Brun se sentait revenu vingt années en arrière, quand il devait sans cesse arrondir les angles entre Vainqueur et Acuité. Les enjeux n'étaient plus les mêmes aujourd'hui, bien qu'aussi importants à ses yeux. Hier, il s'agissait du salut de sa famille. Aujourd'hui, il s'agissait du salut d'un Duché.

Le Duc prit donc sur lui pour trinquer, après Vainqueur, avec la nouvelle Reine et Chiara Lunabille. C'était la nouvelle donne du Royaume, il fallait bien s'en accommoder. Vainqueur ne démordrait pas de ce mariage qu'il venait de consommer. Le Roi n'aimait pas reconnaître ses erreurs. Brun ne le savait que trop bien.

Béarns allait déchoir, certes, mais moins que s'il s'opposait à la Couronne. Mieux valait ravaler son orgueil et rester bons amis. Espoir Loinvoyant restait promis à l'héritière des Cinq Duchés. Le Roi trinquait à leur union prochaine et Brun leva à nouveau son verre. En voyant la rougeur sur les joues de la Princesse, il se demanda ce qu'elle avait prévu de faire avec son fils le lendemain qui vaille la peine de contredire son père ; et se promit de parler sans tarder de la date des épousailles avec Acuité.

- Je me battrai à tes côtés, comme je l'ai toujours fait, assura-t-il Vainqueur, pour adoucir la défection d'Espoir ou plutôt, d'Aimée.
Béarns devait répondre présent, même à une stupide joute. Ni Acuité ni Espoir ne daignaient participer. Quant à Liberté... elle était toujours absente. Le Duc répondait donc à l'appel avec un enthousiasme forcé. A cinquante ans passés, il n'espérait plus briller.

- J'espère que Chance sera aussi bienveillant avec moi qu'avec la Duchesse, plaisanta-t-il en regagnant sa place à ses côtés, dans l'espoir de préserver la joie du Roi.

Irrité par l'intervention discrète, mais néanmoins insolente, de sa fille Aimée, Vainqueur tâcha de n'en rien montrer. Qu'elle ne veuille pas jouter, certes, mais qu'elle exploite la loyauté d'Espoir pour empêcher son promis de participer... Des plaisanteries acides lui vinrent à l'esprit, mais il tint sa langue.

Cherchant les yeux de sa mère et obéissant à celle qui n'était pas encore sa femme, Espoir Loinvoyant ne montrait guère de virilité. Vainqueur se demanda comment le vivait son père, lui qui avait été maître d'armes et ne reconnaissait guère la valeur de l'Art, où son fils se distinguait. Brun faisait bonne figure, et sa fidélité toucha le Roi. Il se demanda si Béarns lui serait resté aussi fidèle, si son ami n'avait pas régné au côté d'Acuité.

- Un vieux Duc comme seule épée pour Béarns ? s'esclaffa-t-il, sachant que son ami ne le prendrait pas mal.
Les autres, Espoir en particulier, ne sentiraient peut-être plus concernés.
- Peut-être Taebryn viendra-t-il à la rescousse du Duché de glace. C'est un atout de taille, dit-il en mimant la largeur d'épaule du Béarnais.

Du regard, le Roi chercha le gaillard dans la foule mais ne le trouva pas. La cour du château était désormais pleine à craquer, et les tables se dégarnissaient à bonne vitesse, bien que le vin coule à flots. Le dessert et les fruits seraient bientôt servis.

Vainqueur se rassit et reporta son attention sur le côté droit de la tablée, que les tensions avaient heureusement épargné. Là, les conversations allaient bon train et sans animosité. Dévouée parlait avec Désirée. Prospère avec Vérité. A côté, Le Duc et la Duchesse de Bauge se faisaient étonnamment discrets. Face à lui, Chiara était silencieuse, mais observait tout. Ses yeux bleus étaient les mêmes que ceux de Désirée, mais ils n'avaient pas la même chaleur. Cette femme avait toujours crispé le Roi. Elle était désormais sa belle-mère et son alliée, il devrait s'y faire !

- Prospère, Vérité, jouterez-vous avec nous ? lança Vainqueur avec un tel enthousiasme, que cette question n'en était pas vraiment une.

Plan de table:

Alors qu'elle tendait la main vers la coupe de vin, Discrète leva les yeux vers la voix inconnue. Un homme d'une quarantaine d'années aux cheveux blonds parsemés de gris et dont la stature imposante avait fait fuir son voisin de table qui lui avait parut bien sympathique venait de se présenter à ce dernier comme étant son père. Elle écarquilla les yeux, la mâchoire légèrement décrochée ; mais qui était-il ? La jeune fille reprit rapidement ses esprits et jeta un petit coup d’œil autour d'elle. Les gens près d'eux retrouvèrent soudainement un intérêt pour leurs assiettes et leur contenu.

- Euh... Mais c'est jour de fête et vu votre réaction, vous avez surement des maux de ventre... père.

Pour la suite de la conversation, la blondinette se pencha vers l'avant pour éviter que les oreilles indiscrètes écoutent leur échange.

- Mais vous êtes qui ? Et pourquoi vous faire passer pour mon père ? On s'est déjà rencontré ?

La jeune fille prit un morceau de fromage dans son assiette et mordit dedans tout en le regardant dans les yeux. Elle ne l'avait jamais vu ici. Bon, il est vrai qu'elle ne connait pas tout le monde mais elle faisait tout de même parti des gens du château et, en travaillant dans les cuisines, elle était plutôt au courant des rumeurs et des va et viens de ceux qui y habite, même si ce n'était qu'en tant qu'invité.

Quoiqu'il en soit, elle se promit de le remercier ; son voisin de table la rendait de plus en plus inconfortable. Elle replaça derrière son oreille une mèche de cheveux blonde tombée devant ses yeux, attendant les réponses à ses questions.

Vaillant déglutit avec difficulté. Ce vin était infâme. Il repoussa le godet à moitié terminé vers sa première propriétaire. Il est vrai que c'était jour de fête. Une coupe de vin n'avait jamais tué une pucelle, mais délurée, si.

- C'est pour votre bien. J'ai l'âge d'être votre père, répondit Vaillant sans se présenter.
Il était ici incognito. Il aurait certes pu lui révéler son prénom, mais il était trop occupé, à chercher sur la table ce qu'il lui faisait le plus envie, tout en gardant l’œil et l'esprit sur l'estrade d'honneur.

Imitant la blonde, il se servit fromage, pain et charcuterie. Et fourra un peu de tout dans sa bouche, sans trop de distinction. Il fallait bien un avantage, à manger avec les gueux. Même si la chère était plutôt plaisante, et Discrète, pas plus désagréable à regarder que Désirée. Son voisin de table ne s'y était pas trompé.

- Comment vous savez, pour mes maux d'estomac ? marmonna le Baugien entre deux bouchées. J'ai si mauvaise mine que ça ?
Il avait bu plus que de raison la veille, et veillé tard dans la nuit.

Alors qu'elle l'observait, elle le vit déglutir avec peine avant de faire glisser le verre de vin à moitié vide en sa direction. Elle le prit et regarda à l'intérieur puis le posa sur la table ; elle n'avait pas vraiment envie de boire. Discrète baissa les yeux vers son assiette.

- Vous n'avez pas si mauvaise mine. Je sais que vous avez des maux d'estomac car mon père en avait souvent quand il se remettait d'une cuite.

Elle rougit subitement et releva la tête vers lui.

- Je ne voulais pas dire que vous avez trop bu hier ! s'empressa-t-elle de dire, espérant qu'elle n'a pas insulté l'homme qui venait de lui éviter une désagréable compagnie.

Elle décida de prendre une bouchée de pain, cela l'empêchera de dire des bêtises. La jeune fille avait remarqué que "son père" jeta de petits coups d’œil subtils vers la table royale mais elle décida de se taire. Elle était au château depuis peu et ne connaissait pas encore tous les protocoles et règles concernant la bienséance avec un inconnu, peu importe son grade. Évidemment, l'apprenti-vif ne connaissait pas l'identité de celui qui était assis devant elle alors elle devait faire attention à ce qu'elle disait. Elle n'avait aucune envie de se faire remarquer.

Fixant un bout de charcuterie dans son assiette, la blondinette finit par le remercier pour son intervention un peu plus tôt.

A la suite d'Aimée, Vérité doucha quelque peu l'enthousiasme du Roi. Quelle récompense ?! La gloire ne suffisait-elle plus à la jeunesse ? Ces Lunabille, toujours à négocier ! Où était la grandeur dans ces considérations de petits commerçants ?

Un baiser de la Princesse ! eut-il envie de lancer, par pur esprit de revanche, mais il se mordit la langue. Ça n'était pas le moment de jeter de l'huile sur le feu. Vainqueur n'avait pas envie que sa fille s'en offusque, ni même son promis, en la présence de ses parents. Non, vraiment : mieux valait garder ça pour lui.

Pris au dépourvu, le Roi réfléchit à une autre récompense. Ses yeux tombèrent sur son énorme calice, qui était presque déjà en soi, une coupe. Rien que le prix du métal valait son pesant d'or. Mais l'or ne faisait pas rêver les jeunes hommes, pas même les jeunes Lunabille, du moins l'espérait-il.

- Mon meilleur cheval, répondit-il alors, théâtral.
Les connaisseurs sauraient rêver aux plus belles bêtes des écuries royales.

Et voilà, les histoires recommençaient encore et encore. De la joute, de l'honneur...comme la dernière fois. La dernière fois cependant, celui qui n'était pas encore Duc de Béarn avait bel et bien désarmé le Roi tout seul, et celle qui n'était pas encore Duchesse de Béarn avait cédé sa victoire à l'arc à ce bon vieux Vaillant qui représentait alors les Cerfs.
Acuité leva les yeux au ciel, déjà fort lasse de ces activités que Vainqueur auraient dû laisser à la nouvelle génération et à tous ces fougueux jeunes hommes qui voulaient en démordre afin de gagner les faveurs que quelques damoiselles.
Elle ressentait un peu de peine pour Espoir ceci-dit, le pauvre n'avait jamais été doué avec les armes. Epée ou hallebarde, hache, son père avait tout essayé en vain. Elle avait tenté de lui enseigner l'arc et s'il n'avait pas voulu la vexer en refusant, il n'avait jamais eu son talent non plus.
Aussi, elle avait abandonné, le laissant plutôt s'épanouir dans l'Art de l'esprit.

Aujourd'hui cependant, on attendait de lui qu'il aille se battre avec son corps alors qu'il s'entrainait avec sa tête depuis si longtemps.
Chance à contrario semblait très enthousiaste à l'idée d'affronter son père, tandis qu'Espoir devait se faire violence pour ne pas paniquer. Brun, bien qu'âgé ne ferait qu'une bouchée de lui.
Elle fut presque rassurée par l'intervention d'Aimée, la fille de sa douce amie avait un don pour le protéger, sans se rendre compte peut-être que cette intervention l'enfonçait davantage aux regards des hommes.
Brun assura à Vainqueur qu'il se battrait à ses côtés et elle le regarda longuement, légèrement contrariée. Ne pouvait-il pas aider son fils plutôt que de se ranger, comme d'habitude, du côté de son ami. Elle but une gorgée de vin et manqua de s'étouffer avec les propos de Vainqueur.
Reposant le calice, elle porta sa serviette à la bouche qu'elle tapota doucement et avec grâce. Peut-être était-ce le temps d'intervenir avant que Vainqueur n'insulte davantage son Duché ?

- Il serait mal venu de mettre à mal la promesse faite à la Princesse par son promis, laissons ces deux là roucouler en paix. Et comme le père refuse de prendre la place du fils, alors je me dois de faire honneur à notre Duché. Laissons l'opportunité à Chance de tenter de battre son père, et à Vérité de remporter le cheval bien que, le frère de la mariée aurait peut-être préféré un autre trophée ? lança-t-elle à la tablée avec un sourire assuré.

Se tournant vers Brun, elle reprit avec un peu plus d'ironie :
-Mon cher époux, j'espère vous voir aussi bienveillant que Chance à mon égard lorsque nos lames parleront pour nous.

Et malgré elle, son sourire s'élargit, comme si tout son être se rappelait de l'adrénaline du passé. La compétition, la gloire et le combat l'appelait, chant fantomatique d'une époque où elle s'était levée pour la guerre qui l'avait marqué à jamais et qui avait fait d'elle la femme que même la torture la plus odieuse n'avait pas brisé.

Espoir ne savait plus où se situer, ni quoi dire, et encore moins quoi faire. S'il avait eu le choix, il serait monté dans la tour d'Art, aurait abandonné ce banquet pour se consacrer à la seule chose qu'il savait faire : Artiser.
Entre la déception de son père, la protection d'Aimée qui le faisait passer pour un pleutre, l'ambition de Vérité quant à un prix qui pointait du doigt son profond désintérêt et sa mère qui subitement annonçait qu'elle participait, il se sentait diminué et sa propre présence aux côtés de Aimée, à la table même du Roi lui semblait surfaite. A les écouter tous, il n'avait pas sa place ici, il ne méritait pas ni Aimée, ni l'honneur de son rang de fils de Duc. Au final, seul sa bâtardise serait l'excuse valable de son comportement si couard et de sa capacité à être mauvais là où tout homme et parfois même des femmes excellaient.
La déprime commençait à l'envelopper tout à fait. Oh il avait beau se dire que Aimée avait agi par bienveillance pour lui éviter de participer à cette joute qu'elle même souhaitait éviter, le fait était que les regards qui s'étaient alors tournés vers lui affichait presque un dégoût palpable.
Sa mère avait alors tenté de prendre la parole pour le défendre mais ce faisant, elle avait aussi décidé de participer à la joute. Quelle mouche la piquait ?
Les yeux ronds, il la regarda longuement la bouche entrouverte, cherchant quels mots il pourrait lui dire sans pour autant lui manquer de respect. Et son père qui ne disait rien ? Allait-il la laisser participer ? Sous la table, il serra davantage la main d'Aimée sans s'en rendre compte. L'air lui manquait autant que les mots, son coeur battait si fort et si vite mais ses propos demeuraient coincés dans sa gorge. Du regard, il chercha Taebryn mais ne le vit pas. Il chercha alors Maitresse Vatis, persuadée qu'elle seule pourrait apaiser ses tourments mais se résigna à finallement reporter son attention sur son assiette, artiser dans cet état ne serait bon ni pour lui, ni pour personne. Un bruit attira alors son attention au moment même où il allait enfin parler.

Chance venait de laisser tomber son os de poulet et tandis que Espoir le regarda, le jeune homme riva son regard dans le sien à son tour, comblant le silence mieux que le bâtard n'avait su le faire.
Alors le cadet du Roi se leva d'un bond, tourné vers sa mère, incrédule face à ce qu'il venait de se produire et lui assura qu'il se battrait pour elle et pour Béarn. Il promit de défaire Brun, puis son propre frère afin de remporter la victoire pour elle.
Là, il but sa coupe cul sec et se rassit à sa place, laissant un silence surprenant planer sur la table.
Espoir le regardait toujours, les yeux écarquillés face à tant de ferveur et de fougue et c'est alors qu'un éclat déchira l'atmosphère. Le son cristallin du rire de sa mère attira son attention, serrant son coeur à un point qu'il eut cru le voir pétrifié. Acuité Loinvoyant s'était mise à rire et Espoir se demanda s'il l'avait déjà entendu rire à ce point.
En réalité, elle riait tellement que de petites larmes roulaient depuis ses yeux et Espoir prit peur en même temps qu'il se sentait heureux comme jamais.
Acuité tendit les bras vers Chance par dessus la table et saisit l'un de ses mains, elle se pencha et embrassa le dessus de cette dernière, faisant taire petit à petit son rire.

- Merci Chance, cela me fait plaisir de savoir que tu te battrais pour moi. Je regretterais presque de ne pas avoir vingt ans de moins, plaisanta-t-elle. Comment puis-je refuser cette offre ?

Espoir aurait souhaité être celui qui se battrait pour elle et il se jura de le faire un jour, mais avec ses propres armes. Ne serait-ce que parce qu'il voulait revoir ce sourire.

Quel bonheur de vous entendre rire à nouveau mère...osa-t-il murmurer à ses barrières mentales, trop timide pour le dire de vive voix.

Et pour la première fois depuis la mort de Victoire, elle répondit.

Brun ne prit pas ombrage des railleries de son ami. Taebryn participerait-il à la joute ? Et Prospère ? Et Vérité ? Vérité semblait attendre quelques espèces sonnantes et trébuchantes pour le motiver. Mais la récompense que promit le Roi alluma un réel intérêt dans les yeux de Brun. Son meilleur cheval ? Le Roi possédait bien des bêtes d'excellentes races. Brun se mit à songer à celle qui faisait la meilleure reproductrice pour les écuries de Béarns. Il fallut les paroles d'Acuité pour le tirer de toutes les combinaisons possibles.

Une fois de plus, le Duc ne comprit pas grand chose à ce que disait sa femme. Comment aurait-il pu prendre la place de son fils, quand le père devait se battre avec le fils ? Acuité croyait-elle que c'était plutôt les Duchés qui s'affrontaient ? Et qu'était-ce que cette histoire de trophée ? Brun tomba des nues quand il comprit, enfin, que la Duchesse annonçait participer à la joute. Ne venait-elle pas de refuser une épreuve d'arc ? Alors, une joute à l'épée ? Elle ?

Brun resta interdit, se demandant s'il devait s'inquiéter de son initiative, ou s'en réjouir. Après tout, Acuité souriait. Elle riait même, devant l'élan du fils du Roi. Elle badinait ! Brun en resta comme deux ronds de flan. De manière tout à fait grotesque, il se sentit un peu jaloux et se promit de remuer sa vieille carcasse pour défaire le fils du Roi, afin de gagner l'admiration de la femme qu'il aimait et qui lui avait reproché, la veille, de ne pas se battre pour elle.

Le Duc leva sa coupe en direction de Chance.
- Que le meilleur gagne ! lança-t-il avec un sourire malicieux avant d'échanger un regard avec Vainqueur. Nous n'allons faire qu'une bouchée de ces jouvenceaux !
Prospère trinqua aussi, signe tacite de sa participation. Vérité lèverait-il son verre ?

Bien qu'il ait affirmé lui-même à Discrète, avoir l'âge de son père, Vaillant eut un coup de vieux lorsque la jeune fille le compara à son paternel. A son paternel ivre, qui plus est. Avait-il si piètre allure ? Il voulait passer inaperçu, mais pas non plus pour un gueux. Pour un vieux gueux...

Son humeur s'assombrit encore, à peine éclaircie par la gratitude de la blonde qui le remerciait, de l'avoir débarrassée de son voisin importun.
- Avec plaisir, répondit-il. Maintenant c'est moi qui suis à sa place, plaisanta le Baugien, mais le cœur n'y était pas.

Vaillant continua à manger, hésita à boire. Sur l'estrade d'honneur, il les regardait trinquer. Soudain il les détesta tous, y compris Chiara, et peut-être même, Désirée. A voir son air frais et soigné, elle avait certainement consenti à ce mariage. A moins qu'elle ne soit maîtresse des illusions, comme l'étaient souvent les femmes de son rang, à commencer par sa mère.

- Que penses-tu de ces noces ? demanda-t-il à Discrète, piqué de curiosité.
Vaillant savait ce qu'en pensaient les différentes maisons de la Noblesse. Mais le peuple ? Mais les gens du château ? Se réjouissaient-ils seulement, de pouvoir festoyer, et d'admirer une jolie Reine ?

Il écouta sa réponse attentivement, mais dans le même temps, son Art rôdait autour de Désirée. Presque inconsciemment, car il était risqué, de rôder si près de Vainqueur et de Vérité.

La jeune fille fit un petit sourire en coin alors qu'il disait avoir remplacé l'homme louche qui était assis avec elle un peu plus tôt. Elle prit une autre bouchée de pain et de charcuterie tout en l'observant discrètement. Il semblait immanquablement attiré par ce qui se passait à la table au point où il lui demandait ce qu'elle en pensait.

- Je ne sais pas trop. Je ne m'y connais pas vraiment en politique et tout les avantages qu'il y a dans ce genre de mariage, dit-elle en haussant les épaules. Elle finit de mâchouiller, déglutit avant de lever les yeux vers la scène royale.

- Et puis, pour être franche, on dirait que ça ne plaît pas à tout le monde. Je n'entends pas ce qui se dit mais j'ai comme l'impression qu'il y a des tensions. Pour
moi, je ne vois pas l'intérêt de se marier si c'est pour mettre la bisbille entre les familles.

Puis, son attention retourna vers son assiette. Elle était jeune et n'avait connu que le bonheur et l'amour qu'avaient ses parents l'un envers l'autre.

Discrète replaça une mèche blonde derrière son oreille. Le repas était bon et elle n'en était pas très surprise ; après tout, elle avait participé à la préparation puisqu'elle travaillait dans les cuisines royales.Le chef-cuisinier avait beaucoup de pression, ce qui était tout à fait normal, et il était devenu extrêmement exigeant lors des préparatifs. La blondinette avait encore des ampoules sur les paumes de ses mains à cause de la quantité de légumes qu'elle avait dû éplucher et couper. Elle avait même empiété sur son temps libre pour aider les cuistots et les bonnes. Mais aujourd'hui, c'était l'heure de profiter de tout ce travail et de savourer les plats.

Les premières paroles de la blonde correspondaient exactement à ce qu'imaginait Vaillant : la pauvresse n'avait pas d'opinion, n'entendant pas la politique. Mais ses paroles suivantes, le surprirent et le firent réfléchir. Vaillant cessa de mâcher, et reporta toute son attention sur la jeune fille. Ainsi, nul besoin d'être doué de l'Art pour sentir les tensions qui régnaient à la table royale !

- C'est Béarns. Toujours à faire la gueule, jamais contents. Ces gens là sont aussi tristes que leur pays de glace, répondit Vaillant, prenant plaisir à médire d'Acuité, avant de réaliser qu'il n'avait pas à donner le change.
Discrète devinait juste les tensions qui existaient ; pourquoi les aurait-il masquées ? Par quelle loyauté ? Vainqueur Loinvoyant avait tué sa loyauté depuis longtemps, et aujourd'hui plus que jamais, il la piétinait.

- Tu as raison. Rusée renarde ! reconnut-il, sans se douter d'à quel point il était dans le vrai.
Si Vaillant avait su que la blonde avait le Vif, il aurait changé de table. Même si les Vifiers ne lui faisaient plus aussi peur qu'auparavant. Il en avait vu trop, se faire massacrer dans les arènes de Bauge.

- Pourquoi le Roi a-t-il épouse Désirée Lunabille, à l'encontre de sa propre famille ? suivit-il le fil de sa réflexion. Il peut avoir toutes les femmes, toutes les filles qu'il désire. Je ne comprends pas.
La Duchesse de Rippon n'avait rien à lui offrir, qui vaille le prix d'un Duché. Il n'y avait que l'amour qui puisse l'expliquer. Amoureux, le vieux Cerf qui ne songeait jamais qu'à lui-même ?

- Trouves-tu que la nouvelle Reine ressemble à l'ancienne ? demanda Vaillant à la jeune fille, de plus en plus curieux.
Discrète était jeune, mais la Reine Shyrin était morte moins d'un an auparavant. Elle avait dû la connaître.

Sur l'estrade, Vaillant regarda Désirée avec une attention renouvelée. Elle ne ressemblait pas tant à Shyrin, à part pour sa jeunesse, sa rousseur et sa petite silhouette. Elle ressemblait bien plus à Chiara. A dire vrai, c'était le portrait de Chiara à son âge, même si Vaillant ne l'avait jamais connue si jeune. De lui, Désirée n'avait rien, toute en féminité. Elle aurait pu aussi bien être la fille de Raki, se dit-il, et il fêta ça par une rasade de vin.

Discrète fut troublée lorsqu'il arrêta de manger pour se concentrer sur elle ; de part sa nature -et son prénom-, elle se sentait plutôt mal à l'aise quand elle devenait le centre d'attraction de quelqu'un et ce sentiment était renforcé lorsqu'il s'agissait d'un inconnu tel que lui. Son assiette devint soudainement très intéressante et encore plus alors qu'il la qualifiait de rusée renarde. Si seulement il savait ! Mais on l'avait bien mise en garde ; beaucoup de gens, peu importe leur statut ou leur notoriété, avaient le Vif en dégoût. C'était pour cette raison qu'elle avait quitté à la hâte son Rippon natal, laissant ses parents seuls à la ferme. Son cœur se serra à cette simple pensée mais elle se ressaisis et reporta son attention sur le dialogue qu'elle avait avec cet inconnu. Tiens, quel était son nom déjà ? Elle n'avait pas souvenir qu'il le lui avait mentionné. La question pourra peut être se poser un peu plus tard.

Alors qu'elle redressait son corps et relevait la tête, l'homme lui posa deux questions presque simultanément. Une fois de plus, la blondinette haussa légèrement les épaules.

- Pourquoi ne pourrait-il pas choisir de s'unir avec celle qui aime ? Ça ferait changement, se retint-elle de dire. Mais maintenant que vous le dites, c'est vrai qu'elle ressemble un peu à la défunte Reine.

L'intérêt que portait l'homme sur la royauté bien affichée sur l'estrade piqua sa curiosité. Peut être était-il le temps de se présenter ? Elle ne connaissait pas encore tous les noms de tous ceux qui touchent de près ou de loin à la noblesse. Cependant, il y avait une mince chance que le prénom fasse écho à quelque part dans sa tête de jeune fille de 16 ans. Aussi profita-t-elle de l'inattention de l'homme pour glisser un morceau de lapin dans la poche de sa robe. Il faudra bien la frotter ce soir pour y retirer toutes les taches de graisses que la pièce de viande y laisserait mais, au moins, son renard pourra profiter des festivités lui aussi et ce, tout en restant en sécurité.

- Au fait, je m'appelle Discrète.

Elle leva ses yeux vers l'homme et esquissa un petit sourire en coin.

- Avez-vous un nom, père?

La jeune femme s'étira pour prendre un pichet d'eau et en versa dans son gobelet avant d'en boire une longue gorgée ; toutes ces charcuteries et ces fromages donnaient soif mais, afin d'éviter de se faire gronder par un inconnu, il était plus sage de se jeter sur l'eau que sur la bière ou le vin qui coulaient à flots autour d'elle.

Le banquet se poursuivait de même que le soleil, son ascension dans le ciel. Dans la cour comme sur l'estrade, l'ivresse commençait à se manifester. Cela s'entendait à l'enthousiasme et à la gaîté des éclats de voix. Si le vin coulait encore à flots, la quasi totalité des victuailles avait été dévorée. La petite armée des serveurs et des cuisiniers entra en scène pour débarrasser puis dresser à nouveau les tables avec des délices sucrés : pains moelleux aux raisins et au miel pour tout un chacun ; et pour les quelques privilégiés, fruits exotiques de Chalcèdes à la peau épaisse, difficiles à éplucher et encore plus à manger, sans que coule sur les robes et les mentons, ce jus délicieux.

Pour faire patienter les palais, un premier ménestrel commença à chanter.


1. Une chanson célébrant la beauté de Désirée.
2. Une chanson célébrant les exploits de Vainqueur en Chalcèdes.
3. Une chanson célébrant les exploits d'Acuité en Chalcèdes.
4. Une chanson racontant la Légende du Prince Pie.
5. Une chanson célébrant la bonne chère... et la bonne chair (oreilles chastes s'abstenir).
6. Une chanson si joyeuse que le peuple se met à danser.

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'Hasard 6' : 3

La Roi ne fut pas aussi surpris que les autres lorsque la Duchesse de Béarns annonça sa participation à la Mêlée. Il savait qu'Acuité n'était pas vraiment souffrante, et qu'elle était capable de tout, même des pires folies, pour répondre à une provocation. Ce que sa petite-cousine insinuait l'intrigua davantage.
Quel trophée ? releva-t-il par l'Art, bien que doutant, que la Duchesse lui répondrait.
Y avait-il quelque chose qu'il devait savoir au sujet de Vérité ? Après tout, Vérité était désormais son... beau-frère, par El ! Le Lunabille n'avait pas répondu à son invitation, sans doute distrait par son voisin de table, le Duc de Bauge, qui l'entretenait.

Bah ! Un autre gagnerait le cheval ! Un de ses fils, si El le voulait. Prospère était doué à l'épée. Chance était plein d'énergie, un peu trop même. Il était touchant en chevalier servant. Vainqueur eut préféré qu'il porte les couleurs d'une autre femme qu'Acuité, quarantenaire et mariée. Quitte à porter les couleurs de Béarns, autant porter celles de Liberté, mmh ? Mais Chance était trop occupé à provoquer son père, le Duc de Béarns. Le jeune homme était bien sûr de lui, favori du nouveau maître d'armes. Ah, la jeunesse ! Comme Acuité, Vainqueur rit de bon cœur devant les singeries chevaleresques et bravaches de son dernier né. Il lui était reconnaissant de la joie qu'il insufflait à ce banquet. Le Roi jeta un coup d'oeil à Aimée, qui semblait toujours bouder.

- Ton fils est aussi arrogant que toi, lui lança Brun, qui jouait le jeu avec, lui sembla-t-il, davantage de gaîté.
Le Duc aussi avait le goût du défi.
- Mais il a trouvé une parade pour ne pas t'affronter !
- Oh, il m'affrontera, s'il veut gagner, répondit Vainqueur, et avoir un nouveau poney !
Vainqueur se souvenait encore du jour où il avait posé le petit prince sur son premier poney. Aujourd'hui Chance montait mieux que personne, mais c'était encore un blanc-bec, songea tendrement le Roi en finissant son assiette, aussitôt regarnie par un drôle de fruit.

Et une drôle de chanson sonna à ses oreilles... Le Roi ignorait ce qui le contrariait le plus, que l'on chante la guerre contre Chalcèdes en ce jour, ou que ce soit pour célébrer les frasques d'Acuité. Ce ménestrel venait-il de Béarns ? Jusqu'à quel degré de détail allait-il aller ? Vainqueur décida de s'en moquer et planta trop vivement sa fourchette dans son fruit, qui ricocha précisément dans l'assiette d'Acuité.

La naïveté de la jeune blonde le fit sourire. Pourquoi Vainqueur ne pouvait-il pas choisir de s'unir avec celle qui aimait ? Eh bien, parce que c'était le Roi. Le Roi était sensé régenter sa vie comme son Royaume. Avec devoir. Mais Vainqueur ne faisait que ce qui lui plaisait. Il le pouvait : il était le Roi !

Amer de coeur et d'estomac, Vaillant ricana. Etait-ce cela, la simple explication ? Le vieux Roi était amoureux ? Cela paraissait tellement improbable. A la limite du grotesque. On ne tombait pas amoureux à plus de cinquante ans, qui plus est, d'une si jeune fille... Mais si cette jeune fille ressemblait à votre amour perdu ? Peuh ! Encore aurait-il fallu que Vainqueur aime vraiment sa Reine.

Vaillant était si bien perdu dans ses réflexions que Discrète aurait pu empocher un lapin entier, qu'il n'aurait rien remarqué.
- Bien sûr que j'ai un nom, ronchonna-t-il.
Cette fois, il ne pourrait pas couper aux présentations.
- Vaillant. Mais ne cherche pas, je ne suis pas d'ici.
Peut-être Discrète l'aurait-elle deviné à son léger accent Baugien.

"Discrète" : ce nom lui allait bien. En d'autres circonstances, Vaillant ne l'aurait jamais remarquée. Mais à bien y regarder, elle était plutôt jolie, et étonnamment futée. Il ferait mieux de s'intéresser à elle, plutôt que de se torturer au sujet de Désirée. A quoi bon ? Autant boire et faire la fête... ou du moins essayer...

- Tu travailles au château ? Où est ton vrai père ? demanda Vaillant, parvenant presque à y trouver de l'intérêt, ainsi qu'aux pains aux raisins qui venaient d'apparaître sur la tablée.

Il mâchait lorsque la chanson se fit entendre. Il ne la connaissait pas et elle était ridicule. Le ménestrel postillonnait comment la jeune Acuité Loinvoyant était héroïquement partie à la défense de son pays, sacrifiant tout, allant seule à l'assaut contre les Chalcédiens... Vaillant fit passer le pain avec une grande rasade de vin.

- Qu'il est mauvais ! s'écria-t-il à propos du ménestrel, ou du vin, ou des deux. Dix écus si tu touches la tête, dit-il en tendant à Discrète un joli petit pain. Une nouvelle robe. Un poney. Ce que tu veux. Que veulent les jeunes filles de ton âge ? Peu importe, mais fais-le taire !

Les charcuteries, les fromages et les viandes avaient été troquées pour des pâtisseries aux effluves sucrées qui venaient vous titiller agréablement les narines. Les desserts, c'est ce qu'elle préférait cuisiner ou plutôt aider à cuisiner. L'homme lui révéla son prénom alors qu'elle s'étirait pour prendre un petit pain encore chaud et dégoulinant de miel. Vaillant. Ce nom ne lui disait rien et c'était normal, il venait de Bauge et ne connaissait personne qui provenait de ce territoire. Ne cherchant pas à en apprendre plus comme il venait de le lui recommander, elle avala sa bouchée de pain pour lui répondre, se gardant bien de révéler la vraie nature de sa présence au château.

- Oui, je travailles aux cuisines. Je viens de Rippon, là où j'ai habité avec mon père et ma mère sur une petite ferme. Nous n'étions pas riches mais nous ne manquions de rien et nous étions libres.

Elle but une gorgée d'eau puis prit une autre bouchée avant de poursuivre.

- Mes parents voulaient que j'ai une meilleure vie, en tout cas, des opportunités d'avoir une meilleure vie, alors ils m'ont envoyé ici. Ils... euh... ils savaient qu'il y avait un besoin pour certaines tâches au château et j'ai été affectée aux cuisines. Ça me plait bien.

La blondinette avala de travers en entendant le ménestrel commencer à chanter ; diantre que c'était un supplice ! Elle ne comprenait pas l'intérêt que portait les gens de la cour à de genre de plainte supposément musicale mais quand Vaillant lui tendit un petit pain tout en lui demandant de le lancer vers le pseudo-chanteur, elle rigola.

- Vous ne voulez quand même pas gaspiller de la si bonne nourriture !

L'apprentie-vif prit la pâtisserie et la déposa dans son assiette, tout sourire. Une mèche blonde tomba devant ses yeux et, d'un geste machinal, voir instinctif, elle replaça la rebelle derrière son oreille tout en jetant un coup d’œil discret à son interlocuteur. Quelque chose lui disait qu'il ne lui révélait pas tout mais comment le lui en vouloir ? Elle n'est qu'une gamine de seize ans qui ne connait pas encore grand chose de la vie du château... de la vie en général.

Vainqueur chatouilla ses murailles et instinctivement Acuité les raffermit. S'il croyait qu'elle lui ouvrirait l'accès à son esprit, il se trompait lourdement. Depuis longtemps, la Duchesse avait verrouillé son Art, n'en gardant que le minimum afin de prendre des nouvelles de son fils et de lui en donner du Duché. Espoir était devenu le porte parole de Béarn au sein de la forteresse, Acuité ne passait que par lui du moins jusqu'au décès de Victoire. Le choc avait été trop grand et par peur de se perdre volontairement dans la magie, la Duchesse avait préféré se couper de la tentation. Depuis une année, ils communiquaient pas lettres et Espoir n'avait pas cherché à bousculer sa mère à ce sujet.

Légèrement irrité par la tentative d'intrusion de Vainqueur, elle sentit cependant le contact plus doux de son fils. Peut-être était-ce la bonne humeur instantanée ressentie grâce à Chance ou bien la mesquinerie d'ignorer Vainqueur mais Acuité répondit enfin à son fils après un silence trop long. Elle en vit immédiatement les effets sur ce dernier et son coeur se réchauffa.

Pendant ce temps, les deux amis de toujours Vainqueur et Brun discutaient allègrement de la joute à venir et elle s'autorisa à regarder son époux. Malgré l'âge, il s'enthousiasmait toujours d'une passe d'arme même s'il s'y lançait avec plus de précaution qu'autre fois. A sa grande surprise, elle trouva Brun différent de ses derniers mois, comme si quelque chose le tracassait. Peut-être avait-il peur d'affronter les jeunes ? Il donnait le change à la tablée mais sa raison pouvait-être aussi émoussée que ses gestes.
Elle ne se rendit même pas compte qu'elle le dévisageait, cherchant à travers l'expression de son visage ce qui semblait le contrarier. Oui, c'était cela, il semblait contrarié. Alors une air retentit un peu plus loin et dans la foulée des paroles qu'elle ne connaissait que trop bien arrivèrent à ses oreilles.
Ses yeux s'écarquillèrent doucement alors qu'elle croisa le regard de Brun avant qu'elle ne se plonge dans l'observation détaillée du fruit qui gisait au fond de son assiette.
Ce mariage pouvait-il être davantage un fiasco ? Par Eda qui avait choisi cette chanson ? Aurait-on pu choisir pire ?
Un morceau de fruit bondit alors dans son plat, poussant par la même occasion sa propre portion qui s'échoua plus loin après s'être cognée contre sa main.
Machinalement, son regard noir se posa sur Vainqueur et après un soupir, elle se leva de table, saisit son assiette et se dirigea vers le menestrel.
Avec une douceur trop appuyée pour être naturelle, elle déposa le plat chargé du fruit du Roi devant le jeune homme et avec un sourire contredisant le ton glacial de sa voix lui lança :
- Chantez quelque chose de plus gai ou bien taisez-vous et mangez.

La voix de l'artiste s'interrompit avant le son des cordes qui résonnèrent encore un peu et tandis que la Duchesse regagnait sa place, une nouvelle chanson plus enjouée s’éleva derrière elle.

Plaisantait-il vraiment ? Vaillant saisit un autre pain et songea à bombarder lui-même le ménestrel. Mais alors, il aperçut la silhouette rigide de la Duchesse passer entre les tables, et la voix s'évanouit après avoir chanté la captivité mais pas encore, la torture ni le viol présumé. Vaillant contempla le dos blond de la Duchesse. Il se demanda si ce dos portait encore les traces du fouet. Il se souvenait de ses mains ensanglantées lorsqu'en Rêve, il avait essayé de la sauver. Acuité l'avait laissé croire à sa mort. Là s'était éteinte leur amitié ou ce qu'il s'était imaginé être, leur amitié.

Vaillant mordit dans le pain sucré au goût amer des souvenirs.
Je parie que tu ne veux pas que ton fils entende la suite, ne put-il s'empêcher d'Artiser Acuité, révélant sa présence.
Ils ne s'étaient pas parlé depuis bien longtemps. Elle ne lui répondait plus et ne répondrait sans doute pas non plus, cette fois là.

Vaillant chercha à se désintéresser d'Acuité et du passé, mais c'était difficile. Malgré le miel, son humeur s'était aigrie, et il se sentait d'humeur à chercher querelle.
- Froussarde, dit-il en revenant à la jeune fille. Je croyais que pour dix écus, les filles comme toi faisaient tout ce qu'on leur demandait.
C'était en dessous de lui ; Vaillant s'en rendit compte et déglutit. Il se resservit du vin et la pointa du doigt.

- Si tu travaillais vraiment aux cuisines, tu ne serais pas assise sur tes deux jolies fesses à l'heure qu'il est, ajouta-t-il, presque intrigué par ses menteries.
Son histoire était pleine de failles. Vaillant espéra qu'il n'était pas tombé sur l'une des espionnes de Chiara.


Derrière Acuité s'élève une chanson plus enjouée :
1/2. Une chanson célébrant la beauté de Désirée.
3/4. Une chanson célébrant la bonne chère... et la bonne chair (oreilles chastes s'abstenir).
5/6. Une chanson si joyeuse que le peuple se met à danser.

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'Hasard 6' : 5