Après des heures de furieuse torture mentale et de bagarre avec ses oreillers, elle finit par sombrer dans un sommeil agité. Aux premières lueurs du jour, elle quittait la grande cour du château sur le dos d'Écume. Elle savait où se trouvait Espoir, même pas besoin de faire appel à l'Art pour ça, mais elle-même se sentait incapable de gravir les marches de la tour ce matin-là. Elle avait besoin de courir, frapper, transpirer et hurler, besoin de drainer un peu de cette fureur hors d'elle avant de pouvoir affronter les regards du monde oscillant entre lubricité et commisération. Dieux qu'elle les haïssait tous !

Ce n'est qu'après avoir épuisé sa jument qui n'avait jamais si bien porté son nom, et furieusement combattu quelques arbres et rochers, qu'elle franchit à nouveau les grilles du château et rejoignit les écuries. Là encore, elle prit tout son temps pour panser et récompenser chaleureusement son amie à robe blanche qui l'avait si bien aidée ce matin-là à faire passer un peu de son épuisement et sa colère.

Animée à présent d'une rage froide et d'une rancune mortelle à l'égard de quiconque s'aviserait de faire mine d'approuver l'immonde raison de leur rassemblement, elle consentit pourtant à se rafraîchir un peu avant de rejoindre le lieu du scandale. Après un bain et une vague et peu fructueuse tentative pour dompter sa chevelure, elle se rhabilla de sa tenue préférée sans se soucier davantage que la veille de ce que la Cour en penserait. C'est donc vêtue d'une culotte de soldat, d'une tunique bleue ceinturée d'une large bande de cuir et de ses bottes préférées qu'elle fit irruption dans la cour qui se remplissait.

Elle sentit immédiatement Espoir, vit son regard, entendit sa voix, mais se trouva rendue muette par l'épouvantable aigreur qui troublait son Art et menaçait de faire voler en éclat les murailles qu'elle avait érigées pour empêcher son père de voir plus clair en elle qu'il ne le faisait déjà. Plutôt que de lutter, elle inspira profondément, se força à souffler très lentement, les yeux fermés, puis rejoignit son ami en dérobant au passage deux brioches au miel et une grande coupe de vin aux épices.

Même face à lui, elle ne sut que répondre à son trait d'esprit. Elle savait qu'il n'avait pas pensé à mal mais elle n'arrivait pas à se libérer de l'irritation qui lui nouait la gorge et acidifiait ses idées. Au lieu de parler, donc, elle planta un baiser sur sa joue pour le plaisir de le taquiner en envahissant sa sphère intime, et but une grande rasade de vin. Il lui en faudrait bien davantage pour survivre à cette journée mais pas trop non plus pour ne pas risquer de s'humilier devant la Cour.

       Chance ouvrit les yeux peu avant midi. Encore fatigué malgré une matinée de sommeil qu’il  n’avait que trop prolongée, il se permit de rester un long moment dans son lit, allongé sur le dos, à fixer le plafond de sa chambre. Certains, il en était sûr, ne manqueraient pas de remarquer son retard quand il arriverait au banquet, mais peu lui importait. Il avait fait tant d’efforts la veille qu’il estimait désormais mériter cette petite entorse à la bienséance. Rétrospectivement, il était fier de lui. Il avait, après tout, tenu son rang tout au long des cérémonies, ce qui représentait une prouesse pour le prince.
       L’étrange ambiance de ce mariage l’avait-elle aidé à accomplir cet exploit ? C’était plus que probable. Car cela avait permis à Chance de tuer le temps. Que ce soit lors de l’échange des vœux, de la procession dans les rues du Bourg-de-Castelcerf, ou du couronnement de la jeune reine, il avait en effet pris grand plaisir à observer minutieusement toutes les personnes présentes. Certaines, tout comme lui, s’était montrées visiblement satisfaites et heureuses, quand d’autres avaient dissimulé avec peine – ou, pour certains, comme sa sœur, pas dissimulé du tout – leur mécontentement.
       Cela avait énervé le prince. Comment pouvait-on ne pas se réjouir ? Le roi son père avait retrouvé l’amour, et son fils ne doutait pas que cela lui redonne très bientôt force et joie de vivre ! Certes, Chance n’avait pu s’empêcher de penser à sa mère, et de se dire que, si elle n’avait pas perdu la vie, ce mariage n’aurait jamais eu lieu. Mais le jeune homme commençait à se faire une raison. Tout le monde meurt un jour, même les reines, mêmes dans les circonstances les plus terribles. Restait alors aux vivants à trouver la force de surmonter cette absence et de continuer, malgré la peine, à vivre heureux.
       N’était-ce pas précisément ce que faisait le roi en se remariant ? C’était en tout cas ce que pensait son fils  qui, pour contrebalancer la morosité et l’agacement plus que palpable de certains, avait décidé de sourire aussi largement que possible. Et peu lui importait d’être le seul des trois héritiers à se réjouir ! Lui soutenait son père, et il entendait bien le monter au plus grand nombre.
       Mais cette résolution n’avait pas empêché l’impatience de poindre le soir, lors du premier banquet. Après être resté à sa place durant des heures, Chance avait bien senti qu’il était à bout en s’asseyant à la table d’honneur. Les discussions autour de lui l’ennuyèrent au plus haut point et ses jambes commencèrent à le démanger. Il n’attendait qu’une chose : l’ouverture du bal. Pour calmer ses pulsions et ses ardeurs, il avait bu coupe sur coupe. Cela avait aidé, au début, mais l’ivresse approchant, il s’était peu à peu senti de moins en moins capable de rester sagement assis. Alors, tout en continuer de boire, il n’avais cessé de taper du pied, de mordiller son pouce gauche et de grincer des dents, ne répondant aux paroles qui lui étaient adressées que distraitement, jusqu’à ce que, enfin, le roi et la reine se lèvent pour ouvrir le bal.
       Il fut tant soulagé de voir cela qu’il s’autorisa à s’accroupir sur sa chaise, tel un enfant, trépignant, jusqu’à ce que la première danse ne se termine. Puis, Vainqueur et Désirée se retirant, Chance fit un bond, manquant de renverser sa chaise avant de courir jusqu’à la piste de danse. Enfin ! Enfin il put libérer l’énergie qu’il avait canalisée avec tant de mal tout au long de la journée. Dès lors, il dansa, et dansa encore, tout en continuant de boire dès que sa gorge s’asséchait.
       Oubliant tout le reste, toutes les tensions et tous les commentaires, il ne cessa de danser, et danser encore, et de boire, et boire encore, jusqu’au petit matin.

       S’étant remémoré tous les souvenirs de la veille, du visage contrariée de sa sœur au sourire dérobé à sa cousine Liberté, le prince finit par se lever. Sa jeunesse lui épargnant les affres de la gueule de bois, il fit une toilette brève, étant plein d’entrain, avant de choisir sa tenue du jour. Cela lui prit un certain moment car il hésita. Devait-il choisir une tenue sobre et élégante, ou une tunique éclatante ?
       Il finit par jeter son dévolu sur un pourpoint écarlate et brodé d’or avant de sauter dans une paire de culottes satinées, tout aussi rougeoyantes. Satisfait de son choix, il quitta ses  appartements, prêt à prolonger les festivités de la veille.
       En arrivant dans la cour, il fut surpris de constater qu’il était loin d’être le dernier arrivé. Il y avait en fait encore peu de monde. Les tables venaient tout juste d’être installées, et la plupart des sièges étaient encore vides.
      Balayant la scène du regard, il aperçut sa sœur en train de déposer un baiser sur la joue d’Espoir. Cela élargit encore le sourire de Chance, alors qu’il décidait de les laisser tranquilles. Il commença à déambuler entre les tables, prenant de soin de faire remarquer à tous qu’il était aussi rayonnant de bonheur que sa tenue était éclatante, tout en cherchant de quoi grignoter en attendant le retour des époux et le début du banquet.

Rabrouée par Espoir exactement comme elle s'y était attendue, Aimée esquissa néanmoins une brève grimace entre déplaisir et malice. Il avait raison, bien entendu, mais elle avait tout de même réussi à esquiver une question à laquelle elle ne pouvait pas répondre.

- Désolée, lui accorda-t-elle gentiment.

Mais ce n'était que pour le baiser destiné à lui couper l'herbe sous le pied, pas pour la robe. Haussant les épaules tandis que son regard s'évadait pour éviter de s'appesantir encore sur ce sujet, elle récupéra sa coupe distraitement et mordit dans une brioche bien peu gracieusement. Ses manières étaient restées à l'écurie.

Soudain, un éclat flamboyant attira son regard, la faisant tressaillir comme son cœur bondissait d'un espoir idiot qui ne se réaliserait jamais. Elle reconnut son frère entièrement vêtu de rouge et lui adressa un vague signe de sa brioche entamée avant de revenir a seul véritable Espoir de cette journée.

- Chance vient d'arriver et j'ai vu ton père, mais personne d'autre.

Soudain le vin lui sembla acide et les mettes de brioche lui parurent avoir un goût de cendres. La pensée que son père et sa créature allaient bientôt leur faire la grâce de leur présence l'excédait. Elle se débarrassa les mains sur un plateau qui passait et frotta pensivement ses doigts collants sur sa culotte. À croire que la nuit avait métamorphosé la princesse raffinée qu'elle savait être en garçon d'écurie aux manières de soudard. Qu'aurait dit sa mère ? Cette pensée ne la quittait pas, remuant dans la plaie à vif de son cœur comme un tison rougeoyant. Si seulement elle pouvait revenir simplement et les débarrasser de la créature.. Si seulement elle pouvait revenir et remettre de l'ordre dans leurs vies...

- Et si on partait ? Demanda-t-elle soudain à son ami en levant vers lui un regard plein de douleur et d'espoir. Allons-nous-en tout de suite sous n'importe quel prétexte, je t'en prie...

C'était impensable, ils le savaient tous les deux, mais cette folie la galvanisait si bien qu'elle sentait sa chaleur se projeter vers Espoir comme pour le convaincre à son tour.

Cette fois, Aimée eut la bonne grâce de s'empourprer de honte. Elle n'avait pas réellement désiré le convaincre par l'Art mais n'avait rien fait pour s'en empêcher non plus. Comme dans la majorité des cas, il avait raison et ils le savaient tous les deux. D'ailleurs, au fond d'elle, elle devait bien avouer qu'elle n'avait pas réellement cru elle-même à la possibilité de fuir, que ce soit avec Espoir ou seule. Elle pouvait faire bien des choses, se permettait bien des excentricités qu'on lui passait parce qu'elle était jeune, belle et héritière du trône, mais il y avait des limites qu'elle connaissait parfaitement. Elle avait joué avec la possibilité que tout ceci ne soit qu'un mauvais rêve, avec l'espoir fou que sa mère surgirait incessamment pour mettre de l'ordre à tout ça et renvoyer les Lunabille chez eux, mais il était temps de remettre les pieds sur terre et elle le savait, si douloureux cela soit-il.

Baissant les yeux, elle posa un regard douloureux sur un bouton de la tunique d'Espoir tandis qu'il remettait ses idées en place avec une discrétion qui était tout à son honneur et le signe le plus fort de son amitié pour elle. Elle avait envie de hurler, frapper, pleurer, de mettre fin à cette injustice, mais elle était encore assez lucide et intelligente pour comprendre que ruer dans les brancards aussi ouvertement ne ferait que desservir sa cause. Ce n'était pas en se comportant en soudard qu'elle se sentirait mieux. Au contraire, dégrader sa propre image et blesser son père ne feraient que la rendre honteuse et fragiliser sa position déjà délicate. Avec un petit hochement de tête, elle inspira profondément et éleva des barrières mentales plus solides tout en reprenant une allure plus convenable. Bien qu'elle ne soit pas apprêtée, elle pouvait paraître à son avantage et suffisamment aimable pour ne faire honte à personne.

Elle fit refluer la douleur qui la tenaillait physiquement au point de la faire grincer des dents, fit reculer les assauts des souvenirs de sa mère, les images qui se bousculaient dès qu'une couleur flamboyante entrait dans son champ de vision, y compris sa propre chevelure, redressa les épaules et le menton puis hocha encore la tête. D'un mouchoir miraculeusement propre sorti de sa poche, elle s'essuya correctement les mains ainsi que ses vêtements, puis elle repoussa ses cheveux dans son dos et se composa un visage aussi neutre et serein qu'elle en était capable. Enfin prête, elle posa une main légère sur le bras d'Espoir et lui adressa un sourire incertain pour lui indiquer qu'elle était prête.

- Allons voir tes parents.

Car elle serait sincèrement heureuse de les voir et de partager ce moment avec eux, même si elle savait que ce n'était pas si simple pour son cousin. Elle espérait qu'un peu de sa légèreté lui permettrait d'adoucir les tourments qu'elle lisait en lui quand il regardait sa mère à la dérobée, croyant qu'on ne le voyait pas, ou quand il posait ce regard si pensif sur son père. Elle ne pouvait ni savoir ni comprendre ce qu'il avait en tête dans ces instants mais des bribes de sensations incontrôlées lui étaient venues parfois, autrefois, quand il avait moins de maîtrise de son Art, et elle s'était bien gardée de l'asticoter à ce sujet, se contentant d'être à ses côtés pour lui donner l'occasion de se libérer quand il le désirerait.

Un pas après l'autre, salutations cordiales et sourires s'enchaînant, ils parvinrent finalement à l'estrade et y prirent place en face d'Acuité et Brun, non sans les avoir salués avec la déférence nécessaire. Princesse ou pas, héritière ou pas, elle montra dans sa révérence l'amour et le respect qu'elle avait pour eux.

- Tante Acuité, Oncle Brun, les salua-t-elle malicieusement mais à voix assez basse pour ne pas choquer qui que ce soit.

Ils n'étaient pas son oncle et sa tante, pas plus qu'Espoir n'était son cousin, du moins pas si proche, mais ils étaient sa famille. Sa petite enfance s'était passé dans les jupes de sa mère autant que dans celles d'Acuité, dans leurs appartements autant que dans les siens, et elle avait gardé pour eux un élan d'amour d'autant plus prononcé qu'elle avait perdu sa mère et eux une fille. Sans prétendre remplacer les disparus ni les uns ni les autres, ils pouvaient à tout le moins se soutenir et s'aimer comme le clan familial qu'ils étaient sensés être et si bancal cela soit-il.

Aimée n'avait jamais été aussi à l'aise avec Brun qu'elle avait pu l'être avec Acuité. Elle n'en avait cependant pas pris conscience immédiatement mais seulement a retour d'Espoir à Castelcerf pour son apprentissage. À nouveau face à cet oncle et cette tante, elle avait aussitôt ressenti un vif élan du cœur envers Acuité mais beaucoup plus de retenue envers son rigide époux. Il n'avait pas de gestes doux pour eux, comme sa femme, ni de mots tendres, ni même l'indulgence dont leurs mères pouvaient faire preuve. Bien qu'il ne soit pas comme son père, elle comprenait d'autant mieux ce que ressentait Espoir qu'elle partageait avec lui la plupart des ses émotions et pensées intimes.

À sa remarque sur sa tenue, elle eut une très brève hésitation et la colère flamba un instant dans ses yeux d'orage. Elle se maîtrisa parfaitement cependant, comme Espoir lui avait demandé de le faire, et baissa les yeux sur sa tunique avec un sourire indulgent avant de les relever sur Brun Braveterre. Affable et souriante, elle semblait avoir pris sa réflexion avec humour et présentait tous les signes d'une humeur radieuse pour un jour de fête. Il fallait être Espoir et savoir ce qui se cachait derrière sa façade pour comprendre que son esprit vomissait des flots de réparties de la plus acides à la plus cinglantes.

- Je me suis laissé dire que l'habit ne faisait pas la Princesse et que l'élégance était dans la personne et non dans sa mise, me serais-je leurrée ?

De toutes les répliques qui lui étaient venues aux lèvres, c'était sans doute l'une des plus subtiles et douces, mais elle la regretta aussitôt qu'elle posa les yeux sur Acuité. Sa tante paraissait n'être que le fantôme d'elle-même, silencieux et absent. Comme sa propre mère, songea-t-elle soudain, le cœur serré. Sans un geste qui aurait pu trahir ce qu'elle faisait, elle projeta son désir de douceur et de tendresse vers Espoir, une manière de lui signifier qu'elle était à ses côtés dans cette double épreuve.

Comme tout cela aurait été plus facile s'ils avaient été amoureux l'un de l'autre, pensa-t-elle un instant. Leurs élans alors, auraient semblé bien naturel au monde, et il leur aurait suffit de précipiter la noce pour se soutenir plus intimement sans que personne n'en soit frappé. À bien y réfléchir, tout avait commencé à aller de travers quand son père s'était mis en tête cette curieuse idée en tête de les promettre l'un à l'autre. Personne n'avait pu l'en faire démordre et elle ne saisissait pas bien pourquoi. Quelque chose leur échappait sans doute.

Ils étaient certes inséparables depuis l'enfance, et plus proches que n'importe qui, mais jamais aucun d'eux n'avait exprimé le moindre sentiment sortant du cadre d'une amitié solide et profonde. À présent, ils ne savaient plus comment se dépêtrer de cette situation qui avait fait naître une forme de gêne entre eux, là où il n'y avait auparavant que confiance et tendresse réciproque. Glissant la main dans sa poche, elle serra l'un des petits cailloux qui s'y trouvaient et revint au présent pour accepter le plat que lui tendait un serviteur. Le banquet n'était pas commencé mais il y avait de quoi attendre que le Roi daigne enfin se joindre à eux avec sa créature.

- Chance et Liberté ont bien profité du bal, confirma-t-elle pour revenir à un sujet plus léger et qui lui évitait de parler de son père et de celle qu'elle ne voulait pas nommer.

Pour quelqu'un qui donnait des leçons de bienséance, Brun se montrait plutôt grossier et insolent, songea Aimée. Pourtant, ce n'était que son statut qui parlait là, car par son âge et leur lien familial, elle aurait dû accepter ce discours sans rien trouver à y redire. Impossible. Pas en ce jour honni entre tous, pas en ces circonstances odieuses, pas à côté d'Espoir qui souffrait de cette leçon déplacée. La couronne ne ferait jamais la reine, surtout pas pour la créature qu'avait choisie son père. Sa mère s'était battue pour prendre sa place de reine mais elle ne laisserait pas à l'autre l'occasion de le faire. C'était elle, la Reine, elle le successeur de sa mère, pas la créature. Plutôt mourir que de lui reconnaître le moindre pouvoir ou la moindre préséance.

- Le peuple croit aux actes, plus qu'à l'image, ne put-elle se retenir de répondre. Une belle robe ne défendra pas nos terres ni nos gens, même si certains préféreraient me cantonner à un rôle d'ornement agréable à regarder et silencieux.

Son ton n'était pas monté mais elle s'était échauffée et elle le sentait. Pire, elle sentait qu'Espoir l'avait senti lui aussi et elle s'en voulut. Mordant légèrement sa lèvre inférieure comme une excuse, elle balaya son propre discours d'un petit geste bref et vague de la main en laissant échapper un petit rire léger qui sonna faux à ses propres oreilles. La manière qu'avait eue le Duc de revenir à un sujet plus léger avec un mépris visible l'irritait autant que le reste mais cette fois, elle se contint suffisamment pour tenir sa langue, surtout pour ne pas incommoder davantage Espoir et Acuité. La joute donc. La joute, par pitié pour la paix familiale à table. La réplique d'Acuité tomba à point nommé.

- Je ne sais pas encore, acquiesça-t-elle sa possible participation avec un léger haussement d'épaules. Il faut sans doute que je laisse une chance à mes frères de gagner, parfois, c'est vrai.

Vantardise pleine d'humour à la gaité un peu forcée et destinée à alléger l'atmosphère tendue et froide qui menaçait de tous les envelopper. À la vérité, elle était retenue par deux sentiments moins avouables : jouter en l'honneur de cette mascarade d'épousailles lui donnait la nausée d'une part, et elle ne voulait pas paraître encore une fois l'homme du couple qu'elle était supposée former avec Espoir, d'autre part. L'on médisait déjà bien assez de qui portait les braies, même si elle n'en avait cure et n'avait aucune intention d'épouser son cousin dont elle n'était pas amoureuse.

- Et vous, Oncle Brun ? Relança-t-elle comme si de rien n'était. Participerez-vous ?

Elle se doutait de la réponse mais c'était là tout l'art de la conversation, songeait-elle avec bien peu de modestie. Elle se tourna vers Acuité alors et lui sourit avec une gentillesse sincère.

- On dit qu'autrefois vous avez participé, vous aussi, Tante Acuité. Et qu'il y a eu des événements dramatiques au début du règne de Papa ? Est-ce vrai ? Y étiez-vous ?

Curieuse avant tout comme sa mère avant elle, elle avait aussi le désir de voir sa tante retrouver un peu de consistance et de présence, d'entendre le son de sa voix et de croiser son beau regard sombre et profond qui lui faisait tant penser à celui d'Espoir.

Si heureuse de voir sa tante s'animer et participer à la conversation, Aimée ne vit pas venir Brun avec le récit qui remuait douloureusement le couteau dans la plaie largement ouverte de la mort de sa mère et du remariage inique de son père. Il avait décidément un don inné pour blesser de sa langue fourchue ceux qui l'entouraient. Mais il ignorait à quel point elle avait fouillé l'esprit et les souvenirs de sa mère quand elle avait usé sur elle d'Art, il ignorait ce qu'elle savait de lui, ce que Shyrin lui avait révélé bien malgré elle. Sa mère, qui avait rêvé d'enterrer le passé pour qu'enfin arrive une paix bien méritée pour tous ceux qu'elle aimait tant, n'avait pas pu empêcher sa fille de découvrir certaines choses qu'elle aurait préféré taire à jamais.

Livide, elle s'efforçait de refouler la souffrance mais ne parvenait pas à endiguer la colère que faisait jaillir en elle l'insensibilité de cet homme. Le jour était déjà maudit mais il avait cru bon de lui rappeler comment sa mère était morte avec l'enfant qu'elle portait, comment son père avait échoué à la sauver, risquant sa propre vie lui-même quand son Maître d'Art y laissait la sienne. Son père avait tué sa mère et sauté sur l'occasion pour épouser une roulure destinée à la remplacer, voilà ce qu'elle pensait en cet instant et ce que lui rappelait douloureusement l'implacable Duc. Ce qu'il leur rappelait à tous avec une cruauté dont elle ne l'aurait pas cru capable.

Serrant ses lèvres blêmes, elle retint l'injure chalcédienne qui lui était naturellement venue à la bouche, du fin fond de ses origines, de sa mémoire et de celle de sa mère. Ses yeux bleus virèrent au gris ardoise, au ciel d'orage où flamboyait une rage à peine maîtrisable comme elle les posait sur son oncle. Sâ qu'elle le haïssait en cet instant, presque autant que son père. Sous la table, sa main trouva naturellement celle d'Espoir qu'elle serra brièvement mais avec force pour lui signifier tout ce qu'elle ne voulait pas dire et lui demander son soutien pour ce qu'elle allait faire.

Elle se leva alors et contourna la table pour venir s'asseoir sur le banc à côté d'Acuité dont elle prit tendrement la main pour la poser sur sa joue brûlante. Toute colère avait déserté ses traits et seule se lisait dans son regard l'amour franc et le désir de partager le fardeau qui les accablait tous.

- C'est à une autre occasion que je pensais, mais Maman m'a raconté comment vous l'avez sauvée ce jour-là, ma Tante. Elle m'a dit aussi comment Luve Fanel était morte et comment vous l'avez aidée à surmonter tout cela.

Car elle savait que sa mère, l'étrangère barbare dénoncée en maintes occasions par un Brun revanchard, avait planté sa lame dans la gorge de son agresseur quand elle l'en avait suppliée, par miséricorde, en guise de pardon pour son acte odieux. Et elle savait aussi combien sa mère en avait été violemment éprouvée, se prenant pour une meurtrière impardonnable, jusqu'à ce qu'elle puisse s'en ouvrir à son amie Acuité. Elle ne pouvait pas remplacer la fille qu'Acuité avait perdue, pas plus que sa Tante ne pourrait remplacer sa mère, mais elles avaient un lien indéfectible et Aimée tenait à le lui faire sentir.

Aimée craignit d'avoir aggravé les choses en essayant de les arranger mais à la vérité, si elle y réfléchissait plus lucidement, c'est en posant sa question sur le passé qu'elle avait tout déclenché. Elle n'aurait pas dû en vouloir à Brun Braveterre qui n'avait fait qu'accéder à sa requête. Elle baissa les yeux un instant après le départ impromptu de sa tante, puis redressa les épaules et se leva pour rejoindre sa place aussi dignement qu'elle en était capable.

D'une main légère sur l'épaule d'Espoir, elle s'efforça d'attirer son attention et de mettre fin au conflit qui s'envenimait à leur table. Elle croisa son regard brièvement et lui offrit un sourire aussi assuré qu'elle en était capable.

- Non, il a eu raison. C'est moi qui n'aurais pas dû poser cette question.

Reprenant place face à son oncle, elle s'efforça de le regarder bien en face malgré l'embarras qui lui rougissait le front.

- Pardonnez-moi, Oncle Brun. Je devrais savoir qu'il y a des questions dont les réponses sont déplaisantes à entendre bien que vraies.

Et aussi que la vérité était bien souvent déformée par le temps qui passe ou les multiples esprits par lesquels elle transitait avant d'arriver aux oreilles de celui qui voulait l'entendre. La tête basse, elle méditait son erreur en tripotant les miettes de pain à côté de son tranchoir. Si seulement son père pouvait enfin arriver au lieu de faire jaser quant à sa fougue de jeune marié, elle pourrait enfin saluer les maudits et s'éclipser dès que la décence le lui permettrait.