Encore une fois, elle remarqua que Vaillant dirigeait son attention vers la table royale et cela semblait déranger puisque le ton de sa voix avait changée ; elle fut tenté de s'indigner face au sous-entendu que son propos pouvait dire mais elle réussit à garder son sang froid. C'est d'une voix douce mais ferme qu'elle lui répondit :

- Je vais être franche, je ne sais pas si vos propos me sont volontairement dirigés ou si c'est simplement une réaction de votre part à ce qui se passe plus loin.

La blondinette fit un signe de tête vers Acuité et le ménestrel.

- Mais sachez que, premièrement, je ne suis pas le genre de fille comme ça et que deuxièmement, je ne vous ai pas menti. Je travaille bel et bien aux cuisines mais que l'avant-midi. Or, peut-être que vous serez rassuré de savoir que je vais devoir laver les chaudrons et tous les couverts avant le lever du jour demain matin.

Elle pinça les lèvres, hésitante à poursuivre. Ah ! et puis tant pis ! Discrète se lança.

- Donc, si ça ne vous dérange pas, j'aimerais bien profiter un peu de cette soirée avant d'aller au lit. Si vous cherchez querelle, je ne suis définitivement pas la bonne personne pour vous.

Et, tout en posant son regard sur lui, elle enfourna le dernier morceau de son petit pain au miel et fit passer le tout avec une bonne gorgée d'eau. Elle se dit qu'elle n'en voudrait pas à Vaillant s'il décidait de la quitter pour rejoindre les nobles et autres car, force est de constater qu'il ne discutait avec elle que pour se fondre dans la foule. Pourquoi ? Elle n'en avait cure mais elle ne le retiendrait pas ; elle n'est qu'une simple fille du château... du moins aux yeux qui ne connaissaient pas son secret.

Discrète se défendit honorablement, voire remit le Baugien à sa place. Vaillant se sentit plus misérable encore, d'avoir passé ses nerfs sur la jouvencelle. Elle n'avait rien à voir avec les rancœurs de son passé, ni de ce jour. Il renonça à profiter des festivités. Il ne goûtait ni ces épousailles, ni la pauvre chère, ni la compagnie de la jeune fille à sa juste valeur. Elle perdait son temps avec lui, qui se sentait si étranger à la fête. Autour d'eux, le peuple s'était mis à danser.

- Désolé, marmonna Vaillant en reposant son verre.
Il n'allait pas non plus se répandre en excuses. Ça n'était pas son genre et puis, il ne lui devait rien.
- Je t'inviterais bien à danser, mais je suis trop vieux et trop boiteux. Profite donc de la fête avant les chaudrons et les couverts.
Son regard désabusé se posa sur un jeune homme à la table d'à côté. L'instant suivant, le jouvenceau fut pris d'une subite envie de se lever et d'inviter Discrète à danser.

Vaillant mordit dans un troisième petit pain, se désintéressant des danseurs et du reste de la fête.

Discrète savait que quelqu'un s'approchait car Vaillant regardait tout juste au-dessus de son épaule, derrière elle.

- Euh... excusez-moi. Est-ce que... euh... est-ce que vous accepteriez de danser avec moi ?

Le garçon, à peine plus âgé qu'elle, avait les rouge pivoines tellement cette demande exigeait du courage ; il était de nature timide, ça se voyait. Elle lui sourit gentiment, accepta sa demande puis s'excusa auprès de Vaillant. Il souhaitait probablement être seul pendant un instant et, de son côté, Discrète désirait profiter de l'heure qui lui restait avant d'aller au lit car, comme elle l'avait mentionné plus tôt, elle devra se lever avant le soleil pour nettoyer les couverts, chaudrons et autres ustensiles qui ont été utilisé pendant la réception.

Après deux ou trois chansons, c'est une Discrète légèrement essoufflée et en sueur qui revint s'installer à sa table. Elle se pencha et se versa un grand verre d'eau qu'elle but presque entièrement en trois gorgées avant d'essuyer ses lèvres avec un linge qui semblait encore propre.

La fête allait bon train, les gens dansaient, riaient et se soulaient autour d'elle. C'était la première fois qu'elle assistait à ce genre de rassemblement et elle n'était pas déçue d'y avoir participé.

Le Duc de Béarns eut un sourire carnassier, piqué par les fanfaronnades du fils du Roi. Pensait-il avoir la victoire si facile ? Il était inutile de dialoguer avec le jeune homme, ivre de ses rêves de chevalerie. Chance n'avait connu que des combats de château comme celui là.

- Ton fils est aussi arrogant que toi, lança-t-il à Vainqueur, sans méchanceté. Mais il a trouvé une parade pour ne pas t'affronter !
Puis, à l'attention du Prince :
- Béarns n'abandonne jamais.
Voilà qui aurait pu faire une bonne devise pour le Duché, dont Brun n'aurait jamais pensé jadis devenir le porte étendard. Béarns était obstiné et fier, comme un chien qui ne lâche pas son os. Glace avait gardé sa ligne de conduite, traîtresse et dure, jusqu'à la mort. Acuité ne se la laissait dicter par personne, pas même (surtout pas !) par lui.

Une fois de plus, la Duchesse prit les devants pour faire taire l'importun qui venait de les replonger dans le passé. Ferme, mais sans violence. L'initiative et l'autorité de la Duchesse l'avaient toujours impressionné.

Perdu dans les souvenirs que la chanson avaient réveillés, et indifférent à la joie qui soulevait les danseurs, Brun attrapa les doigts d'Acuité sous la table. Etait-ce pour elle ou pour lui qu'il les serrait ainsi ? La Duchesse semblait distraite. Est-ce qu'elle Artisait ?
- Tu veux goûter ? trouva-t-il seulement à dire, revenant au fruit chalcédien dont elle s'était débarrassé.

De retour à sa place, Acuité leva son godet avant de se rendre compte qu'il était vide. Un léger soupir s'échappa de ses lèvres, signifiant sa frustration. Perdue en elle-même, elle cherchait encore ce qui la contrariait le plus. Ce mariage, cette chanson ou bien sa vie toute entière.
Durant la nuit, elle avait songé à sauter du haut de la tour pour en finir avec tout ça. Avec tout. Et puis, par lâcheté peut-être, elle avait renoncé.
L'idée cependant n'était pas loin, elle continuait à voleter aux abords de son esprit tel un papillon léger.

La vérité, c'était qu'elle était épuisée et que l'âge la rattrapait. Que lui restait-il à présent que ses deux seuls enfants demeureraient à Castelcerf ?
En réponse à sa question, elle sentit des doigts se refermer sur sa main, sous la table. Surprise, elle tressaillit et son regard se riva sur Brun.
Intriguée par ce comportement, elle haussa un sourcil en sa direction, puis les fronça presque dans la foulée face à sa question.

- Pourquoi ? répondit-elle avec une simplicité désarmante.
On était en droit de se demander de quoi elle parlait. Du geste intime, de la demande ou bien de tout ce banquet....

Le cœur du Roi se gonfla de joie à la vue de son peuple qui dansait et fêtait dignement l'événement. Il n'osa pas inviter Désirée à danser ces danses trop populaires sous le regard de tous. La jeune Reine entretenait une conversation fleurie avec Prospère, Vérité et le couple ducal de Bauge, jusqu'ici resté en retrait. Le Roi en fut très satisfait, d'autant que les mots étaient rares de l'autre côté de la tablée.

Une fois les fruits et les pâtisseries dévorés, le Roi jugea préférable de se lever de table, mettant fin au banquet officiel. Il préférait être le premier à quitter la table, car il sentait bien que la Reine Servante et le couple ducal de Béarns, dont l'héritière n'était pas parue, ne tiendraient pas leur place beaucoup plus longtemps. Et puis, il se sentait un peu fatigué ; peut-être avait-il trop bu et trop mangé. Il devait être en forme pour la joute du lendemain !

Afin que la fête perdure dans les panses et dans les mémoires, Vainqueur ordonna aux ménestrels de continuer à jouer et au personnel de cuisine, de puiser dans les réserves de vin du château. Dans la cour de Castelcerf, le peuple dansa jusqu'au dîner, tandis que les puissants poursuivaient la conversation dans les appartements privés. Il y avait tant à dire, et les festivités n'étaient pas terminées !