Brun brûlait de rentrer à Castelcerf depuis qu'il avait appris la grossesse d'Acuité. Mais ça n'enlevait rien au travail qu'il lui restait à faire. Dès qu'il eut terminé, et put sans plus de honte léguer son domaine au Duc de Haurfond, il partit sans se retourner, escorté par deux hommes de ce dernier. Brun leur imposa une cadence infernale, surtout le dernier jour, où ils partirent avant l'aube pour arriver alors que le soleil se couchait. Aussi les adieux ne furent pas sentimentaux ; Brun ne pensait qu'aux retrouvailles.

Il savait qu'il ne retrouverait pas Acuité. Dans sa dernière lettre qui l'avait passablement agacé, et à laquelle il n'avait pas répondu, la petite Duchesse l'avait informé qu'elle se retirait à Corvecol avec la Reine. Là-bas, Brun lui avait adressé quelques lettres informelles qui n'avaient d'autre but que de lui montrer qu'il ne l'oubliait pas, qu'il continuait à travailler et que lentement mais sûrement, les choses avançaient ; quelles choses, il ne le précisa pas, pas plus qu'il ne l'informa de son départ, voulant lui faire la surprise. Avec Vainqueur, Brun entretenait une correspondance tout aussi laconique. Tous deux se tenaient au courant des nouvelles importantes mais gardaient par devers eux toutes les informations qui ne pouvaient pas risquer d'être interceptées. Ainsi le Roi savait que son Conseiller rentrait depuis plusieurs jours, car les trois hommes ne progressaient tout de même pas aussi vite que le relais des coursiers ; mais Vainqueur ne savait pas exactement quand, et sans doute pas dès ce soir.

Une fois n'est pas coutume, Brun laissa le palefrenier s'occuper de panser sa jument. Le voyage l'avait épuisé, de même que les mois studieux à Haute-Garde, penché sur les livres de comptes, à ruminer sa honte et son passé. Là bas, entre les murs familiaux, loin de la famille qui était désormais la sienne, il n'arrivait pas à dormir. Son moral était au plus bas et il aurait sans doute repris ses mauvaises habitudes de buveur s'il ne lui avait fallu toute sa concentration pour étudier les interminables colonnes de chiffres. Brun n'avait jamais connu d'occupation plus ennuyeuse, se félicitant et se maudissant à la fois d'avoir négligé la gestion du domaine pendant de si nombreuses années. Il fut plusieurs fois tenté d'envoyer tout valser. Aujourd'hui il était heureux d'être allé jusqu'au bout, d'avoir tout réglé, d'avoir tout nettoyé dans la mesure du possible ; ainsi il pouvait revenir comme un homme neuf, bien que fatigué. N'était-ce pas le but de toute cette entreprise ?

Après un détour par les cuisines qu'il lui plut de retrouver, et où il était toujours bien accueilli, Brun monta directement aux appartements du Roi. Il avait tant de questions à lui poser ! Il était presque aussi impatient de le retrouver qu'Acuité. Mais Acuité était à Corvecol avec la Reine, et il pouvait donc disposer des appartements royaux sans se faire sermonner. Depuis que Shyrin l'avait remis à sa place à la fin de l'été, Brun n'osait plus s'y inviter ; de toute façon, il n'avait aucune envie de tomber sur elle en chemise de nuit. Mais la Chalcédienne n'était pas là et il pouvait faire comme au bon vieux temps. Le Roi n'était pas là non plus, lui annonça le garde qui veillait quand même sur la porte, et Brun vit qu'il hésitait à le laisser passer. Il ne le connaissait pas. Il ne connaissait plus la garde aussi bien qu'avant. Etait-ce un homme de la Reine ? Ou sa garde personnelle l'avait-elle suivie à Corvecol ?

Finalement, le garde s'effaça devant celui qu'il estimait être son supérieur, un homme qui n'avait pas l'air d'un Conseiller, tout couvert de poussière, des poils gris dans la barbe et pourtant, coiffé comme un jeune homme, avec une minuscule queue de guerrier dont s'échappaient de nombreuses mèches sales sur son front balafré. Indifférent à cette inspection, Brun prit possession des lieux avec une grande satisfaction. Rien n'avait changé ici ; c'était même étonnant, quand on y réfléchissait, mais tant mieux ! Il hésita à faire monter un bain, mais se baigner dans les appartements du Roi, c'était quand même trop. Brun ne voulait pas tenter la rumeur, bien qu'elle soit sans doute morte avec les épousailles respectives de deux amis. Il s'affala dans le canapé et rit tout seul en s'imaginant la tête de Shyrin si elle l'avait su nu et crasseux dans les appartements privés de son royal époux. A quel point était-elle grosse à présent ? Il compta les mois depuis l'annonce de sa grossesse, et le fit aussi, pour Acuité.

Perdu dans ces pensées, Brun préféra attendre son ami pour se servir un verre. Il se mit à l'aise, enlevant ses bottes de voyage pour sur la table basse, détendre ses pieds devant le foyer. La nuit tombait, le Roi ne devrait plus tarder. Il serait sans doute surpris de le trouver ici !

Les jours avaient étrangement repris un rythme normal. Avec Shyrin exilée à Corvecol, Vainqueur avait pu retrouver un semblant de quotidien dans lequel il n'évitait pas de la croiser au détour d'un couloir. Par El, elle lui rendait la vie impossible. Depuis le début de sa grossesse, son caractère avait autant forci que son ventre, la rendant imbuvable, froide et hostile.
Comme elle n'avait pour lui plus rien d'autre que des regards assassins, il avait décidé lui aussi de vaquer à ses occupations et de profiter du calme de ses appartements.
Son départ pour Corvecol avait été vécu comme un soulagement.
Il prenait des nouvelles régulièrement par le biais d'Acuité. Via l'Art, elle lui donnait les informations nécessaires au bien être de la Reine, même s'il sentait bien que sa petite cousine rechignait toujours à le laisser entrer dans son esprit.

Brun aussi était parti, pour régler ses affaires de Haute-Garde. IL avait laissé filer son ami et Conseiller, soulagé qu'il n'ait finalement pas décidé de faire un saut en Chalcèdes. Tout serait vengé, comme il le lui avait promis, à sa manière.
Aussi, il avait travaillé des jours durant sur les nouvelles cartes des Duchés, avait chassé, s'était même retiré dans la tour d'Art pour user de la magie et projeter son esprit au loin, le plus loin possible.
Ainsi, il avait voyagé sans compter, il avait vécu comme il le faisait avant et cela lui avait fait du bien.
Shyrin lui manquait, il devait bien se l'avouer, mais dès qu'il y songeait, le comportement qu'elle avait ces derniers temps à son égard refaisait surface dans sa mémoire et il se ravisait. Non, il était mieux ainsi.
Ce soir, il dînerait dans ses appartements, se coucherait tôt et demain, à l'aube, il irait se promener à cheval, parcourir ses terres, peut-être même converser avec quelques paysans.
Il prendrait l'air.
Ravi par cette perspective, il ordonna au page qu'il croisa en descendant de la tour d'Art, de lui faire monter un bain et un repas dès que possible.
Il passa ensuite dans la grande salle pour s'assurer qu'il n'y avait pas d'invité de marque. Sa mère était présente ce qui excuserait son absence à lui. Après quelques notes du ménestrel, il salua sa génitrice et s'éclipsa dans ses appartements.

Le changement de l'équipe de garde était effectif et Vainqueur salua ce dernier avant de pénétrer dans ses appartements. Aussi, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir son meilleur ami affalé devant la cheminé.

- Par Eda ! clama-t-il un large sourire aux lèvres. Tu es rentré mon ami ! As-tu fait bon voyage ?

Comme Brun se redressait pour le saluer, Vainqueur pris son Conseiller dans ses bras et claqua fort son épaule en le regardant d'un oeil critique.

- Hum, tu as maigri on dirait, à moins que ce ne soit le manque d'entrainement ! Mais assieds-toi donc, et raconte moi. La soirée est à nous, les femmes sont à Corvecol et j'ai fait monter de quoi manger.

Il en avait oublié son bain mais peu lui importait, la perspective de passer une soirée entre hommes, comme au bon vieux temps éclipsait le reste.

Quand Vainqueur entra, Brun retira ses pieds de la table sans se précipiter. Il ne craignait pas que le Roi le surprenne ainsi ; Vainqueur l'avait déjà vu dans des situations bien moins glorieuses ! Un sourire fit miroir à celui de son ami sur son visage fatigué. Brun acquiesça : oui, son voyage s'était bien passé dans la mesure où il n'avait rencontré aucune embûche ; rien ne les avait menacé ni même ralentis.

Il se leva péniblement pour donner l'accolade à son ami, qui commenta son état. Le Roi, quant à lui, avait assez bonne mine, exceptées ces fils blancs auxquels Brun ne s'habituait pas. Comme lui, Vainqueur semblait se réjouir des promesses de cette soirée de retrouvailles, que nulle ne viendrait troubler - même si Brun ne pouvait se réjouir de l'absence des femmes, n'ayant pas vu la sienne depuis trop longtemps ; Shyrin, c'était autre chose.

- Je dépéris loin des cuisines de Castelcerf, plaisanta le Conseiller en se rasseyant confortablement, ce qui n'était pas dénué de toute vérité.
Pas assez de brioche, songea-t-il en pensant à Acuité. Ensemble, ils en auraient ri. Le trouverait-elle trop maigre, elle aussi ? Lui, aurait d'autres raison de s'extasier sur son tour de taille.
- As-tu vu Acuité ? Comment est-elle ? ne put-il s'empêcher de demander, dans le droit fil de ces pensées.
- Et la Reine ? ajouta-t-il, réalisant peut-être son égoïsme.
Brun ne doutait pas que le Roi lui rendait régulièrement visite à Corvecol. Lui-même avait l'intention de s'y rendre dès le lendemain. Ou plutôt le surlendemain, le temps de se requinquer.

Il guetta la réponse de Vainqueur avec envie, tout comme le dîner qui frappait à la porte.

Vainqueur rit de bon coeur. Les cuisines de Castelcerf étaient bien les meilleures de tous les Duchés. Lui-même ne voulait plus s'en priver sauf pour raison hautement valable ou sous la contrainte.
Brun plaisantait toujours et le Roi s'en réjouit, au moins n'était-il pas trop aigri par ses affaires d'héritage. Nul doute qu'il le lui raconterait, du moins s'il le souhaitait.
Il le regarda se rasseoir et fit de même sur le fauteuil à côté. Son sourire ne quittait pas ses lèvres, à la perspective de passer une soirée avec son ami.
Ce n'était pas arrivé depuis trop longtemps. Avec les femmes, c'était compliqué.
Sans grande surprise, Brun lui demanda des nouvelles d'Acuité et Vainqueur l'observa un instant, presque ému face aux interrogations de son ami. Comme il était loin le temps où Brun Braveterre ne se souciait d'aucune femme, convaincu qu'il n'en épouserait jamais. Moins loin mais tout aussi étrange le temps où il se plaignait d'avoir Acuité dans les jambes. Et aujourd'hui...ils étaient mariés et il allait être père pour la seconde fois. Une première, officiellement.

Lui aussi avait hâte de le devenir, ne serait-ce que pour retrouver son épouse qui le boudait ferme depuis des mois. Ce départ pour Corvecol n'était d'ailleurs pas anodin, elle cherchait à l'éviter ou bien à le punir parce qu'elle lui en voulait toujours pour El savait quoi.
Brun avait-il remarqué le changement d'expression sur le visage du Roi ? Il le questionna alors sur le tour de taille de la Reine.
On frappa alors à la porte et le Roi somma d'entrer sans même prendre la peine de se lever.

Un premier domestique entra chargé d'un lourd plateau, suivit d'autres pour la préparation du bain.
Pendant qu'ils s'activaient, Vainqueur donna de nouvelles directives : un autre plateau pour son invité et plus de vin par Eda. Beaucoup de vin.

Après un temps qui lui sembla interminable, tout redevint calme et les deux hommes furent laissés là, seuls, le temps d'aller préparer un nouveau plateau.

- Elle est bien ronde. Comme la Reine d’ailleurs. Patience dit que comme c'est une seconde grossesse ça se voit plus vite, haussa-t-il les épaules en leur servant deux coupes de vin.

Il en but une gorgée et reprit :
- Je ne les ai pas vu depuis longtemps, Shyrin m'évite comme la peste, je ne suis pas allé à Corvecol.

Il soupira, passablement irrité. Son épouse faisait des manières, il n'allait pas lui courir après.

Brun regarda avec contentement le domestique installer le dîner et Vainqueur réclamer davantage de vin. Malgré sa fatigue, il se sentait d'humeur à manger, à boire et à parler. Ces derniers mois avaient été bien trop fades, trop solitaires.

Brun servit Vainqueur avec la bouteille qu'on avait ouverte pour eux, puis se servit lui-même et but en réfléchissant aux paroles du Roi. Que son ami compare la silhouette d'Acuité avec celle de la Reine le troubla, car la grossesse de la Reine était bien plus avancée ; mais il dut se satisfaire des explications rapportées de Patience. Comment Acuité pouvait-elle être déjà grosse alors qu'elle lui avait écrit ne pas sentir l'enfant bouger ? Mais c'était il y avait plusieurs semaines, déjà. Cela le renforça dans sa décision d'aller voir Acuité au plus vite, pour ne pas tout manquer, une nouvelle fois.

- Oh, laissa-t-il échapper lorsque Vainqueur lui avoua ses déboires conjugaux.
Il ne sut pas quoi dire. Devait-il lui demander pourquoi la Reine l'évitait, ou était-ce indiscret ?

Il fut un temps où Brun se serait réjoui de cette mésentente. Il fut un temps où il aurait d'emblée été persuadé que la Chalcédienne en était nécessairement la cause. Mais aujourd'hui, cette nouvelle le peinait, et il se demanda ce que Vainqueur avait fait pour s'attirer ses foudres. L'avait-il à nouveau Artisée ? Brun ne voyait pas ce que la rouquine pourrait reprocher d'autre au Roi. Vainqueur était "peu délicat", mais il avait bon coeur. Vainqueur n'écoutait pas les persifflages de sa mère, ni ne sifflait les oiselles.

Bah ! Il n'y avait certainement que le caractère capricieux de la petite princesse à blâmer ! Sans parler des fameuses sautes d'humeur de celles qui étaient promises à la maternité ! Vainqueur n'était pas habitué.

Brun claqua la cuisse de son ami pour lui remonter le moral, ignorant son verre qui menaça de déborder (ce ne serait bientôt plus un problème).
- J'y vais après demain ! s'écria-t-il, enthousiaste.
Le vin promis le confirmait dans ce raisonnable délai.
- Viens avec moi ! On leur apportera des fleurs ou une connerie comme ça.
Elles ne pourraient qu'être heureuses de les voir, se rasséna-t-il en mordant à pleines dents dans une patte de poulet. En tout cas, Acuité serait heureuse de le voir, lui. Il n'était pas parti en Chalcède, et il lui avait même écrit.

"Oh" avait dit Brun et il n'y avait pas grand chose à dire d'autre. Vainqueur ne tenait pas à s'apitoyer sur son sort, il positivait, profitant de ce célibat imposé pour traiter les affaires du Royaume. A présent que la menace Chalcédienne était éloignée, il n'en demeurait pas moins que d'autres, plus présentes existaient toujours. Il en avait également profité pour pratiquer l'Art et se plonger dans les parchemins plus anciens à la recherche de ces méthodes de soin du corps dont il avait usé, sans réellement comprendre comment sur Shyrin.
Aujourd'hui, il voulait percer les secrets de la magie, améliorer son don et devenir plus fort.
La fatigue s'était récemment instillée dans ses veines mais il n'en avait cure. Cet épuisement était bon signe, il progressait.
Pensif, le nez au dessus de son verre, Vainqueur ne vit pas la claque sur sa cuisse venir et manqua de renverser le précieux liquide.
L'enthousiasme de son ami cependant, lui arracha un sourire tandis qu'il mordait dans la cuisse de poulet qu'il tenait dans sa main.
Vainqueur but son verre d'un trait.

- Tu me sembles bien pressé de retrouver ton épouse, se moqua-t-il gentiment. Te manquerait-elle ?

Affichant un sourire taquin, il se servit un nouveau verre avant de tapoter gentiment l'avant bras de son ami.

- C'est bien, concéda-t-il avec affection avant de reporter son attention sur le feu crépitant.

Il étira ses jambes qu'il laissa tendues face à l'âtre, dégustant le liquide alcoolisé.
- Vas-y sans moi, de toute façon j'ai des choses à faire ici et il vaut mieux que la Reine et moi-même nous tenions éloignés. Je n'étais pas pour son escapade à Corvecol tu sais. Elle a pris cette décision toute seule.

Bien qu'il agisse comme si cela ne le concernait pas, il était réellement contrarié. Shyrin n'avait tenu compte d'aucun avis du Roi, il avait fallut toutes les peines du monde à Vainqueur pour qu'il ne perde pas la face. De toute façon, il faudrait bien qu'elle rentre un jour ou l'autre pour accoucher. Il ne voulait pas lui faire le plaisir de lui laisser croire qu'elle lui manquait, même si c'était vrai.

Brun mâcha en regardant le sourire du Roi, se demandant s'il devait se défendre d'être heureux de retrouver sa épouse, après de longues semaines. N'était-ce pas naturel ? Vainqueur savait qu'il l'aimait sa petite cousine, Brun le lui avait dit, deux fois, ce qui était plus qu'à Acuité elle-même, songea-t-il avec perplexité. Depuis sa confession malheureuse lors de leur première nuit légitime, Brun n'avait pas réitéré l'expérience. Peut-être Vainqueur devrait-il s'y mettre s'il voulait arranger les choses avec Shyrin. Mais le voulait-il ? Le Roi semblait en vouloir à sa Reine de cet exil volontaire à Corvecol, plus que lui-même, qui n'était pas ravi non plus que la Chalcédienne ait emporté sa femme, son fils et son enfant à naître dans ses bagages. Ils auraient pu être ensemble à l'heure qu'il était, même si Brun n'était pas mal là, à boire avec le Roi.

- Elles n'en font jamais qu'à leur tête, affirma-t-il après une gorgée de vin, désireux de dédramatiser la situation, même si de cette situation, Brun ignorait tout.
Cela ne pouvait pas être si grave, n'est-ce pas ? Sans doute les caprices de Shyrin. La maternité l'assagirait sans doute. Brun aurait aimé pouvoir dire qu'il en avait été ainsi pour Acuité... mais force était de constater que leurs idées différaient souvent, et que la petite Duchesse ne se rangeait jamais aux siennes, même s'il n'était pas sûr de le vouloir ; elle était comme ça, Brun le savait, en un sens il l'appréciait, même si souvent, c'était simplement épuisant.

- Bah ! fais comme il te plait, tu es le Roi, finit-il ainsi que son verre.
Vainqueur avait le pouvoir de lui dire non, de dire non à sa Reine et à n'importe qui.
Brun se retint d'ajouter que Vainqueur trouverait toujours en lui une oreille attentive pour se plaindre de la Chalcédienne. C'était une mesquinerie, et puis, il n'était pas certain de vouloir connaître les déboires conjugaux du couple royal. Il eut préféré que son ami soit heureux avec celle que contre toute raison, il avait choisie.

- En parlant de Chalcédiens... reprit-il peu élégamment, en leur resservant un deuxième verre de vin. Raconte-moi pour le Fanel. Je veux tout savoir. Ne m'épargne aucun détail.
Et il s'installa comme pour écouter une jolie histoire de nuit. Une histoire où les gentils vivaient heureux à la fin, et où les méchants étaient cruellement punis. Une histoire qu'on eut souhaité vivre, bien en sécurité au fond de son lit.

Evidemment qu'il ferait comme il lui plaisait, il était le Roi ! Mais il devait bien avouer que Shyrin le contrariait énormément. Elle s'était exilée volontairement, comme pour le priver de cette grossesse tant espérée. Il n'ignorait pas qu'elle le punissait pour El savait quelle raison mais avait renoncé à comprendre. Les femmes étaient un réel mystère, encore plus lorsqu'elles étaient enceintes. Il haussa les épaules, préférant passer à autre chose, enterrer le sujet une bonne fois pour toute. Qu'il parte voir Acuité si cela lui chantait, lui ne bougerait pas son royal postérieur.

Brun remplit les coupes à nouveau tandis que le Roi se renfrognait, s'enfonçant un peu plus dans son fauteuil, la mine boudeuse.
Le changement de sujet proposé par son fidèle conseiller adoucit quelque peu son humeur même si parler de Chalcèdes ne l'enchantait guère. Le Roi voulait mettre tout ceci derrière lui, mais pouvait-il en vouloir à Brun d'en savoir un peu plus ? Après tout, il avait souhaité participer à l'expédition punitive mais s'était résigné, par amour peut-être ou parce que comme le Roi le pensait, son épouse ne l'avait pas laissé y aller.
Comme Brun s'installait pour écouter l'histoire, Vainqueur récupéra sa coupe, en prit une bonne gorgée et reprit sa place dans le fauteuil.
Il lança un regard sombre à son ami, puis plia une jambe qu'il croisa sur l'autre.

- Nous avions contacté Hobes pour savoir, ce qu'il en était de son côté, commença-t-il avec le talent d'un conteur. Je voulais renvoyer à Fanel la tête de sa soeur, mais Hobes m'a dissuadé de le faire, arguant que le déshonneur serait plus grand si tous les restes de la Fanel demeuraient dans les Duchés. Il ajouta que son frère n'en aurait cure, la folie gangrenait son esprit depuis longtemps.
J'ai donc envoyé un petit groupe afin de voyager rapidement mais sans danger. Discret était dans le lot. Hobes les a accueillit et sous couvert d'un rendez-vous avec le Fanel, Discret à fait son oeuvre.
moi aussi j'aurais préféré qu'il souffre, moi aussi j'aurais aimé enfoncer ma lame dans le corps de cet homme, mais les Dieux en ont décidé autrement. Aujourd'hui je dors paisiblement en me disant que frère et soeur ne sont plus de ce monde et j'ai appris à m'en satisfaire.

La coupe gagna sa bouche à nouveau.
- Toi aussi j'en suis certain, tu y arrivera.

Un large sourire bienveillant étira les coins de sa bouche.
- Et maintenant dis moi, qu'en est-il de Haute-Garde ?

D'abord pendu aux lèvres de Vainqueur, Brun regarda les flammes d'un air songeur. Il se sentait vide et ne savait comment interpréter cette absence de sentiment à l'annonce de la mort douce de son ennemi. Etait-il seulement épuisé ? Peut-être Acuité avait-elle raison de dire que la vengeance ne lui apporterait rien. Brun aurait pu convoquer les images des cicatrices de sa femme pour raviver sa colère légitime, mais il n'en avait pas envie, pas maintenant. L'évocation de Haute Garde suffisait à l'éprouver.

- Haute Garde appartient désormais au Duc d'Haurfond, déclara-t-il en se demandant s'il pouvait s'arrêter là.
Mais il devait des réponses à son ami et à son Roi.
- Il en est désormais le maître, comme je ne l'ai jamais été. Toutes ces années...
La pilule était amère et il la noya dans une bonne lampée.
- Toutes ces années, j'ai été joué. Vasteng, mon régent, se comportait comme le seigneur de ces lieux. Il ne devait pas penser que je reviendrai un jour...

Il finit son verre et poursuivit :
- Mais je suis content de m'être débarrassé de cet héritage encombrant. Celui d'Acuité suffira largement à nos enfants. Je ne veux pas qu'ils grandissent comme moi, dans la cendre... J'aurais aimé qu'ils grandissent comme nous, à Castelcerf... avec ton fils... mais je crois qu'Acuité voudra retourner à Castellonde... un jour ou l'autre...
Elle ne t'a pas pardonné, pensa-t-il, mais il n'osa rien dire : à quoi bon ? Brun préféra revenir au sujet, également déplaisant, mais moins sensible.

- Comme toi, j'ai fait justice discrètement, pour Vasteng. Un simple bannissement. Là encore, le châtiment n'est pas à la hauteur de l'injure... mais j'ai préféré ne pas ébruiter l'affaire, et m'en débarrasser rapidement. Enfin, "rapidement"... ça m'a pris des semaines pour tout remettre en ordre. Ça, le commerce à Haute Garde était florissant ! mais à la limite de la légalité. Vasteng s'en mettait plein les poches et le Duc de Rippon ne pouvait pas l'ignorer. Enfin... j'espère que le Duc d'Haurfond fera un meilleur usage de cette place.

Brun pensait à un usage militaire, mais ça n'était plus ses affaires. Quoique le Duc décide, il devrait "s'en satisfaire", et il était plutôt optimiste à ce sujet : Acuité et son ventre rond occupaient toutes ses pensées. Considérant que le sujet était clos, Brun sourit à son ami et reprit du poulet.