La tempête s'était un peu apaisée dans le cœur d'Aimée, ou du moins ce jour-là était un jour plus serein. Peut-être parce qu'elle n'avait pas vu son père ni croisé sa belle-mère, peut-être parce que les festivités liées aux royales épousailles étaient enfin achevées... Ou peut-être parvenait-elle seulement à mieux dissimuler la souffrance qui lui rongeait le cœur et l'esprit. Elle-même aurait été bien en peine de donner un diagnostic précis. Elle savait seulement que ce jour-là, elle se sentait moins révoltée et plus mélancolique.

Une fois n'était pas coutume, elle avait délaissé ses braies et revêtu une robe. Simple et blanche, l'étoffe de lin brodé ondoyait autour d'elle, seulement interrompue par le lien de cuir qui soulignait sa taille. Pieds nus et cheveux lâchés, elle glissa dans ses poches les cailloux qu'elle emportait partout avec elle et traversa le château comme un petit fantôme silencieux. Elle voulait de la solitude, du calme, de l'apaisement, et peut-être un peu d'Art...

Si seulement sa mère en avait été douée, si seulement sa mère ne les avait pas abandonnés... Repoussant de toutes ses forces cette pensée menaçant son calme, elle grimpa sans bruit la tour menant aux jardins suspendus qui avaient fait la fierté de sa mère. Elle n'avait pas hérité de sa patience ou de son don avec les plantes, mais elle s'efforçait de son mieux d'entretenir les plantations et les allées, se remémorant autant que possible les conseils de Shyrin qu'elle regrettait de ne pas avoir davantage écoutée.

Au détour d'une allée, elle s'assit sur la margelle de pierre d'une fontaine qui chantait doucement dans l'air calme de ce jour ensoleillé. Ici elle se sentait un peu comme dans un rêve, isolée du monde qui la blessait, isolée des êtres qu'elle ne comprenait pas, sans savoir que c'était exactement les pensées que sa mère avait pu avoir à cet endroit les premiers temps de son arrivée en cerf. Peut-être se laisserait-elle aller à Artiser un peu. Pour le moment, elle contemplait les cailloux dans sa paume pâle.

L'appel, aussi léger qu'un bruissement d'ailes, effleura en douceur les limites de son esprit conscient, lui faisant relever la tête d'un coup. Sa main s'était refermée sur les cailloux de la colère, tradition héritée de sa mère et qui lui plaisait par sa poésie. Elle croyait reconnaître cette voix mais se sentait incapable en cet instant de mettre un nom dessus. Son regard troublé navigua autour d'elle dans le jardin, fouillant arbustes et massifs, cherchant l'intrus, mais rien. Pas d'autre bruit non plus que l'eau, les abeilles, les cigales et quelques oiseaux. Pas d'autres images, pas d'interférences, pas d'Art. Elle était seule... Avec cette voix qui ne lui était pas inconnue et dont elle ne voyait pas la source.

Sa main glissa vers sa poche pour y faire retomber les cailloux comme elle se levait, l’œil et l'oreille aux aguets, cherchant à déceler celui qui l'appelait. Prudente d'abord, elle fit quelques pas dans une direction, se tourna dans une autre, fouilla encore du regard ce qui l'entourait mais en vain. Amusée, elle fit un tour complet sur elle-même puis se décida à chercher de la manière qui convenait.

Laissant son Art s'élancer au-dessus d'elle comme une nuée légère, elle se mit en quête de l'homme qui se cachait dans le jardin et suivit aveuglément les indications que lui délivraient ses visions troubles et peu précises. Elle cherchait ici, regardait là, s'attardait sur un pétale ou suivait un scarabée. Lentement, jouant le jeu, ses pas la portaient dans les allées et les massifs, en quête de la rencontre qui changerait sa journée à défaut de changer sa destinée.

Un sourire large et heureux se peignit sur les traits d'Aimée alors qu'elle arrivait finalement devant celui qui l'avait appelée et n'était autre que Vaillant Fructurive. Avant qu'elle ait pu lui répondre autrement que par une onde de joie sans mélange, il exprima sa maladresse et lui tira un rire clair et léger. Sâ, il lui semblait ne pas avoir ri aussi sincèrement depuis des années.

Sans faire de manières, elle se laissa tomber dans l'herbe, sa robe s'épanouissant en corolle immaculée autour d'elle. Elle reviendrait tachée de vert et peut-être de terre, les cheveux emmêlés et les pieds sales, comme toujours depuis l'enfance, mais ne s'en souciait pas davantage qu'autrefois.

- Si vous le désirez, répondit-elle avec espièglerie. Mais je vous préviens, vous ne voudrez plus les remettre !

Elle cueillit un bouton d'or et le fit tourner près de sa paume pour en admirer les reflets ensoleillés quelques instants.

- Étiez-vous venu chercher la solitude ? Reprit-elle en levant les yeux pour lui sourire encore.

Malgré l'opinion désastreuse de son père, elle avait un attachement particulier à cet Artiseur qui avait été l'ami de sa mère au point de donner son nom à l'une de ses filles.

Le regard d'Aimée s'évada un instant alors que Vaillant avouait ce qu'elle avait cru deviner mais n'aurait osé réellement croire sans sa confirmation. Elle aussi était sur les traces de sa mère et il n'y avait pas meilleur endroit que son jardin pour cela. Comme il reprenait ses explications, elle revint croiser son regard puis baissa les yeux avec un sourire mystérieux.

- Oh mais je sais très bien qui vous êtes, Vaillant Fructurive, lui assura-t-elle d'une voix basse et douce.

Derrière la frange cuivrée de ses cils baissés, elle observait par en dessous les réactions de l'Artiseur.

- Elle m'a parlé de vous... Et je vous ai vu en rêve...

Car l'Art les liait aussi sûrement que le souvenir de la Reine défunte. Elle s'abstint toutefois de mentionner qu'elle était également informée de l'inimitié existant entre lui et son père. Le moment et le lieu ne se prêtaient guère aux règlements de compte et arbitrages divers. Tout au contraire, le jardin était baigné de lumière et de sérénité.

Alors qu'il pointait sous son menton le bouton d'or, elle leva sur lui un regard rieur et un nouveau sourire vint ourler ses lèvres. Elle répondit à sa question avec la même innocence mais songea confusément qu'elle n'aurait pas dû se trouver seule avec un homme étalée dans l'herbe. Elle n'était plus une enfant, et pourtant, par bien des aspects, elle était encore bien jeune.

- Comme vous, je suppose... Je tente d'abandonner les rancunes en rappelant à moi des souvenirs heureux...

Un moineau s'était posé sur l'herbe à quelques pas et picorait à la recherche de miettes abandonnées. Fouillant sa poche, elle y trouva comme bien souvent un petit morceau rassis de brioche oublié d'elle ne savait quand. Tout sec mais bien propre, il était tout indiqué pour le visiteur inattendu. Elle l'émietta sur sa paume et la proposa à l'oiseau, lui adressant une image mentale de douceur et de paix afin qu'il se sente libre de venir manger .

- Êtes-vous venu seul à Castelcerf ?

Le moineau chatouillait sa paume en y picorant les miettes de brioches. Quand il eut fini et s'envola, elle le suivit un instant des yeux avant de revenir à Vaillant, souriant toujours.

- Dont votre fille, Shyrin.

Comme sa mère avant elle, elle était touchée par le choix de ce prénom hors du commun. Il ne serait sans doute pas facile tous les jours à porter pour la fillette dans un royaume encore sensible aux conflits avec ses voisins. Mais il lui porterait peut-être chance, comme à la Reine dont la destinée avait été si chaotique et inattendue et pourtant heureuse, pour autant qu'elle-même puisse en juger. Elle laissa là le sujet de la famille pour se concentrer sur la main qu'il lui tendait. Lui offrait-il un souvenir à voir ? Des images du passé ? Elle en était friande, avide même. Le savait-il ? Ou l'avait-il seulement deviné en la trouvant là ? Elle n'eut qu'un très bref instant d'hésitation avant de tendre le bras à son tour et de faire glisser ses doigts dans sa paume, lui offrant sa confiance sans crainte comme elle le faisait de son sourire.

Aimée se laissa mener par les souvenirs de Vaillant sans crainte et en toute confiance. À la vue de sa mère à un âge plus tendre encore que celui qu'elle avait à ce jour, son cœur se serra violemment et ses lèvres tremblèrent un instant. Elle ne fléchit pas cependant et laissa la douceur du moment l'envahir plutôt que la mélancolie de son absence.À son âge, sa mère avait déjà deux enfants, songea-t-elle, et Chance n'avait pas été bien long à venir ensuite. Que faisait-elle donc elle-même, hormis courir les chemins et se battre comme un soldat ? Elle prit conscience que certaines choses allaient devoir changer à présent et qu'il lui incombait, à elle, d'être l'artisan de cette évolution.

Son sourire nostalgique glissa vers un plaisir plus grand et une joie sincère à la vue de la seconde Shyrin qui promettait d'être une beauté. Elle avait déjà le charme et la vivacité, elle espérait lui découvrir également la finesse et l'intelligence dont une femme avait besoin en ce monde pour tirer son épingle du jeu. Elle se promettait en tout cas de l'y aider si elle le pouvait. Peut-être parce que sa mère avant elle avait eu une affection particulière pour Vaillant, ou peut-être parce qu'elle cherchait désespérément comment s'occuper l'esprit à d'autres choses qu'au regret de sa mère et à la rancune envers son père. En rouvrant les yeux, elle croisa le regard de Vaillant et garda son sourire franc et heureux, dissimulant les troubles qui l'habitaient.

- Votre fille promet beaucoup, me semble-t-il. J'espère avoir l'occasion de mieux la connaître. Ainsi que le reste de votre famille, naturellement...

Elle baissa les yeux un instant sur leurs mains toujours jointes et retira doucement la sienne après un instant de réflexion et comme à regrets. Il n'aurait pas été judicieux qu'on les surprenne ainsi dans l'herbe, plus encore à se tenir la main. Choisissant ses mots avec soin, elle reprit avec la même douceur et en cherchant à nouveau le regard de Vaillant comme pour l'assurer de sa sincérité.

- Je sais en quelle estime vous tenait ma mère mais je n'ai jamais compris... Oserais-je vous demander..? Vous n'êtes pas obligé de me répondre, bien sûr, mais s'il vous plaisait de m'éclairer, j'aimerais vraiment connaître la raison de l'inimitié entre mon père et vous...

Elle le scrutait avec une curiosité teintée d'une certaine crainte. Elle ne voulait surtout pas risquer de froisser cet ami inattendu mais en ce moment de trouble intérieur intense, elle espérait y voir plus clair en creusant certaines zones d'ombre.

- Je vois, murmura Aimée.

Mais en vérité, elle ne voyait pas bien. Elle imaginait bien des choses mais n'osa pas creuser tant le sujet semblait encore sensible pour Vaillant Fructurive. Il ne lui appartenait pas de remuer le passé, moins encore d'en corriger les erreurs. Le fardeau qui venait alourdir celui qu'elle portait déjà n'était pas le sien mais elle ne le regrettait pas, néanmoins. On ne pouvait regretter ce qu'on avait soi-même amené sur soi, n'est-ce pas ? Sa mère lui avait enseigné cela et aussi à assumer ses propres erreurs. Jamais Shyrin ne se plaignait, jamais elle ne s'en prenait aux autres. Dans l'esprit de sa fille au moins, elle avait atteint un niveau de perfection proche de la divinité.

Réfléchissant et creusant dans sa tête ce qu'elle savait, ce qu'elle ignorait, recoupant et retraçant les souvenirs, elle ne fit pas directement le lien avec la jambe dysfonctionnelle de Vaillant mais ce n'était qu'une question de temps avant qu'elle comprenne. Revenue au présent, elle examina à nouveau le Baugien, sa main serrée puis son visage et baissa les yeux avec humilité.

- Je l'espère aussi, mais à présent qu'elle n'est plus là pour me guider...

Elle n'acheva pas sa phrase, c'était inutile. Tous deux savaient qu'avec Vainqueur pour seul guide, il lui reviendrait de faire des efforts pour tendre vers les vertus de sa mère. Elle se plongea quelques instants encore dans ses réflexions, les yeux baissés, puis reprit, plus doucement encore, prudemment.

- Ma mère... L'aimiez-vous ?

La question était hautement intime, déplacée même. Et elle ne savait pas très bien elle-même si elle entendait par là un amour non autorisé ou seulement l'affection et l'admiration que l'on éprouve pour ses amis. Mais pour la première fois depuis longtemps, avec Vaillant, les souvenirs de sa mère ne lui étaient pas douloureux mais plutôt apaisants.

Les yeux baissés, Aimée écoutait sagement. Elle savait pourquoi on lui avait donné ce nom, sa mère lui avait expliqué maintes fois l'amour qui les liait, son père et elle, mais aussi le couple royal à leur première née venue après tant de difficultés pour chacun. Elle était assez lucide pour savoir que Shyrin avait, comme chacun le faisait inconsciemment, réécrit l'histoire au fur et à mesure, un peu plus à chaque fois qu'elle la racontait.

Elle ne dit rien pendant un long moment, laissant les mots la pénétrer et la bercer, lui faire voir des images, des désirs secrets, mais les illusions n'avaient qu'un temps et elle revint finalement au présent et à la réalité à laquelle elle croyait, qu'elle savait vraie à défaut d'être juste.

- J'ai reçu l'amour de mes parents, il est vrai, et celui de mes amis. Peut-être même de certains sujets, si l'on peut appeler cela de l'amour. Et j'ai reçu la promesse d'une couronne.

Ce qui ne semblait pas la réjouir outre mesure. En réalité, même si elle était fière et heureuse d'être l'héritière de son père, elle l'estimait normal, étant sa première née. Elle n'avait pas spécialement attendu cette distinction au cours de sa jeune vie mais n'en avait pas été plus surprise que cela. De toute façon, elle aimait trop son père pour lui refuser quoi que ce soit. Si ce n'est le droit de se remarier à une gamine à peine sortie des langes. Rembrunie à cette pensée, elle posa les yeux sur la main de Vaillant qui couvrait la sienne, s'étonnant de sa chaleur et du plaisir qu'elle en ressentait. Elle leva alors vers lui un regard incertain.

- J'ignore ce qu'est l'amour et je ne crois pas que ma destinée m'offrira la possibilité de le savoir. Personne n'osera jamais...

C'était prétentieux de sa part sans doute, mais elle était consciente de l'effet qu'elle produisait parfois sur les gens. Son rang, son allure altière, son statut, ses dons pour l'Art et le Vif, sa langue trop bien pendue et son énergie... Elle intimidait la plupart des gens, même Espoir, son ami le plus intime qui n'osait pas lui dire qu'il ne voulait pas d'elle malgré les fiançailles organisées par leurs parents. Car elle s'était convaincue qu'il ne l'aimait pas comme il l'aurait fallu pour les satisfaire tous. Alors que lui restait-il ? Qui aurait un rang assez élevé et suffisamment d'assurance pour s'éprendre d'elle ? Personne. De cela aussi elle était convaincue.

Vaillant semblait avoir un don pour chasser les nuages qui assombrissaient son ciel, songea-t-elle. Plus que jamais, elle comprenait ce qui avait plu à sa mère chez cet homme, pourquoi elle l'avait tenu pour son ami envers et contre tout, surtout contre son époux qui le détestait ouvertement.

Alors qu'il énumérait certaines de ses qualités sur ses doigts, elle se prit à sourire à nouveau avec une joie innocente. Certes, il faudrait être le plus audacieux des hommes pour oser tenter de la séduire avec ce bagage si lourd mais le Baugien semblait si confiant et la consolait si gentiment qu'elle laissa même échapper un petit rire léger quand il baisa sa main.

- Je vous fais confiance, rétorqua-t-elle avec malice.

Le sujet dévia sur Vérité et la surprit un peu.

- Lunabille ?

Mais de qui d'autre aurait-il pu s'agir ? Il n'y avait pas douze Vérité à Castelcerf. Pas même deux, en fait. Hochant la tête, elle acquiesça en souriant calmement.

- Oui, c'est mon ami. Vous le connaissez ?

Le sujet de Vérité ayant été abandonné par Vaillant lui-même, Aimée ne s'y attarda pas. Peut-être se demanderait-elle pourquoi ce nom était apparu dans la conversation. Ou peut-être pas. Alors que le Baugien évoquait ses vingt ans, elle le considéra en silence, souriante et espiègle.

- Vous n'êtes pourtant pas si vieux... Moins que mon père, en tout cas !

Un rire malicieux lui échappa. Elle le taquinait mais n'en énonçait pas moins une vérité. Elle ne le trouvait pas si vieux. Il avait des enfants bien plus jeunes qu'elle, après tout.

- J'ai toujours des questions, répondit-elle gaiment. Mais je vais les garder pour notre prochaine rencontre.

Il lui proposa même d'échanger par l'Art et elle acquiesça, heureuse de ce projet qui la distrairait, qui lui ouvrirait la compréhension de certains souvenirs, peut-être, et qui nouerait des liens avec Bauge, peut-être. Comme s'ils avaient suivi le même cheminement de pensée, il lui suggéra alors une visite dans son duché et elle considéra la question en silence tandis qu'il argumentait en faveur de ce voyage. Son sourire ne l'avait pas quittée et elle hochait la tête lentement.

- Si c'est réellement ce que vous pensez, je vous crois. Et il est vrai qu'il serait sans doute judicieux de mettre fin aux murmures qui me séparent de Bauge.

Depuis les propos d'Ether Dorage, elle n'ignorait pas que des voix s'élevaient dans les deux camps, comme si un conflit larvé était en train de naître. Elle avait traité le problème par l'ignorance, estimant que s'y attarder donnerait à la question plus d'importance qu'il n'était souhaitable. Mais peut-être le moment était-il venu de faire un geste plus significatif, en effet. Par ailleurs, les propos échangés avec espoir concernant la possibilité d'un autre prétendant lui restaient en tête. Il n'y avait pas d'héritier ou de Duc pour elle en Bauge, mais l'idée de voyager, même si peu, l'enchantait.

- J'en parlerai à mon père, acquiesça-t-elle. J'y avais déjà songé sans oser aborder la question mais je crois qu'il est grand temps, en effet, que je découvre mieux les duchés sur lesquels je régnerai un jour.