La Duchesse n'aurait pas pu être plus fière, eut-elle épousé elle-même le Roi. L'idée la faisait frémir d'horreur tant elle haïssait cordialement Vainqueur Loinvoyant depuis longtemps, pour elle-même comme pour Vaillant. Mais pour ce qui concernait sa fille, c'était la consécration de ses habiles manœuvres politiques, le fruit de décennies de révérences hypocrites et de manipulation stratégique. Enfin, elle obtenait le pouvoir à travers sa fille. Car il n'était évidemment pas question de laisser Désirée avoir ses propres idées. Elle l'avait bien formée, bien éduquée pour être une fille obéissante, et ce n'était pas Dévouée Loinvoyant qui s'en plaindrait, étant elle-même tout aussi calculatrice que la mère de la nouvelle reine.

Encadrée de son fils préféré,l'ambitieux Vérité, et de sa nouvelle fille, Loyauté, qui s'avérait bien porter son nom, elle avait adopté l'attitude modeste qui seyait à son âge mais rayonnait néanmoins de fierté en tant que mère de la mariée. Que Vainqueur en ait profité pour écarter sa propre famille en ne faisant son entrée qu'avec les Lunabille était un bonus inattendu et absolument savoureux. Les Loinvoyant étaient désunis et le montraient, ce qui servait largement ses intérêts en soulignant à quel point les Lunabille étaient solidaires et surtout respectueux du Roi et des traditions.

Ils prirent tous place - aux place d'honneur, naturellement et contrairement aux propres enfants du Roi - et le banquet commença. Si elle regrettait que le Roi n'ait pas fait de discours ou porté un toast à sa nouvelle Reine, elle s'en accommoda fort bien du simple fait que ce mariage était célébré, consommé et impossible à défaire désormais. Le Roi lui-même, eut-il réalisé son erreur, n'aurait pu dénouer le lien qui existait à présent.La gloire atteindrait bientôt Rippon qui récupérait ses terres d'Haurfond et tout rentrerait bientôt dans l'ordre. il n'y aurait plus qu'à assurer l'avenir de Vérité et Loyauté, ce qui serait on ne pouvait plus aisé vu les circonstances.

Aimée baissa les yeux alors que Brun quittait la table. Elle s'en voulait d'avoir provoqué cet esclandre. Comme bien souvent, elle suivait ses idées et ses désirs avec détermination sans se soucier des conséquences et regrettait ensuite le chaos qui en résultait. En cela, elle ressemblait très exactement à son père sans même le savoir. Sous la table, une fois encore, elle serra la main d'Espoir pour lui communiquer sa chaleur et ses excuses. Passait-elle son temps à lui demander pardon pour les sottises dans lesquelles elle l'entrainait depuis l'enfance ? Sans doute.. S'assagirait-elle un jour ? Elle l'espérait.

Elle avait à peine eu le temps de se recomposer un visage plus sereine et de redresser le dos que son père parut. À son bras, la créature rougissante qu'elle eut aussitôt envie de gifler à tour de bras. Et bien sûr, derrière eux, la Lunabille qui paradait avec ses des autres enfants. La nausée saisit aussitôt Aimée. Son père ne voyait-il donc pas qu'il donnait l'impression d'avoir rejeté sa propre famille pour adopter celle de Rippon en lieu et place ? Une femme en remplaçait une autre, des enfants en remplaçaient d'autres... Et les héritiers ? Écœurée par l'image de son vieux père entreprenant une fille plus jeune qu'elle, elle détourna les yeux en rougissant de colère. Avait-il pensé à sa mère en déflorant cette gamine vendue par la duchesse ? Sâ, elle allait rendre son vin sur la table si elle ne se contenait pas !

L'Art qu'elle surprit de son père la révolta et mit cette fois le feu aux poudres. Dressée sur ses ergots, bien que toujours à table, elle s'interposa en pensée sinon physiquement entre le Roi et Espoir. Ils en ont eu assez d'attendre la fin de tes prouesses lubriques ! Asséna-t-elle rageusement en regardant son père droit dans les yeux. Avait-il seulement pensé à la position dans laquelle il la mettait ? Non décidément, elle ne pourrait pas se faire à cette belle-mère plus jeune qu'elle et qui paradait à la place de sa mère. Elle leur rendrait la vie impossible, elle reprendrait sa couronne et honorerait sa mère comme il se devait.

Relevant négligemment sa manche, elle laissa apparaître un bracelet étrange et de peu de prix hormis pour le symbole affectif qu'il représentait. Brun Braveterre l'avait offert autrefois à sa mère le jour de ses noces pour lui signifier que la hache de guerre pouvait être enterrée. Les coquillages et les perles de bois avaient été entretenues et recousues sur une nouvelle étoffe avec grand soin mais le motif était on ne peut plus reconnaissable. À son cou, elle arborait également la pierre verte de sa mère, celle qui venait de Chalcèdes.

Elle n'aurait pas pu arborer plus d'attributs de Shyrin sans mettre en péril la paix du royaume. Et son regard défiait son père d'y trouver à redire. Qu'il oublie sa mère en se pavanant avec une roulure plus jeune que ses enfants était certes son droit mais qu'il n'attende pas d'elle plus que ce que la politesse exigeait. Il pouvait déjà s'estimer heureux qu'elle ne demande pas à tous les oiseaux du coin de chier sur sa parodie de reine.

Les lèvres pincées par le mépris bien qu'affichant toujours un visage aussi neutre que ce que son caractère lui permettait, elle saisit sa coupe et la leva avant d'en avaler le contenu d'un trait. Il lui faudrait au moins ça pour supporter quelques instants de plus en face de ces gens qu'elle vomissait désormais par tous les pores de sa peau. Qu'Eda, El et tous les dieux de sa mère lui viennent en aide pour tenir encore suffisamment longtemps avant de déserter. D'autant qu'elle était absolument incapable de prononcer le moindre mot. Son coeur brisé lui montait aux lèvres et menaçait de faire déborder l'amertume et la peine.

       Tout le monde au château savait que la patience n’était pas le point fort du prince. Mais pour peu qu’on lui offre de quoi tuer agréablement le temps, Chance pouvait rester des heures au même endroit. Il ne demandait pas grand-chose, et se contentait en fait de peu : tant qu’il avait quelqu’un avec qui discuter, et suffisamment de liberté de mouvement…
       Il ne vit donc pas passer le temps entre le moment où il arriva au banquet et celui où son père apparut enfin, accompagné de sa nouvelle épouse et de sa famille. Durant cet intervalle, ayant attiré le regard de quelques servantes qu’il connaissait bien, il avait rejoint, à leur demande, un petit groupe de gens du château à qui il avait commencé à raconter la soirée de la veille.
       La discussion fut bruyante, pleine d’éclats de rire, tant Chance usa avec brio de ses talents de conteur pour dépeindre avec humour les scènes auxquelles il avait assisté, de près ou de loin. Son récit terminé, il se garda de répondre aux questions qui lui furent posées. De nombreuses rumeurs couraient déjà au sujet du banquet de la veille, et le prince ne voulait pas participer à leur propagation. Il savait en effet que, quoi qu’il réponde, ses propos seraient ensuite modifiés par le bouche à oreille, et pourraient donc le rendre complice de certains propos auxquels il ne voulait pas être associé.
       Du moins pour le moment, car il ne voulait pas gâcher la fête. Il avait commis trop de maladresses par le passé, et savait à quel point le moindre mot mal placé pouvait avoir la pire des conséquences.
       Il parvint donc à détourner la discussion du petit groupe, au sein duquel circulait déjà la troisième carafe de vin, éloignant les débats autour du mariage royal vers les ragots bien moins dangereux qui couraient au sujet des serviteurs.
       Chance eut beau être pleinement investi dans ces discussions, il ne put s’empêcher de détourner fréquemment son regard de ses vis-à-vis, ce qui lui permit d’entrevoir ce qui ressemblait à une discussion animée entre sa sœur, Espoir et ses parents. Il aurait été curieux de savoir ce qui avait pu pousser sa tante à quitter la table, mais il eut à peine le temps de songer à les rejoindre que son père arriva, guidant son épouse jusqu’à la table d’honneur.
       Le benjamin du roi s’excusa aussitôt auprès de ceux qui l’avaient tant aidé à patienter, avant de rejoindre l’estrade en quelques bonds. Approchant de la table, il croisa le regard de son père, auquel il adressa un large sourire. Il fit de même à sa belle-mère, mais cette dernière ne sembla pas le remarquer.
       Il venait tout juste de s'asseoir quand son père prononça les quelques mots qui marquèrent officiellement le début des festivités du jour. Chance savait son père avare de mots en de telles circonstances, mais il resta tout de même sur sa fin. Car il savait aussi que ce mariage ne plaisait pas à tout le monde, loin de là, et s’était attendu à ce qu’il mette les choses au clair.
       Lui-même aurait agi ainsi. Mais il n’était pas le roi, et il savait n’avoir hérité ni de la sagesse, ni du tact de son père. Il eut toute fois le bon sens de s’abstenir de tout commentaire et d’écarter l’idée qui lui vint de se lever et de faire, lui, un discours en l’honneur de Vainqueur Loinvoyant et de sa jeune épouse.
       Au lieu de quoi, un serviteur étant apparu pour remplir son verre, il le porta à ses lèvres, en attendant de trouver mieux à faire...

Les yeux rivés à ceux de son père, Aimée n'osa rien répondre mais le bleu d'orage de son regard parlait pour elle, assassinant méthodiquement et cruellement Vainqueur qu'elle ne comprenait plus et à qui elle voulait faire ravaler les horreurs qu'il leur assénait.

S'il parlait de sa place d'héritière, il pouvait courir pour qu'elle le supplie de l'y laisser. S'il parlait de sa place honteuse à table, reléguée loin du Roi dont elle était l'héritière, loin du trône qui serait le sien et tournant le dos aux autres, elle aurait bien eu à redire mais n'estima pas nécessaire d'insister.

Quand elle le vit faire signe à Chance pour qu'il approche, la laissant où elle se trouvait, elle en blêmit encore d'humiliation et de colère. Comment osait-il continuer à l'enfoncer ainsi aux yeux de tous ? Pas un instant elle ne songea qu'elle put être fautive d'une quelconque manière dans ce conflit qu'il avait lui-même initié.

Après l'avoir fusillé du regard donc, elle se détourna pour boire encore, incapable de manger ou de prononcer la moindre parole, incapable de chercher l'apaisement ou au moins un statu quo. Il ne lui restait plus qu'à attendre l'opportunité de s'échapper de cet enfer.

La désertion d'Espoir la laissa chancelante mais elle tint bon encore, jusqu'à l'ultime maladresse de son père. Livide, elle le dévisagea cette fois sans haine mais avec tant d'incompréhension et de peine dans les yeux qu'il ne pouvait guère se méprendre. Incapable de dominer sa souffrance ou de ravaler les larmes brûlantes qui lui emplissaient les yeux, elle se leva lentement et s'inclina pour saluer le couple royal avec une politesse guindée sur le sens de laquelle il n'était pas possible de se méprendre.

En se détournant, elle dévala les marches de l'estrade et traversa à grandes enjambées la place encombrée de tables, de bancs et de serviteurs portant plateaux immenses et aiguières pleines. Elle avait franchi quelques mètres quand elle trébucha sur une canne et se retint à l'épaule d'un homme blond. En croisant son regard, elle reconnut Vaillant Fructurive et esquissa un pâle sourire désolé mais il était trop tard, elle ne se contenait plus. Se promettant de le retrouver plus tard si elle en avait l'occasion, elle franchit une arche et se glissa vers un escalier de service menant aux étages pour s'échapper enfin et laisser libre cours à sa peine.

       Le départ de la duchesse, puis du duc de Béarns faisait voir à toutes les personnes présentes tous les problèmes que provoquait ce mariage. Après l’arrivée du Roi, ç’avait été au tour du fils d’Acuité de quitter l’estrade.
       Sirotant son verre, Chance se désespérait de voir ainsi éclater toutes les tensions. La veille, il était parvenu à faire comme si de rien n’était, le vin et la danse l’ayant aidé à oublier tout le reste. Mais aujourd’hui, il n’y parvenait pas. Il était encore trop tôt pour qu’il cache son malaise dans l’excès de boisson, et il n’était pas prévu que l’on danse avant longtemps.
       Le prince avait donc fait de son mieux pour ne rien laisser transparaître. Il ne voulait pas se joindre à ce qu’il considérait comme une mascarade. Il ne voulait pas non plus laisser exploser sa colère. Car oui, il était en colère. Cela lui arrivait très rarement, et il avait été loin d’imaginer que cela survienne lors du mariage de son père.
       Mais comment pouvait-il en être autrement ? Il ne supportait pas de voir ces personnes désapprouver publiquement la décision du Roi. Comment osaient-ils ? Certes, ceux qui étaient en désaccord avec Lui avaient aimé Shyrin, chacun à leur manière, et chacun profondément, mais était-ce une raison suffisante pour tout à coup haïr Vainqueur Loinvoyant ? Pourquoi Chance était-il le seul, visiblement, à être parvenu à faire son deuil et à accepter que son père ait décidé de se reconstruire après ce drame ? Cela, le prince n’arrivait pas à le comprendre.
       Il comprenait encore moins les agissements de sa sœur et rêvait de pouvoir lui dire ce qu’il pensait de son comportement, seulement, il ne voulait pas rajouter un conflit fraternel à tout le reste.

       Chance tentait donc tant bien que mal de faire passer sa colère quand il vit que son père l’invitait à venir s’asseoir à ses côtés, précisément à la place de celle qui l’avait mit dans cet état. Il hésita un instant. Il avait une forte affection pour Acuité et savait qu’il ne lui en voudrait pas longtemps. Mais elle ? Si elle revenait, lui en voudrait-elle d’avoir dérobé cette place d’honneur ?
      Son hésitation ne dura que quelques instants, car il finit par voir dans l’invitation du roi un occasion pour lui de redorer un peu l’image de la table d’honneur. Il alla donc s’asseoir aux côtés de son père. S’il devait porter seul l’union de leur famille, alors soit. Ainsi, malgré l’évocation de sa mère, Chance se composa une mine enjouée et une attitude joviale et détendue, avant de s’adresser à la duchesse de Rippon tout en répondant à son père :

       — À vrai dire, c’est elle qui m’a tout appris. C’était bien les seules leçons qui ne m’ennuyaient pas quand j’étais enfant, et je ne les regrette pas. Grâce à cela, j’ai pu passer tout la nuit dernière à danser comme un forcené ! Cette fête était parfaite, père. Je regrette seulement de ne pas avoir pu faire danser ma belle-mère...

       Un petit coup d’œil en direction d'Aimée lui permit de voir qu’elle s’apprêtait à partir. Chance voulut courir vers elle pour tenter de la raisonner, mais il se résigna finalement à rester à sa nouvelle place. Son père avait besoin de lui. Il le sentait. Aussi se devait-il de rester à ses côtés.
       Et de poursuivre, donc, la discussion, agissant comme si de rien n’était.

       — Il semble que tout le monde n’ait pas autant apprécié les festivités que moi, mais je les comprend : ceux-là n’ont pas eu la Chance de décrocher un sourire à Liberté…

      Et de gratifier son père d’un sourire, lui signifiant ainsi son soutien indéfectible, alors que sa sœur, pendant ce temps, s’en était finalement allée.

Aveuglée par sa peine comme par ses larmes, Aimée s'était faufilée jusqu'à sa chambre grâce à sa connaissance parfaite des moindres recoins du château exploré depuis l'enfance. Là, elle commença par se jeter en travers de son lit pour bourrer matelas et oreiller de coups de poings et de pieds indistincts et désordonnés. Ses sanglots étouffés dans les draps, elle fit sortir d'elle le hurlement de rage et de souffrance qui lui donnait la nausée, étouffant avec soin les manifestations de ses émotions pour éviter qu'on ne jase encore davantage.

À bout de souffle et ses pleurs épuisés, elle se releva finalement et s'assit au bord du lit pour réfléchir. On pouvait lui reprocher bien des choses, un caractère emporté et trop vif, des éclats violents, et parfois un manque de tenue en certaines occasions - bien que ce ne soit pas toujours à dessein comme ce jour-là - mais on ne pourrait jamais dire d'elle qu'elle était lâche. Espoir le lui avait rappelé et, comme bien souvent, son ami avait raison sur le fond même s'il ne pouvait pas l'aider autant qu'elle l'aurait souhaité.

Elle se leva alors et vida l'aiguière d'eau fraîche qui avait été replacée sur sa table de toilette dans la cuvette émaillée. Devant le miroir, elle s'inspecta sans indulgence et soupira longuement.Elle n'était pas adepte des poudres et autres artifices des dames de la cour aussi lui faudrait-il faire avec ce qu'elle avait. Plongeant les mains dans l'eau froide, elle s'en aspergea le visage et baigna longuement ses yeux rougis.

Il ne serait pas dit qu'elle avait fait un esclandre devant la Cour. Elle trouverait simplement une excuse, comme sa Tante, et tout rentrerait dans l'ordre. Même si elle n'était pas certaine de pouvoir un jour à nouveau regarder son père. Moins encore celle qu'il osait appeler sa femme et qui aurait plutôt dû épouser Chance ou Prospère. Elle n'était pas aveugle et les regards de son frère cadet ne lui avaient pas échappé. Ce qui avait achevé de la convaincre que ce mariage était une erreur monumentale et un véritable scandale.

Enfin rafraîchie, le visage aussi serein qu'on pouvait l'espérer, elle se rajusta. Pas question de se changer, la tunique des Artiseurs devrait suffire, comme ses braies. De toute façon, il était inutile de revêtir une robe hypocrite à présent que le mal était fait. Mais elle prit la peine de défroisser l'étoffe, remettre bien sa ceinture de cuir et lisser un peu ses cheveux en arrière. Dans le miroir, elle croisa son regard et se fit l'effet de n'être que le fantôme d'elle-même. Il faudrait bien que cela suffise cependant car elle ne pourrait guère donner davantage.

Étendant son Art comme une toile brillante dans les couloir du palais, elle trouva Espoir avec ses parents et saisit l'opportunité pour les rejoindre. Un retour en force serait peut-être moins difficile à supporter et l'excuse d'avoir soutenu sa Tante malade ou d'avoir été soutenue par elle, satisferait a minima les convenances. devant la chambre des époux Braveterre, elle cogna au battant avec douceur et inclina légèrement la tête.

- Pardonnez mon intrusion mais j'espérais pouvoir retourner à table au bras de mon oncle Brun, osa-t-elle demander la nuque raide et le dos droit, son maintien parfait masquant ce qu'il lui en coûtait de participer à la mascarade de son père.

Elle avait délibérément choisi Brun également, l'ami de son père, pour apaiser ce dernier mais aussi pour épargner Espoir qu'elle sentait réticent devant le moindre geste qui rappellerait au monde qu'ils étaient fiancés.

       Il sembla à Chance que le brouhaha des discussions des invités était plus présent depuis que sa sœur était partie. Était-ce parce qu’Aimée avait attiré l’attention du prince, qui n’avait alors pas fait attention au reste ? Ou le départ de l’héritière avait-il fait enfler les commentaires des petites gens à propos de ce qui se passait à la table du roi ?
       Chance balaya cette réflexion. Il y réfléchirait plus tard, s’il y réfléchissait jamais. Pour l’heure, toute son attention se portait sur son père, dont le malaise était, sinon visible, au moins palpable. Il parlait, certes, mais toujours avec un minuscule temps de décalage qui montrait bien que son esprit n’était pas tout à fait là. Était-il en train d’Artiser ? Sermonnait-il les fugitifs à distance ? Ou était-il seulement trop troublé par ce début de banquet catastrophique pour être tout à fait attentif ?
       Toujours souriant, Chance hocha seulement la tête en entendant qu’il pourrait apprendre quelques pas de danse à Désirée. Il espérait que cette réponse soit sincère, et que le fait qu’il montre un certain intérêt à mieux connaître la nouvelle reine finisse par encourager son père à se détendre.
       Ce ne fut pas le cas. Du moins pas immédiatement. Le prince ne put cacher son étonnement en entendant le commentaire acerbe de son père au sujet des béarnois. Chance ne fut pas dupe : cette petite phrase ne visait pas Liberté, mais bien ses parents. Mais il se composa rapidement une mine rieuse, en espérant que ses efforts pour y parvenir soient moins visibles que ceux du roi, dont le rire ne trompait personne.

       — Je doute fort que ma cousine soit partie, finit-il par dire, en essayant de sauver les apparences. Hier, elle m’a eut l’air très heureuse de venir habiter à Castelcerf… Elle doit avoir ses propres raisons pour n’être pas encore à table avec nous.

       C’était une manière bien maladroite pour tenter de parler comme si de rien n’était, mais Chance espérait au moins être parvenu à faire comprendre à ceux qui avaient pu l’entendre que Liberté n’avait rien à voir avec le comportement de ses parents.
       Ce fut alors que le brouhaha ambiant cessa un court instant. Suivant la direction indiquée par de nombreux regards, le prince vit justement arriver la famille de Liberté, ainsi qu’Aimée. Il n’en ressentit aucun soulagement, et se contenta d’espérer que tout retrouverait bientôt un semble d’ordre.
       Il fit de son mieux pour que cela advienne, se levant dès qu’Acuité le lui demanda alors qu’il retrouvait son véritable sourire. Lui tenant la chaise, il dit à la duchesse :

       — Ma tante ! je suis heureux de vous voir de retour parmi nous, et j’espère que vous n’aurez pas à nous quitter de nouveau. Voulez-vous que j’aille vous trouver un remède ? Je n’aimerai pas que vos vertiges reviennent au beau milieu de la fête…

      Chance n’avait absolument pas conscience que ses propos pouvaient sembler avoir un double sens. Il n’attendit pas de réponse avant de chercher sa sœur du regard. Il ne lui fallut pas longtemps pour la trouver et il lui signifia alors, par l’expression de son visage, à quel point il lui en voulait pour s’être comportée de la sorte.
       Pour la première fois de sa vie, il regretta de ne pas posséder l’Art. Car, pour la première fois de sa vie, il brûlait d’envie de sermonner sa sœur.

Douloureusement raide, Aimée s'appuya au bras de Brun plus qu'elle ne l'aurait dû, puisant dans son soutien silencieux et aussi doux qu'elle pouvait l'espérer un peu de force pour faire à nouveau face au marasme qu'était devenu ce jour. Les murmures s'amplifièrent alors qu'ils traversaient à nouveau la cour pour rejoindre la table royale mais elle ne baissa pas les yeux ni ne perdit rien de son maintien parfait. Elle avait beau porter des chausses, personne ne pouvait lui nier son port de reine et son attitude digne de son rang.

Elle remercia Brun d'un murmure après qu'il l'ait guidée à sa place et fit signe à l'échanson derrière elle afin qu'il resserve les invités revenus avec elle. Si elle était présente et parfaite, elle semblait en revanche parfaitement imperméable à ce qui se passait autour d'elle. Évitant soigneusement de croiser les regards des autres convives, elle reprit sa coupe pour boire une légère gorgée de vin coupé d'eau.

Elle sentit parfaitement que Chance cherchait son regard et tentait de l'admonester ou on ne savait quelle sottise, mais elle l'ignora purement et simplement, comme son père et les Lunabille. De toute façon, il valait mieux qu'il ne la pousse pas dans ses retranchements, sans quoi elle trouverait de quoi lui répondre. Le lait lui sortait encore du nez, par Eda. On pouvait la forcer à être là et bien se tenir, mais non attendre d'elle qu'elle fasse la conversation comme si de rien n'était. Il lui semblait que Prospère comprendrait, lui, la blessure ouverte qu'elle tentait de supporter, mais elle ne pouvait guère le vérifier pour le moment.

Silencieuse et calme, elle mettait au défi qui que ce soit de se plaindre de son attitude guindée. En elle-même, elle caressait l'idée d'un accident humiliant pour la créature, ne perdant pas de vue que beaucoup d'oiseaux nichaient dans les hauteurs des murs du château, mai en vérité, elle n'aurait jamais osé aller aussi loin. Jouant vaguement avec la nourriture d'un couvert distrait, elle ne mangerait rien ni ne dirait pas un mot, mais resterait là, froide et détachée, pour punir son père de ce qu'il leur imposait. Elle avait beau l'aimer passionnément et de tout son cœur, elle lui en voulait avec une force peu commune et ne parvenait pas à pardonner ce qu'elle ne comprenait pas et prenait comme autant de rejets.

       Chance fut soulagé d’apprendre que sa tante n’avait besoin de rien. Si elle allait mieux, alors le banquet pourrait peut-être prendre une tournure normale, ce que sembla confirmer le duc en se levant pour porter un toast.
       Regagnant sa place en bout de table, Chance leva lui aussi son verre, avant de s’asseoir. Ce geste si simple lui donna du baume au cœur et calma quelque peu la colère qu’il l’avait tenaillé jusqu’ici. Certes, il en voulait toujours à sa sœur, qui, visiblement toujours tendue et plus contrariée que jamais, ne lui avait pas rendu son regard, et semblait vouloir s’enfermer dans le mutisme.
       Grand bien lui fasse ! Cela n’empêcherait pas son jeune frère de profiter de la fête maintenant qu’un semblant d’ordre était revenu. Il oublia d’ailleurs très vite ses inquiétudes concernant Aimée en entendant son père annoncer ce dont il rêvait depuis longtemps.
       Une joute ! Contre son propre père ! Des étoiles brillèrent aussitôt dans ses yeux, et le peu de contenance qu’il était parvenu à conserver jusqu’alors s’évanouit, faisant de nouveau de lui un jeune homme incapable de rester sagement à sa place.
       Ce fut à peine s’il entendit le roi trinquer en l’honneur du future mariage d’Espoir et Aimée. Car déjà, son esprit n’était plus tout à fait là. Il errait loin, très loin, imaginant la journée du lendemain et la manière dont il parviendrait – il n’en doutait pas – à désarmer son père.
       Il cogita si vite, et se perdit si profondément au sein de son imagination que cela lui sembla durer des heures. Quand il sortit enfin de sa rêverie, il fut surpris de voir que cela n’avait pas duré plus de quelques secondes.
       N’étant plus troublé, et ayant retrouvé la joie qui le quittait si rarement, il s’accroupit sur sa chaise, prit une cuisse de volaille dans son assiette et croqua dedans à pleines dents. La bouche pleine et tout en gesticulant en tous sens, il donna un coup de coude à Espoir qui était resté jusque là concentré sur Aimée.
       
       — Eh bien cher cousin ! Quelle surprise ! Une joute contre nos pères. Voilà qui promet. J’ai hâte d’y être ! s’exclama-t-il avant de croquer à nouveau un morceau de viande, puis de boire une large gorgée de vin. Il avait oublié les convenances, comme toujours lorsque quelque chose venait le distraire, l’empêchant de poursuivre ses efforts pour bien se tenir. Sais-tu comme tu vas t’y prendre pour battre le duc ?

La discrétion du geste d'Espoir n'empêcha pas son efficacité. Aussitôt qu'elle sentit ses doigts mêlés aux siens, elle respira mieux et ouvrit suffisamment son esprit et son cœur pour apprécier son humour. La tête baissée comme si elle était concentrée sur son tranchoir où elle ne mangeait pourtant rien, elle se tourna un instant vers son ami pour lui offrir un sourire fugace, lui adressant par l'Art l'image qu'elle se faisant d'elle-même ridiculement couverte des frisettes, dentelles et autres fanfreluches, étouffant sous les épaisseurs et peinant même à marcher avec une robe exagérément large et lourde.

Alors que Brun Braveterre les rendaient tous muets d'admiration par son éloquence, ils trinquèrent, là encore avec les Lunabille en priorité. Mais cela n'avait plus le même pouvoir pour aviver la flamme de la colère chez la Princesse. Son père avait choisi son camp et sa nouvelle famille, rejetant l'épouse qu'il prétendait avoir aimée et les enfants conçue avec elle, ses héritiers légitimes. Et alors qu'il avait l'audace de lancer un défi pour les joutes du lendemain, elle hésita sur la conduite à tenir. La première répartie qui lui était venue en tête était si sarcastique qu'elle s'en effraya elle-même. Demander innocemment à Vainqueur s'il parlait de Vérité comme devant jouter contre lui était bien au-delà de ce qu'elle s'autorisait d'ordinaire, même en pensées.

Elle songea ensuite à se lever pour le défier à son tour, lui rappelant qu'il avait une fille aînée et héritière avant ses deux fils et qu'elle était tout à fait apte à jouter contre lui. De sa vie, elle n'avait refusé de se battre, grimper aux arbres, monter à cheval ou jouter que lorsqu'il lui avait été impossible de faire autrement. Pourtant, elle allait s'en tenir à ce qu'elle avait décidé en son cœur depuis longtemps déjà : elle ne jouterait pas en l'honneur d'un mariage qu'elle abhorrait. Et il n'était pas question qu'Espoir se mêle à cette mascarade, lui non plus. Outre le fait qu'il n'avait aucun goût pour ces activités, elle savait qu'il préférerait lui être loyal en ces circonstances. Ou peut-être l'imaginait-elle.

Quoi qu'il en soit, forte de cette conviction, elle ouvrit la bouche pour s'adresser à son oncle mais son père la prit de vitesse à nouveau, levant sa coupe à son propre mariage. Par Sâ ! Pouvait-il réellement être à ce point maladroit en enchaîner les unes après les autres les contrariétés pour sa fille ? Ne lui suffisait-il pas de les humilier tous en épousant une créature à peine assez âgée pour savoir ce qu'on attendait d'elle ? Grinçant des dents, elle prit pourtant sa coupe, elle aussi, ne pouvant abandonner Espoir dans cette fâcheuse posture. Serrant fort ses doigts sous la table, elle frôla son verre du sien en douceur et lui offrit un sourire désolé. Il ne lui restait qu'à sauver ce qui pouvait l'être. Elle ne pouvait pas lutter à la fois contre le mariage de son père et contre le sien. Pas le même jour.

Elle abandonna donc là ce sujet et revint au défi lancé par son père et si fort approuvé par Chance qu'il semblait sur le point de jaillir de son siège tel un pirate à l'abordage de leurs côtes. La main toujours nouée à celle de son ami sous la table, elle se remit droite et tourna la tête vers son frère ainsi que le Duc. Pâle et tranquille comme si elle parlait des nuages, elle énonça lentement et très clairement leur réponse.

- Au risque de te décevoir, mon cher frère, Espoir ne joutera pas demain.

Elle baissa les yeux sur la coupe qu'elle faisait lentement tourner dans sa main et poursuivit sur le même ton tranquille et assuré.

- Pour des raisons qui n'appartiennent qu'à nous, il m'en a fait la promesse et j'entends qu'il la respecte.

Plus que jamais, leurs familles et la Cour toute entière les croiraient amoureux et prêts à s'engager dans le mariage mais c'était à ce prix là qu'elle pouvait lui éviter la joute à laquelle il ne voulait pas participer. D'ailleurs, la raison invoquée était si proche de la vérité qu'il était impossible de la mettre en doute. Si Espoir ne lui avait rien promis ouvertement, il savait ce qu'elle pensait du mariage et de tout ce qui y avait trait, aussi ne doutait-elle pas de son soutien en cette affaire. Les joues rougies néanmoins d'avoir dû faire état en public de leur intimité supposée, elle lui demanda pardon en silence, par l'Art et par ses doigts tremblants sous la table.