dans des mots qu'elle n'aurait jamais cru entendre et encore moins devant son fils.
Ses yeux s'agrandirent en comprenant ce qu'il mentionnait et automatiquement, elle se tourna vers Espoir. Ce dernier observait la scène, incrédule. Son regard passait du Roi, à Brun, à elle, le teint pâle.

- Qu'est-ce que..qu'est-ce que ça veut dire...bredouilla-t-il incertain en posant son regard sur les adultes de la pièce.
Acuité le regarda, aux abois. Les larmes lui montèrent aux yeux. Par Eda, c'était un cauchemar et elle allait se réveiller. Comment Vainqueur osait-il...La colère remplaça la douleur et la peine, son visage reprit ses traits impassibles.
Elle lui fit face et releva le menton.

- Soit, lâcha-t-elle d'une voix trop calme et à la fois vibrante de colère. Si c'est ce que sa Majesté souhaite, nous ferons ainsi.

Et sur ses mots, elle quitta la pièce.
Dans son dos, elle entendit Espoir crier avant que la porte ne se referme.

-Mère ! Mère mais enfin qu'est-ce qu'il se passe ?

Elle n'en savait fichtre rien, Vainqueur avait décidé de faire voler en éclat leur famille. Elle ne voulait pas assister à ça.

La victoire avait un goût amer, car ça n’en était pas vraiment une. Acuité s’était effacée jusqu’à disparaître, mais la colère dans sa voix, et surtout dans ses yeux, promettaient à Vainqueur des lendemains de Glace.

A la suite du départ de la Duchesse, et du cri de son fils pour la retenir, ou seulement pour comprendre, un silence profond s’installa. Vainqueur regardait Espoir, Espoir regardait son père, et Brun regardait ailleurs, comme plongé dans une réflexion plus profonde encore, ou peut-être, des souvenirs indésirables. A présent que sa colère s’était soulagée, le Roi devait bien s’avouer qu’il se sentait un peu gêné. Pas d’avoir gueulé sur Acuité, ça, elle l’avait largement cherché ; mais d’avoir légèrement oublié le principal intéressé : Espoir et ses jeunes oreilles, qui visiblement ne savaient rien. Et ça n’était pas sa faute, se répéta le Roi, si ses parents avaient fait le choix de le laisser dans la plus totale ignorance. Choix qu’il n’était d’ailleurs pas certain d’approuver ; mais qui était-il pour donner des leçons de parentalité, alors que depuis toutes ces années, il croyait sa fille amoureuse du garçon ?

Vainqueur se racla la gorge. Il aurait bien aimé échanger quelques mots avec Brun, pour connaître son opinion personnelle sur l’« affaire importante » qui les occupait. S’il était facile, à leur attitude, de deviner les dissenssions entre le Duc et la Duchesse, elles n’étaient jamais exprimées publiquement. Brun était loyal à Acuité désormais, cela aussi, depuis les Montagnes.

Le Roi sourit tristement. Il sentait qu’il devait s’effacer pour que le père puisse répondre aux questions du fils. Il songea à Aimée, se sentit soudain seul et trahi, las, après la colère partie.

- Nous reprendrons cette conversation plus tard, dit-il, puisqu’il fallait bien dire quelque chose.
Et plus tard, ça n’était pas demain. Plus tard, ce serait après l’autre conversation qu’il aurait avec sa fille, aussi lointaine soit-elle. Alors il déciderait si, quand et comment les fiançailles seraient rompues, et pas seulement, parce que l’avait exigé Acuité Loinvoyant. Brun et Espoir comprenaient-ils cela, ou partageaient-ils le même aveuglement ?

Le Roi quitta la pièce, laissant derrière lui le silence.

Comment les choses avaient-elles pu dégénérer en si peu de temps ? Espoir se tenait là, debout, droit comme la justice au milieu de la pièce à présent vidée de deux des invités.
Sa mère ne lui avait pas répondu, le laissant dans l'indifférence la plus complète. Elle était partie et l'espace d'un instant, il se demanda s'il devait aller la voir, la rejoindre pour essayer de comprendre ce dont il était question.
Comment une demande pour rompre des fiançailles avait pu dévier sur une histoire de montagnes et de pardon ?
Le Roi, après un sourire gêné les avait laissés seul et à présent, il ne savait pas quoi faire. Demander directement à Brun Braveterre ne lui semblait pas la meilleure chose à faire.
Dans ce silence assourdissant, Espoir se laissa tomber dans un des fauteuils, puis vida son verre de vin qui l'attendait là. Après tout, pourquoi pas ? Que pouvait-il arriver de pire que ce fiasco ? Que son père adoptif l'engueule ?

Il s'adossa au dossier du fauteuil et se massa les tempes dans un soupir chargé d'indécision et de culpabilité. Venait-il d'envenimer les relations déjà complexes entre Cerf et Béarn?
Est-ce que cette demande allait porter préjudice à Béarn ?

- Vous pensez qu'elle va bien ? Osa-t-il demander enfin à l'homme qui l'avait élevé tout en jetant un coup d'oeil à la porte close.
Il aurait peut-être pu le savoir en l'artisant mais il savait que sa mère ne le laisserait pas franchir ses barrières mentales, pas dans cet état.
Habitué à communiquer via la magie, il en oublait parfois comment bien communiquer dans la vraie vie.

- De quoi est-ce que le Roi parlait ? ajouta-t-il en plantant son regard sombre sur le visage de Brun.
De quoi doit-il se racheter ? Que s'est-il passé dans les Montagnes ?

La seule chose dont il était certain, c'est que Brun Braveterre avait ramené mère et enfant dans les Duchés. Il avait arraché Espoir à sa terre natale et peut-être même à son vrai père. Il ignorait cependant les raisons derrière cela même s'il en devinait certaines. Le Roi avait retrouvé sa mère et avait envoyé son fidèle Maître d'Armes récupérer la lignée Loinvoyant pour qu'elle retrouve Béarn. Était-ce pour faire chanter son grand-père ? Était-ce une requête de son grand-père, un arrangement entre Vainqueur et lui ?
N'était-ce pas le moment d'avoir des réponses à tout ça ?

Brun ne répondit pas à la première question de son fils. Il ne savait pas si Acuité allait bien, et ça n’était pas son souci principal. Il n’était pas surpris, ni particuièrement alarmé, que la Duchesse ait claqué la porte. L’entrevue royale s’était passée comme il l’avait redouté : Espoir n’avait pas été à la hauteur, le Roi s’était mis en colère et Acuité avait jeté de l’huile sur le feu. Et lui ? Il n’avait rien fait, et essayait de se convaincre, sans trop y parvenir, qu’il n’avait rien pu faire.

Maintenant qu’il était seul avec son fils, Brun ne pouvait plus guère se défiler. Pourtant il lui était impossible de répondre aux nouvelles questions de son fils. Pas seulement parce qu’il était triste et épuisé, ou parce qu’il avait peur, s’il lui révélait la vérité, de voir s’éteindre dans les yeux d’Espoir l’étincelle d’amour qu’il avait pourtant renoncé à y trouver. Mais parce que ce secret n’était pas seulement un secret de famille, mais aussi, un secret d’État.

- Ce secret appartient au Roi, répondit-il.
Il regarda son fils et se détesta de ne pouvoir lui dire davantage. Après ce qui venait de se passer, Espoir n’allait certainement pas quémander la vérité auprès de Vainqueur. Pouvaient-ils le condamner encore à l’ignorance, alors qu’il avait dépassé vingt ans ? Pouvait-il lui reprocher son manque de diplomatie, alors qu’il ignorait les ressorts de son propre passé ?

A son tour, Brun se laissa tomber dans un fauteuil face à son fils, et vida le verre de vin que Vainqueur lui avait servi. Il avait peu bu au banquet, en prévision de cette entrevue qu’il devinait compliquée, et était donc relativement sobre. Suffisamment, il l’espérait, pour éviter de nouvelles maladresses auprès de son fils, et s’adonner à cet exercice d’équilibriste, sur le fil entre mensonge et vérité, au dessus du gouffre qu’ils avaient creusé depuis des années.

- C’était une autre époque, commença-t-il en regardant le feu. Béarns et Cerf étaient frères ennemis. Le Royaume sortait d’une guerre meurtrière. Vainqueur a failli y rester. Il n’avait toujours pas de femme ni d’enfant, alors… il n’a pas été ravi d’apprendre la naissance d’un nouvel héritier pour Béarns. Acuité la lui avait cachée comme au reste du monde.
Lui compris. Happé par ses souvenirs, Brun tâcha de chasser les images fantômatiques du Rêve d’Art, et reprit d’une voix plus rauque :
- Le Roi a contracté envers notre famille une dette dont il ne pourra jamais s'affranchir. Malgré ça, ou peut-être à cause de ça, il a accepté que ta mère et moi nous mariions. Il a gardé notre famille sous sa protection jusqu'à la mort de Glace.

Reposant son verre sur la table, le Duc se pencha en avant comme l’avait fait Vainqueur avant lui, pour trouver les yeux et l'esprit de son fils.
- Quoique le Roi ait fait par le passé, quoiqu'il fasse aujourd'hui, nous nous pouvons pas nous permettre de l'offenser. Béarns ne peut lutter seul contre les pirates. Cette union ne t’offrait pas seulement un héritage, Espoir, elle mariait Béarns à la Couronne.

Brun se laissa aller contre le dossier et déclara sombrement :
- La question n'est plus de savoir si Vainqueur acceptera de rompre cette union, mais ce que nous allons y perdre.

Brun Braveterre ne répondit pas. Espoir s'en voulut d'avoir seulement posé la question tant il était évident que le Duc ne se souciait que peu de son épouse. Cela le mettait en colère car sa mère méritait l'amour et le soutien d'un homme fort. La seule réponse qu'il obtint concerna le secret du Roi que son père adoptif ne comptait visiblement pas lui révéler. Cependant, Espoir ignorait à quelle question répondait ce secret. Voilà qui lui faisait une belle jambe.
Il observa l'homme d'âge mûr s'installer face à lui et vider son verre d'un trait. Cette attitude lui sembla d'avantage coutumière. Naturellement, il remplit les verres à nouveau, au cas où.
Puis, il planta son regard sur le visage de son père et ne le lâcha plus. Il voulait des réponses, tous les indices montraient qu'il en savait plus que ce qu'il ne disait et qu'il le gardait volontairement à l'écart.
Était-ce lié au secret de sa naissance ? Il ne croyait pas en la version officielle, au fond de lui, il était convaincu que son père venait des Montagnes. Sinon, pourquoi sa mère aurait-elle souhaité rester là-bas ?

Brun persistait à l'ignorer, son visage était tourné vers le feu. Espoir évita de regarder les flammes pour ne pas succomber à l'envie d'Artiser.
Il dévia son regard sur la table et sur le vin dans les coupes.
Contre toute attente, Brun prit la parole et conta l'histoire de Béarns et Cerf.
"Frères ennemis ?" Parlait-il de la Guerre de Chalcèdes ? Oui, et de sa mise au monde.
Ainsi, le Roi avait apprit sa naissance mais par quel biais ? Qui avait envoyé la nouvelle depuis les Montagnes ? Pas sa mère puisqu'elle souhaitait y rester alors comment l'avait-il su ?
Il comprenait cependant la volonté de sa mère de le cacher, surtout si les deux Duchés faisaient la chasse au trône. Avait-elle craint pour sa vie ?

La voix de Brun changea, plus grave, plus concernée lorsqu'il ajouta que le Roi avait contracté une dette envers les Loinvoyant de Béarns. Une dette qui l'avait poussé à accepter l'union de Acuité et de Brun. "Accepté" ? Espoir était persuadé que c'était une idée du Roi. Son grand-père avait-il été une menace ?
Plus rien n'avait de sens, entre ce que Brun lui expliquait et ce qu'il avait toujours cru. Se jouait-il de lui ? Non, il connaissait Brun pour sa rigueur et son intégrité.
En silence, il écouta la suite en reprenant une gorgée de vin, perdu dans ses pensées. Au bout d'un instant, il se rendit compte que Brun s'était penché en avant, vers lui et qu'il cherchait son attention.
Ses yeux sombres relevèrent ceux de son père.
Il fronça les sourcils aux dernières paroles de son père, s'humecta les lèvres et prit la parole à son tour, d'un ton très calme calqué sur sa tempérance habituelle.
Toute colère l'avait quitté, à présent, seule la curiosité et l'envie de découvrir la vérité le guidaient.

- Cette union n'était pas nécessaire pour marier Béarns à la Couronne. Je suis fidèle et loyal à la branche Cervienne. Aimée en priorité et tous les autres. Père...je vous assure que je serais plus utile à la Couronne en artiseur plutot qu'en Roi. Pourquoi persistez-vous tous ?
Quant à ce que nous y perdons, pas grand chose en réalité. Vainqueur peut bouder, Aimée ne laissera pas notre famille dans les ennuis d'autant plus que les attaques des pirates peuvent aisément dévier vers le Sud. Les côtes de Cerfs sont aussi vulnérables que les nôtres, le Roi ne gagnerait rien à nous laisser sans ressources. Mais vous avez raison, il va falloir trouver de nouvelles alliances. J'espérais contacter les Montagnes qui regorgent de bois, ne serait-ce pas l'idéal pour construire de nouveaux bateaux et des tours de guet ? Quoique vous puissiez en penser, mère et vous, je vous assure que nous ne prenons pas cette décision en ne pensant qu'à nous. Je veille toutes les nuits, chaque nuit pour mettre les capitaines de navire en déroute.

Il marqua une pause, avant de reprendre plus bas.
- Ne le dites pas à Mère, je vous en prie. Elle ne cèsserait de s'inquiéter pour ma santé et mon équilibre envers la magie. Et elle a déjà fort à gérer.

Son regard se fit plus entendu. Il inclina légèrement la tête sur le côté et ajouta.
- Je ne comprends toujours pas. Si mère était dans les Montagnes, cachée du monde...comment le Roi a-t-il su ? A-t-elle été trahie ? Et si le Roi a accepté votre union, cela signifie que ce n'était pas son idée à lui ?

Il soupira profondément avant de s'appuyer sur le dossier de son fauteuil.
- Par El, je me fiche bien de savoir qui a tort ou raison, je veux juste apprendre la vérité.

Brun dut se mordre la langue plusieurs fois pour ne pas interrompre son fils. Il en avait, des choses à objecter. Pourtant, Espoir était calme et il essayait de le rester, lui aussi, pour ne pas mettre à nouveau terme à la conversation. C'était un exercice difficile : d'écouter, de ne pas essayer de corriger ou d'apprendre, mais seulement d'écouter. Brun ne put résister jusqu'au bout, et éclata de rire alors qu'Espoir demandait la vérité, cette vérité qu'il ne pouvait que partiellement lui donner.

- L'idée de Vainqueur ? Ah non, ça n'était certainement pas l'idée de Vainqueur... ricanna-t-il, avant de croiser le regard de son fils, brillant d'incompréhension.

Déchiré entre l'envie de se soulager de la vérité, et le devoir de maintenir le mensonge dont ils avaient convenu depuis des années avec Acuité, Brun prit le verre de vin qu'Espoir lui avait servi, but, réfléchit, et dit :
- Je n'étais pas un assez bon parti pour ta mère. Glace, même Vainqueur ne me l'auraient jamais donnée si... si tu n'avais pas été là.
El que ces mots étaient difficiles à prononcer ! Après vingt années et trois enfants, il ne parvenait toujours pas à se pardonner le déshonneur qu'il avait infligé à la petite Duchesse. Déshonneur dont il avait cru la prémunir, en ne reconnaissant pas leur enfant. Aujourd'hui, c'était Espoir qui portait le poids de sa faute.

- Je... je suis désolé... gargouilla le Duc, incapable d'affronter le regard de son fils.

Espoir avait espéré que son père puisse tirer une quelconque fierté de le savoir veiller nuit après nuit pour la défense des côtes, que Brun lui dirait peut-être un mot en ce sens ou aurait un geste en ce sens. Lui tapoter l'épaule ou autre. Il se rendit compte que malgré les années et l'éducation stricte que l'homme lui avait donnée, le jeune adulte qu'il était à présent cherchait encore son approbation, même si leur relation était complexe.
Mais comme à son habitude, Brun Braveterre ne dit rien. Il ne chercha même pas à le contredire sur ses propos. Était-ce parce qu'il avait raison ? Non, c'eut été trop beau.

C'est alors que son père se mit à rire et Espoir le regarda, sans comprendre.
Avait-il dit quelque chose de drôle ? Comment pouvait-il rire alors que le jeune homme cherchait désespérément des réponses.
Il se renfrogna légèrement dans son siège, vexé par cette attitude mais écouta toutefois la suite.
D'après les dires de Brun, le mariage de ses parents n'était pas l'idée du Roi. Mais alors de qui ?
Espoir y réfléchissait sérieusement. Son grand-père ? Non, sinon pourquoi auraient-ils cherché la protection auprès de Vainqueur...

Il regarda son père, suspendu à ses lèvres, impatient de connaître la vérité.
Ce dernier semblait quelque peu mal à l'aise, il prit le temps d'une gorgée avant de lui donner de nouveaux éléments.
Pas un bon parti ? N'était-il pas le Maître d'armes de Castelcerf ? Le meilleur ami du Roi ? Ne pouvait-il prétendre à une duchesse ? Espoir porta son index à sa bouche pour réfléchir laissant ses yeux dériver sur la table.
Glace, même Vainqueur ne me l'auraient jamais donnée si... si tu n'avais pas été là.
Il releva son regard vers lui, comment sa simple présence avait pu forcer leur union ?
Était-ce sa condition de bâtard ? Évidemment, sa mère avait été souillée par sa naissance alors plus personne n'avait voulu d'elle. S'était-elle alors tournée vers lui ? Pourquoi ?
Brun s'excusa et Espoir reporta son attention sur lui.
Il secoua la tête.

- Ne vous excusez pas pour ma bâtardise. C'est moi qui devrais m'excuser auprès de mère. Mon existence a dû rendre sa vie de jeune duchesse difficile. Qui aurait voulu d'elle après ça ? Alors, je suppose que je devrais plutôt vous remercier d'avoir accepté de prendre soin d'elle malgré moi et de lui avoir donné deux autres enfants. C'est vrai que je ne vous l'avais jamais dis. Merci de l'avoir épousée.

Et avec sincérité, il lui sourit, espérant ainsi faire la paix et adoucir un peu leur relation.

Mortifié que son fils ait compris ses paroles à l'opposé de ce qu'il essayait d'exprimer, Brun prit sa terre dans ses mains, et essaya de respirer même si, présentement, il avait plutôt envie de mourir. Il ne voyait aucune issue à leur situation, si ce n'est la vérité qu'il ne pouvait pas lui donner.

- Ne t'excuse pas, marmonna-t-il, toujours incapable de le regarder. Tu n'es pas coupable d'être né. Ta naissance n'amoindrit pas ta valeur, ni pour les autres, ni pour nous. Ta mère et moi t'avons choisi et nous avons choisi ce mariage.

Mais Brun était persuadé à présent, que son fils ne pouvait pas entendre la vérité qu'il réclamait. Sans doute ne le voulait-il pas réellement. Que pouvait-il lui dire, qu'Espoir puisse comprendre et accepter ?

- Il n'y a rien qui t'attende dans les Montagnes, reprit-il plus fermement, en retrouvant son regard.
Car il avait entendu ses paroles précédentes, à défaut de les approuver ou même de croire que c'est du bois qu'Espoir voulait aller chercher par delà les frontières du Royaume.

- Tu devrais plutôt parler avec ta mère. De tout cela et de l'Art aussi.
Lui, n'était plus opposé à ce qu'Espoir aprenne toute la vérité. Même si pour cela, son fils devait le détester. Comment cela pouvait-il encore empirer ?

Espoir se leva, un peu ému par la déclaration prononcée de sa propre bouche. Père adoptif et fils n'avaient jamais échangé de la sorte et le jeune homme se sentit étrangement soulagé. Il observa un moment la nuit par la fenêtre non loin, puis vint se placer devant le feu, les mains en avant pour se réchauffer.
Brun reprit la parole et Espoir se tourna doucement vers lui. En réalité, il n'en voulait pas à sa mère. Contrairement à ce que la population pouvait bien prétendre, il ne croyait pas à cette histoire de viol. Il n'y avait jamais vraiment cru. Peut-être était-ce son côté sensible mais il préférait croire qu'il était né d'une union consentie, c'est comme ça qu'il s'était convaincu que son père vivait dans les Montagnes.
Il fronça doucement les sourcils à la suite des paroles de Brun.

- Vous voulez dire que cette histoire de mariage est un arrangement entre vous deux ? (Il eut un sourire tendre) Vous deviez beaucoup tenir à elle pour accepter cette situation.

Sinon, pourquoi aurait-il accepté d'épouser une jeune femme mère d'un bâtard à l'origine suspicieuse ? Même s'il y avait beaucoup de zones d'ombre, il savait que Brun Braveterre n'avait jamais été intéressé par le Duché de Béarns. Les récits parlaient des hauts faits de sa mère durant la Guerre, de la qualité de combattant du Maître d'arme et de sa propension à diriger des hommes.
Cependant, dans le fond, il ignorait l'histoire qui liait ces deux là. Personne ne la lui avait racontée. Comment s'étaient-ils rencontrés ? Qu'avaient-ils vécu ensemble ? Si Brun avait consenti à l'épouser et à accepter un bâtard sans chercher la gloire, alors il devait bien y avoir autre chose.

Il n'y a rien qui t'attende dans les Montagnes

La phrase perturba ses pensées et le glaça. La certitude dans les mots lui laissait à penser que Brun en savait plus que ce qu'il ne disait à ce sujet. Il anéantissait ses espoirs d'y trouver un père. Aussi lorsqu'il lui proposa de parler de tout ça avec sa mère, il fit un pas en avant, laissant la chaleur du feu réchauffer son corps trop facilement refroidi par le froid d'ici et par la magie qui le vidait de toute son énergie.

- Elle refuse d'en parler depuis des années, pourquoi changerait-elle d'avis ? Et vu son état actuel, je ne songe même pas à évoquer le sujet. Quant à l'Art...vous savez, elle ne m'artise que depuis très récemment. Avant cela, elle m'avait même dit s'être fermée à la magie. Je vois bien qu'elle rechigne à s'en servir. Je fais de mon mieux dans mes apprentissages mais, aussi bien vous qu'elle, j'ai parfois la sensation que vous n'aimez pas ça. Cette magie est un don, une arme redoutable pour servir le Royaume. Pourquoi ne vous réjouissez-vous pas que ce don m'ait été donné ?

Il s'installa à nouveau sur son fauteuil, posa ses coudes sur ses genoux en se penchant en avant et porta son menton sur ses mains jointes.

- Comment pouvez-vous en être si certain, pour les Montagnes ? Comment ça s'est passé quand vous êtes venus nous arracher, ma mère et moi à cette nation ?

Le mot était fort mais c'est comme ça qu'il le ressentait. Un déracinement profond, voilà la bien la seule chose qu'il ne lui pardonnerait jamais.

- Je n'ai arraché personne, grogna Brun, un éclat de colère ravivant son désespoir.

Il se leva et à son tour, tourna dans la pièce comme un vieux fauve en cage.

- Pourquoi m'inventes-tu le mauvais rôle dans ton histoire ? J'ai toujours voulu le meilleur pour toi. J'ai fait des erreurs, c'est sûr. Dès le début, j'aurais dû... j'ai pensé à ta mère, pas à toi... Et puis j'ai été exigent, trop exigent, elle me l'a dit ; dur, mais le monde est dur, je voulais te préparer au monde, je pensais que tu me ressemblerais. Ils disent que tu me ressembles... je ne sais pas... Et puis tu es parti, Castelcerf, la magie, pourquoi crois-tu que nous soyons inquiets ? L'Art est une arme, oui, une arme qui peut mutiler, tuer celui qui la manie, te souviens-tu du dernier maître d'Art ? Ne comprends-tu pas que nous voulions une autre vie pour toi ? Mais tu n'en feras qu'à ta tête, tu es bien comme ta mère, je ne sais même pas pourquoi je suis là à te parler, tu ne veux pas m'entendre, tu ne veux pas m'écouter. Tu ne veux pas apprendre la vérité, crois-moi, tu ne le veux pas. Elle est sous ton nez, la vérité, mais tu ne veux pas voir, pas entendre, pas poser de questions à celle qui peut te répondre ; tu préfères vivre dans tes imaginations, dans un pays que tu n'as connu que quelques mois, dont tu ne te souviens même pas, parce que tu crois que là bas, il y a des gens qui t'aiment, mais ouvre les yeux, par El !

Son ressenti avait gâché l'instant et Brun s'en saisit comme d'un charbon ardent. Son grognement sembla balayer tout ce qui avait été dit avant. Si, il les avait arrachés, sa mère et lui d'une vie calme et propice. Une vie loin des complots de la cour où on ne l'aurait pas traité de bâtard durant 21 années.
Ce ne fut rien cependant en comparaison de la tempête qui allait bientôt s'abbatre sur lui.
Brun s'était levé et arpentait à présent la pièce comme un animal dangereux, prêt à bondir.
Espoir, malgré lui, se tint sur ses gardes tout en sachant qu'il ne ferait jamais le poids contre l'homme qui lui faisait face.
Ses jambes se mirent à trembler légèrement, à l'idée de se prendre une rossée alors même qu'il n'avait jamais levé la main sur lui. Cette nuit, tout semblait différent, les esprits s'étaient trop échaudés.
La pluie de paroles s'abattit sur lui, violente et destructrice. Ses certitudes vacillèrent à chaque syllabe jusqu'à voler en éclat.
J'ai pensé à ta mère, pas à toi. Que voulait-il dire ?
Ils disent que tu me ressembles C'est vrai. Depuis qu'il était en âge de comprendre, il avait souvent entendu dire dans les couloirs, au hasard des murmures taiseux s'il regardait les gens qu'il ressemblait à son père adoptif. Il n'avait jamais fait le rapprochement, persuadé que les gens disaient ça pour rapprocher le fils adopté d'un père qui avait été suffisamment bon pour le faire.
La suite de son discours le blessa profondément. Critiquer la magie d'abord et son caractère alors qu'il était un modèle d'obéissance...En quelques secondes, Brun Braveterre venait de balayer ces quelques instants où il avait essayé de se rapprocher, de dire à son père adoptif combien il était reconnaissant.

Malgré son âge avancé et le fait qu'il soit un homme, il sentit les larmes lui brûler les paupières.

- Je n'avais pas besoin de gens qui m'aiment, dit-il tout bas d'une voix tremblante en regardant Brun, la douleur se lisant sur ses traits. Je vous avais vous et mère... et ça me suffisait. Je voulais la liberté et la vérité... et l'une comme l'autre, vous me l'avez toujours refusé. L'Art a été le seul moment où j'ai pu connaître l'une, je ne laisserais personne me l'enlever. Alors je ne vais en faire qu'à ma tête, puisque c'est ainsi que vous me jugez désormais. Dès demain, je rentre en Cerf.

Ravalant un sanglot, il se dirigea vers la porte.

Egaré dans son introspection malheureuse, et ancré dans sa certitude nouvelle, qu'Espoir fuyait la vérité plutôt qu'il la cherchait, Brun resta hermétique à l'émotion de son fils. Ses paroles le décevaient trop. Jusqu'à récemment, et contrairement aux apparences, le Duc n'avait jamais été déçu par son fils, pas réellement. Son inaptitude aux armes, son choix de la magie, s'il les déplorait, n'avaient en rien atteint l'estime qu'il portait à Espoir. Mais le désintérêt, voire le rejet, qu'Espoir témoignait pour ses origines - sa famille, son Duché - alors même qu'il clamait les chercher blessaient profondément l'amour paternel.

A cet instant, Espoir lui paraissait comme un garçon gâté et irresponsable. A cet instant, Brun renonça à élever ce garçon, puisqu'il y avait visiblement échoué. A cet instant, Brun renonça à l'amour de son fils, que même la vérité ne pourrait pas lui ramener, bien au contraire. Espoir, le sachant son père, ne pourrait que le blâmer davantage pour lui avoir menti, pour lui avoir fait perdre son héritage et gagner la méchanceté d'autrui ; pour n'être pas ce mystérieux montagnard à l'amour facile. Le croyant son père adoptif, il le blâmait déjà pour l'avoir élevé sans liberté, alors qu'il avait joui de tous les privilèges des bien-nés, sans devoir en endosser les responsabilités.

Il était difficile d'être Espoir Loinvoyant, le bâtard. Mais était-il plus facile d'être Aimée Loinvoyant, Reine-servante, femme et Vifière ? Etait-il plus facile d'être Liberté Loinvoyant, Liberté sans Victoire, destinée à gouverner un Duché mis à feu et à sang ? Etait-il plus facile d'être n'importe quel gamin des rues ? N'importe quel orphelin, comme lui l'avait été ?

- Tu resteras jusqu'au départ du Roi, si tu es aussi loyal que tu le dis et si tu as la moindre considération pour le peuple de Béarns, répondit, sinistre, Brun à son fils.
Ne venaient-ils pas d'échanger sur les dangers qu'il y avait à offenser le Roi ? Et le Roi était venu pour lui. Espoir avait-il seulement écouté ? Ou avait-il déjà enterré Vainqueur comme il l'avait enterré, lui ?
- Ensuite je ne te demanderai plus rien. Tu pourras partir en Cerf ou dans les Montagnes où El-sait-où pour chercher la vérité qui réside entre les murs de ce château.