Il y avait trop de souvenirs pour le vieux Duc de Béarns. Devant les pierres témoins, où avait été célébré le remariage royal, il lui avait été impossible de ne pas penser à son propre mariage avec Acuité. Il se rappelait tout. La qualité de la lumière. La beauté juvénile d'Acuité, qu'il osait à peine regarder. Les paroles qui avaient fait la paix dans son cœur, mais qu'il regrettait aujourd'hui, lorsqu'il avait adopté son fils plutôt que de le reconnaître. Il se souvenait même de l'amertume de son estomac, la même qu'il ressentait ce soir là, après le vin.

Brun et Acuité n'avaient pas eu de fête comme celle-là, ils ne la voulaient pas. La fête royale avait été d'un ennui et d'une hypocrisie mortels. La cérémonie du couronnement, interminable. Le banquet, frustrant : vous étiez entourés de tous ceux que vous aimiez, mais vous ne pouviez pas leur parler, pas vraiment. Le bal ? Ni le cœur n'y était, ni les jambes. Brun et Acuité avaient partagé une danse, pourtant. La première, pour honorer la Noce. Ensuite, Brun avait laissé Acuité consentir quelques danses aux courtisans qui la sollicitaient. Elle était encore belle, et surtout, elle était Duchesse. Elle avait sa légende. Même après les années, Brun se sentait toujours une vieille chose à côté d'elle. Alors il but en la regardant danser, elle et ses enfants. Cela ne dura pas très longtemps. D'un commun accord, le couple de Béarns regagna ses appartements après que la Reine et le Roi se fussent retirés.

Brun se souvenait aussi de sa nuit de noces. Il devait bien reconnaître que leurs corps s'étaient éloignés. Très tôt, la naissance des jumelles avaient éprouvé le corps d'Acuité. Il avait craint ensuite qu'une nouvelle grossesse l'emporte. Ils n'avaient plus eu d'enfants, et c'était à la fois un soulagement et un regret, surtout aujourd'hui que leurs enfants les quittaient. Même si Brun condamnait le remariage de son ami, une part de lui comprenait, cette pulsion de vie. Lui-même aurait donné presque n'importe quoi, pour tenir à nouveau un petit être dans ses bras. Dans ses fantasmes, ce petit être avait toujours les traits de Victoire.

Quand Victoire était morte, Brun avait perdu le sommeil qu'il avait jadis retrouvé, dans la chaleur d'Acuité. Acuité avait soulagé son corps et son esprit, en le fermant à la magie. Il avait été un homme plus apaisé. Il aurait été un homme heureux, si les Vifiers puis les pirates le lui avaient permis. Tous ces progrès avaient été foulés par les jambes d'un cheval. Il avait perdu le sommeil, il avait recommencé à boire, il avait échangé des mots cruels avec Acuité ; il avait même quitté Castellonde pendant un mois entier, sous prétexte d'inspecter les défenses du Duché. Il avait abandonné à leur deuil sa fille et sa femme, et lorsqu'il était rentré, elles étaient devenues fantômes. L'histoire se répétait et Brun n'avait pas appris de ses erreurs.

Il avait trop bu au banquet, et s'adossa quelques instants contre la porte de leur chambre. Savourant le silence, et l'air frais d'une nuit d'été, qui entrait par la fenêtre. Il essayait de ne pas penser à ce qu'il se passait dans l'une des chambres voisines, où un vieux Roi déflorait une jeune fille. Cela le rendait malade, à moins que ce ne fut le vin.

Tout dans cette journée lui avait semblé excessivement long, excessivement surjoué, excessivement propre à Vainqueur. Vainqueur qui avait réussi a reproduire la même cérémonie, les mêmes festivités que des années auparavant, lorsqu'il avait épousé Shyrin.
Acuité en avait eu la nausée en voyant la chevelure rousse, la robe, le nombre de courtisans qui se pressaient, à savoir à qui ira le meilleur rôle. Sa petite soeur s'était trouvée dans le lot et elle en avait été écœurée.

Elle n'avait pas non plus oublié ses propres noces, les pierres témoins qui l'avaient uni à Brun, l'adoption d'Espoir même si leurs noces s'étaient déroulées en plus petit comité. Elle avait apprécié cette intimité, plus que ce que de grandes célébrations leur auraient apporté. Ces jours heureux semblaient appartenir à une autre époque, au delà de la nécessité de ce mariage qu'elle avait alors proposé, il y avait de l'amour dans le fond. Aujourd'hui, le deuil les avaient éloigné, aujourd'hui l'amour semblait lui glisser entre les doigts. Elle n'était plus l’impétueuse jeune femme mais une vieille femme rongée par les regrets.
Toute la journée, elle s'était forcée à faire bonne figure, à jouer le rôle imposé de la Duchesse de Béarn. Elle avait souri, elle avait ri, même lorsqu'elle aurait préféré pleurer.
Au bal, elle avait dansé, avec son époux en premier et ce moment lui avait rappelé leur première danse dans l'appartement lors de leur nuit de noces. On avait dû mettre l'apparition de ses joues rosissantes alors sur le compte de l'activité de danse plutôt que sur ses souvenirs osés.

En dansant avec d'autres, elle avait observé ses enfants. Espoir qui préférait discuter, Liberté qui profitait de la fête et l'espace d'un battement de coeur, elle en avait été heureuse. Liberté serait bien ici, mieux qu'à Castellonde c'était certain.
Et puis, rapidement, Brun et elle s'étaient éclipsé. Ils n'avaient plus l'âge pour ces festivités et pas le coeur à y participer de toutes façons.
Brun avait bu, elle le savait à sa manière de se tenir. Elle n'avait rien dit, comme d'habitude. Son homme avait une facilité à sombrer dans la boisson dès qu'il était dépassé.
Avant de monter, elle avait demandé à un domestique, de bien vouloir ramener dans leurs appartements un large baquet d'eau fraîche ainsi qu'un plateau de brioches, qui serviraient peut-être éponger l'intérieur.

A peine étaient-ils entrés, qu'elle avait retiré ses chaussures puis s'était réfugiée dans la chambre. Assise devant sa coiffeuse, elle avait retiré les épingles de sa coiffure sophistiquée, laissant ses longs cheveux blonds, légèrement bouclé retomber sur ses épaules.
On frappa à la porte et en revenant dans le petit salon, elle découvrit Brun, adossé à la porte. Alors, elle leva les yeux au ciel et s'avança sans hésiter, le saisit par le bras et le fit se décaler.
Là, elle ouvrit, laissa entrer les deux domestiques qui emmenaient tout ce qu'elle avait demandé, disposant le baquet sur la commode, ainsi qu'un petit panier contenant serviettes, savons et huiles. Le plateau de brioche trouva sa place sur la table ou trônait déjà une bouteille de vin et une carafe d'eau.

Acuité les remercia et referma derrière eux. Elle se retourna alors vers son époux mais lorsqu'elle ouvrit la bouche, aucun mot ne sortit. Que pouvait-elle bien dire ? Mange de la brioche, tu te sentira mieux ? Fais donc un brin de toilette, ça te rafraîchira ?
Depuis quand ne savaient-ils plus se parler ? Avaient-ils déjà su le faire ?

- Je serais à côté si tu as besoin de moi, finit-elle par dire tout bas avant de se diriger vers la chambre.

Perplexe, et à vrai dire, un peu assommé par l'alcool et la fatigue de cette journée, Brun laissa sa femme le déplacer comme s'il n'était qu'un meuble. Il observa les deux domestiques entrer et disposer baquet, nécessaire de toilette et... brioche. Il observa Acuité disparaître dans la chambre d'où elle était à peine sortie, avec des paroles étranges :
- Je serais à côté si tu as besoin de moi.

Besoin d'elle ? En quel sens ? Croyait-elle qu'il était si soûl ? Tout ça, c'était pour lui ? Brun regarda la brioche et le vin, mais ne parvint pas à ressentir d'envie. Il avait déjà trop mangé et trop bu. Il n'était plus comme ces jeunes hommes qui peuvent manger et boire toute la nuit sans discontinuer. Il s'approcha du baquet pour y observer son reflet, fantomatique dans l'obscurité. Il s'était rasé la barbe pour les festivités, ce qui lui enlevait quelques années. Bien qu'il ne sois pas particulièrement sale, il eut envie de sentir l'eau sur son visage. Il se pencha sur le baquet, jusqu'à ce que le bout de son nez touche la surface de l'eau. L'instant après, ses narines se retrouvaient immergées : il s'étouffa et toussa bruyamment.

Aucun bruit ne sortait de la chambre. Acuité dormait-elle déjà ? L'avait-il réveillée ?

Brun essuya dans sa manche ses yeux et ses narines humides, puis s'approcha. Sur le seuil, il hésita. Mais il fut bientôt captivé par la vue de sa femme qui se déshabillait, sa robe jaune de Béarns, miroitant à la lumière de la chandelle. Il l'observa quelques secondes à la dérobée, se croyant sans doute discret, jusqu'à ce qu'elle tourne vers lui ses deux yeux noirs.
- Je vais t'aider, dit-il, un peu gêné, comme si c'était la première fois qu'il voyait sa femme toute nue.
D'ailleurs elle n'était même pas toute nue, elle avait juste enlever le haut de sa robe. Une robe plus sophistiquée que ce qu'elle portait d'habitude, agrafée dans le dos.

Sans attendre sa réponse, Brun marcha vers elle d'un pas trop décidé pour être honnête, et s'attaqua aux agrafes de la robe. Ses doigts effleuraient la peau du dos d'Acuité, où subsistaient les cicatrices qu'il connaissait bien et avait, désormais, pleinement acceptées. Ces mauvais souvenirs là étaient loin. Soudain, il manqua une agrafe de ses doigts peu précis, et la griffa peut-être.
- Oh pardon, fit-il, penaud.
Un silence plana, puis il demanda :
- Ça va ?

Et il était difficile de savoir, si le Duc parlait de cet accroc minuscule, ou de toute cette journée. Depuis que les époux avaient reçu l'invitation au mariage de Vainqueur, à Castellonde, ils n'en avaient pas reparlé, et l'avaient subi, chacun de son côté.

Acuité sentit la présence de son époux avant même de le voir. Elle se retourna et le découvrit sur le seuil de la porte. Pouvait-il lire la lassitude dans ses yeux sombres ? Elle avait donné sa soirée à sa femme de chambre, sans penser un seul instant qu'elle aurait besoin de ses doigts experts pour dégrafer sa robe. Après avoir tiré le tissu le long de ses épaules, le corset demeurait trop serré pour qu'elle puisse le retirer tranquillement. Aussitôt, il lui proposa de l'aider et elle se demanda simplement s'il en était capable mais ne dit rien, le laissant oeuvrer à sa guise.
Se tournant à nouveau, elle récupéra ses cheveux blonds qu'elle ramena sur le devant de son épaule afin de lui laisser l'accès libre à son dos.

Cet acte qui pour tout autre couple aurait pu être fortement érotique était devenu une formalité pour eux. Depuis combien de temps ne l'avait-il pas vu nue ? Elle avait cessé de compter les Lunes, elle avait cessé d'espérer qu'ils puissent à nouveau partager l'intimité qu'ils avaient connu au début de leur mariage. Si l'on pouvait blâmer les années, on pouvait également pointer du doigt leur manque de dialogue et leurs querelles régulières sur la gestion du Duché, sur l'éducation des enfants et souvent sur des faits ridicules tels que la couleur d'une tapisserie ou d'une parole mal interprétée.
Après la mort de Victoire, Brun était parti. De la même manière qu'il l'avait abandonné avec Espoir à son retour à Castellonde. Elle lui en avait voulu, elle lui en voulait toujours même si elle comprenait.

Les doigts s'agitaient dans son dos, effleurant sa cicatrice et puis soudain, une griffure lui arracha une grimace et une inspiration appuyée. Immédiatement, il s'excusa, étouffant la remarque qu'elle était sur le point de lui lancer.
Elle croisa les bras sur sa poitrine afin de retenir la pièce de tissu qu'il acheva de détacher et il lui posa une seule question. Une question qu'elle n'attendait plus aujourd'hui parce que depuis trop longtemps, elle déployait des trésors de mises en scènes pour que tout le monde croit qu'elle allait bien.
Aujourd'hui se pouvait-il que son apparence se soit fissurée ? Était-il seulement conscient de ce qu'il lui demandait ?

- Je...commença-t-elle et sa voix basse se transforma en un sanglot étouffé.

Non, elle ne devait pas pleurer, pas devant lui. Elle devait rester forte et infaillible comme la Duchesse de Béarn qu'elle était devenue. Par Eda, qu'avait-il fait ? Pourquoi avait-il posé cette question à ce moment précis, lorsque toutes ses pensées avaient tourné en boucle toute la journée sur cette vie volée par les drames, qu'elle avait assisté, écoeurée à ce mariage.
Une larme roula sur sa joue et elle l'essuya d'un revers de main agacé.
Une deuxième la remplaça et elle laissa échapper sa colère et sa peine, son impuissance aussi à faire face à la situation.

- Non ! clama-t-elle d'un coup, les poings serrés sur ses vêtements, le regard fixé sur le sol devant elle. Non ! Comment fait-il ? Par Eda, comment fait-il pour aller de l'avant ? Pour la remplacer avec tant de facilité ? Est-ce là la solution ? Est-ce qu'il me faut une autre fille pour remplacer Victoire ? Une autre amie pour remplacer Shyrin ?

Un autre mari pour remplacer celui qui buvait et qui fuyait dès que ça n'allait pas ? Elle ne prononça pas ces mots mais se retourna rageusement et planta son regard dans le sien.
- C'est ton ami non ? Tu le connais mieux que quiconque, alors comment fait-il ? Que devons-nous faire pour retrouver notre vie ? Dis le moi je t'en supplie !

Mais dans sa bouche, elle ne sentit que l'odeur de l'alcool et dans son regard, elle ne vit que son propre reflet, fantôme pâle rongé par ses tourments passés.

Brun crut qu'Acuité allait se mettre à pleurer, et qu'alors, il pourrait lui ouvrir les bras. Elle poserait sa tête sur son épaule, et il l'entourerait de ses bras. Peu importe si la robe glissait au sol, ou pas. Ils se coucheraient l'un contre l'autre. Ils coucheraient peut-être, ils parleraient peut-être, ou bien s'endormiraient.

Mais, comme souvent, le chagrin d'Acuité se manifesta autrement. Par la colère. Brun recula d'un pas. Il connaissait la violence qui pouvait animer Acuité. Il avait la sensation qu'elle l'accusait. Il aurait préféré qu'elle ne parle pas de Victoire. Ni de Vainqueur, pas pour lui demander des comptes. Brun en avait assez, de devoir répondre du comportement de son ami, après toutes ces années. Acuité méprisait-elle Vainqueur ? Ou bien l'enviait-elle ? Ses questions étaient-elles de vraies questions ? Qu'était-il sensé répondre ?

Trop las et trop soûl pour soutenir les yeux furieux d'Acuité, Brun s'assit sur le lit.
- C'est un leurre, souffla-t-il après un silence. On ne remplace pas ceux que l'on aime. Et on ne peut pas les retrouver, pas dans cette vie. On ne peut que continuer...
Il releva la tête vers elle.
- Tu dois continuer, Acuité. Tu dois faire ton deuil. Pour nos gens, pour nos enfants. Et pour moi.

Bientôt ils ne seraient plus que tous les deux. Pour les années qui lui restaient, il ne voulait pas vivre avec le fantôme de celle qu'elle avait été.

L'appel à l'aide qu'elle venait de lancer ne trouva pas de réponse. Il la regarda et elle vit à travers ses yeux brouillés par les larmes qui menaçaient de la submerger, la lassitude et peut-être, une pointe d’indifférence. Depuis quand ne se souciait-il plus d'elle à ce point ?
Profondément blessée par cet attitude, elle ne sut plus que dire et elle se sentit encore plus perdue lorsqu'il l'abandonna pour regagner le lit. Comptait-il se coucher maintenant ? Faire comme si de rien n'était. Malgré sa mise à moitié débraillée, elle releva le menton, ravala ses larmes et serra ses poings.

D'après lui Vainqueur se leurrait ? Était-ce si mal ? Continuer lui semblait trop douloureux à en juger par sa poitrine serrée, par son ventre creux et par la tristesse dont elle ne pouvait se défaire.
Lorsqu'il releva le visage vers elle, elle crut s'étouffer avec sa propre salive face aux mots qu'il lui servit. Elle entendit ce qu'il ne disait pas: qu'elle était la responsable de tout cela.
En étaient-ils vraiment arrivé là ? Il osait lui faire la morale, lui demander de faire son deuil pour le bien de tous.
La colère fit déborder ses larmes qui affluèrent comme une marée agitée.

- L'as-tu fait, toi ? Est-ce pour faire ton deuil que tu es parti, que tu nous as abandonné face à nos regrets et notre douloureuse peine ? Est-ce pour faire ton deuil que tu bois ?

C'était peut-être un reproche; non, c'était un reproche c'est certain. Mais lorsqu'ils s'étaient retrouvés des années plus tôt, ne lui avait-il pas dit qu'il n'irait nulle part sans elle ? Et pourtant...à la première épreuve, il l'avait abandonnée. Il avait fui, lâchement et l'avait laissée tremblante dans les tourments de son affliction. Alors non, elle ne souffrirait pas sa morale, pas aujourd'hui, pas après tout ce temps où elle se battait justement pour son peuple, pour son autre fille et pour son fils. Mais peut-être que finalement, tout ceci était vain.
Incapable de le regarder d'avantage, elle se détourna et regagna la fenêtre, la robe toujours maintenue par ses bras. Elle se moquait bien de lui montrer son dos, elle avait besoin d'air. Ces paroles avaient été dures et elle savait qu'elle les regretterait demain. Encore un mauvais choix, songea-t-elle dans un soupir, et il lui sembla que c'était ce qu'elle avait fait, toute sa vie.

- Eh bien, oui, répondit Brun, et de cette confession toute simple, il se sentit gêné, malgré l'obscurité et l'éloignement d'Acuité.
- Je ne prétends pas avoir réussi, reprit-il, anticipant un possible sarcasme. Je n'ai pas dit que c'était facile. C'est même la chose la plus difficile... Ça n'est pas naturel, pour un parent, de perdre son enfant. Ça n'est pas normal.
Il avait cessé de se blâmer, et de blâmer Acuité, pour blâmer les dieux. Quel était le but de tout cela ? Cela avait-il seulement un sens ?!

- Mais notre fille n'aurait pas voulu que nous nous déchirions, n'est-ce pas ? Que nous continuions à vivre dans le passé...
Brun se leva lentement et se dirigea vers Acuité, dos à lui, près de la fenêtre.
- Victoire aurait voulu que nous défendions ce Duché bec et ongles, comme nous l'avons toujours fait, pour que sa sœur puisse régner en paix. Elle aurait voulu qu'Espoir trouve sa voie. Qu'il soit heureux.

Enfin, il osa toucher la peau de ses épaules nues. Glacée.
- Tout ça est encore possible, s'il te plait Acuité...

Au moins avouait-il même si elle eu préféré qu'il s'excuse de cet abandon qu'elle avait toujours du mal à avaler. C'était une facette de lui qui la désespérait, plus encore que son incapacité à mettre des mots sur ses sentiments. Mais l'aimer signifiait l'aimer tout entier avec ses bons et surtout avec ses mauvais côtés. Qu'ils étaient nombreux, El en soit témoin !
Elle soupira longuement à la fenêtre, espérant que l'air frais la rassérène, mais il ne faisait que la geler davantage. Victoire n'aurait pas voulu qu'ils se déchirent non. Elle l'entendit quitter le lit, marcher vers elle et les autres mots qu'il prononça furent comme un soufflet sur les braises. Elle tressaillit à son contact, ne s'y attendant franchement pas. Depuis combien de temps ne l'avait-il pas touché, même par simple gentillesse ou tendresse ?

- C'est ce que je m'efforce de faire, lança-t-elle en se tournant vers lui. Je m'efforce de protéger ce Duché et de le défendre becs et ongles. Sinon nous ne serions pas ici, tu le sais très bien. Sans vos projets de navires, je ne serais pas ici à assister et souffrir ce mariage inconvenant. Je m'efforce de faire au mieux pour Espoir, pour Liberté et pour toi !

A nouveau, les larmes lui montèrent aux yeux et picotèrent ses paupières brûlantes.
- Mais tu ne peux pas me demander d'aller bien ou de faire semblant que la vie continue comme si de rien n'était. Tu dis que ce n'est pas normal, je dis que c'est totalement injuste et je cherche encore quel mal j'ai bien pu faire pour avoir mérité cela...Peut-être que c'est moi qui aurais dû mourir lors de leur naissance, peut-être que la vie de Victoire a été prise pour compenser celle que j'aurais dû donner à ce moment là...

Acuité tressaillit lorsqu'il la toucha. Elle se retourna contre lui, lançant des mots, se défendant d'accusations qu'il n'avait pas portées. Dire qu'il essayait juste de la consoler. Brun sentit les effets bénéfiques de l'alcool se dissiper. Ses épaules se tendaient et sa mâchoire se crispait au fur et à mesure que sa femme parlait. Sans doute, pour l'apaiser fallait-il la laisser passer sa rage contre lui, même si n'était pas mérité. Il y réussit jusqu'à sa dernière phrase insensée, qui le mit hors de lui. Il secoua ses épaules pour qu'elle reprenne ses esprits.

- Tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu dis que nos filles auraient dû grandir sans mère ? Que j'aurais dû élever seul nos enfants ?
Il la lâcha, croisant ses bras tremblants sur sa poitrine, et déclara sombrement :
- Il est vain de chercher un sens à ce qui n'en a pas. Il n'y a pas de justice en ce monde.
Il revint vers le lit, hésita, puis se retourna. Le vin l'aida à prononcer ces mots incertains :
- Veux-tu vraiment retrouver notre vie d'avant ? Tu ne supportes même pas que je te touche.

Elle avait remarqué le changement sur ses traits, la manière dont sa mâchoire se crispait. Elle reconnaissait ces signes : il enrageait.
Ses mains s'abattirent sur ses épaules avec peut-être plus de force qu'il ne l'aurait souhaité et il la secoua comme si elle était folle et qu'elle proférait des paroles insensées. Voilà comment il la traitait pour oser dire ce que son âme lui criait ?
Il dût s'en rendre compte car il la relâcha immédiatement et dans ses mots, elle reconnut la crainte de la perdre elle. Toute leur vie n'avait été qu'un cheminement de croisement et de chemins partant dans tous les sens, jamais au même endroit, jamais au même instant. Durant toutes ses années, avaient-ils seulement été en phase une fois ?

Il tremblait, les bras croisés sur son torse mais elle n'aurait su dire si ce comportement était lié à l'alcool ou au ressenti qu'elle faisait naître en lui.
Leurs enfants auraient pu grandir sans mère, il leur aurait trouvé une ou deux nourrices, peut-être même aurait-il épousé une seconde femme, comme Vainqueur en ce moment même ? Car elle savait que seul, il en eut été incapable. Brun n'était pas homme à s'encombrer des responsabilités familiales.
La manière dont il envisageait le monde lui sembla lugubre et un étrange frisson lui parcourut la colonne vertébrale. La seule justice qui existait était celle des Dieux et peut-être espéraient-ils autre chose d'elle.

Alors qu'il la délaissait, elle croisa les bras à son tour, le vent caressant son dos lui apportant un peu trop de fraîcheur. De sa position, elle observa sa démarche raide, gagnée par les années à ses côtés et par les années tout court. A aucun moment elle n'aurait pu s'attendre à la suite de ses propos et elle eu justement l'impression de se retrouver des années en arrière. Combien d'années l'avait-elle poursuivi de son affection sans retour ? Et aujourd'hui il lui reprochait de ne plus supporter qu'il la touche ?
Elle sentit la chaleur crâmer ses joues.

- Comment oses-tu dire ça ?
De colère, elle lui jeta la première chose qui se trouvait non loin d'elle. Il s'agissait d'un petit coussin brodé, posé sur le siège de la coiffeuse. Et comme plus de vingt ans plus tôt, son tir se solda par un échec cuisant lorsque le coussin rebondit sur le sol à une bonne enjambée de son époux.
Les poings serrés, elle s'avança vers lui d'un pas sûr, le regard planté sur lui.

- J'ai toujours fais les premiers pas. Toujours ! Tu es bien culotté de venir me reprocher cela quand tu as passé des mois à me refuser après la naissance des filles par peur que je retombe enceinte. Oh je sais à quoi tu pensais, tu avais peur de me perdre en couches comme cela avait failli arriver. Et aujourd'hui de quoi as-tu peur ? Pas de me perdre non, mais de devoir te retrouver à gérer un Duché et deux enfants qui sont pourtant grands. Je ne veux pas retrouver ma vie d'avant, je veux retrouver ma fille ! Ou à défaut, un époux compréhensif qui ne me demandera pas de faire des efforts vis à vis du Duché ou de la famille quand lui-même à préféré mettre les voiles !

Une rage sourde battait dans ses temps, la faisant revivre l'espace d'un instant dans cette vie où la passion et l'entêtement dictaient ses gestes. En cet instant précis, elle aurait pu le frapper jusqu'à ce qu'il s'excuse pour son comportement détestable et elle se remémora alors, à quel point leur relation s'était toujours mieux exprimée dans le conflit.

Brun regarda le coussin s'écraser à ses pieds. Soûl comme il était, il aurait été bien incapable de l'esquisser. Ça ne lui aurait pas fait mal, pas comme lui faisaient mal les mots d'Acuité. Cette fois, il ne recula pas. Elle pouvait bien le frapper : elle le faisait déjà.

- Tu as tord, répondit-il en la dominant des quelques centimètres qui le lui permettaient. Si je te perdais, je serais aussi misérable que je l'ai été en perdant notre fille.
Sinon davantage. Peut-être qu'alors, il serait incapable de continuer. Incapable, de faire face à un Duché et à un fils qui étaient d'abord ceux d'Acuité. Incapable, d'apaiser sa fille endeuillée comme il l'était, de consoler sa mère. Pourquoi continuer ? Il savait déjà la lâcheté qui serait la sienne, de se noyer dans l'alcool et la liberté.

Acuité avait raison mais elle avait tord. Raison, sur son incompétence et sur sa lâcheté. Tord, parce qu'elle n'avait jamais réussi à accepter qu'il l'aimait, bien qu'il le lui ait plusieurs fois exprimé, et qu'il lui ait donné sa main et sa vie.

Rompant le bras de fer de leurs regards, Brun ramassa le coussin et s'allongea sur le lit, tout habillé.
- Peut-être t'ai-je déjà perdue, finit en serrant contre lui, le coussin plutôt que sa femme.
Cela apaisait son cœur et son estomac.

Acuité sentait sa mâchoire crispée et ses poings serrés. Elle commençait à avoir mal à l'un comme à l'autre, mais cela était toujours préférable à la douleur de son coeur qui elle, ne s'éteignait jamais.
Leurs regards se perdirent l'un dans l'autre, celui de Brun légèrement plus flou à cause de l'alcool. Celui d'Acuité solide, enraciné par la colère.
Il la dominait de quelques centimètres mais elle ne se démontait pas, ce combat était comme tous ceux qu'ils avaient livré jusqu'à ce jour : une étape de plus dans la bataille qu'organisait leurs vies.

Tu as tort.
Les mots résonnèrent étrangement contre ses tempes, à moitié sonnée par les battements furieux.
Encore une fois, elle ne put croire en ses mots pour la simple et bonne raison qu'il n'avait pas été si misérable lorsqu'il était parti, par deux fois.
Agacée, elle croisa les bras sur sa poitrine, refusant de s'avouer à elle-même que pourtant, cet aveux calmait sa fureur.
Brun rompit leur contact visuel en se détournant et elle crut qu'encore une fois, elle avait gagné. Brun ne se battait jamais pour ses convictions, ni pour rien en dehors des ordres de Vainqueur. Il n'avait pas compris qu'elle parte en Chalcèdes pour se battre pour son peuple, son Duché, son Royaume, pas plus qu'il n'avait pas compris qu'avec la connaissance de sa grossesse elle avait préféré s'exiler dans les Montagnes car elle craignait les conséquences qui aurait pu lui retomber dessus à lui. Ce combat, elle l'avait mené pour qu'il n'ait pas à se sacrifier, pour qu'il puisse conserver sa liberté.

Elle le regarda s'allonger, câlinant étrangement le coussin qu'elle venait de lui lancer. Par Eda, qu'elle aurait voulu le voir s'écraser sur son visage...
Ses paroles sonnèrent comme un brigand espérant un repentir. Le menton légèrement relevé, elle s'avança jusqu'au lit et le toisa de toute sa hauteur.

- Pour cela, encore faudrait-il m'avoir gagnée une seule fois. T'es-tu déjà battu pour obtenir mes faveurs ? Non. Tu n'as pas eu à me courtiser, ni même à demander ma main à mon père. Par Eda, c'est même moi qui t'ai demandé en mariage. Alors non Brun, je te rassure, tu ne m'as pas déjà perdue.

Elle se retourna dans un mouvement fluide, parfaitement contrôlé. Les yeux encore rougis par les larmes, les lèvres encore un peu sèches par le sel, on ne lui prendrait pas sa dignité.
Regagnant sa coiffeuse, elle acheva de se dévêtir, laissant les mètres de tissu s'écrouler autours de ses pieds, puis retirant un à un ses bas.

Les cheveux d'Acuité plurent sur lui, puis ses mots incompréhensibles. Après quoi, elle s'éloigna parée du seul vêtement de son indifférence.

Un peu sonné par ses paroles, ou par la vue de sa femme achevant de se déshabiller, ou par cette soirée trop arrosée, ou les trois, Brun se hissa péniblement sur un coude.

- Pas gagnée ? répéta-t-il, incrédule. Tu as porté mes trois enfants.

Brun ne voyait pas, comment l'on pouvait être plus engagée que cela. Que voulait-elle dire ? Qu'il n'avait jamais possédé son cœur, alors qu'elle n'avait cessé de le poursuivre de son amour ? Etait-ce cela qu'elle lui reprochait ? Sa passivité ? Voulait-elle qu'il se batte pour elle ? Mais contre qui ? Il se battait souvent pour elle, contre elle-même et ses penchants auto-destructeurs. Qu'il la courtise ? Voulait-elle qu'il la courtise, après vingt ans de mariage ?

Que veux-tu ? voulut-il lui demander pour que tout soit plus simple, mais elle avait déjà répondu. Elle voulait "un époux compréhensif". Brun avait la sensation de l'être déjà.

- Je sais que tu es triste à cause de Shyrin, et en colère contre Vainqueur, résuma-t-il comme pour se prouver à lui-même, qu'il la comprenait. Mais ça n'a rien à voir avec nous deux...
Moins sûr de lui, il semblait attendre confirmation, comme il attendait, qu'elle se mette au lit.

Acuité leva les yeux au ciel, le comportement de Brun tout comme ses propos était ridicule. "Tu as porté mes trois enfants", comme si cela faisait de lui le vainqueur de leur histoire. N'avait-elle pas tout fait pour les porter ? N'avait-elle pas tout fait pour eux ? Depuis le début, elle portait leur histoire à bout de bras quand lui se laissait emporter au gré des vagues et des marées. Si tout allait bien alors lui aussi, il se disait heureux ou du moins, elle le devinait. Mais dès qu'une tempête approchait, dès qu'un ouragan menaçait de les engloutir, il fuyait et la laissait seule face aux difficultés.
Achevant de retirer ses bas, elle les suspendit au dossier du fauteuil de sa coiffeuse, ruminant le fait qu'il avait été incapable d'entretenir la flamme entre eux. Sachant que, dès le début, la flamme était la plus grande de son côté, cela laissait présager peu d'efforts de la part de l'homme qu'il était.
Oh elle n'était pas dupe, ni même une romantique écervelée, du moins, plus maintenant. Elle avait renoncé à ces bêtises avec la Guerre en Chalcèdes.
Avec le temps, elle en était arrivé à penser qu'au final, elle lui avait toujours facilité la tache.
En partant sans faire de vague avec la volonté de ne pas revenir, en mentant à Vainqueur au sujet de l'Art de son meilleur ami, en lui proposant de l'épouser dans le but de minimiser les problèmes qu'ils rencontrerait et afin de laisser à Brun l'opportunité de voir son fils grandir.

Amère, elle enfila sa robe de nuit en lin blanc, regroupa ses cheveux sur les côtés afin de les natter convenablement et s'avança vers leur lit. Appuyé sur le côté, il la regardait toujours et elle s'immobilisa dans l'attente d'un geste ou de quelques paroles pour elle. Triste à cause du décès de son amie, en colère contre Vainqueur, il oubliait toutefois le plus important, dévastée par la mort de leur fille.
Ravalant ses larmes dans une inspiration digne, elle expira bruyamment en contournant le lit, ouvrit le draps et se glissa à l'intérieur de la couche.

- Si tu le dis...

Alors elle souffla la bougie et s'allongea sur le matelas, le dos tourné. Elle remonta la couverture sur son épaule frêle et ferma les yeux, sachant pertinemment qu'elle ne dormirait pas. Il y avait trop à réfléchir, trop à souffrir pour que le sommeil ne vienne la chercher.

Acuité n'eut guère un mot de plus. Elle acheva de se préparer pour la nuit, regarda son époux en silence, soupira puis se mit au lit. Après quelques paroles sceptiques, elle souffla la bougie et lui tourna le dos.

- Hé ! protesta Brun, plongé dans l'obscurité.
La lune d'été brillait toutefois, et ses yeux finirent par s'y habituer. Le Duc de Béarns se rassit sur le lit et se pencha pour délacer ses bottes. Ce qui lui prit un certain temps, avec ses doigts maladroits. Les bottes tombèrent sur le parquet. Acuité dormait-elle ? Comment pouvait-elle lâcher qu'il ne l'avait pas gagnée, quoique cela puisse bien vouloir dire, puis aller se coucher ? C'était de la pure cruauté !

Brun traîna ses doutes et ses pieds nus jusqu'au salon. Il fourra une brioche dans sa bouche sans la savourer. Les humeurs d'Acuité lui gâchaient la vie et même la brioche. Comment ça "pas gagnée" ? Il hésita à ouvrir la bouteille de vin, mais son estomac se révulsa. Il retourna dans la chambre à coucher, se dévêtit et entra dans les draps.

Le lit ducal était grand et il ne sentit pas le corps d'Acuité. Il se remémora leur nuit de noces et eut honte de se sentir excité, après la discussion qu'ils venaient d'avoir. Comment ça "pas gagnée" ? Elle n'avait jamais connu d'autre homme que lui - en tout cas, c'est ce qu'elle lui avait dit. Pour la première fois depuis des années, Brun songea à ce Montagnard puis lui inventa des infidélités.

"Pas gagnée" ? Alors que fallait-il faire pour la gagner ? Que pouvait-il faire alors qu'elle avait le dos tourné ? Contre qui se battre, sinon contre ses pulsions avinées, qui l'invitaient à remonter la chemise de nuit d'Acuité ?