Brun dormait plutôt bien entre les bras d'Acuité. Il se réveillait souvent avant elle mais passait quand même la saluer avant qu'elle ne parte à sa leçon d'Art, qui lui prenait toute la matinée. La petite Duchesse avait recommencé à y aller, et il semblait à Brun que tout allait mieux à tous les points de vue, depuis qu'ils étaient mariés. Lui-même était un homme comblé, même s'il appréhendait leur départ pour Castellonde et son départ pour Chalcèdes. Il n'en avait pas encore parlé à Acuité : il attendait qu'elle soit bien disposée et souvent, elle l'était, mais alors il préférait lui voler des baisers, voire davantage. Il n'avait pas, ou si peu, eu l'usage de sa chambre de célibataire qu'il avait conservée, par attachement et par sécurité.

Mais cette nuit, impossible de fermer l’œil. Le Conseiller ressassait de sombres pensées, qui prenaient une noirceur exagérée. L'avant-veille, il avait entendu chuchoter qu'Acuité avait une aventure avec Vaillant, et il en avait souri. Vraiment, les courtisans ne savaient plus quoi inventer ! Brun devait supporter son lot quotidien de rumeurs depuis qu'il évoluait à la Cour plutôt que dans la cour - ragots interceptés ou murmurés à dessein, juste assez fort pour pouvoir épier la réaction de l'intéressé. Vaillant et Acuité ?! Brun ne pouvait imaginer deux caractères plus dissemblables. Il ne s'inquiéta pas. Il avait pleinement confiance dans l'amour et dans la fidélité d'Acuité.

Mais une rumeur en entraînait une autre et le lendemain, Brun avait entendu qu'Espoir était en vérité le fils de Vaillant. Et ça ne l'avait pas fait rire du tout. Il avait tiré une tête d'enterrement et s'était éclipsé pour éviter de se donner en spectacle. Il avait commencé à douter. Malgré son arrogance et sa jambe abîmée, Vaillant était bel homme, bien plus que lui avec ses poils blancs et sa gueule cassée. Acuité le voyait tous les jours dans la Tour d'Art. Etait-ce à cause de lui qu'elle ne voulait plus y aller ? Est-ce qu'elle badinait avec lui ? Qu'avait-elle pu bien faire pour susciter de telles rumeurs ?

Brun était bien placé pour savoir que les rumeurs n'étaient pas toujours fondées, mais pouvaient être dévastatrices. Depuis l'annonce de leur mariage, certains chuchotaient qu'Espoir n'était sans doute pas le fils d'un chalcédien. Qu'ils croient ce qu'ils voulaient : bien qu'il eût préféré que la vertu d'Acuité ne soit pas mise en doute, Brun considérait que l'honneur était rétabli. Il avait épousé Acuité, il avait adopté Espoir, croyant clore le sujet. Mais Espoir, bâtard de Vaillant ? Cela jetait l'opprobre sur le nom Loinvoyant, sur Acuité et sur lui. Oui : il se sentait sali, dans sa virilité et pire, dans sa paternité.

Il avait espéré qu'Acuité lui en parlerait. Brun n'attendait que ça, que ses doutes ridicules soient dissipés ; mais son épouse n'avait pas abordé le sujet. Lui-même ne voyait pas trop comment lui en parler sans lui faire offense. Alors il n'avait rien dit (ce qui parait-il, était sa spécialité) et ressassait tout ça dans son lit. A la lumière de la lune, le Conseiller assassinait du regard, sur la tapisserie, l'Artiseur blond qui semblait le narguer. Grossies par l'obscurité, sa jalousie et sa paranoïa l'engluaient dans un demi-sommeil cauchemardesque. Glace apprenait la rumeur et annulait leur mariage. Les assauts de Vaillant faisaient crier Acuité.

Finalement, ce fut Espoir qui cria, et en une demi-seconde, Brun fut debout, dans sa chambre d'enfant, pour le calmer. Il rassura la nourrice (il s'en occupait), et emporta son fils au salon, emmitouflé dans sa petite couverture. Malgré l'heure tardive, Espoir semblait tout à fait réveillé et avait envie de jouer, mais Brun ne voulait pas réveiller Acuité. Alors il annonça à son fils qu'ils allaient faire un petit tour, le prit dans ses bras et quitta l'appartement familial ; traversa les couloirs déserts, monta d'un étage, poussa de l'épaule la porte de son ancienne chambre. La chambre sentait le renfermé, mais y pénétrer l'apaisa instantanément. Presque vide (il ne restait plus que le grand bureau et le petit lit), elle constituait un terrain de jeu parfait. A la lueur des bougies, Brun fit marcher son fils. Il était difficile de dire lequel des deux était le plus extasié par cette activité.

Une heure plus tard, Espoir s'était rendormi. Brun l'avait installé sur son lit et avait pris place à son bureau. Reprenant possession de son matériel, il s'attela à la rédaction d'une longue lettre à l'attention du Duc de Haurfond.

Un frisson glacé remonta le long de l'échine d'Acuité et elle se réveilla. Les yeux encore embrumés par le sommeil, elle chercha à tâtons le corps de Brun afin de venir s'y coller pour mieux se réchauffer. Contrairement à elle, sa peau était toujours tiède voire chaude et elle adorait se lover entre ses bras protecteurs pour savourer les bienfaits de sa température.
Sa main glissa sur le draps et ne trouva que le vide. Surprise, elle se redressa et après avoir acclimaté ses yeux à la nuit, s'inquiéta de trouver le lit conjugal vide de sa présence.
Elle quitta le confort des draps à la recherche d'une bougie. Ses pieds nus frappèrent le sol lorsqu'elle sauta aux pieds du lit.
Avec sa chandelle, elle vint se rendre compte de ce que son esprit savait déjà. Brun n'était plus là. Elle arpenta le salon plusieurs fois, à la recherche d'indices qui lui apporteraient la solution à ce mystère. Son regard se fixa un instant dans le ciel, tachant de se rendre compte de l'avancée de la nuit. Où pouvait-il être parti ? Sans rien lui dire..avait-il quoique ce soit à cacher ?
Déjà son esprit imaginait quantité de visions infondées. Elle secoua la tête et décida de se rendre dans la chambre d'Espoir, persuadée que la vue de son fils apaiserait ses inquiétudes et ses images insensées.

La porte s'ouvrit et Acuité se rendit compte que le lit était vide. En proie à une panique réelle, elle fit irruption dans la chambre annexe de la nourrice et la réveilla en la secouant.

- Où est mon fils !! la pressa-t-elle en chuchotant par réflexe, bien qu'il n'y eut plus personne à réveiller.
La jeune femme émergea rapidement et lui avoua que son époux était venu s'en occuper.
Stupéfaite, Acuité quitta la pièce, la laissant se rendormir.
A nouveau, elle fit les cent pas dans leur salon, se demandant à quoi tout cela rimait. Brun allait-il revenir ? Oui, il avait simplement dû emmener Espoir faire un tour, l'enfant se réveillait encore quelques fois la nuit. Peut-être souhaitait-il rattraper ce temps qui dans la journée, lui manquait.
Mais après un long moment toujours sans nouvelle, elle se décida à les chercher. Enfilant sa robe de chambre, elle quitta ses appartements et fila droit jusqu'aux cuisines, persuadée d'y trouver son époux et son fils, présents pour calmer une fringale nocturne.
Ils n'y étaient pas.

La panique la gagna à nouveau et elle avait beau essayer de réfléchir, rien de sensé ne lui vint. Si on avait décidé de s'en prendre à eux ? Si elle devait les perdre à jamais ? Par Eda...son coeur se serra à cette idée et l'air lui manqua durant un instant.
Elle quitta les cuisines, bien décidée à les retrouver et se mit à déambuler dans les couloirs du château endormi. Les torches brûlaient toujours et heureusement elle ne croisa personne. Ses pas la menèrent machinalement devant son ancienne chambre et elle caressa doucement le bois de l'embrasure. Les larmes lui montèrent soudain aux yeux et se mirent à rouler le long de ses joues. L'avait-il encore une fois abandonnée ? Il avait emporté leur fils cette fois-ci.
Elle reprit sa marche, telle une âme en peine et cette fois-ci, ses pas la menèrent devant l'ancienne chambre de Brun. Elle ne se souvenait que trop bien, comment cette nuit-là, elle était venu jusqu'ici, comment il avait eu du mal à ouvrir sa porte parce que l'alcool rendait ses gestes trop imprécis. Sa surprise de la trouver là et la manière dont il l'avait éconduit, encore.
Cette chambre où tout avait commencé, cette même chambre où elle lui avait demandé de l'épouser...où ils s'étaient disputés encore.
Y avait-il un seul endroit où ils ne s'étaient pas disputée ? Elle en doutait, et poussé par l'émotion, elle abaissa la poignée qui à sa grand surprise, ouvrit la porte.
Il y avait de la lumière à l'intérieur et elle hésita à entrer, peut-être que la chambrette possédait un nouveau locataire. Un bruit de craquement de bois lui donna raison, il y avait bien quelqu'un.
Elle se risqua à un regard en direction du bureau sur le côté et reconnut les traits de son mari à la lumière de la bougie.

- Par Eda...lâcha-t-elle de surprise en entrant.

Avec ses joues mouillées et ses cheveux décoiffés, on aurait dit un fantôme. Son regard balaya la pièce et découvrit Espoir endormi dans l'ancien lit de Brun. Alors son regard se tourna de nouveau en direction de son époux, bourré d'incompréhension tandis que sa bouche demeurait bien incapable de prononcer une seule question.

Brun était concentré sur sa lettre, mais il ne put manquer le bruit de la porte qui grinçait. Dans la lumière parasite, il mit quelques secondes à reconnaître Acuité, en robe de nuit, visiblement tourmentée.

- Oh. Tu es réveillée, constata-t-il bêtement, dépité, la plume en suspens.
Acuité avait dû s'inquiéter et ça n'était pas le but de la manœuvre. Les avait-elle cherché longtemps ? Savait-elle qu'il serait là, dans cette antre qu'il avait conservée ?
- Tout va bien, déclara-t-il, même si elle avait déjà tourné la tête vers Espoir.
Il ne pouvait rien arriver de mal à leur fils en sa compagnie. Pas de quoi se faire un sang d'encre.

Brun ne reposa pas sa plume à l'encrier. Devait-il inviter Acuité à entrer ? La présence de la petite Duchesse lui avait toujours paru déplacée en ces murs, même à présent qu'elle était son épouse. Cette chambre n'était pas celle d'un homme marié.

De toute façon, Acuité préférerait certainement retourner se coucher, avec ou sans Espoir. Lui n'avait pas envie de dormir ni de replonger dans ses fantasmagories cruelles.
- Je finis ma lettre et j'arrive, conclut-il en baissant les yeux sur le papier.

Le constat était amer. Brun, tranquillement installé à son bureau dans cette chambre qui n'aurait plus dû être la sienne, leur fils, dormant sereinement dans ce lit, dans lequel il avait été conçu. C'était aussi surréaliste que troublant.
Il la regarda un instant, ne sembla pas s'émouvoir de son trouble, ni même du fait qu'elle s'était inquiétée et qu'elle les avait cherché partout. Elle en revanche, avait tant de question à lui poser, mais aucun n'arriva à franchir ses lèvres.
Elle se décida à entrer définitivement, même s'il ne l'y avait pas invité et referma la porte derrière elle.
S'avançant vers le bureau, elle y posa ses paumes avec force et le bois trembla sous son geste.

- Qu'est-ce que cela signifie ? demanda-t-elle la voix tremblante et basse pour ne pas réveiller Espoir. Je vous ai cherché partout par Eda, j'ai même secoué la nourrice ! Tu disparais en pleine nuit et je te retrouve ici, dans ton ancienne chambre qui visiblement l'est encore ? Que dois-je comprendre ? Nos appartements ne sont pas assez bien pour toi ? Tu y as un bureau là-bas aussi !

Avait-il gardé cette pièce comme son antre pour venir y retrouver une quelconque maîtresse ? L'idée la fit frissonner et elle croisa les bras autours d'elle-même, comme si cela pouvait la protéger de cette révélation. Elle recula, effrayée en balayant les murs de son regard inquisiteur. Y trouverait-elle des indices du passage d'une femme ? Et il osait y amener son fils...

Les paumes d'Acuité claquèrent sur le bureau, et Brun fit un pâté. Il leva sur elle un regard agacé. Cela faisait longtemps que la petite Duchesse ne lui avait pas fait un scène, et là, en pleine nuit, avec Espoir qui dormait à côté, ça n'était vraiment pas le moment. Acuité était éprouvée, lui était fatigué ; les choses pouvaient rapidement dégénérer. Il allait encore devoir être le plus raisonnable des deux, face à El-sait-quoi son épouse l'accusait. Acuité regardait la chambre comme si c'était un repaire de brigands, comme si un truand allait jaillir d'une armoire... mais il n'y avait pas d'armoire, et franchement, plus grand chose à voir.

- Espoir voulait jouer et je ne voulais pas que le bruit te réveille. Pas de quoi monter sur tes grands chevaux, rétorqua-t-il avec cette familiarité qu'il se permettait désormais.
- Désolé si tu t'es inquiétée. La nourrice ne t'a pas dit qu'Espoir était avec moi ? Que veux-tu qu'il lui arrive avec moi ? Je suis son père, quoique tout le monde en dise, marmonna-t-il.
Et, amer, un peu honteux aussi de laisser les rumeurs l'affecter, Brun baissa à nouveau les yeux vers son courrier. Peut-être que s'il l'ignorait, Acuité allait retrouver toute seule le contrôle de ses nerfs. Lui non, et il fit un deuxième pâté.

Brun pinça les lèvres. Il allait devoir tout recommencer.

Le regard que Brun lui lança la mis en colère. Il pouvait bien s'agacer qu'elle le dérange durant l'écriture de son courrier. Ce n'était ni l'endroit, ni le moment. Bien décidée à ne pas se laisser marcher dessus, elle se redressa et croisa les bras sur sa poitrine, la mine contrite.
Elle ne comprenait pas ce qu'il faisait là, ni même pourquoi cette chambre lui appartenait encore. Avait-il si peu de foi en leur mariage qu'il s'était gardé sa garçonnière ? Cela la blessa. Il pouvait tout aussi bien refuser de se marier avec elle s'il avait peur que leur union ne fonctionne guère.
Ses lèvres se pincèrent un peu plus à ses propos et ses yeux lancèrent des éclairs. Il ne parlait que d'Espoir et du fait qu'il avait simplement voulu lui épargner un réveil nocturne. A aucun moment il ne justifiait sa présence ici.

Elle fronça les sourcils cependant à l'écoute de ses dernières paroles. Quelle mouche l'avait piqué ? Evidemment qu'il était son père dans tous les sens du terme. Se pouvait-il que les rumeurs actuelles le touchent autant ? C'était ridicule, aussi ridicule que celles qui lui prêtaient une liaison avec Vaillant Fructurive.

- C'est ridicule, ne put-elle s'empêcher de lâcher.

Il ne la regardait même pas, ignorant simplement sa présence, comme si le simple fait de se tenir dans cette pièce n'avait pas lieu d'être à ses yeux. Elle s'en sentit blessée et sa colère retomba aussi sec. Sa mâchoire se crispa, elle ferma les yeux un court instant puis se dirigea vers le lit. Là elle observa son fils avant de le prendre dans ses bras avec un soin tout particulier afin de ne pas le réveiller.

Revenant devant le bureau, elle ajouta d'un ton impérieux bien que fragile :

- Bien, je te laisse terminer...peu importe ce que tu fabriques... Si tu le fais en pleine nuit et dans ton ancienne chambre, c'est que je ne suis pas concernée. Bonne nuit.

Brun ne leva pas les yeux quand Acuité dit que c'était ridicule. Qu'est ce qui était ridicule ? Lui ? La situation dans laquelle ils se trouvaient ? La scène qu'elle lui faisait ? Assurément. Brun ne voyait pas ce qu'Acuité avait à lui reprocher. Au contraire, il s'était comporté idéalement : il ne lui avait fait aucun reproche sur les rumeurs qui courraient à son sujet ; il s'efforçait de préserver son sommeil ; il s'occupait de leur fils. Mais visiblement, ça n'était pas assez. Acuité voulait tout, jusqu'au dernier espace d'intimité qui lui restait. Ne pouvait-elle comprendre qu'il était plus à l'aise ici pour traiter des affaires importantes ? Car effectivement, tout ne la concernait pas. Les instructions qu'il laissait au Duc d'Haurfond pour la gestion de son fief ne la concernaient pas. C'était son fief, son bureau - et son fils qu'Acuité lui enlevait là, même à présent qu'elle le savait en sécurité. Brun leva les yeux de sa lettre, vexé.

- C'est ça, rétorqua-t-il du même ton.
Il se retint de lui dire qu'il n'était pas le seul à "fabriquer" El sait quoi en pleine nuit, d'après ce qu'on disait. Brun n'avait pas envie d'une énième querelle, malgré sa rancœur enfouie.
- Bonne nuit, marmonna-t-il en baissant les yeux sur sa lettre.
Il ne vit pas Acuité sortir avec Espoir, sans bruit.

Dans le silence rétabli, le Conseiller sortit un nouveau parchemin et s'appliqua à recopier sa lettre raturée. Ses efforts de calligraphie parvinrent à lui divertir l'esprit. Mais quand il fallut réfléchir pour continuer à écrire, des pensées parasites lui envahirent l'esprit. Il douta d'Acuité et douta de son attitude envers elle. Quoique la petite Duchesse ait fait, elle avait dû vraiment s'inquiéter. Il ne devait pas céder à tous ses caprices ; mais la dureté qui avait été la sienne n'avait jamais rien résolu avec elle.

Au bout d'une demi-heure, et même pas un demi-paragraphe, Brun finit par renoncer. Il rangea le parchemin, la plume et l'encrier. Il hésita. Devait-il les emmener avec lui, jusqu'à leurs appartements où Acuité voulait le consigner ? Il soupira et se contenta de repousser la chaise. Il quitta la pièce, ferma derrière lui et traîna les pieds dans les couloirs. Il hésita à faire un détour par les cuisines, mais l'heure de son réveil habituel n'était plus si lointaine. Il se résolut à rentrer chez lui.

Dans le salon, Acuité avait laissé une chandelle sur la table, et cela l'adoucit un peu. Brun se déshabilla là pour éviter de faire trop de bruit. Il souffla la bougie et, à tâtons, entra dans la chambre et se dirigea vers le lit. Nu, il se glissa sous les draps. Il sentait la chaleur d'Acuité mais ne voyait que son dos tourné. Même ses cheveux avaient été ramassés de l'autre côté de l'oreiller. Pour une fois, il avait tout la place. Non que ça lui serve à grand chose, vu qu'il n'arrivait toujours pas à dormir, ressassant les mêmes pensées. Brun regarda l'Artiseur, regarda le plafond, compta les moutons puis les respirations d'Acuité, irrégulières. Ne dormait-elle pas ? Il se pencha au-dessus d'elle, pour vérifier.

La froideur avec laquelle Brun lui répondit acheva la jeune femme. Elle pinça les lèvres doucement et se borna à garder le menton haut même si son époux retournait déjà à sa lettre.
Elle ravala sa fierté comme ses larmes, et son enfant toujours endormi dans ses bras, elle quitta la pièce en se mordillant la lèvre inférieure.
Les couloirs vides du château faisaient écho à son coeur soudain froid et désert. Après la surprise de sa découverte, elle aurait espéré un semblant d'explication. Pourquoi avait-il conservé sa garçonnière ? Elle savait pertinemment que Brun n'était pas un homme à femmes, pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de laisser la jalousie et l'inquiétude parcourir ses veines.
Elle erra l'esprit torturé par tout ce que son imagination plaçait à sa portée et bientôt, elle regagna leurs appartements.

Une fois de retour chez eux, elle replaça Espoir dans son lit et caressa longuement sa tête pour s'assurer que son endormissement demeure complet.
En revenant dans la pièce principale, elle soupira. Etait-ce cela que Brun fuyait ? Peut-être que cette nouvelle vie ne lui plaisait pas, peut-être qu'il n'était pas suffisamment à l'aise pour travailler depuis chez eux. Peut-être estimait-il qu'elle prenait trop d'espace ? Etait-ce ce qu'elle faisait vraiment ?
Prise de doutes, elle resta un moment à arpenter la pièce avant de se rendre à l'évidence : il ne rentrerait pas.
Triste, elle regagna sa chambre après avoir laissé une chandelle au cas où. Une part d'elle espérait toujours.

Sans prendre la peine de retirer sa chemise de nuit, elle se glissa sous les draps et tacha de regagner son sommeil. Mais celui-ci ne vint pas. Le lit lui semblait vide de la présence de son époux, le matelas froid et mornes sans la chaleur et le parfum de Brun.
Après un nouveau soupir, elle entendit le bruit de la porte et se figea.
Quelques instants après, il s'enfonça sous les draps. Dos à lui, Acuité fixa le mur face à elle, n'osant ni parler, ni même respirer. En proie à des émotions contradictoires, elle expira cependant et son rythme cardiaque s'accordait à son humeur.
Elle sentit le matelas s'enfoncer juste derrière elle et puis la présence, au dessus d'elle. Les sourcils froncés, intriguée, elle se tourna et se retrouva face à l'homme qu'elle aimait et qui la surplombait, peut-être aussi surpris qu'elle.

- Qu'est-ce que tu fais ? chuchota-t-elle dans l'obscurité.

Sous l'éclat de l'astre nocturne et des étoiles, elle contempla les traits de son époux. Son coeur sembla manquer un battement comme si sa simple proximité la rendait différente, comme si elle n'était plus elle-même. La colère avait disparu, contrairement aux doutes qui en l’occurrence lui volaient son souffle et la laissaient, la bouche entrouverte.

Brun rencontra les yeux d'Acuité, noirs par l'obscurité plus que par l'expression. La petite Duchesse n'avait pas l'air furieuse, plutôt préoccupée. Elle avait surtout l'air très éveillée, alors que depuis presque une heure, elle l'avait laissé. Avait-elle attendu qu'il rentre ?
- Tu n'arrives pas à dormir ? chuchota Brun, répondant à sa question par une autre, car il n'y avait pas grand chose à dire.
Acuité dormait bien, d'habitude. Elle se serrait contre lui et elle s'endormait. Brun supposait que ses cours d'Art et Espoir la fatiguaient. Il aimait se coucher avec elle, même si lui, ne cédait pas si vite au sommeil. Elle était nue, tiède et parfois, elle parlait dans son sommeil.

Cette nuit, il n'y avait pas que la chemise d'Acuité qui les séparait. Brun eut envie d'embrasser ses lèvres, si proches, pour balayer tous ces reproches non formulés. Il eut envie de la prendre pour se prouver qu'il avait sur elle l'exclusivité. Mais il ne pouvait laisser la rancœur et le doute le guider sans abîmer ce qu'ils avaient de plus précieux : leur intimité nouvelle, à défaut de la confiance qui entre eux, avait toujours été imparfaite. Sans compter qu'il fallait faire attention à ne pas concevoir d'héritier.

Depuis la nuit de noce, leurs étreintes avaient été plus mesurées, bien que plaisantes, très plaisantes, et c'est ce qui faisait l'inconfort de la chose. Peut-être était-ce aussi pour cela que ces images jalouses lui venaient. L'idée qu'un autre puisse profiter de ce que lui-même, se refusait, le rendait malade. Mais peut-être eut-il été tout aussi jaloux s'il prenait sa femme toutes les nuits. Maintenant qu'il l'avait épousée, Brun n'était plus disposé à partager. Il semblait condamné à souffrir de la liberté insolente de la petite Duchesse, qu'il n'avait jamais su contrôler qu'en la fuyant ; était-ce qu'il venait de faire, ce soir ? Etait-ce pour cela qu'il ne la touchait pas, bien que ployant au-dessus d'elle ? Qu'il ne la questionnait pas, du moins sur l'essentiel ?

- Tu es inquiète ? Pour Castellonde ? demanda-t-il, hypocrite.
Il savait qu'Acuité était sans doute plus inquiète de ce qui venait de se passer. Elle s'était fait un sang d'encre pour Espoir, et des idées sur son ancienne chambre. A moins que la petite Duchesse ne souffre des rumeurs, elle aussi ? Sans doute pas autant que lui, puisqu'elle, savait la vérité. Brun espérait que ces inepties ne voyagent pas jusqu'en Béarns. Se marier sous les yeux de Glace et de tous serait déjà suffisamment humiliant. Il comptait bien épargner cette épreuve à son fils, même si sa mère n'était pas d'accord. De cela aussi, il faudrait parler, et cette perspective le mortifiait.

Brun aurait préféré ne pas parler, ne pas avoir à se préoccuper de Vaillant, de Glace ni de tous les autres ; juste, faire l'amour à Acuité, corps mêlés sans souci de leur descendance, comme les amants insouciants qu'ils n'avaient jamais été.

Après un temps certain qui sembla s'étirer, Brun l'interrogea sur son sommeil. Elle secoua la tête pour lui signifier sa réponse et referma sa bouche, pour taire ce que son esprit lui hurlait et qui n'aurait fait que les éloigner un peu plus.
Pourquoi avait-il conservé cette chambre, et surtout, pourquoi le lui avoir caché ?
Le doute et la paranoïa s’immisçait dans son corps, la brûlant tout entière comme pour mieux l'inciter à cracher ce venin qui la rongeait depuis les heures sombres de la nuit.
A la lumière de la lune, elle remarqua ses traits tirés et la gêne qu'il tentait de camoufler. Il ne lui disait pas tout. A force de l'observer, elle avait réussi à déchiffrer ses non-dits et ses incertitudes.
Même s'il n'en donnait pas l'impression tandis qu'il la surplombait, Brun réfléchissait elle en était certaine. A quoi pensait-il ? Parfois, elle aurait souhaité que le lien d'Art qui les unissait soit plus épais que le ruban de filigrane quasiment invisible qu'elle tentait toutefois de préserver à l'abris des regards indiscrets du Clan. Pour le moment, elle y arrivait.
Ce lien non désiré et pourtant présent la rassurait et lui donnait le sentiment qu'ils ne faisaient qu'un parfois. Elle le chérissait comme un trésor secret trop précieux.

Ses autres questions la tirèrent de ses pensées et de nouveau elle secoua la tête avant de préciser dans un murmure :

- Pas pour Castellonde.

Elle se tourna pour se placer face à lui et leva une main vers sa joue. La barbe naissante grattouilla agréablement sa paume et elle sourit, oubliant l'espace d'un instant l'étrange atmosphère qui les enveloppait. Son autre main vint se placer à plat sur son torse et elle l'incita à se rallonger sur le dos. A son tour, elle le surplomba quelques secondes, avant de venir s'échouer comme si la poitrine de Brun était devenu un oreiller. Puis pour plus de confort, elle passa un bras autour de lui tandis que son autre main vint se caler entre sa peau et son menton. Elle savait bien que ainsi, il lui serait difficile de la voir et peut-être était-ce mieux ?

- Tu as quelque chose à me dire ? chuchota-t-elle. Ou à me demander ? Je suis là, je t'écoute.

Bercée par les battements de coeur et la chaleur diffusée par la vie de celui qui avait toute son attention, elle ferma les yeux un instant, bien décidée à écouter ce qu'il avait à dire. Pour une fois, elle le laisserait parler. Pour une fois, elle se contiendrait, peu importe ce qu'il était sur le point de lui annoncer.
Dans cette attente, elle huma son odeur comme si cela pouvait apaiser ses inquiétudes.

Acuité ne s'inquiétait pas pour Castellonde, mais Brun, si. Malgré les lieues et les dangers, partir pour Chalcèdes lui paraissait bien préférable. Au moins, là-bas, il ferait quelque chose d'utile, alors qu'il avait déjà épousé Acuité. Le Conseiller comprenait l'intérêt politique qu'il y avait à renouveler ses vœux en public, mais il n'en avait vraiment pas envie. Glace serait odieux envers Acuité et envers lui, et le Duc profiterait de l'occasion pour rappeler à quelles conditions ce mariage s'était négocié. L'absence de Vainqueur l'enhardirait. C'est pourquoi Brun voulait tenir Espoir loin de lui. Comment Acuité pouvait-elle s'imaginer que ce mariage serait plaisant ? Etait-ce dont elle avait envie : la robe, la fête, sa famille réunie ?

Brun la laissa chasser ces soucis de ses caresses inespérées. Il s'y était plaisamment habitué. Sa femme ne le repoussa que pour mieux l'envahir, et il la laissa se blottir contre lui. Ses mains épousèrent sa taille, puis descendirent sur ses fesses. L'homme comptait bien profiter de cette proximité retrouvée, même si ses pensées jalouses le dérangeaient toujours. Acuité n'avait pas de rancœur, mais semblait sentir celle qui sourdait de la poitrine de son époux, ou de son esprit que par l'Art, elle tâtonnait peut-être. Elle l'incitait à la confidence. Pris au dépourvu, Brun cessa de caresser ses fesses à travers le tissu. Il chercha une formulation acceptable pour sa question odieuse, mais ne la trouva pas. Il se refusait à prononcer le nom de Vaillant, à paraître accusateur, ou même méfiant ; il craignait que sa voix ne trahisse ses sentiments.

Soudain, il lui parut plus facile de parler de Chalcèdes. Confidence pour confidence... celle-ci, longtemps retenue, devenait presque urgente. Le Roi voulait l'aval d'Acuité. Ses inquiétudes calmées, la petite Duchesse semblait bien disposée.
- Je vais punir Fanel, murmura Brun, et cette perspective libératrice lui arracha un sourire gamin.
Fanel mort, le passé vengé, la menace éliminée, ils pourraient tout recommencer. Tout commencer. Fier de ce fait d'arme à venir, qui lui permettrait de servir son Royaume et sa belle, tout en apaisant sa haine personnelle, le déserteur glissa sa main sous la robe de sa femme, certain que le désir et l'émotion lui ouvriraient les cuisses. Acuité n'avait jamais dit non.

Les mains de Brun glissèrent le long de sa taille, jusque sur ses fesses. Dans l'obscurité Acuité sourit persuadée qu'elle ne se lasserait jamais de ce contact qu'elle avait à présent apprivoisé. Lorsqu'il posait ses mains sur elle, il lui semblait que son corps vibrait tout entier, que leurs esprits résonnaient ensemble. Nul besoin de paroles, il suffisait d'un regard ou d'un souffle pour qu'ils puissent rejoindre un nouvel univers dans lequel Acuité découvrait encore toute sa sexualité.

Il ne parla pas tout de suite et lorsque ses caresses cessèrent, elle sut qu'il cherchait ses mots. Presque impatiente, elle le contempla avec attention, toujours souriante, l'attention suspendue à ses lèvres.

- Je vais punir Fanel.

Acuité ne réagit pas dans l'immédiat, comme si le sujet abordé n'était pas celui qu'elle imaginait. A aucun moment elle n'aurait pensé qu'il reviendrait sur Chalcèdes. Elle-même avait tracé un trait sur ce douloureux passé.

- Je sais, répondit-elle machinalement, Vainqueur prépare ses représai...
Mais à l'instant où elle aperçut le sourire qu'il affichait, elle comprit qu'elle aurait dû prendre ses paroles au sens strict, littéral du terme. Son sourire s'effaça.
- Non, souffla-t-elle alors que l'incrédulité arrondissait ses yeux. Tu n'y penses pas.

Soudain, elle se redressa entièrement avant de le secouer doucement.

- Tu comptes le faire toi-même ??? Aller là-bas ?
Sans s'en rendre compte, elle avait crié et à présent, la colère l'animait autant que l'incompréhension.
Sa chemise avait glissé de son épaule et s'était ouverte sur son sein, offrant son coeur qui se crispait de peur à l'idée que jamais plus elle ne le reverrait.

- Pourquoi ? reprit-elle les dents serrées. Donne moi une seule bonne raison...

Elle ne douta pas un seul instant qu'il en aurait plusieurs, mais aucune qui justifierait qu'il les abandonne à nouveau, sans promesse de retour.

Acuité ne réagit pas du tout comme Brun l'avait espéré. Au fond de lui, le Conseiller savait que ça ne serait pas aussi facile, sans quoi il le lui aurait dit depuis longtemps. Cela ne l'empêcha pas d'être déçu, voire contrarié. Parce qu'il avait besoin de l'accord d'Acuité, et pas d'une nouvelle crise. Les derniers mots de la petite Duchesse lui rappelèrent douloureusement l'ultimatum de leur nuit de noce. Cette nuit là, la jeune femme avait fini par reconnaître qu'il avait raison. Peut-être que ce soir aussi, elle pouvait se ranger à son avis, malgré la violence de sa réaction. Après tout, il s'agissait de son bourreau. Acuité accordait forcément de l'importance à sa vengeance. Comment pouvait-elle demander pourquoi ?

- Pour le faire moi-même, précisément, grommela Brun. Ça n'est que justice.
Il se sentait humilié d'avoir à lui expliquer cela. Bien sûr que cela lui tenait à cœur. Bien sûr qu'il comptait s'assurer que le travail soit fait et bien fait. Comme Vainqueur, Acuité semblait penser que sa participation était superflue pour la réussite de cette mission, et cela le blessait. Etait-ce parce qu'il était devenu Conseiller qu'il n'était plus bon à rien ? Qu'il devait rester le cul vissé sur une chaise rembourrée en attendant que d'autres vengent sa femme ? Certes, il était formé pour la guerre plus que pour l'assassinat. Des doutes le traversaient, lui aussi. Quitter Espoir et Acuité ne lui plaisait pas, mais ils seraient en sécurité, ici.

- Fais-moi confiance, et baisse d'un ton. Tu vas réveiller Espoir, dit-il, plus bourru qu'il l'aurait voulu.
Brun en voulait à Acuité de le faire douter, sur ça, et sur le reste. Il était son époux : elle lui devait soutien et fidélité.

Pour le faire moi-même, justement. Pour rendre justice.

Justice envers quoi ? Acuité aurait pu comprendre que Brun se sente le devoir d'aller tuer l'homme qui avait envoyé un assassin aux trousses de la Reine, elle aurait pu comprendre que son honneur doive laver l'affront que Fanel avait porté aux Duchés. Mais elle ne voyait que trop bien qu'il ne s'agissait en fait de vengeance. Basse, froide, obsessionnelle, comme il la nourrissait depuis longtemps. Ne lui avait-il pas soufflé à l'auberge qu'il souhaitait venger les souffrances qu'elle avait connu dans les cachots de Chalcèdes ?
Depuis combien de temps fomentait-il son départ ?
Longtemps, c'était certain. Elle ne doutait pas un seul instant qu'il y songeait déjà lors de leur mariage.
Depuis tout ce temps, il avait prévu de partir venger un passé qu'elle avait justement laissé derrière elle pour eux.
Cette justice, c'était pour lui qu'il la réclamait pas pour elle.

Le ton qu'il employa la mit hors d'elle et la blessa profondément. A quoi s'attendait-il ? A ce qu'elle soit heureuse qu'il parte livrer un combat qui n'était pas le sien, là-bas, si loin sans aucune promesse de retour. Combien de Lunes cela durerait-il ? Trop à ses yeux. La colère lui souleva le coeur, à moins que ce ne soit les souvenirs de ces horribles moments passés dans les salles de torture. Soudain, elle se souvint de l'odeur de son propre sang, de sa crasse et de ses déjections comme si elle y était. Les effluves nauséabondes emplirent ses narines et lui donnèrent la nausée. Blanche comme un linge, elle se leva en hâte et quitta le lit pour aller rendre les reliefs quasiment digérés de son repas de la veille accompagné de la bile dans le pot de chambre laissé libre derrière le paravent.

Le goût immonde lui brûla la gorge et les larmes les yeux. Le souvenir de la douleur du corps lui arracha un gémissement tandis qu'elle rendait une dernière fois un haut le coeur.
Assise à même le sol, elle releva la tête en arrière les yeux clos parce qu'elle avait peur d'ouvrir ses paupières et de découvrir qu'elle était toujours dans les cellules de Fanel. Son souffle se perdait, erratique dans l'obscurité et elle tenta de se convaincre qu'elle était en sécurité dans ses appartements, que Brun était là juste à côté. Etait-ce sa présence qu'elle sentait ?
Un frisson la parcourut alors que le souffle glacé du passé essayait de la rattraper, de la garder dans ce tourbillons de sensations qui avaient failli la tuer autrefois.

- Tu ne peux pas partir, bredouilla-t-elle ans conviction parce qu'elle savait qu'il le pouvait parfaitement. Il avait même tout prévu pour ça. Si tu nous abandonnes de nouveau, je ne t'attendrais pas. Si tu pars, alors ne reviens pas.

Parce qu'elle n'aurait pas la force de prier pour lui chaque jour, elle n'aurait pas la force d'affronter chaque jour le quotidien du château en espérant son retour, pas la force de subir à nouveau de sombres rumeurs à son encontre, pas la force de vivre tout simplement dans l'attente, sans promesse de lendemain.

Lorsqu'il entendit Acuité régurgiter, Brun songea aussitôt qu'elle était peut-être enceinte. Une inquiétude mêlée d'espoir le saisit, et il sortit des draps pour voir comment elle allait. Contre le paravent, il la regarda, assise par terre dans l’obscurité. Elle avait cessé de vomir. L'odeur lui vint au nez, mais Brun ne songea pas que ces renvois pouvaient être liés à leur conversation présente - encore moins, aux réminiscences de sa captivité. L'eut-il su que cela l'eut conforté dans sa décision vengeresse.

Il eut de la compassion pour Acuité, et sans ses mots définitifs, il l'aurait relevée. Mais c'est lui qu'elle venait d'abattre avec cette affreuse promesse. Dans sa poitrine, son coeur se rétracta comme un animal blessé.
- Comment peux-tu dire ça ? souffla-t-il, un peu assommé.
Brun n'arrivait pas à comprendre. Elle voulait qu'elle reste près d'elle mais s'il partait, elle ne voulait plus de lui. Ça n'avait aucun sens. Soit elle le voulait, et elle l'acceptait comme elle l'avait pris ; soit elle ne le voulait pas, et c'était un peu tard pour s'en rendre compte.

La colère irrigua son coeur meurtri.
- C'est de Bhaal que tu dois te débarrasser, pas de moi.
L'eut-elle voulu, qu'elle ne l'aurait pas pu. Le voulait-elle ? Après tout, les rumeurs faisaient de lui un mari cocu.
- Nous sommes mariés, crut-il bon de rappeler.
Certes pas devant Béarns, pas encore, mais devant le Roi.
- Cela ne signifie donc rien pour toi ?

Ils s'étaient engagés pour le meilleur et pour le pire. Brun commencerait par le pire pour qu'ensuite, ils puissent avoir le meilleur. Mais Acuité ne voulait pas le voir, elle voulait croire encore, qu'il les abandonnait, alors que jamais il ne les avait laissés que pour leur bien. Mais peut-être eut-elle préféré qu'il l'abandonne dans les Montagnes ? Alors ils ne seraient pas là à mesurer leurs volontés. Car c'était de cela qu'il s'agissait, d'une sorte de duel domestique. Par le passé, Brun avait plusieurs fois cédé à Acuité ; mais aujourd'hui qu'ils étaient mariés, c'était terminé. Elle pouvait bien l'apitoyer et le menacer, il n'allait pas abandonner pour elle ce qui lui restait d'honneur et de liberté.

Frissonnante et couverte de la sueur glacée propre à la nausée, elle tourna son visage pour le regarder. Assise à même le sol elle avait le sentiment d'être si fragile, si vulnérable comme si plus rien n'avait d'importance. Comme par le passé, les deux jeunes gens confrontaient leurs volontés et leur façon de voir les choses. Du revers de sa main elle s'essuya la bouche sans le quitter des yeux.
La manière dont il lui parlait attisait sa colère autant que le contenu des propos.
Elle le savait tout aussi meurtri qu'elle, tout aussi enragé. Brun était aveuglé par cette vengeance qu'il appelait de tout son être, tandis qu'elle n'y avait jamais songé.
Pourquoi ? Comment pourrait-il mieux se sentir en prenant la vie de cet homme ? Ne voyait-il pas que les personnes comme Bhaal Fanel vivaient une existence misérable, solitaire et inconfortable ? Plus que la mort de sa soeur, c'était celle du général de ses armées qu'il devait pleurer, enfin si cet homme était capable de pleurer. Depuis la Guerre, tout ce qu'il avait prévu avait échoué. Malgré la torture, il n'avait rien obtenu d'Acuité, malgré son meilleur assassin, il n'avait pas pu prendre la vie de Shyrin. N'était-il pas suffisamment puni à cumuler les échecs ?

- Si ça ne signifie rien ? murmura-t-elle tout bas en fronçant les sourcils.

Sa foudre se raviva instantanément et elle trouva la force de se relever. Elle s'avança vers lui, le regard sombre et menaçant avant de le pousser avec violence.

- Que ça ne signifie rien ? répétât-t-elle folle de rage mais en chuchotant. Comment toi tu peux dire ça ??? Depuis le temps que je t'aime, alors que je me suis réfugiée dans les Montagnes pour que TU puisses reprendre le cours de ta vie, alors que JE t'ai demandé de m'épouser...comment oses-tu dire que cela ne signifie rien ? C'est toi qui es parti, plusieurs fois. C'est toi qui veut encore partir pour assouvir une vengeance qui ne parle qu'à toi. Je me moque de me débarrasser de Fanel, c'était déjà fait avant que tu ne le remettes sur le tapis ce soir, crois-tu que j'aimes me souvenir de ce qu'il m'a fait subir ?? C'est toi qui fait parti de ma vie, pas lui. Il n'est rien. Il n'existe plus à mes yeux et toi...toi tu comptes juste disparaitre encore...et si tu ne revenais pas ?

Sa voix se brisa et les larmes roulèrent sur ses joues. Mesurait-il réellement toutes les conséquences de se décision. Sa fureur à elle était basée sur la peur de le perdre à jamais. Son courroux se dissipa lentement tandis qu'elle reprenait son souffle. En réalité, elle savait que peu importe ce qu'elle lui dirait, il ne changerait pas d'avis.

- Mais si c'est vraiment ce que tu veux...souffla-t-elle, alors va. Je ne te retiendrais pas.
Parce qu'elle en était incapable. Jamais elle n'avait réussi à le faire plier à sa volonté, jamais. Et cette impuissance la fit fondre en larmes, debout face à lui alors que son petit poing rageur le frappait toujours sans force.

Acuité le poussa et Brun en eut par dessus la tête de ce comportement colérique, capricieux et irrationnel. Il avait beau se convaincre qu'Acuité, la mère d'Espoir, son épouse n'était plus cette adolescente écervelée d'autrefois, à cet instant... il en doutait, comme d'autres choses. Acuité lui mettait tout sur le dos comme s'il était un père et un époux indigne, comme s'il n'avait fait que déserter, alors qu'il avait traversé un Royaume pour protéger son fils, et qu'elle, il l'avait prise pour l'éternité. Cette éternité qu'elle conditionnait à ce qu'il pouvait faire ou ne pas faire. C'était injuste, et cela lui donna envie de crier entre ses dents, lui aussi, jusqu'à...

Troublé, Brun hésita à saisir les poignets d'Acuité, mais renonça en l'entendant sangloter. Doucement, il posa ses deux mains sur sa taille, l'attirant un peu à lui sans l'étouffer, la laissant le frapper.
- Arrête, chuchota-t-il. Tu vas te fatiguer. Est-ce que...?
Il voulut lui demander si elle était enceinte, mais renonça encore. C'était sans doute trop tôt, et ça n'était pas le moment. Brun espérait qu'elle allait se calmer. Pourquoi se mettait-elle dans des états pareils ? Pourquoi ne lui avait-elle pas dit cela tout de suite, plutôt que de le menacer ?
- Je pensais que tu serais soulagée qu'il soit mort... au moins une part de toi. Je vais réfléchir, concéda-t-il.

Etait-ce "vraiment ce qu'il voulait" ? Une part de lui criait vengeance... Une autre rechignait à laisser son fils et sa femme dans cet état de nerf, sa femme qui portait peut-être encore la vie. Sa femme dont il caressa les cheveux, pour calmer ses frayeurs et sa peine.

Il posa les mains sur sa taille et elle le laissa faire. Il l'attira doucement vers lui et là encore, elle le laissa faire.
A ses premiers mots, elle cessa de le frapper, même si étant donné la force qu'elle y mettait on aurait pu prendre ces gestes pour autre chose. Fatiguée, elle l'était déjà par cette vie de château à laquelle elle souhaitait échapper alors que lui semblait s'y fondre avec aisance. Acuité aurait souhaité échapper à l'Art, aux rumeurs et aux gens. Elle aurait voulu fuir avec son fils et son époux loin de tout ce cirque, là où seuls leurs existences comptaient.
La jeune femme en avait marre des faux-semblants, des secrets et de tout ce qui composait la cours cervienne. Elle souffrait désormais des jeux d'attitudes et de bien-paraitre.
Mais elle ne pouvait en parler à Brun, car il culpabiliserait de lui avoir imposé un retour à Castelcerf. Elle ne souhaitait pas qu'il se rende malheureux pour cela, pourtant, n'était-ce pas entrain de le rendre malheureux à se sentir si vulnérable, si faible ? Ne valait-elle pas mieux que cela ?
Il criait vengeance pour elle mais elle n'en voulait pas. Était-elle définitivement brisée ?
Comme il lui promit de réfléchir à la question et qu'il lui caressait les cheveux, elle parvint à ravaler ses larmes et à regagner un souffle normal. Peut-être ne comprenait-il pas qu'elle n'éprouve aucune volonté de vengeance ? A ses yeux, tout était limpide comme de l'eau de roche, mais aux siens ?

Elle releva son visage vers lui et osa un regard à la fois soucieux et pensif.
- Le savoir mort ne me rendra ni mes cris de douleur, ni la peau de mon dos éclatée par les coups de fouet. Sa mort n'effacera jamais la détresse, la souffrance et le désespoir. Dans ces geôles, j'ai laissé une part de moi-même et ce n'est pas sa tête qui me la ramènera.

La résilience serait longue mais elle avait belle et bien commencée. Espoir et Brun comblaient peu à peu ce qui avait été égaré. Peut-être qu'Acuité avait perdu son courage, peut-être avait-elle perdu sa soif de vivre et de combat, elle avait en revanche gagné l'amour maternel, un époux et qui sait, un amour vrai et réciproque.
Elle ferma les yeux un instant, se concentrant sur son inspiration. Lorsqu'elle les rouvrit, Brun la regardait toujours et l'expression de son visage s'adoucit.
La main qui l'avait frappé s'était depuis un moment posé sur son épaule. Elle caressa son bras et glissa jusqu'à sa main qu'elle saisit entre ses doigts.

- Vois-tu cela comme un devoir ? Cherches-tu vengeance pour la Reine ou pour ta femme ? Peut-être un peu des deux...tu as toujours été un homme de devoir et d'honneur. Tu es juste et droit, je ne tiens pas à te retirer cela. Alors réfléchis, mais prends la décision pour toi. Je m'y plierais sans broncher, c'est une promesse.

Par Eda, que cela lui coûtait de prononcer ses paroles. Que n'était-elle pas prête à accepter pour qu'il puisse vivre en paix avec lui-même alors qu'intérieurement elle était mortifiée à l'idée de le perdre. Et malgré ses sourcils affaissés et ses yeux brillants, elle voulut lui offrir un sourire rassurant.

Les paroles d'Acuité ne firent que renforcer sa haine à l'égard du Fanel. Non, Bhaal ne pouvait pas s'en tirer comme ça ! Comment Acuité pouvait-elle poursuivre le cours de son existence en sachant que son bourreau vivait, impuni, et agissait encore contre les Duchés ? Comment pouvait-elle être indifférente à son sort ?
- Qu'en sais-tu ? grogna Brun en caressant ses joues mouillées.
Si lui-même avait eu entre ses mains les assassins de sa famille... il les aurait massacrés avec la même barbarie, un par un, et peut-être que cela l'aurait soulagé comme ne l'avait pas soulagé la guerre anonyme contre les Chalcédiens. Mais cela, Brun ne le pourrait jamais. Alors le moins qu'il pouvait faire, était de venger sa femme - et sa Reine, ou du moins, le symbole qu'elle représentait.

- Shyrin a égorgé la Fanel de ses propres mains, dit-il sans trop savoir ce qu'il voulait prouver.
Pour une fois, Brun aurait voulu qu'Acuité soit comme la Chalcédienne et retrouve sa combattivité. Mais peut-être était-elle plus forte que la Reine, plus forte que lui, en préférant à la vengeance, l'oubli. Mais Acuité ne pourrait jamais oublier cette "part d'elle-même" qui lui avait été arrachée ; et lui, ne pourrait jamais oublier qu'il n'avait pas été capable de la sauver, en caressant le dos meurtri de son épousée.
- C'est mon droit de tuer cet enfoiré, conclut-il, rageur, et il réalisa qu'il serrait Acuité trop fort dans ses bras.

Brun desserra son emprise et la regarda. Il n'était pas dupe de son pauvre sourire. Après l'avoir menacé, la petite Duchesse se pliait à sa volonté ; mais il ne voulait pas de cette soumission sans conviction, pas de nouveau sacrifice. S'il devait tuer Bhaal, avec les risques que cela comportait, Brun le ferait pour elle ; pas pour lui-même, pour redorer son honneur d'époux impuissant, pour apaiser sa soif de vengeance à laquelle il avait voulu renoncer, en cédant son domaine.
- Mais mon devoir est d'abord de vous protéger, Espoir et toi. Alors ne me laisse pas partir si cela doit te faire plus de mal que de bien. Je ne veux pas te retrouver dans le même état que la dernière fois, murmura-t-il sans délicatesse.

Il ne pouvait pas choisir égoïstement comme Acuité le lui demandait. Désormais, il était trois, peut-être plus.

Qu'en savait-elle ? Réellement pas grand chose, mais au fond d'elle combien de fois avait-elle imaginé sa réaction en apprenant la nouvelle de sa mort ? Au final, cela ne lui avait rien fait du tout, ni soulagement, ni même joie. Rien, le vide absolu comme s'il s'agissait d'une autre personne, comme si elle était l'étrangère de sa propre vie.
Depuis qu'ils étaient arrivés à Castelcerf, elle avait l'étrange sentiment de ne rien contrôler. Elle subissait le ressac des choix que les autres faisaient. Elle subissait la volonté de Vainqueur, de Brun et même de Shyrin. Devenue l'objet des uns et des autres, elle y avait perdu sa liberté.
Pourtant, tous à leur manière l'aimaient mais aucun ne se souciait vraiment de ce qu'elle voulait.
La volonté de Brun de la venger partait d'un bon sentiment, mais il ne correspondait pas à la volonté de son épouse.

Pourtant, il caressait ses joues mouillées et il l'enlaçait, comme si le contact créée entre eux pouvait les faire se comprendre et la faire plier face à sa soif de tuerie.
Elle ne pouvait s'y résoudre aussi facilement, le laisser partir c'était accepter l'idée que peut-être il ne reviendrait jamais. Elle leva vers lui un regard douloureux, la gorge nouée face aux paroles qu'il prononçait. Malgré le sourire bravache qu'elle lui offrait, il n'était pas dupe et finit par relâcher son emprise. Ses nouveaux propos blessèrent Acuité. Shyrin avait égorgé la Fanel, mais Acuité l'avait poignardée avant ça. Peut-être qu'il l'ignorait. Même lui, arrivait à lui reprocher son manque de combativité. Envers Chalcèdes d'abord et à présent envers sa propre famille. Mais était-ce abandonner que d’accepter ? Peut-être... Elle ne voyait pas les choses ainsi mais renonça à le lui expliquer car son coeur se souleva de nouveau.
Les souvenirs de son corps étaient trop vifs, trop souillés par la détresse et la solitude.

- J'ai besoin de me rafraîchir, bredouilla-t-elle en se détachant totalement de lui.

Leurs regards se croisèrent à nouveau et Acuité cette fois-ci, ne parvint pas à le soutenir.
Elle resserra le tissu de sa chemise en croisant les bras et se dirigea vers l'entrée de leur chambre. Sur le seuil, elle s'arrêta cependant mais ne se retourna pas.

- Je te laisserais partir si c'est ce que tu veux. Mais il y a une condition...Reste en vie et je ferais pareil de mon côté.

Si son inquiétude était réellement de la retrouver au bord du gouffre, alors elle pouvait bien lui promettre qu'elle n'y danserait pas. Mais s'il mourrait...il n'y aurait plus rien pour la retenir ici. Malgré tout l'amour qu'elle portait à leur fils, elle dépérirait dans cette atmosphère anxiogène.
Après avoir quitté la chambre, elle hésita à regagner les cuisines mais décida à la place de se servir un verre de vin pour se rincer la bouche. Elle le but d'une traite avant de se laisser tomber sur le fauteuil le plus proche du feu aux braises rougeoyantes. La chaleur qui s'en dégageait était faible mais elle faisait parfaitement écho à la sienne qu'elle tentait de raviver en chassant de son esprit les souvenirs que son mari avait fait resurgir.

Acuité eut un haut le cœur et Brun crut qu'elle allait lui vomir dessus. Pourtant il ne fut pas soulagé quand elle quitta ses bras. Le corps et les yeux de la petite Duchesse le fuyaient, comme s'il ne pouvait pas l'aider. Il avait pensé l'aider en la vengeant, mais visiblement, il n'avait fait que rouvrir les anciennes blessures. Il en était désolé. Etait-ce ce qui la mettait mal, ou sa maternité ?

Brun voulut la suivre au salon, mais n'osa pas, et resta planté là, nu dans le noir. La pauvre promesse d'Acuité flottait encore dans l'air, comme l'odeur de ses renvois. Il ouvrit la fenêtre, vida le pot de chambre et laissa ouvert. L'air était froid, l'automne était là. Comment pourrait-il laisser Acuité dans cet état ? "Rester en vie", ça n'était pas vivre. A Castellonde, Acuité était restée en vie. Et lui... mourir en territoire ennemi était un risque à considérer. Peut-être devrait-il renoncer.

Incertain, Brun entrouvrit la porte pour vérifier ce que faisait Acuité. Mais elle ne semblait plus souffrante, elle était installée devant le foyer. Sans doute savourait-elle un moment de solitude comme ce verre de vin qu'elle tenait à la main. Brun referma la porte discrètement, puis la fenêtre, et se remit au lit, pour la deuxième fois cette nuit. Au moins ne pensait-il plus au Baugien. D'autres doutes le taraudaient.