Chiara était inhabituellement nerveuse. Il y avait des années qu'elle n'avait plus besoin de telles simagrées. Partout ailleurs qu'en Cerf, les choses étaient plus simples et elle pouvait compter sur la discrétion de certains pour mener à bien ses projets secrets et personnels. Mais en Cerf, elle n'était pas chez elle. Du moins, pas encore. À présent qu'elle avait réussi à asseoir sa fille sur le trône, ce n'était plus qu'une question de rhétorique, cependant.

Elle devait surveiller étroitement tout ce qui était vu ou dit sur elle et sa famille, en attendant. Le moindre faux pas aurait des répercussions trop importantes pour être acceptable. Désirée l'avait fort bien intégré et elle espérait vivement que Vérité en avait pris conscience, lui aussi. Ce grand fils qui lui échappait un peu désormais restait son préféré et elle ne désespérait pas de le garder encore un peu sous sa coupe. Peut-être devrait-elle lâcher un peu de lest pour cela, qu'il se sente plus libre, ainsi ne la renierait-il pas totalement. Elle saurait le ramener dans son giron le moment voulu, elle n'en doutait pas.

D'ici là, c'est avec son père qu'elle avait rendez-vous. Elle avait fait des pieds et des mains pour organiser cette entrevue ultra-secrète dont personne n'était informé hormis ses deux protagonistes. Depuis la mort de sa vieille complice, Malice, elle ne pouvait plus compter que sur elle-même pour ces choses-là, mais Eda en soit louée, elle savait y faire.

Vêtue sans ostentation d'une robe de soie gris tourterelle, ses cheveux ramenés en un sage chignon, elle s'était cachée sous une grande cape brune pour rejoindre cette cabane isolée de tout au bord d'une plage si petite que personne n'y venait jamais. Ils n'avaient que quelques heures devant eux mais elle espérait bien voler encore un peu de temps auprès de Vaillant, comme autrefois.

Non qu'elle espérât que le lit serve à autre chose qu'à s'asseoir. Elle s'était convaincue de n'avoir plus l'âge pour ces choses, à présent. Mais peut-être craignait-elle seulement le regard de son amant, autrefois si épris, sur son corps vieillissant et flétri. Il avait beaucoup supporté déjà et elle l'aimait trop encore pour le forcer à contempler sa décrépitude et faire comme si ça ne comptait pas à ses yeux. Même avec le régime très stricte d'alimentation saine et d'activité physique qu'elle s'imposait depuis des années, elle ne pouvait ignorer les signes de l'âge, les rides et les taches, les courbes et les déliés, autrefois charnus et désormais flétris.

Nerveuse donc, en raison des circonstances mais aussi pour celui qu'elle allait voir et pour qui elle aurait donné n'importe quoi pour retrouver quelques instants leur jeunesse, elle arpentait le plancher inégal de la cabane propre mais visiblement abandonnée où elle lui avait donné rendez-vous. Viendrait-il ? L'aimerait-il toujours ? Chaque rendez-vous, même après des années, résonnait toujours des mêmes angoisses et incertitudes.

Nul besoin d'être douée de l'Art ou même un tant soit peu intuitive pour reconnaître l'humeur massacrante du Baugien lorsqu'il mit pied à terre pour la rejoindre dans la petite maison qu'elle avait choisie pour eux. Trempé comme une soupe et boitant bas, il vint s'affaler sur une chaise pour masser sa jambe, ce qu'elle se serait fait un plaisir de faire pour lui s'il lui en avait laissé l'occasion. Elle n'ignorait pas combien il aimait la voir à genoux devant lui à le servir, autant qu'il aimait la voir en duchesse.

Nullement refroidie par cette arrivée fracassante et bien loin de tout e qu'elle aurait pu imaginer ou désirer, Chiara attendit qu'il s'apaise un peu avant d'approcher en douceur. C'est seulement quand il lui jeta sa question mesquine à la figure qu'elle réagit, ne pouvant retenir davantage un rire joyeux. Car malgré l'âge, malgré les précautions pénibles, malgré tout, elle était profondément heureuse de le voir et de voler quelques heures à sa vie pour être auprès de lui, quand bien même il passerait ce temps à la maudire.

- Plutôt oui, rétorqua-t-elle, riant toujours, debout entre ses jambes et les mains sur les hanches.

Elle n'avait cure de l'eau ou de la boue, elle voulait le toucher avant tout. Elle s'était promis de garder ses distances, pour le préserver d'une part mais aussi pour ménager sa propre fierté en ne lui montrant pas combien elle se sentait décatie. Mais à présent qu'il était là, toutes ses belles résolutions s'envolaient, comme toujours. D'une main douce, elle frôla sa barbe humide puis prit son visage en coupe entre ses paumes pour se pencher sur lui et appuyer un baiser tendre sur ses lèvres, comme pour en effacer le pli mauvais.

- Je ne te demande pas si tu as fait bonne route, chuchota-t-elle contre ses lèvres avec une espièglerie qui n'était plus de son âge.

Chiara sentait l'hostilité de Vaillant, ses réticences, son envie de la blesser. Il en avait toujours été ainsi, pourquoi ce jour-là aurait-il été différent ? Elle avait tenté d'alléger l'atmosphère, elle avait trouvé amusant et attendrissant qu'il soit si dépité, que leur rencontre ressemble si peu à l'idée fantasmée qu'ils s'en faisaient tous deux. Mais la vérité c'est qu'elle n'avait jamais su ce qu'il désirait réellement ni comment le contenter.

À chacune de leurs rencontres, il commençait par des reproches amers, et quelle que soit sa réaction - soumise ou combative - ça ne suffisait pas à l'apaiser. Alors ils s'accrochaient furieusement puis s'empoignaient et finissaient par se soulager dans une étreinte passionnée qui les laissait pantelants à défaut d'avoir résolu leurs divergences. Le schéma était invariablement le même et pourtant ils n'avaient jamais cessé de s'aimer avec cette fureur qui les empêchait de résister à la tentation.

Elle ne releva pas sa plaisanterie de mauvais goût, ça ne l'aurait pas plus soulagé que le reste. Il sembla rendre les armes plus vite que d'ordinaire et si elle s'en étonna, elle était bien loin de s'en plaindre. À peine eut-elle le temps de refermer ses bras sur lui, de caresser un peu ses cheveux trempés, à peine eut-elle le temps d'appuyer sa joue contre le haut de son crâne avec un léger soupir, que déjà il la repoussait pour poursuivre l'opposition.

Elle s'était attendue à bien des choses mais certainement pas qu'il la traine dehors par le poignet. La pore claqua derrière eux alors que ses pieds nus s'enfonçaient dans le sable et la terre trempés. Son cœur rata un battement, le souffle lui manquait déjà. Dévalant la pente à sa suite, elle avait pâli. Que lui réservait-il cette fois ? Et si... Et si elle ne pouvait plus le cacher. À cette idée, le peur l'étreignit car c'est du soulagement qu'elle avait ressenti.

Elle aurait dû en être terrorisée. Elle en était terrorisée. Si leur secret était éventé, tout tomberait à l'eau. Vainqueur répudierait Désirée sans que personne s'y oppose et leur avenir à tous serait compromis. Il pourrait même la condamner, elle, pour trahison et personne n'y trouverait rien à redire. Pourtant l'idée de sortir enfin du bois après tant d'années et d'avouer au monde son amour avait quelque chose de grisant.

- Vaillant... Tenta-t-elle faiblement et le souffle court.

Ses cheveux s'étaient défaits, sa robe froissée et mouillée lui collait à la peau. Une peau qui, dans la lumière blanche et grise de cette journée pluvieuse, sans l'ombre bienveillante de la maison, apparaissait pour ce qu'elle était : vieille. Or elle était convaincue que Vaillant ne supporterait jamais ça. Ce qu'il prenait pour de la coquetterie était en réalité une manière de la protéger, lui, croyait-elle.

Misérable elle semblait. Vulnérable elle était. Plus que jamais. Face à Vaillant, elle avait toujours conservé sa superbe, son allure, sa force, parce qu'il n'aurait jamais supporté qu'elle soit faible ou dépendante de lui. Elle avait bien pris garde à ne jamais lui montrer ses vulnérabilités.

Mais ce jour-là, il lui semblait que c'était trop et qu'ils avaient atteint un point de non-retour, un point de rupture définitif. Ils s'étaient beaucoup maltraités, beaucoup aimés aussi, mais soudain, elle sentit qu'elle n'aurait plus la force d'y croire encore s'il n'y croyait plus lui-même. Elle n'aurait plus la force de faire pour eux deux ce qu'il fallait pour préserver cet amour insensé, interdit, indécent, même, peut-être.

Comme il l'accusait une fois encore, une fois de trop, comme il rejetait sur elle une fois de plus la responsabilité de tout ce qui lui semblait insupportable dans sa vie, elle se drapa dans ce qui lui restait de dignité et était en réalité bien misérable.

De toute sa vie, les hommes ne l'avaient jamais aidée, soutenue ou grandie. Toujours ils avaient abusé d'elle, s'étaient reposés sur elle, comptant sur elle pour tout organiser, tout prendre en main, y compris leur propre destinée. Elle en gardait les marques dans sa chair comme les meurtrissures dans son cœur.

Les bras croisés, elle contempla en silence son amant à qui elle aurait tout donné, à qui elle avait tout donné. Ce qu'il lui demandait, c'était peut-être l'ordre de trop. Voulait-elle vraiment lui répondre ? Elle ne savait plus vraiment. Elle avait froid et une soudaine envie de se coucher près d'un feu.

- C'est ma fille qui a fait le mariage dont toutes les femmes des duchés rêvaient, répondit-elle plus sèchement qu'elle ne le pensait.

Chiara décroisa les bras et recula, suivant des yeux Vaillant qui lui faisait peur à présent. C'était déjà arrivé dans le passé mais elle l'avait rarement vu à ce point en colère. Peut-être même jamais. Livide et les dents serrées, toute entière préoccupée à ne pas s'effondrer, elle eut le réflexe bref de tendre une main vers lui mais arrêta aussitôt son geste et noua ses mains devant elle comme pour s'empêcher d'autres sottises de ce genre.

Si la mention d'Honneur lui noua les entrailles, lui rappelant de même les enfants qu'elle avait perdus, sa menace d'user de l'Art sur elle acheva de la désespérer. Par le passé, elle aurait été plus combative, se serait dressée sur ses ergots pour le défier, simplement parce qu'elle ne pouvait pas laisser passer le moindre affront. Mais elle se sentait à présent lasse et usée, elle n'avait plus envie de se battre, surtout pas avec lui. Il semblait si jeune, si pleine de fougue. Elle devait le renvoyer vers la jeunesse, vers sa propre femme ou d'autres, plus jeunes que lui et non ridées et épuisées comme elle.

- Tu peux fouiller a tête autant que tu le voudras. Je te l'ai toujours dit et je ne t'ai rien caché de tout ce que tu voulais savoir, répondit-elle aussi doucement que possible.

Tordant ses mains devant elle, le visage fouetté par le vent, les embruns et ses cheveux en désordre, elle eut très envie de s'asseoir et se laisser aller mais tint bon. Elle resterait debout, comme il l'avait voulu.

- La vérité c'est que je ne sais pas. J'ai toujours considéré qu'elle était tienne parce que nous nous aimions si fort quand elle a été conçue et que je ne partageais presque plus la couche de Raki. Mais je prenais garde également à ne pas la déserter complètement pour ménager sa fierté et faire taire les possibles rumeurs. Alors je ne sais pas.

Elle marqua une pause, quêtant son regard pour qu'il voit avec quelle franchise elle lui expliquait les choses.

- Vérité a l'Art, ce qui en fait ton fils sans le moindre doute. De plus, il n'y a qu'à voir comme il te ressemble. Mais pour Désirée... Je pense que oui, d'après mes calculs comme d'après mes désirs, mais je ne peux en être certaine, je suis désolée.

Baissant la tête avec un soupir, elle contempla ses mains glacées et s'étonna de ne pas trouver des serres crochues comme celles d'une harpie à la place. Bientôt elle rentrerait seule à Castelorme et si son retour dans son fief était une grande victoire, elle s'efforçait de ne pas trop penser qu'il était bien amer de n'avoir plus personne avec qui la partager. Car Raki n'avait plus la force de quitter ses appartements et ne s'intéressait plus beaucoup aux choses terrestres.

- Révèle tout si tu le désires. Venge toi de Vainqueur en lui prouvant qu'il a épousé une bâtarde qui n'a pas le droit de régner. On ne lui pardonnera pas son alliance avec moi et l'élévation de mes enfants illégitimes. Fais de nous des parias si ça peut te soulager... Tu peux même révéler ce que tu sais de moi, à présent, d'où je viens et mon nom...

Être montée si haut pour dégringoler si bas avait soudain quelque chose de poétique à ses yeux même si tout son être se révoltait à l'idée que ses enfants soient ceux qui payeraient le plus cher le prix de ses propres choix. Les fils payeront les erreurs de leurs pères, avait-elle entendu quand elle était enfant, en Chalcèdes. Shyrin le savait-elle, elle aussi ? Cette pensée incongrue pour la reine disparue, compatriote ignorée, la ramena à Vaillant et lui ft relever les yeux vers lui en quête de sa réponse.

Chiara sentit son esprit se cabrer à l'idée qu'elle avait volontairement gâché la vie de ses enfants par pure ambition. C'était tellement injuste qu'elle avait envie de hurler mais là encore les forces lui manquèrent. Depuis si longtemps elle luttait contre tout et tout le monde pour imposer sa volonté, faire son chemin, grandir, et offrir le meilleur de ce monde à ses enfants. N'était-ce pas ce qu'elle avait fait ?

Vingt ans plus tôt, elle avait refusé à Vainqueur sa fille Sérénité qu'il prenait pour un trophée acquis. À la place d'un roi arrogant et se débattant avec son propre pouvoir, elle lui avait trouvé un chef de clan puissant, jeune et bien fait, avec qui elle avait négocié des accords commerciaux qui garantiraient richesse et protection à sa fille pour le restant de ses jours. À son fils aîné Songe elle avait trouvé une épouse tout aussi digne en la personne d'Aube Dorage, sœur du Duc de Bauge. Un jour il hériterait de son propre duché à présent reconstitué. Vérité faisait ses armes à Castelcerf et elle ne doutait pas qu'il s'élèverait auprès d'Aimée Loinvoyant, peut-être jusqu'à devenir son Maître d'Art, sinon, elle lui donnerait Haurfond et Loyauté. Quant à Désirée, elle était Reine, par El ! Que pouvait-il lui reprocher encore ? Elle avait tout donné pour que ses enfants aient tout ce qu'ils pouvaient désirer au monde, elle leur avait donné des trônes, qu'ils soient ducaux ou royaux !

Non, c'était injuste de lui reprocher de gâcher la vie de ses enfants. C'était l'amertume qui parlait. Qu'y comprenait-il, lui ? Avait-il trouvé de bons partis pour ses propres enfants ou laisserait-il sa femme s'en charger ? Toujours, il ramenait tout à lui, lui le blessé, le mal aimé, la victime. Eda lui en soit témoin, il accusait toujours le monde entier de ses malheurs, elle en tête de cortège. Et elle continuait à l'aimer désespérément, c'était bien ce qu'il y avait de plus humiliant dans tout cela. Les mains étroitement nouées, elle accrocha le regard de son amant et acheva de lui dire la vérité qu'il désirait tellement et se révélait pourtant incapable d'entendre.

- Tu auras peut-être du mal à le croire, mais je n'ai pas pensé à toi. Je suis désolée que cela te fasse souffrir mais j'ai donné à Désirée le meilleur mari que j'ai pu lui trouver. Elle est Reine des Duchés, bon sang ! Sérénité régnera un jour sur Chalcèdes, Songe sur Rippon, Vérité sur Haurfond et tu me dis que j'ai gâché la vie de mes enfants ? Que leur aurais-tu offert de plus ? Quelle meilleure destinée avais-tu en réserve pour eux? Tu peux me le dire ?

Elle essayait de rester calme mais son cœur s'échauffait. Ses mains se nouaient et se dénouaient, glacées. Dans sa robe trempée, les cheveux lui ruisselant sur les épaules, fouettée par les embruns, elle n'avait plus rien d'une duchesse et pourtant elle ne laissait personne lui reprocher d'avoir tout donné à ses enfants, pas même leur père.

- Prends ta revanche sur moi si tu le souhaites, cela doit faire vingt ans que tu en rêves à présent, le défia-t-elle, mais ne me reproche pas d'avoir fait du mal à mes enfants. J'ai tout donné pour eux et je continue. Je ne garde rien pour moi.

Rien sinon ses secrets, et surtout son amour secret. mais l'avait-elle encore ? À voir Vaillant face à elle si enragé, elle en doutait. Même si beaucoup pensaient qu'elle n'avait pas de cœur, elle-même pouvait certifier en cet instant en avoir un car il se brisait sous les assauts de l'homme qu'elle aimait et avait perdu.

Le plus fort de la crise était passé semblait-il. Vaillant ne la menaçait plus physiquement en tout cas. Il fit soudain volte-face et la planta là, désemparée et perdue. L'orage était passé mais n'était-ce pas plutôt l’œil du cyclone ? La Duchesse en resta pétrifiée. Plus que jamais, elle se sentait vieille et à la merci des événements plutôt que maîtresse de sa destinée. Elle s'était mise à trembler et ses jambes cédèrent soudain. Elle s'affala dans le sable, et resta un long moment sans réagir, hébétée comme si elle avait été hypnotisée. Elle n'avait aucune idée de la manière de réagir. Elle n'avait aucune idée tout court, d'ailleurs.

Enfin, elle cligna des yeux quand une mèche de cheveux lui fouetta le visage plus fort. Elle reprit peu à peu ses esprits et réalisa qu'elle allait tomber malade si elle restait là sous la pluie. À son âge et dans son état, un simple refroidissement pouvait rapidement devenir grave. Elle se releva péniblement et empoigna ses jupes pour gravir la pente qui a ramènerait à la cabane. Vaillant serait-il encore là ? Est-ce qu'elle souhaitait qu'il soit encore là ? Que voulait-elle ? Incapable de répondre à cette question, elle la repoussa et rejoignit l'abri de la masure.

La porte refermée derrière elle, elle avisa son jeune amant nu devant le feu qui étendait ses vêtements sur les meubles. Dans la force de sa quarantaine, Vaillant était plus beau et viril que jamais, il l'émouvait d'une manière impossible à expliquer. Et elle n'était plus qu'une vieille femme fripée et décatie. Alors avec un soupir, elle marcha jusqu'à un fauteuil devant l'âtre et s'y laissa tomber. Renversant la tête contre le dossier, elle ferma les yeux et tenta de percevoir la chaleur des flammes. Elle était trop lasse pour se dévêtir et ne voulait pas s'exposer devant son bel amant. Si elle pouvait au moins garder son image belle et digne dans la tête de cet homme, ce serait toujours ça.

Devait-elle s'excuser ? Mais de quoi ? Elle n'était pas désolée d'avoir fait ces choix, seulement du fait que cela blessait Vaillant. Eda qu'elle aurait voulu avoir vingt ans pour se glisser dans ses bras et ne plus en sortir ! Leur amour interdit les avait fait beaucoup souffrir mais ils en avaient aussi tiré de grands bonheurs, n'est-ce pas ? Mais peut-être pas assez. Peut-être était-il temps de renoncer et laisser filer les souvenirs comme le sable entre leurs doigts. Elle ne savait même pas quoi lui dire.

Un sourire sans joie étira les lèvres de Chiara mais elle garda ls yeux fermés.

- Tu m'aurais dit non, je l'aurais fait quand même et tu m'aurais haïe.

Comme c'était le cas à présent. Elle le savait. Elle le sentait. Leur relation avait toujours été faite d'autant de répulsion que d'attraction mais cette fois, il lui semblait bien que la haine de Vaillant avait pris le dessus sur l'amour qu'il avait un jour eu pour elle. Il avait l'immense courtoisie de ne pas la quitter trop abruptement, de lui laisser dire les mots qui scelleraient définitivement cette partie de leur vie, et elle lui fut reconnaissante de ménager ce qu'il lui restait de dignité.

Ouvrant les yeux, elle redressa la tête pour croiser son regard. Son sourire s'était évanoui, elle posait sur lui un regard presque douloureux à présent. Car il fallait prononcer les mots, elle devait une fois encore, la dernière peut-être, endosser le rôle de la méchante femme, celle qu'on peut haïr l'esprit tranquille et à qui l'on peut prêter tous les vices.

- Je suis déjà partie, Vaillant, énonça-t-elle calmement. C'est dans l'ordre des choses.

La souffrance étreignit son cœur, le transperça comme un coup de poignard. Elle se serait crue trop âgée pour les chagrins d'amour mais la vérité c'est qu'elle était toujours aussi éperdument amoureuse de cet homme trop jeune pour elle. Elle serra les accoudoirs de ses mains glacées et hocha lentement la tête. Ce serait suffisant, aucun autre mot n'était nécessaire, comprit-elle.

Il allait rentrer chez lui et elle allait retrouver son château de Castelorme. Là, après avoir fait le nécessaire pour que tout soit en ordre après son départ, pour que tout le monde ait ce qu'il désirait, elle attendrait sagement la mort. Elle organiserait la défense des frontières, se plierait aux désirs du trône, et laisserait à ses enfants le soin de prendre la relève.

Chiara sursauta et serra les accoudoirs plus forts. Il avait raison naturellement. Elle tentait de ménager sa propre fierté en mettant fin à leur histoire avant de renoncer à toute dignité et le supplier de continuer à aimer une vieille femme comme elle. Mais il n'était pas dupe. En fait, elle se demandait s'il l'avait jamais réellement été. Elle lui avait donné ce rendez-vous sans trop savoir ce qu'elle espérait et en voyant que ça ne tournait pas à son avantage, elle tentait de se retirer avant une trop grande humiliation. C'était pathétique.

Elle n'avait encore rien trouvé à répondre, empêtrée dans ses incertitudes et drapée dans le peu de fierté qu'il lui restait, quand il vint jusqu'à elle pour lui donner cet ordre absurde. Son premier mouvement fut de refuser purement et simplement mais elle sentait Vaillant sur la brèche, la violence affleurant sous son calme apparent. Il était blessé et c'était sa faute. Aussi se leva-t-elle sans discuter. Elle hésita, chercha des yeux une échappatoire inexistante, les mains levée vers son col, tripotant les agrafes sans se décider à les défaire.

Les doigts gourds et tremblants, elle froissait la soie grise, la dentelle crème, les yeux détournés pour ne pas regarder son amant qui la toisait, nu et sublime comme une statue. Eda qu'elle l'avait aimé ! Qu'elle l'aimait encore... Mais elle avait honte de son corps à présent, malgré tous les efforts drastiques auxquels elle s'astreignait pour garder une ligne et une forme de jeune femme. Le mariage de Désirée avait porté un coup fatal à sa vie de femme, s'était-elle convaincue.

- Je t'en prie, murmura-t-elle sans savoir si elle le suppliait de ne pas la forcer à se déshabiller ou de l'aimer encore quand elle l'aurait fait.

Son col ouvert, elle poursuivit sa tâche en défaisant les boutons de son corsage lentement mais sans oser désobéir.

L'urgence qu'elle sentait chez Vaillant, sa colère et la manière dont il la pressait sans pourtant dire un mot, mettaient Chiara au supplice. Ses doigts tremblants achevèrent pourtant de déboutonner le haut de sa robe et ses manche pour faire enfin glisser le corsage de ses épaules. Sans oser encore lever les yeux de crainte de lire le dégoût dans ceux de son amant, elle empoigna le tissu à sa taille et repoussa la robe sur ses hanches pour finir de la faire glisser au sol.

En chemise et mortifiée, elle n'eut pourtant pas le temps de se poser de questions car l'instant d'après, Vaillant était sur elle et sa bouche cherchait la sienne avec une ferveur désespérée. Aussitôt volèrent en éclat les doutes et les incertitudes qui l'habitaient encore. C'était comme si les années étaient effacées, comme si le monde avait disparu une fois encore, ne les laissant qu'eux, affamés d'amour et se repaissant l'un de l'autre comme ils l'avaient toujours fait, sans la moindre considération pour le reste du monde.

- Vaillant... Vaillant ! S'essouffla la Duchesse en s'agrippant à ses épaules pour mieux le presser contre elle.

Comme à chaque fois qu'il la touchait, elle oubliait son âge et le sien, elle oubliait ses hésitations et sa dignité, elle ne voulait plus que lui et ses suppliques cette fois n'avaient plus rien de confus ou de craintif. Elle le voulait avec la même force qu'autrefois et elle l'aimait avec la même ardeur désespérée qu'au premier jour, même si cela devait signer sa perte.

- D'accord, gémit encore Chiara alors qu'il atteignait sa chair et prenait la direction des opérations.

Elle sentait dans ses gestes et dans le goût de ses baisers combien il oscillait encore entre désir et colère. Une part d'elle voulait le supplier de la pardonner, l'autre lui laisser le temps de faire passer sa rage sur elle, pour se punir. Mais plus que tout, elle était entièrement sous la coupe de son désir de lui. Il y avait si longtemps.

- Derrière... Derrière le rideau, chuchota-t-elle avec urgence en réponse à sa question.

Une main cramponnée à sa nuque, l'autre glissant dans son dos, elle avança, le repoussant pas à pas, vers l'alcôve dissimulée derrière un rideau miteux. Elle avait vérifié. Elle n'avait jamais cessé d'espérer. Les draps étaient propres et la couche moelleuse.

Pour cette fois au moins, elle ne lui avait pas fait mal en tombant sur lui. Et même s'il avait lâché ne plaisanterie, elle n'osa rien de plus que l'esquisse d'une sourire. Un rire l'aurait mortifié alors qu'il était déjà très remonté contre elle.

D'un coup de reins il roula sur elle et s'assura qu'elle ne bougerait plus. Aussitôt, elle se sentit terriblement vulnérable, ainsi exposée à son regard scrutateur. Mal à l'aise, elle détourna les yeux et bougea comme pour se libérer.

- Vaillant, je t'en prie... Murmura-t-elle.

Elle avait rougi et se tortillait, son malaise allant croissant malgré le désir qu'elle avait toujours de lui. Les yeux fermés, faible et incapable de décider quoi faire ou quoi dire, elle se mordit la lèvre. Puis finalement, elle chercha son regard et le supplia encore.

- Pardonne-moi... Je t'en prie... Je te demande pardon...

Parce qu'elle n'avait jamais rien pu lui refuser. Pire même, elle perdait tout volonté devant lui et était capable de tout pour ne pas qu'il la quitte.