Comme souvent, Chance s’était levé très tôt ce matin-là. Et, comme toujours, il y avait une bonne raison qui l’avait poussé à agir de la sorte. À dire vrai, c’était la plupart du temps cette même raison qui le sortait du lit avant les premières lueurs du jour.
       Il devait cette étrange habitude à Orage, le maître d’armes. Ce dernier, quelques années plus tôt, avait félicité le prince pour ses talents d’archer, puis s’était empressé d’ajouter qu’il pouvait encore s’améliorer. Chance, curieux de connaître le moyen d’améliorer ses qualités de tireur, avait aussitôt demandé par quel moyen il pourrait y parvenir. Ce à quoi le maître d’armes avait simplement répondu : Savoir viser en plein jour est utile, mais parvenir à le faire dans l’obscurité l’est plus encore.
       Ce conseil avait conclu la leçon du jour, mais pas l’entraînement du prince qui continua de s’exercer jusqu’à la nuit tombée. Alors, seul devant les cibles, il n’avait pu que constater que ses capacités étaient bien moindres dès que la lumière se faisait rare.
       Depuis ce jour, il avait pris l’habitude de se lever aussi fréquemment que possible aux aurores pour profiter de la pénombre. Peu à peu, il s’était amélioré mais, voulant atteindre la perfection dans ce domaine, il continuait, encore et encore, à enchaîner les tirs de flèches au petit matin.
       Or, ce matin là, la chance était avec lui. Le soleil était presque là quand, portant son regard vers les quelques étoiles qui persistaient à briller, il vit se dessiner, étrangement bas dans le ciel, les silhouettes d’oies sauvages. Le prince n’y réfléchit pas à deux fois. Il encocha une flèche, prit le temps de viser, puis décocha.
       Un battement de cœur plus tard, il vit la masse sombre d’un oiseau tomber vers le sol. Il avait fait mouche ! Chance s’empressa donc de retrouver le fruit de cette chasse impromptue. Il ne lui fallut pas longtemps pour y parvenir. Il décida alors de mettre fin à son entraînement et, son oie calée sous son bras, il se dirigea vers le château.
       Il atteignit l’entrée principale d’où il rejoignit la salle à manger encore déserte puis, de là, les cuisines. Sans ménagement, il en ouvrit la porte, qui alla claquer contre le mur. Puis il déclara, fier comme un coq :

       — Mesdames et messieurs, bonjour ! J’ai l’honneur de vous annoncer qu’il y aura de l’oie au menu aujourd’hui !

       Puis de déposer le volatile sur la table la plus proche. Il remarqua alors un visage inconnu, ce qui lui fit retrouver son sens des convenances.

       — Mademoiselle, dit-il en esquissant une révérence. Chance Loinvoyant, pour vous servir. Et vous êtes ?

       Depuis son plus jeune âge, Chance connaissait tous ceux qui vivaient ou travaillaient au château, et il entendait bien que cela continue d’être le cas. Il décida donc de rester aux cuisines pour faire plus ample connaissance avec la nouvelle venue.
       Attendri par la timidité apparente de la jeune fille, il voulut la mettre à l’aise en s’écartant de son chemin. Mais vouloir et pouvoir son deux choses différentes. En reculant, il percuta les étagères que son mouvement avait placées derrière lui. Au bruit provoqué par le choc succéda la chute de plusieurs saladiers de bois posés là.
       Les réflexes de chance lui permirent d’en rattraper deux avec les mains et un troisième avec son pied, mais un autre échappa à son agilité et alla percuter la cheville de discrète. En un clin d’œil, Chance posa ce qu’il tenait dans ses mains avant de se baisser pour ramasser le quatrième contenant.

       — Mille pardons ! J’aurai dû faire plus attention ! Je ne t’ai pas fait mal j’espère ?

       Mais il ne lui laissa pas le temps de répondre, et poursuivi :

       — Bien. Laisse-moi t’aider pour réparer mes torts ! Le chef n’est pas là. J’imagine qu’une paire de mains supplémentaire ne sera pas de refus ?

       Puis il saisit son oie, s’assit sur le premier tabouret qu’il trouva et commença à déplumer la carcasse encore tiède, déposant les plumes dans le saladier à l’origine de son subit accès de bonne volonté.
       Il en avait à peine arraché deux poignées quand il parla à nouveau, cette fois à voix basse.

      — Si tu veux un bon conseil, Discrète, mieux vaut ne pas avouer au premier venu que tu possèdes le vif. Ça pourrait être dangereux, même au château...

       Tous les regards étaient tournés vers les deux jeunes gens, assis côte à côte. Chance le sentait, mais il ne daigna pas offrir aux cuisinières le plus petit coup d’œil, fut-il furtif. Mieux valait faire comme si de rien n’était. Chance savait que, quoi qu’il fasse, sa discussion avec l’apprentie vifière ferait jaser, et il n’entendait pas donner de grain à moudre à ces moulins à parole qui interpréteraient, il le savait aussi, le moindre de ses gestes, sa moindre réaction.
       Lui-même n’avait que faire des ragots, mais il ne voulait pas embarrasser Discrète. Il se contenta donc de continuer la discussion, en prenant garde à ne rien dire ou faire qui puisse ensuite être compris par certains comme la preuve que le prince avait un nouveau béguin. Il répondit donc à la question qui venait de lui être posé tout en n’ayant d’yeux que pour l’oie qu’il continuait de déplumer.

       — Je m’exerçais au tir à l’arc. Je fais souvent ça au petit matin, pour m’habituer à viser dans l’obscurité. Il faut croire que cette oie est la preuve que je commence à m’améliorer.

       Il tourna finalement son visage souriant vers Discrète. Même avec toute sa bonne volonté, il ne parvenait pas à parler sans regarder à qui il s’adressait. Il continua en revanche d’ignorer les bonnes femmes qui, désormais, en plus de les observer en croyant être discrètes, chuchotaient désormais entre elles. Il était certain de savoir de quoi elles parlaient.

       — Mais assez parlé de moi ! Tu sais déjà qui je suis, et donc d’où je viens. Dis m’en plus sur toi. Depuis quand vis-tu parmi nous ? Et surtout, poursuivit-il à voix basse, es-tu déjà liée à un animal ?

       Chance se rendit compte, avec un temps de retard, qu'il venait de faire ce qu'il s'était promis d'éviter. Cette question chuchotée allait faire jaser...

       La curiosité du prince fut satisfaite, mais seulement pour mieux laisser place à une foule d’autres questions.
       Ainsi donc, Discrète, si jeune pourtant, était déjà liée à un animal. L’âge, et donc l’expérience, n’avait-il donc rien à voir avec cette faculté prodigieuse propre aux membres du Lignage ? À quel animal la jeune femme était-elle liée ? Qu’est-ce que ce lien impliquait ? Que pouvait-elle faire de concert avec lui ? Partageaient-ils leurs sens ? Pouvait-elle se transformer en son animal ?
       Depuis toujours, Chance était fasciné par les vifiers. Lui-même, qui entretenait des liens forts, tant avec son chien qu’avec sa jument, se demandait ce qu’un tel pouvoir pouvait apporter de plus. Mais le sujet était sensible. Il aurait put interroger sa sœur à ce sujet, mais ne se l’était jamais permis. Et, ce matin-là, il avait face à lui quelqu’un qui pouvait répondre à certaines de ses questions…
       Seulement, le cadre ne s’y prêtait guère. Tout d’abord, le jeune homme savait que de nombreuses personnes au château étaient mal à l’aise avec ce sujet. Le simple fait d’entendre le mot « vif » était pour eux une épreuve. Trop de mauvais souvenirs, trop de préjugés et de peurs entouraient encore ce qu’ils considéraient comme un gros mot, et cela malgré le fait que leur princesse et future reine soit elle-même porteuse de cette magie.
       Mais plus encore, Chance savait que s’il bombardait Discrète de questions, là, entre une pile de pommes de terre et une oie à présent presque entièrement déplumée, la horde de pies bavardes qui les entouraient s’empresserait de jacasser.
       À ce sujet, le mal était sans doute déjà fait, mais le prince ne voulait pas en rajouter. Ce fut Discrète qui s’en chargea, en répondant plus que nécessaire à la première question du prince.
       Par chance, le Chef fut de retour en cuisine, ce qui mit fin aux chuchotements et au coups d’œil emplis de malice. Car tout le monde s’était remis à travailler d’arrache-pied. Les cuisines qui, depuis l’arrivée du jeune prince, tournaient au ralenti, venaient de retrouver l’activité frénétique qui y régnait habituellement. Le fracas des ustensiles, mêlé aux ordres aboyés par le chef, permit à Chance de reprendre la parole sans craindre d’être entendu. Désormais, seule son attitude pourrait faire parler. Encore fallait-il qu’il parvienne à se tenir...

       — Ce que je fais de mes journées ? Je pourrai te dire que ça ne te regardes pas, et paraître outré que tu oses demander au prince quelque chose d’aussi personnel, mais ce n’est pas mon genre. Et puis, je n’ai rien à cacher.

       Un lui lança un clin d’œil complice avant de poursuivre.

       — Le fait que je sois le fils du roi n’implique pas que ma vie soit exceptionnelle, tu sais. Enfin, pour un noble je veux dire. Je tire à l’arc, je m’entraîne à l’épée, je chasse, je traîne à la taverne quand l’envie m’en prend… À vrai dire, je passe beaucoup de temps en dehors du château ce qui, pour le coup, est peut-être inhabituel pour quelqu’un comme moi.

       Il laissa le silence planer quelques secondes, qu’il mit à profit pour enfin ôter les dernières plumes de son oie, avant de la poser sur la table derrière lui. Il trouva un couteau avant de commencer à la vider. Alors seulement il parla de nouveau.

— Quelque chose m’intrigue… Si tu vis au château depuis deux mois, comment se fait-il que je ne t’ai jamais vue auparavant ? Je veux dire… je passe beaucoup de temps à rôder autour des cuisines, j’aurai dû t’y croiser depuis longtemps déjà.

       — Tu as sans doute raison, fut la seule réponse que Chance parvint à prononcer.

       Mais, en son fort intérieur, il avait trouvé une autre explication au fait qu’il n’ait pas encore remarqué la jeune vifière. Seulement, cette raison, il nous voulait pas admettre qu’elle soit vraie. Il ne voulait pas s’avouer qu’il en était arrivé là. Et pourtant...
      Et pourtant le constat était sans appel. Il n’avait encore jamais vu Discrète parce qu’il n’avait presque pas mis les pieds aux cuisines depuis son arrivée deux mois plus tôt, sinon en coup de vent. Il n’avait pas entendu parler de « la petite nouvelle » parce qu’il n’avait que peu parlé aux domestiques ces derniers temps.
       Oui, les faits étaient clairs, et la conclusion à laquelle ils menèrent Chance ce matin là lui glaça le sang : ils s’éloignait des petites gens.
       Certes, le deuil l’avait plongé dans la solitude, mais il s’était ensuite résolu à continuer à vivre normalement. Or il semblait évident désormais que sa vie, ces derniers mois, n’était plus tout à fait la même. Il passait beaucoup plus de temps à s’entraîner à lever son épée sur le terrain qu’à lever le coude à la taverne. Il passait plus de temps seul, à cavaler entre forêt et prairies qu’en compagnie de ceux qui travaillaient au château.
       Et cela s’était fait peu à peu, sans qu’il ne s’en rende compte. Pourquoi ? Quelle pouvait être la raison de ce glissement ? La douleur causée par la mort de sa mère était-elle, finalement, encore présente, qui incitait Chance à chercher refuge dans une certaine forme de solitude ? Ou était-ce le signe d’autre chose ? Il s’était promis de mûrir, d’être plus responsable… Son subconscient avait-il décidé que le meilleur moyen d’y parvenir était de cesser de côtoyer le peuple, pour se concentrer sur les tâches dignes de son rang ?

       Chance n’eut pas le temps d’y réfléchir. Tout ce dont il venait de prendre conscience, il y songea en un instant seulement, toutes les idées se bousculant dans son esprit, le poussant à arborer un visage hagard, presque défait, le temps que cela dura.
       Puis Discrète le fit sortir de ses sombres pensées. Revenant à la réalité, à l’instant présent, il retrouva son sourire. Il songea alors que, s’étant rendu compte de ce qu’il considérait comme une erreur, il pouvait la corriger. Et il entendait bien commencer dès maintenant en poursuivant sa discussion avec la jeune femme.
       Oui, cette phrase qu’elle venait de prononcer pouvait être l’élément déclencheur qui ramènerait le Chance d’avant, celui qu’il avait toujours été, celui qu’il se devait de redevenir.

      — C’est normal, voyons… Qu’est-ce  qui empêcherait un prince de parler à qui bon lui semble ? Rien. C’est ce que je crois en tout cas. Je ne fais pas de différence entre les gens. Ils méritent tous qu’on s’intéresse à eux.

       Il se tut quelques secondes, le temps de terminer de vider son oie, puis reprit :

       — Et puis, je suis comme ça. J’aime connaître tous ceux qui vivent ici. Et j’entends bien tout faire pour que ce soit toujours le cas.

       Cette dernière phrase faillit ôter son sourire au Prince. Il espéra que Discrète ne l’aurait pas remarqué. Il était troublé. Mais ce trouble, il le savait, allait devenir une détermination nouvelle. Cette dernière phrase devait être une promesse faite à lui même. Il ferait tout pour que tout redevienne comme avant...

       « Vous êtes différent »
       Cette simple phrase, prononcée par une inconnue qui ne connaissait rien de lui, sinon les échos des on-dits, redonna à Chance sa bonne humeur.
       Combien de fois lui avait-on dit qu’il était différent ? Depuis son plus jeune âge, on lui répétait sans cesse ces trois mots, mais ils n’avaient jamais été prononcés sur un ton de reproche, bien au contraire. Et l’enfant, à force d’entendre encore et encore cette courte description de lui-même, l’avait faite sienne, au point de développer, le plus souvent involontairement, cette différence qui le caractérisait.
       Or, alors qu’il venait de prendre conscience de tout ce qui avait changé en lui ces derniers temps, alors qu’il avait cru ne plus être différent, Discrète lui avait affirmé le contraire. S’il était toujours différent, alors il était toujours le même. Cela le rassura et conforta sa nouvelle conviction : tout redeviendrait comme avant, si tel n’était pas déjà le cas.

       — Tu as raison, ce n’est pas fréquent. Mais ce n’est pas mal vu pour autant. Personne ne s’est jamais offensé de me voir côtoyer les gens du château ou les soûlards dans les tavernes…

       En terminant sa phrase, Chance suivit le regard de Discrète, tourné vers la porte ouverte. Le prince ne vit rien d’autre que la cour de château, et s’interrogea un instant. Qu’est-ce qui avait pu attirer le regard de la vifière ? Avait-elle seulement vu quoi que ce fut ? N’était-elle pas plutôt songeuse ?
       Elle était en tout cas toujours là, à l’écoute, et Chance reprit la parole.

      — Mais même si quelqu’un voulait me faire comprendre que je ne côtoie pas les bonnes personnes, je ne l’écouterai pas. Au contraire : je continuerai à agir de la sorte pour, un jour, montrer à cet imbécile que ce que je fais n’a rien de mauvais et ne regarde que…

       Mais il n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Le bruit d’une marmite tombant sur le sol, combiné aux cris de surprise ayant échappé à plusieurs cuisinières qui se trouvaient près de la porte, l’interrompit.
       La surprise de Chance laissa vite place au rire. Car l’origine des cris se tenait sur le pas de la porte. Ayant surgi de nulle part, Girofle était assis là, tenant dans sa gueule un magnifique lièvre fraîchement tué. Le limier n’avait sans doute pas eu assez d’une simple oie attrapée au petit matin, et avait entrepris de poursuivre la partie de chasse tout seul, sans son maître.
       Chance rejoignit son chien en deux enjambées, avant de s’accroupir à ses côtés puis de récupérer la carcasse encore tiède. Le lièvre avait à peine été abîmé par les crocs de son prédateur. Le prince offrit donc le gibier au chef avant de gratifier son chien d’une caresse méritée.

       — Mesdames, annonça-t-il en esquissant une révérence, veuillez m’excuser pour cette petite frayeur. Il semble que Girofle ait besoin de se défouler, et qu’il faille quelqu’un pour éviter qu’il n’aille faire un carnage dans la basse-cour. À bientôt !

       Chance débuta un demi-tour, prêt à quitter les cuisines, mais se ravisa au dernier moment. Tournant son regard vers Discrète, il lui dit :

       — Que dirais-tu de m’accompagner ? Il me semble que tu as assez travaillé pour ce matin...