Lune Croissante, 9ème année du règne de Sire Vainqueur LoinvoyantC'était proprement inadmissible. Non seulement aucun serviteur n'avait veillé à ce que la réserve d'herbe du Maître d'Art reste bien garnie - de l'herbe à tisane, bien sûr, qu'allez-vous donc imaginer ? - mais en plus, le valet négligent qui avait laissé une telle ignominie se produire s'était bien gardé de rester à portée de voix du dit Maître, lequel se vit donc dans l'obligation de se rendre lui-même aux réserves. Il s'étonna que personne ne vienne lui proposer son aide - et vue la figure pour le moins avenante que lui faisait arborer son immense plaisir de se déplacer jusqu'aux caves du château, c'était en effet bien curieux qu'aucun brave garçon ne soit disposé à entendre les compliments qu'il ne manquerait pas de lui asséner. Cela lui donna au moins le temps de se promettre d'en parler à qui de droit, afin que les coupables soient châtiés comme ils le méritaient pour leur crime.
Clément aurait certes pu user d'un artifice qu'on appelle la voix, et héler un domestique pour accomplir la tâche, mais il ne s'abaissa pas à se donner cette peine. Personne ne l'intercepta non plus à l'entrée des réserves, ce qu'il regretta presque - aucune excuse pour houspiller une brave fille de cuisine faisant son travail, et pire encore, il n'eut même pas le loisir de reprocher à quiconque de ne pas l'accomplir, car tous restaient prudemment à l'écart. En d'autres temps et d'autres lieux, on aurait dit avec un regard en coin : "l'Maître d'Art, il est en pétard". Et en plus, ça rime. "A Castelcerf, gaffe à tes viscères." Et pour éviter de confondre les divers agrumes entre eux, ce qui serait une faute de goût évident, on ajouterait "Là où passe Clément, se cachent les
gâteaux musulmans mandarins chenapans, et se tait le tapis orange anti-dérapant."
Le Maître d'Art s'enfonçait donc dans les entrailles de Castelcerf, là où ça regorgeait de nourritures diverses et variées, dont les fameux 'fruits de vos entrailles', mais le vieux avait passé l'âge de ces jeux-là, et en était passé à boire de l'eau chaude avec des plantes dedans. Au fond se trouvaient les objets de sa convoitise, mais alors qu'il dépassait l'échelle menant à une autre partie des réserves, un sac de simples légumineuses décida qu'il n'était plus temps de vivre dans l'anonymat. Ou alors, tout cela avait-il été manigancé et préparé depuis des Lunes ?
S'agissait-il d'un complot impliquant le rat qui, passant par là, avait grignoté juste assez de la toile du contenant pour qu'elle reste tendue à se rompre, et ne cède qu'au moment précis du passage de Clément Ordajonc ? Ou encore, le résultat d'un pari stupide entre pois ? Chiche ? Il ne faut pas sous-estimer l'intelligence des légumineuses, et encore moins lorsqu'elles se regroupent en un sac d'une dizaine de kilos. Ce rassemblement lui-même n'était-il d'ailleurs pas la preuve éclatante du complot à l'encontre du coriace Artiseur ?
Les pois secs avaient en tout cas bien préparé leur guet-apen - à moins que ça n'ait été un rongeur facétieux qui avait voulu s'exercer au lancer de pois - et ils se déversèrent en torrents depuis leur position privilégiée - une très belle vue plongeante sur le haut du crâne de leur victime. Sans pitié, ils ne laissaient pas le moindre temps de réaction au vieil homme, car comme chacun sait, les distances de sécurité doivent être doublées sous la pluie, mais rien n'indique le comportement à tenir sous une pluie de pois. S'il s'était agi de purée de pois, encore, il aurait fallu allumer les lanternes anti-brouillard, mais les pois secs, des durs qui en avaient vus d'autres, n'étaient pas prêts à passer à la moulinette.
Donc, même pas la possibilité de tenter une nouvelle recette de pois à l'Art pour Clément, qui commençait à avoir la sensation de n'être plus qu'un poids mort. Était-ce finalement le poids des ans qui le rattrapait ? Le sac de légumineuses avait dû peser le poids d'un âne mort, même si ici, il n'est pas question de faire pleuvoir un cheval ni aucun autre ongulé - car les chevaux sont tous des ongulés, mais ce n'est pas une raison pour les prendre pour des cons.
L'un des assaillants, plus acharné que les autres, ou peut-être profitait-il seulement d'une faiblesse patiemment suscitée par l'action de ses compagnons, se rua contre la tempe du vieillard - et ce n'était pourtant pas un pois sauteur de Jamailia, auquel cas il aurait eu toutes les raisons d'en vouloir au Maître d'Art des Duchés en plus de pouvoir accomplir son forfait plus aisément. Les suivants n'hésitèrent pas à suivre son exemple, mordant de leurs petites dents pointues dans la chair pourtant coriace du vieillard - plus tard, ces pois un peu spéciaux donneraient une nouvelle espèce qu'on nommerait 'pois mange-tout' - et produisant peu à peu une traînée sanguinolente. Et c'est ainsi que les petits pois sont rouges...
- Spoiler:
Pour rendre à César ce qui lui appartient :
de l'eau chaude avec des plantes dedans > Florence Foresti
Les chevaux sont tous des ongulés. Mais ce n'est pas une raison pour les prendre pour des cons. > Pierre Desproges