Une fois encore, ils ne s'étaient pas compris, ils s'étaient ratés. Est-ce que ce n'était pas l'histoire de leur vie, au fond ? Ils n'avaient cessé de se décevoir, de se faire du mal et pourtant de revenir encore et encore comme des papillons attirés par la flamme meurtrière d'une bougie. Elle aurait dû le quitter quand elle pouvait encore mais elle n'avait pas pu et à présent c'était trop tard. Elle devait boire la coupe jusqu'à la lie.

Se redressant à son tour, elle s'assit juste derrière lui et posa la tête sur son épaule. Elle laissa ses doigts courir le long de son bras, les yeux fermés, souleva la tête un instant pour poser un baiser sur sa peau puis remit sa joue sur son épaule avec un petit soupir.

- J'ai toujours été sincère avec toi, affirma-t-elle. Je regrette que mon choix te fasse souffrir mais j'ai fait ce que j'ai cru le mieux pour Désirée.

Elle ne s'aventurerait pas à parler de Vainqueur car Vaillant ne pouvait rien entendre à ce sujet, mais le fait est qu'elle pensait sincèrement que le Roi traiterait bien sa fille. Il avait eu l'air sincèrement désireux de l'épouser, et pas seulement pour sa jeunesse ou pour les avantages qui venaient avec l'alliance de Rippon.

Chiara soupira encore doucement mais ne bougea pas, dans l'espoir que cesserait cette scène, qu'ils surmonteraient une fois encore cette opposition et trouveraient un terrain d'entente. Autre que le lit, de préférence, car le sexe n'avait posé de problème entre eux mais ça ne suffisait pas à maintenir leur entente.

Elle le laissa déverser son amertume sans le contredire. Au fond, il n'avait pas tort. Ou en tout cas, elle comprenait qu'il puisse ressentir ce qu'il affirmait. Elle n'en était pas blessée. Elle n'avait jamais su comment se positionner avec lui. Trop duchesse et trop ambitieuse, il lui en voulait et tentait de la rabaisser. Humble et douce, il la rejetait par dégoût et réclamait qu'elle se montre plus digne. Avaient-ils seulement une chance de ne pas se détruire complètement l'un l'autre ?

- Moi j'ai besoin de toi, reprit-elle avec douceur.

Elle avait passé ses bras autour de lui et caressait lentement son torse nu, se repaissant de sa peau et de son odeur sans doute pour la dernière fois. Elle songeait que tout ce qu'elle avait fait avait été pour ses enfants et sans penser à Vaillant mais en réalité, n'avait-elle pas aussi œuvré pour lui, pour sa fierté, pour sa revanche ? Même si Vainqueur l'ignorait toujours, c'étaient eux, Vaillant et elle, parents de la nouvelle reine, qui détenaient le pouvoir, à présent. Vainqueur avait manipulé autrefois Vaillant et détruit sa vie. Mais désormais c'étaient eux qui manipulaient le Roi. N'est-ce pas ? Elle se raccrochait à cette pensée mais n'osait l'exprimer sachant que Vaillant n'y croirait pas.

Chiara ne répondit pas à sa provocation. Elle le connaissait assez pour savoir qu'il avait besoin de cracher son venin. Avant qu'elle se soit reculée toutefois, il attrapa ses mains et y enfouit son visage, alors elle resta et le laissa faire ce qu'il voulait. Est-ce que ce n'était pas toujours le cas ? Parfois elle songeait qu'elle l'avait beaucoup trop gâté et qu'il en avait développé un fort mauvais caractère mais parfois aussi, elle se disait qu'il méritait plus et mieux, qu'elle aurait dû lui donner encore plus. Aurait-elle dû tout quitter pour lui ? Auraient-ils été heureux ? Quand la question s'était posée, ils avaient choisi la voie de la raison.

- Je t'inviterai à Castelorme... Nous retrouverons des souvenirs, dit-elle doucement.

Mais il était déjà parti vers une autre idée, un autre projet qui ne verrait pas le jour. Elle garda le silence quelques instants puis soupira légèrement avant de répondre.

- Je ne peux pas.

Elle bougea ses mains pour tenter de mêler ses doigts aux siens.

- J'emmène la Reine-servante à Castelorme pour lui faire découvrir Rippon, Haurfond et la frontière chalécdienne... Rippon va s'engager plus concrètement dans la défense des frontières du royaume.

Autrement dit, elle commençait à payer le prix de son duché, ce qui avait été négocié avec Vainqueur.

Pour toute réponse, il la gifla symboliquement, la renvoyant à leur différence d'âge, à tout ce qui les séparait. Il était plein d'amertume et le fiel lui dégoulinait de la bouche avec chaque mois. Relâchant ses doigts lentement, elle dénoua leurs mains et recula pour s'adosser au mur.

Et pendant qu'il ruminait ses armes contre elle, elle se rajusta comme elle pouvait et tenta de remettre un peu d'ordre à ses cheveux en y passant ses doigts. Quand il en vint au futur mariage d'Aimée Loinvoyant, elle leva les yeux et fixa sa nuque sans rien dire pendant un moment.

- Un autre... Tu penses à Vérité ? Répondit-elle finalement.

Elle-même avait déjà eu cette idée mais d'autres projets lui paraissaient meilleurs à présent que Désirée était sur le trône. Cependant, elle n'y avait pas tout à fait renoncé. D'autant qu'elle croyait savoir que son fils avait un faible pour la princesse échevelée. Elle s'abstint de lui faire remarquer que remplacer un bâtard par un autre ne manquerait certainement pas d'ironie.

- Je ne serai peut-être plus en état de voyager alors... Je suis si vieille, piqua-t-elle à son tour.

Dépliant ses jambes, elle glissa vers le bord du lit. Le moment de grâce était passé, semblait-il. Vaillant ne cessait jamais d'avoir des choses à lui reprocher et cette fois, ils n'avaient même pas eu le temps de s'aimer avant que sa colère éclate. Peut-être était-ce vraiment la fin fin, après tout, peut-être devait-elle cesser de s'illusionner et remballer les morceaux de son cœur.

- Bien, reprit-elle sur un ton pincé dissimulant mal sa peine. Si tu n'as plus besoin de moi...

Il a retint et elle resta. Même s'il ne le lui avait pas expressément demandé, elle n'aurait pas été capable de le quitter. Depuis le premier jour, elle montrait face à lui une faiblesse très mauvaise pour le caractère de son amant comme pour sa dignité. Elle s'en voulait, elle aurait dû être ferme, elle savait que c'était ainsi qu'on retenait les hommes pas en leur donnant tout et en les suppliant de rester. Mais c'était ainsi.

Elle savait depuis longtemps que c'était lui qui la quitterait un jour, pas le contraire. Et pourtant, depuis vingt ans qu'elle attendait ce moment, il était toujours là, lui aussi, fidèle au poste. Quelle histoire étonnante ils avaient, vraiment. Attendrie, adoucie par son ton et ses baisers, elle leva une main pour la glisser dans ses cheveux tout en penchant la tête pour lui laisser plus de place.

Toute entière à ses caresses, elle ne releva pas immédiatement l'information concernant Aimée Loinvoyant. Elle goûta sa plaisanterie cependant et sourit cette fois en laissant échapper un souffle amusé.

- Et pourtant... Nous nous aimons depuis plus longtemps que certains couples mariés, plaisanta-t-elle à son tour.

S'il lui avait demandé de l'épouser, elle aurait dit oui et il l'aurait détestée, songea-t-elle, singeant leur conversation sur le mariage de Désirée. Revenant au sujet premier de leur conversation, à savoir la Reine-servante et le bâtard de Béarns, elle renversa la tête en arrière pou lui offrir son cou en même temps.

- C'est elle qui te l'a dit ?

Elle était étonnée que la princesse se soit ainsi confiée mais aussi très intéressée. Car cela signifiait qu'elle pouvait espérer tisser certains liens avec elle pendant leur voyage. Non la gagner à sa cause, pour cela elle ne se faisait aucune illusion, mais au moins l'amadouer suffisamment. Comme son père avant elle.

Revenue à l'horizontale et sans s'attarder cette fois sur sa gêne d'être vue d'aussi près par son amant, elle continua de passer ses doigts dans ses cheveux ou le long de ses joues barbues et de son cou. Sérieuse devant ses questions même s'il avait employé un ton léger, elle sourit en laissant ses doigts l'explorer en douceur.

- J'aime ta barbe, murmura-t-elle.

Quand elle croisa son regard, ses yeux gris débordaient de fierté et d'amour.

- Vérité... Ton fils... Il te ressemble tellement... Je m'étonne parfois que les gens ne le voient pas. Je te retrouve en lui quand je le regarde. Il est si beau, si doué... Mais il ne se laisse pas pousser la barbe.

Une part d'elle était déçue car elle désirait plus que tout et contre toute raison la réunion de l'homme qu'elle aimait avec son fils préféré, mais c'était mieux ainsi. Il ne put ou ne voulut pas lui décrire les Rêves d'Art et elle n'insista pas. D'abord par discrétion, par respect pour son choix, mais aussi ensuite parce qu'il acheva de la distraire.

D'un baiser ardent, il remit le feu à son corps et elle oublia tout, son âge, ses enfants, l'Art, leurs mariages, tout ce qui n'était pas Vaillant. Elle noua ses bras autour de son cou alors et ses jambes autour de ses hanches pour mieux l'accueillir et mieux l'aimer, pour lui donner ce qu'ils voulaient tous deux si fort : s'aimer et oublier quelques heures, s'évader ensemble.

Elle n'avait peut-être plus son corps d'autrefois mais son désir et son amour étaient intacts. Vaillant en eut la preuve à plusieurs reprises jusqu'à ce qu'ils reprennent leur souffle ensemble, les cheveux secs à présent mais le corps humide de transpiration. À un moment donné, le dernier rempart de Chiara, sa chemise, avait volé vers le sol. Nue et délicieusement épuisée, elle reposait sur son amant, l'oreille contre son cœur et les bras repliés pour encadrer son torse.

- Je t'aime tellement, sourit-elle, abandonnée.

Les yeux fermés, Chiara profitait de ces moments trop rares de paix et de tendresse entre eux. ils avaient si peu de temps ensemble. Par la pensée, elle suivait le chemin emprunté par les doigts de son amant qui dessinait dans son dos les mystérieuses arabesques tracées dans sa chair bien des décennies plus tôt. Ce moment de grâce n'appartenait qu'à eux et leur permettait enfin de discuter paisiblement.

- C'est une mission diplomatique, révéla-t-elle à son amant sans la moindre hésitation. Aimée Loinvoyant va tenter d'artiser les Chalcédiens pour savoir ce qui se passe à la frontière et dans le clan Cardia.

Elle se confiait depuis toujours à Vaillant sans se soucier de discrétion ou de stratégie. Elle le savait assez fin pour savoir ce qui devait rester entre eux, ce qu'il ne fallait pas utiliser pour ne pas risquer de lui faire perdre, à elle, la face et sa position avantageuse. Aussi n'avait-elle jamais éprouvé le besoin de retenir les informations avec lui.

- Si elle n'arrive pas à les contacter, je dois favoriser une rencontre avec Rellan Qassem, le mari de Sérénité.

Soupirant d'aise, Chiara laissa ses pensées dériver.

- Sans doute commence-t-il à être fatigué, lui aussi...

La mort de la Reine lui avait porté un coup fatal, elle ne l'ignorait pas puisque c'est grâce à cela qu'elle avait négocié leur accord. Il en avait été profondément affecté et semblait revivre depuis qu'elle lui avait accordé la main de Désirée. Elle l'avait vu changer. Mais elle n'en pensait pas moins qu'il était temps de laisser place à la jeune génération.

Vaillant la fit revenir à lui en la questionnant sur Chalcèdes et elle ne sut que répondre dans l'immédiat. Elle garda le silence un long moment, les yeux rouverts mais fixant la cloison de bois sans la voir vraiment.

- Nous avons de bonnes relations, finit-elle par conclure laconiquement. Rellan Qassem est un homme intelligent et un gendre respectueux. Le commerce comme la famille se portent bien.

Quand il mentionna la guerre - car elle avait fort bien compris qu'il parlait de la guerre à la frontière au cours de laquelle il avait vu des horreurs et perdu la quasi-totalité de ses collègues du premier clan d'Art de Vainqueur - elle tourna la tête pour poser un baiser tendre contre son cœur, juste là où autrefois elle avait laissé une cicatrice à sa demande.

Il enchaîna alors avec la princesse et cette fois, elle fut un peu étonnée de son conseil. C'était cohérent pourtant. Elle était assez fine pour deviner que les enfants ne voyaient pas d'un bon œil le remariage de leur père, surtout si tôt après la mort de leur mère. De plus, elle avait passé assez de temps à Castelcerf pour se rendre compte elle-même à quel point Aimée Loinvoyant était furieuse. Elle en avait même craint un instant pour Désirée et ne s'était rassurée sur son sort qu'avec la certitude que Dévouée et Vérité ne la quitteraient pas.

Relevant la tête, elle prit appui sur un coude pour observer son amant. Après avoir laissé glisser ses yeux sur sa peau, elle croisa son regard et c'est alors qu'il énonça son idée choquante. Elle avait parfaitement compris ce qu'il entendait par là et tout en elle se révolta immédiatement à l'évocation de cette possibilité.

- Jamais, répondit-elle clairement et avec le plus grand calme.

Sa main libre tait venue se poser contre la joue de Vaillant pour garder son visage vers le sien, son regard ancré au sien, qu'il voit à quel point elle était mortellement sérieuse.

- Je comprends ton inquiétude mais il n'est pas question que je t'oublie de quelque manière que ce soit.

Elle fit glisser deux doigts légers en travers de sa bouche, l'empêchant de répondre dans l'immédiat, et poursuivit avec la même fermeté mais aussi beaucoup de douceur, le cœur gonflé de gratitude et d'amour pour le sacrifice qu'il envisageait pour le bien de leurs enfants.

- La Princesse est furieuse mais elle est assez bien élevée pour ne pas oser fouiller l'esprit d'une duchesse sans permission, j'en suis certaine. De plus, nous ne serons pas seules. Sa tante Shane sera là pour la tempérer et Orage pour l'occuper.

Elle se pencha pour remplacer ses doigts par ses lèvres, attardant encore quelques baisers avant de conclure tendrement et avec un léger sourire.

- Renonce à cette idée, je t'en prie. Nous protégerons notre famille autrement comme nous l'avons toujours fait.

Au besoin, c'était l'esprit de la Princesse qu'il pourrait rendre confus, non ? Elle ne voulait pour rien au monde renoncer à ses souvenirs de lui, à leur amour et au court avenir qu'il leur restait.

Chiara ne répondit rien à sa provocation. Parce qu'elle n'avait pas de solution tout faite ni de solution miraculeuse. Elle avait pour elle en revanche la conviction née de vingt années de secrets et de dissimulation. Cela seul lui suffisait à se croire apte à préserver le secret de la naissance de ses deux plus jeunes enfants.

Et comme il poursuivait, lui renvoyant à la face ses choix et ses décisions, elle se tut encore. Oui, elle avait choisi de vivre à Castelorme. Chez elle. Elle avait choisi de retourner dans le foyer dont elle avait été privée vingt ans plus tôt, par El !

Avant qu'elle ait trouvé comment répondre à Vaillant, comment lui expliquer qu'elle reviendrait au Gué et qu'ils se reverraient, elle fut interrompu par un éclair qui fit trembler les murs de la cabane et la fit sursauter brutalement. Un hennissement affolé suivit aussitôt et une galopade qui n'augurait rien de bon.

Certaine que le sort lui tombait dessus, la punissant de n'avoir pas su quitter Vaillant ou pour une autre de ses innombrables fautes, elle soupira et cacha son visage contre l'épaule de son amant. Rien ne lui serait épargné, elle aurait du le prévoir.

Chiara observa Vaillant qui s'habillait en jurant. Elle-même avait renoncé, résignée à payer le prix qu'elle devait payer. Elle aurait voulu le retenir l'empêcher de la quitter mais elle renonça à cela aussi, ce n'était pas raisonnable. C'était lui qui avait raison et elle le savait. Avant qu'elle ait pu ouvrir la bouche donc, il quitta la cabane et elle entendit bientôt un second cheval détaler au galop malgré le tambourinement de la pluie sur le toit. Comprenant qu'il était parti en quête de sa monture, elle se laissa retomber dans le lit avec un soupir.

Elle ne parvenait pas à se reposer cependant, il lui semblait être parcourue toute entière de fourmis et les idées tournoyaient et se bousculaient dans sa tête. Elle finit donc par repousser le drap qui ne la couvrait qu'à demi et se lever. Elle eut quelque peine à rassembler ses vêtements et surtout à les remettre sans l'aide d'une femme de chambre ou de son amant. Mais au bout d'un long moment, elle était rhabillée et entreprit de ranimer le feu mourant dans la cheminée.

Le temps passa, long et ennuyeux, faisant grimper l'anxiété et l'impatience de la duchesse. Pouvait-il l'avoir abandonnée là ? Aurait-il fait cela ? Il était si furieux... Mais non, tout de même, il n'aurait pas osé l'abandonner si loin de Castelcerf et sans aucun moyen de rentrer. Non, elle devait garder confiance. Assise dans le fauteuil qu'elle avait tiré devant le feu, ses doigts tambourinant les accoudoirs, elle finit par s'assoupir.

À son réveil en sursaut, elle ne savait combien de temps plus tard, le feu s'était à nouveau éteinte et la pluie avait diminué au dehors. La masure était sombre et froide, les chandelles avaient été soufflées par le courant d'air. Impossible de savoir ce qui l'avait réveillée mais à présent, elle frissonnait violemment. Elle crut soudain entendre un bruit au dehors et se précipita à la porte pour ouvrir le battant. En reconnaissant Vaillant, elle se sentit si soulagée que le courage lui manqua un instant et elle dut s'appuyer au montant pour se reprendre. Son souffle repris, elle se rua à sa rencontre.