Du souvenir à l'avenir, l'amour court les plages [PV Vaillant - Août 32]

Le nuit tombait lorsque Vaillant réapparut, mouillé et fourbu, aux abords de la masure. Une nouvelle monture était attachée par les rênes à la selle de la sienne. Il les attacha toutes deux à l'abri du crachin, sous l'appentis.

Chiara vint vers lui. Ses sentiments à son égard étaient plus que jamais, mêlés. Vaillant la tenait volontiers pour responsable de cette mésaventure, en sus de toute le reste. Mais la fatigue et l'imminence de leur séparation, l'adoucissait. Sans doute les dieux avaient-ils voulu leur jouer un vilain tour, les privant des quelques heures qu'il leur restait. Sans doute les dieux avaient-ils voulu les séparer. Vaillant avait du mal à s'y résigner.

Il s'appuya davantage sur Chiara qu'il ne lui ouvrit les bras. Il se sentait usé comme un vieil homme. Rincé à tous le sens du terme. Décoiffé, son visage à elle semblait pâle, à moins que ce ne soit la lumière crépusculaire.

- Je n'ai pas retrouvé ton cheval, murmura-t-il à ce visage. Je t'ai pris celui là. Tu feras attention : il est un peu sanguin.
Sans doute trop pour la vieille Duchesse, mais c'était tout ce qu'il avait trouvé. Vaillant avait mis des heures à trouver trace de vie civilisée - suffisamment civilisée pour que Chiara ne rentre pas à dos de baudet.

Avait-elle cru qu'il l'avait abandonnée ? L'idée lui avait traversé l'esprit, et Vaillant l'aurait fait sans doute, si cette vengeance n'eut mis en danger leur secret. La Duchesse revenant au château avec un autre cheval que le sien attirerait déjà suffisamment l'attention. La Duchesse revenant en pleine nuit ? Chiara avait-elle prévu qu'ils dorment ici, ou était-elle déjà en retard ?

- Considère-le comme mon cadeau d'adieu, dit-il en jouant avec les mèches de ses cheveux.

En rejoignant Vaillant, Chiara réalisa que l'idée qu'il l'abandonne là l'avait réellement traversée. il en aurait été capable et sans doute aurait-elle été bien incapable de lui en vouloir pour cette nouvelle trahison. Ils s'étaient autant trahis qu'aimés tout au long de leur vie depuis leur première étreinte et les dieux savaient qu'ils n'en avaient pas fini avec cet amour insensé.

Se glissant sous le bras de Vaillant, elle prit appui sur lui autant qu'il s'appuyait sur elle. Ils devaient avoir piteuse allure, tous deux épuisés, mouillés et vieux. Une fois encore, elle se demanda ce qu'il serait advenu s'ils avaient quitté leurs vies pour être ensemble quand ils en avaient eu la possibilité. S'aimeraient-ils toujours, alors ? ou se seraient-ils déchirés depuis longtemps ? Nul ne le saurait jamais et au fond c'était peut-être mieux de ne pas trop fouiller.

- Merci, murmura-t-elle, la voix enrouée par sa sieste impromptue.

Levant la tête pour le regarder, elle ne parvint pas à sourire. Le moment des adieux était venu et ils le savaient tous les deux. Les dieux seuls savaient quand ils pourraient se revoir, s'ils auraient à nouveau l'occasion de s'embrasser ou de s'étreindre, de s'aimer.

- Que puis-je t'offrir en retour qui te fasse patienter jusqu'à notre prochaine rencontre ?

La question était plus pour la forme que pour une réponse réelle, et pourtant, quoi qu'il demande, elle le lui donnerait. Avait-il seulement conscience d'être l'homme le plus puissant du royaume du seul fait qu'elle l'aime assez pour lui offrir tout ce qu'il demanderait ? Sans doute pas, et c'était sûrement mieux comme ça.

Levant une main, elle effleura sa mâchoire du bout des doigts, sa joue et ses lèvres, puis lui sourit enfin, sereine bien que le moment soit venu de se quitter. À quoi bon se révolter contre ce qu'elle ne pouvait changer ?

- La promesse que tu ne marieras pas mon fils sans ma permission, répondit Vaillant presque instantanément, malgré les caresses de Chiara.

Il avait conscience que la Duchesse ne voudrait sans doute pas lui faire une telle promesse. Pourtant, il avait acquis concernant Vérité la certitude de sa paternité. Chiara lui accorderait-elle cela, par équité ou juste, pour se faire pardonner ? Ou allaient-ils encore se déchirer avant leurs adieux, du moins leurs au-revoir ? Vaillant n'en avait pas envie. Il était triste et fatigué.

- Et pourquoi pas un petit baiser, ajouta le Baugien dans l'espoir d'éviter un nouvel orage.

- Vaillant...

Le ton n'était pas vraiment celui du reproche mais le nom de son amant lui avait échappé dans un long soupir qui accompagna le mouvement de sa tête comme son front se posait contre son torse. Les yeux clos, Chiara prit à peine un instant pour réfléchir mais sa décision était déjà prise, en réalité.

- C'est d'accord, annonça-t-elle alors avant de relever la tête pour regarder son amant encore un peu avant leur inéluctable séparation pour une durée indéterminée.

Un sourire un brin espiègle vint jouer sur ses lèvres alors qu'elle poursuivait.

- Mais il ne nous demandera rien s'il décide d'agir dans notre dos, je préfère te prévenir. Notre fils a un caractère affirmé et je doute parfois de pouvoir le raisonner de quelque manière que ce soit.

Il se croyait amoureux d'Aimée Loinvoyant également, elle ne l'ignorait pas, mais elle s'abstiendrait de le dire à Vaillant qui avait bien assez de Loinvoyants dans sa vie et une affection particulière pour la fille de Shyrin. Se haussant sur la pointe des pieds alors, les mains à plat contre son torse, elle lui offrit le baiser qu'il avait demandé, ne boudant pas son plaisir malgré sa mélancolie.

Vaillant apprécia à sa juste valeur la promesse de Chiara, mais ses doutes restaient forts. La Duchesse tiendrait-elle parole ? Elle semblait déjà reculer d'un pas sous prétexte de la liberté de Vérité.

- Oserait-il défier la redoutable Duchesse d'Haurfond ? plaisanta-t-il avant de profiter de son baiser.
Malgré la fatigue, Vaillant le poussa plus profond. Ses mains se firent exigeantes, comme ses mots.
- Promets-le moi.

Il voulait entendre cette bouche traîtresse prononcer cette promesse.

Si elle apprécia le trait d'esprit et le baiser, elle comprit rapidement que cela ne suffirait pas à Vaillant. Déjà il se faisait plus dur et plus exigeant. Elle sentait ses mains la serrer plus qu'elles n'auraient dû et son baiser la laissa essoufflée. Inutile de s'opposer à lui quand il était dans cet état, elle le savait. Aussi se plia-t-elle de bonne grâce à son exigence.

- Je te le promets, lui accorda-t-elle d'une voix douce. Je n'organiserai rien sans ton accord et je ne consentirai à aucune union avant d'avoir eu ta permission.

Les mots lui écorchaient les lèvres plus qu'elle n'aurait cru tant renoncer à une partie de son pouvoir, si petite soit-elle, lui semblait insurmontable. Et pourtant, elle avait prononcé son serment sans la moindre hésitation. Ne savait-il donc toujours pas, au bout de tant d'années, qu'elle était incapable de lui refuser quoi que ce soit qu'il lui demande ?

Vaillant s'estima satisfait. Il ne croyait pas Chiara capable de lui mentir aussi éhontément. Peut-être se trompait-il : la Duchesse avait déjà fait des choses éhontées. Sa soumission lui plut, ou bien la manière dont elle répondit à son baiser. Elle avait toujours été douée pour lui laisser croire qu'il dominait, alors qu'au final, elle ne faisait que ce qu'elle voulait.

- Je suis trop fatigué pour rentrer maintenant, murmura-t-il à ses lèvres avant de les prendre encore. Et puis il va bientôt faire nuit. Avec ce cheval, ce ne serait pas prudent de partir maintenant.

Mené par son désir, Vaillant n'avait qu'à moitié conscience de lui mendier du temps. Du temps : cela avait toujours été ce qu'ils avaient eu de plus rare et de plus précieux, surtout à présent que l'âge les rattrapait.

- J'espère que tu m'as fait à manger. Je meurs de faim, confessa-t-il à ces lèvres qu'il goûtait sans en être rassasié.

Glissant les bras autour de son cou, Chiara resserra son étreinte et se perdit dans les baisers de l'amant qui réclamait du temps, qui réclamait de l'amour. Quoi qu'il lui demande, de toute façon, elle aurait cédé, bien consciente qu'elle lui offrait bien peu et que le temps qu'il leur restait était limité. Et pas seulement ce soir-là. Chassant les ombres de sa tête, elle s'efforça de les chasser également entre eux et dans le cabanon où ils étaient réfugiés. Un rire doux et bas s'échappa de ses lèvres, caressant celles de Vaillant.

- Enlève tes vêtements mouillés pendant que je ranime le feu et je te promets de te réchauffer et de te faire à manger.

Elle ne lui promit rien d'autre car elle n'avait guère plus à lui offrir que ce temps supplémentaire volé à leurs vies. Mais elle pouvait se comporter aussi normalement que possible jusqu'à la fin et lui donner ce qu'il voulait : une maîtresse complaisante, la chaleur d'un âtre, un bon repas, et peut-être un peu d'amour.

Vaillant joua avec l'idée de prendre Chiara ici même, sous l'appentis, mais finit par la laisser s'échapper. Ils n'avaient plus l'âge de rouler dans la paille. Il vérifia que les deux chevaux étaient bien attachés, puis la suivit dans la cabane.

Il faisait presque plus sombre à l'intérieur. Le Baugien prit le tison des mains de Chiara et s'occupa de ranimer le feu à grands renforts de bûches tandis qu'elle fouillait dans les placards de la "cuisine". Une nouvelle fois, et comme elle le lui avait ordonné, il enleva ses vêtements pour les mettre à sécher. Puis il s'assit et la regarda préparer à manger, pacifié par la fatigue et les souvenirs. Cela lui rappelait leurs quelques séjours dans la maisonnette de Bauge où ils avaient joué à être un couple, avant son exil en Haurfond, alors que sa fille aînée n'était qu'un nourrisson. Aujourd'hui, elle était en âge de se marier. Le temps avait passé, ses filles avait grandi, sa femme avait mûri, lui, n'avait pas tant changé.

- Que feras-tu quand Raki mourra ? demanda-t-il sans détours.

Chiara avait dégoté un pot de pâté dans un placard et s'affairait à en faire des tartines avec le reste du pain et du fromage apportés par ses soins quand Vaillant la surprit par sa question. Il était heureux qu'elle se soit trouvé dos à lui à cet instant car il n'aurait certainement pas aimé ce qui se lisait sur son visage à l'idée de la mort de Raki. Pourtant, elle tentait de s'y préparer. Elle devait s'y faire. Raki était malade et s'il pouvait vivre ainsi encore longtemps, il était bien plus probable qu'il la quitte au cours du prochain hiver. Elle reposa lentement le couteau qui était resté n suspens et s'essuya les mains sur un linge avant d'entreprendre de disposer les tartines sur un plat comme si tout était normal.

- Je deviendrai la duchesse douairière et je ferai en sorte que Vérité soit le meilleur duc possible pour Rippon.

Un sourire aux lèvres, elle vint vers lui avec le plat et le posa sur la table à côté de son fauteuil.

Il te faudra alors m'aider à lui choisir une épouse car il ne faudra pas tarder à le marier.

Vaillant regretta de ne pas voir le visage de Chiara lorsqu'il évoqua la mort de son Duc, dont le déclin était de notoriété publique. Il était surréaliste qu'après toutes ces années, il soit toujours jaloux de cet homme. Pourtant il aurait dû lui être reconnaissant, d'avoir élevé Vérité comme son propre fils, et épargné la honte à Chiara. Raki serait toujours plus grand que lui, par la naissance comme par l'honneur. Et Vaillant l'en détestait encore plus.

Dans ses fantasmes, il se plaisait à imaginer qu'une fois débarrassés de Raki, Castelorme redeviendrait le lit d'amour qu'elle n'avait été que quelques mois. Mais il y aurait toujours son épouse, leurs enfants, et ils n'étaient plus les mêmes. Ça n'était qu'un fantasme nourri de la nostalgie des ans, et Vaillant le savait. Mais n'était-ce pas pour nourrir le fantasme qu'ils étaient ici ? Triste décor en vérité, que la cahute détrempée et les tartines de pâté.

- Pourquoi, il court les jupons ? demanda-t-il avec légèreté, avant d'attraper ceux de Chiara pour l'attirer sur ses cuisses nues.
Après quoi seulement, il attrapa une tartine et reprit en mâchant :
- Duc d'Haurfond, tu veux dire ? Il me semble que Songe et sa famille sont bien installés à Gardebaie.
Les Lunabille régnaient désormais sur la moitié du Royaume, grâce à ce mariage auquel il préférait ne pas penser.

- Il me manquerait plus qu'il épouse une Chalcédienne et que l'histoire se répète, mâchonna-t-il, mais peut-être cette idée n'était pas si folle, peut-être une telle union serait le levier - par deux fois actionné - de la paix.

Elle ne prit pas la peine de le corriger ni de lui rappeler ce qu'elle lui avait promis bien des années plus tôt concernant leur fils. Songe était toujours là, quoi qu'elle en pense et quoi qu'elle désire pour l'avenir. Le résultat des mouvements de pions qu'elle organisait pouvait être long, mais elle restait confiante. Vérité méritait le meilleur et il l'aurait. Revenue auprès de Vaillant, elle disposa leur semblant de repas à portée de main et leur servit du vin pour les réchauffer en plus du feu ranimé par son amant.

- Vérité a ton charme et ton arrogance. Il plaît aux femmes et sait leur parler. Et s'il s'est pour le moment montré irréprochable de discrétion, on ne sait jamais de quoi demain sera fait. Une jeune fille dévergondée et une mère ambitieuse auraient tôt fait de mettre à mal son avenir, surtout à présent qu'il est le frère de la reine.

Elle but une gorgée de vin et frissonna comme le liquide la réchauffait un peu de l'intérieur. Elle se sentait calme et sereine auprès de Vaillant, heureuse de partager ces moments et ces conversations avec lui. Tout cela, ils auraient peut-être pu l'avoir s'ils avaient eu le courage de tout quitter pour être ensemble quand la question s'était posée, après la naissance de Vérité. Mais une voix dans sa tête ne cessait de lui répéter qu'alors, Vaillant l'aurait détestée pour avoir ainsi jeté leur avenir et celui de leurs enfants aux orties. Peut-être auraient-ils été heureux mais il était bien plus probable que l'amertume et les regrets les auraient déchirés et séparés. De sa main libre, elle s'empara en douceur de celle de son amant et lui sourit encore.

- Il ne connaît pas de chalcédiennes, hormis la sœur de feue sa Majesté.

Mais il en connaissait une demie. L'idée qu'il épouse Aimée Loinvoyant l'avait déjà effleurée à plusieurs reprises au fil des ans mais à présent que Désirée avait épousé Vainqueur, ce n'était plus envisageable, songeait-elle. Et c'était inutile. Il y avait sûrement des partis bien plus intéressants à trouver pour son fils. Portant la main de Vaillant à ses lèvres, elle y posa un baiser léger.

- Je te laisserai le choix, je te l'ai promis, mais il faudra manœuvrer subtilement si tu veux que Vérité soit d'accord. Il est fier et il tient à sa liberté.

- Une jeune fille dévergondée et une mère ambitieuse auraient tôt fait de mettre à mal son avenir, surtout à présent qu'il est le frère de la reine.
Tu en sais quelque chose, pensa Vaillant, si fort que si Chiara avait eu la moindre trace d'Art, elle l'aurait entendu. Mais il ne partagea pas cette pensée blessante, comme il le faisait parfois. Il ne cherchait plus à blesser Chiara. L'heure (tardive) était à l'apaisement qui précède les adieux, et à toutes les formes d'amour.

Un instant distrait par les lèvres de la Duchesse sur ses doigts, Vaillant s'étonna de ses dernières paroles. Il ne lui avait soutiré que la promesse de ne pas marier son fils sans son consentement, pas celle de le marier lui-même. Avait-elle trop bu, ou devenait-elle sentimentale, pour lui donner davantage que ce qu'il demandait ?
- Je ne choisirai pas pour lui, répondit-il. Je ne m'en sens pas le droit.

Car qui était-il, pour Vérité ? Une ombre, à peine perceptible, tapie. Jamais Vérité ne saurait qu'il était son vrai père, et c'était mieux ainsi. Vaillant n'avait jamais voulu que Vérité soit un bâtard, quand il pouvait-être un héritier. Pourtant, cette pensée que son fils ne le connaîtrait jamais, et qu'il n'aurait jamais aucun rôle dans sa vie (si ce n'est celui d'empêcher sa mère de le marier à une Loinvoyant), le rendait triste. Vérité occupait dans son coeur une place aussi vaste, voire plus, que celle occupée par ses enfants légitimes, rivalisant avec la petite Fidélité. Avec la mort d'Honneur, c'était le seul fils qu'il aurait jamais.

Perdu dans ses souvenirs et ses regrets, Vaillant en oubliait de caresser Chiara et de manger son pâté.
- J'imagine que tu as déjà plusieurs beaux partis ? se reprit-il.
Il but un grand verre de vin puis ajouta plus bas, en glissant ses deux mains sous les jupes de Chiara :
- Il ne connaît pas de chacédiennes, il ne sait pas ce qu'il rate...

Préoccupée de Vaillant avant tout, Chiara n'en perdait pourtant pas le fil de la conversation. Il parut étonné qu'elle lui laisse une telle latitude concernant le mariage de leur fils, et elle comprit que leurs difficultés à communiquer ne disparaitraient jamais, même quand la paix semblait installée entre eux.

- Sans choisir pour lui, tu peux me faire parvenir discrètement des propositions que je lui soumettrai. Il ne saura jamais que cela vient de quelqu'un d'autre que moi.

Il ne le soupçonnerait même pas en fait. Vérité avait commencé à se rebeller contre sa mère et elle était parfaitement consciente de la manière dont il la voyait, ambitieuse et autoritaire. Jamais il ne suspecterait qu'elle ait pu prendre conseil auprès de quelqu'un d'autre qu'elle-même dans cette affaire.

Le sujet de la famille restait délicat entre Vaillant et elle.Douloureux, même. Ils avaient refusé de créer une famille ensemble quand ils en avaient eu l'opportunité et chacun avait poursuivi son chemin de son côté, même s'ils se retrouvaient souvent. À présent, Vaillant avait perdu beaucoup et elle gagné plus encore, le jeu était déséquilibré et elle souffrait de n'avoir pas pu donner plus à son amant qu'un fils qui ne le connaitrait jamais.

- Pour l'heure, le meilleur parti que je puisse lui trouver est Loyauté, ce qui nous assurerait de faire revenir Haurfond dans le giron de Rippon. Mais c'est encore une enfant et je ne suis pas certaine que Vérité puisse se retenir de tomber amoureux encore cinq ou six ans.

Elle évoquait l'amour mais la réalité était plus terre-à-terre que cela. Elle craignait qu'il n'engrosse une fille qui ne lui convienne pas, qu'il se fasse piéger par une ambitieuse. Pire encore, il pourrait réellement tomber amoureux et refuser ensuite tout autre parti qu'elle lui proposerait.

Vaillant fit une remarque sur les Chalcédiennes et elle eut un instant de surprise avant de comprendre qu'il parlait d'elle-même. Il y avait si longtemps qu'elle avait forgé sa vie autour de son mensonge initial qu'elle en avait oublié d'où elle était venue en premier lieu. Plutôt que de s'en sentir menacée, elle prit le compliment qu'il lui faisait, si maladroit soit-il, et profita de l'occasion pour initier un baiser tendre et ardent. La paix continuait entre eux, il fallait la savourer.

Vaillant ne répondit pas. Il voyait mal quel parti il aurait pu proposer pour Vérité, dont Chiara n'eut pas déjà connaissance. Son réseau d'influence était moins étendu bien qu'il eut grandi, se limitant à la noblesse de Bauge. Chiara y avait déjà accès par ses accointances avec la mère de la Duchesse, dont elle était restée proche, quoique Vaillant soupçonne que la nouvelle mainmise de Rippon sur le Royaume nuise à cette amitié. Chiara devinait-elle que sa nouvelle alliance avec les Loinvoyant n'avait, pas que pour lui, le parfum jaloux de la trahison ?

Certainement, elle était consciente de ses choix : Vainqueur plutôt que lui, pour le prix d'une Reine. Cerf plutôt que Bauge, pour le prix d'Haurfond. Une fillette pour Vérité plutôt que la femme de son choix, pour le prix d'un titre de Duc. Chacun de ces choix avait un coût. Un coût très concret pour Vérité : cinq ou six ans à patienter pour un jeune homme de vingt ans, et la somme que cela devait coûter pour satisfaire ses besoins naturels sans risques et avec dignité. Vaillant était certain que Chiara y pourvoyait, car elle savait mieux que nulle autre la matière dont les hommes étaient faits, et Vaillant se demanda avec une pointe de nostalgie si son fils fréquentait les mêmes établissements que lui.

Ils parlèrent encore de Vérité, Vaillant prenant plaisir à se faire conter sa vie quotidienne et ses talents, dont la Duchesse avait une idée suffisamment précise pour lui confirmer qu'elle le faisait surveiller. Vaillant prit soin de ne poser aucune question sur Désirée, mais ses silences trahissaient sa présence. Pour ne plus penser à cette fille, il parla des siennes, s'inquiétant (de manière intéressée) du mariage non encore conclu de Claire, et ne résistant pas au plaisir de parler de Fidélité, la fillette étant vraisemblablement sa préférée. Il ne parla pas de sa femme, et quand les silences devinrent trop évidents, ils les remplacèrent par des caresses bien placées.

A quelques heures de l'aube, ils firent l'amour sur leur lit de fortune avec l'épuisement des vieillards et la passion des jeunes amants. Plaisir et douleur se mêlaient dans ce qui était peut-être leur dernière étreinte. Vaillant aurait voulu rouvrir cette blessure qui sur sa poitrine, s'était effacée depuis longtemps, mais dans sa poitrine, resterait ouverte jusqu'au deuil impossible de cette vie qu'ils n'avaient pas partagée.

Après la jouissance, il s'endormit presque instantanément, bercé par la chaleur des chairs et le bruit de la pluie. Il se réveilla quelques heures plus tard. Chiara dormait encore, roulée dans les draps, sa nudité juvénile démentant le poids des années. L'humidité était prégnante ainsi que les odeurs d'iode, de cendre froide et des reliefs non débarrassés de leur repas. Vaillant s'habilla et sortit, dévalant la dune pour arpenter la plage. La pluie avait cessé, l'aube baignait le paysage délavé. La mer au ressac régulier avait effacé les traces de leurs pas, mais pas le souvenir des mots durs échangés. Vaillant pria pour que Chiara parte sans se retourner.

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