Acuité prit tout sur elle, comme elle avait tendance à le faire, ces derniers temps. Elle reconnaissait ses tords et ses erreurs, des erreurs qu'auparavant, elle n'admettait même pas avoir commises. Acuité ne se défendait plus, elle se rendait, et Brun n'en était pas soulagé, parce qu'il l'avait déjà pardonnée mais qu'il ne pourrait jamais oublier, ce que la petite Duchesse avait enduré sans et à cause de lui ; et parce qu'il s'inquiétait de cette modestie qui ne lui ressemblait pas.

Ça n'est pas grave, aurait-il voulu dire pour tout effacer ; mais il ne voulait pas mentir et le baiser d'Acuité envoya tout valser. Brun oublia son foie et sa vessie et l'embrassa en retour, se délectant de ses mains sur lui, glissant les siennes sur ses cuisses, ses fesses, pour enserrer sa taille, desserrant le petit peignoir. Acuité ne lui avait rien demandé, Acuité ne lui avait toujours rien dit, mais l'homme avait oublié ses bonnes résolutions, son jeu ; après tout, comment mieux répondre à sa question qu'en cédant à la tentation ?

Les baisers furent partagés et au delà des mots, les gestes aussi apportaient leurs réponses. Les caresses portées à ses cuisses, sur ses fesses et à sa taille l'exaltaient entièrement. Elle se sentait voluptueuse et frissonnante tout à la fois, chaque contact de leur peau semblait provoquer de minuscules étincelles capables de se changer en braises ardentes bien que pour l'instant latentes.
Lorsqu'il desserra son peignoir, elle crut vaciller. Son corps avait compris bien avant son esprit ce qui était entrain de se dérouler.
Elle lui offrit sa gorge qu'il embrassa avec tendresse puis glissa ses doigts le long de son visage afin de le mener de nouveau à ses lèvres et accueillit sa bouche dans un soupir gémissant.
Ressentirait-elle toutes ses émotions à chaque fois ? Elle avait le sentiment de perdre pied, de flotter et de s'embraser, comme si tout devenait hors de contrôle. C'était déstabilisant, effrayant aussi mais à la fois tellement délicieux.
Le peignoir acheva sa course et trouva refuge en boule un peu plus loin sur le lit. Sa peau se parât d'un nouveau frisson, hérissant ses sens et sa peau. Elle prit appui sur son genou et changea de position, plaçant une jambe de part et d'autre de son époux.

Malgré le drap qui les séparait, elle pouvait sentir la force de son désir pour elle ce qui ne fit que renforcer le sien. Il voulait qu'ils soient prudents, qu'ils n'aient pas d'enfant dans l'immédiat, mais elle était bien incapable de se retenir de lui en demander toujours plus dès lors qu'il la mettait dans un tel état. Peut-être aurait-elle dû lui demander d'arrêter, peut-être aurait-elle dû prendre en considération sa mise en garde, mais rien n'aurait en réalité pu justifier qu'elle renonce à un nouvel envol des sens tel qu'il savait lui donner.

La peau d'Acuité était si douce et belle à la lumière du matin. Brun embrassa ses seins tandis que ses mains remontaient le long des lacérations pour serrer plus étroitement son épouse contre lui. Leur baiser fut étroit et encouragé par le gémissement d'Acuité, l'homme poussa l'audace jusqu'à la défaire de son peignoir - mince affaire qui découvrit son corps mince, que Brun ne prit pas le temps de contempler. Acuité s'était assise à califourchon sur lui, et il ne pensait plus qu'à être en elle.

Brun remonta ses genoux pour emprisonner la jeune femme contre lui, et le drap qui séparait encore leurs nudités glissa derrière les fesses d'Acuité. Ils s'embrassèrent encore pendant un temps qui lui sembla infini, et jouissant du supplice, Brun finit par suggérer :
- Tu pourrais... commença-t-il, mais il n'osa pas terminer et se contenta d'un regard appuyé vers leurs intimités.
Comment pouvait-il lui expliquer ? Avait-il vraiment besoin de lui expliquer ? Acuité paraissait si à l'aise la veille, mais elle n'y connaissait sans doute rien...

Brun n'eut pas à s'inquiéter davantage. Après un nouveau baiser, la petite Duchesse s'assit pleinement sur lui, guidée par ses deux mains. Lentement, Brun accompagna ses premiers mouvements, puis il la laissa moduler son plaisir. Il aurait voulu la contempler, mais aveuglé par la jouissance, il ne percevait d'elle que le halo doré de ses cheveux. Et il se moquait bien que Brume ou qui que ce soit d'autre les interrompe, cette fois ; le Royaume pouvait tomber.

Le lien entre eux se resserrait à mesure que Brun caressait Acuité, dans une étreinte toujours plus passionnée et intense. Il caressait ses seins, son dos sans se soucier des cicatrices qui le barraient entièrement. A cet endroit où la peau était plus fragile, chaque contact de la pulpe de ses doigts embrasait un peu plus la jeune femme. Lorsqu'il remonta ses genoux derrière elle, Acuité se sentit prisonnière, délicieusement prisonnière. Sa poitrine se gonflait au rythme de sa respiration saccadée et l'étroitesse de la distance entre eux la confinait dans la chaleur de leurs baisers qui s’enchaînaient malgré l'air qui semblait se raréfier.
Entre eux, le draps avait disparu, entre eux, ne restait que le rendez-vous de leur intimité moite. Acuité prit son temps, nul besoin de se presser comme la veille, elle souhaitait le découvrir entièrement et découvrir aussi, cette sexualité qui dormait en elle.
Ses caresses se firent plus lentes, ses baisers plus profonds, ses soupirs plus intenses et lorsqu'elle n'y tint plus, elle croisa de nouveau les yeux bruns de son époux qui comme elle, semblait au bord du supplice. Elle suivit son regard et comprit immédiatement qu'il pouvaient faire autrement que la veille. Alors toujours plus lentement, elle l'embrassa de nouveau et noua ses bras autour de son cou. Les mains sur ses hanches la guidèrent et elle prit possession de son mari dans un gémissement étouffé.

Sa tête bascula un moment en arrière, les yeux clos, offrant sa gorge à de nouveaux baisers et son souffle dans l'atmosphère sulfureuse tandis qu'elle cherchait son propre rythme dans la vague de plaisir qui enflait à chaque mouvement que son bassin effectuait.
Ils ne faisaient qu'un, comme cette autre fois dans l'auberge où l'Art les avait lié et leur avait fait croire à une fusion des sens, sauf que cette fois-ci, tout était réel.
Oui tout était réel.
Sa tête bascula de nouveau en avant et elle chercha son regard pour partager avec lui la jouissance de leur étreinte. A travers ses soupirs, elle murmura son nom à plusieurs reprises, usant encore et encore des inclinations de son corps, avec le sentiment d'être complète tant qu'il demeurait en elle.
Son allure s'accéléra sensiblement lorsqu'elle reconnut la progression des vagues qui bientôt la submergerait et comme pour s'aider à conserver cette variation, ses doigts agrippèrent la large tête de lit en bois derrière celle de son époux. La jouissance l'emporta dans un cri avec la violence de cette tempête des sens propre à la découverte et au plaisir du corps tout entier qui la délaissa échouée et tremblante entre ses bras.

Brun n'était ni aussi pressé ni aussi inquiet que la veille. Cette fois, pas de pauses, pas d'hésitations : Acuité menait la danse comme elle le voulait, d'abord lentement, comme si elle cherchait à apprivoiser ses sensations et à provoquer ses caresses ; puis de plus en plus vite. Elle jouit presque sauvagement, accrochée à la tête de lit, avec un cri qui le surprit. Cette fois, pas de doute, et Brun put se laisser aller lui aussi, alors qu'Acuité déjà s'alanguissait dans ses bras. Elle frissonnait, et il la tint serrée contre lui, leurs peaux collées l'une à l'autre, et leurs substances mêlées.

Au bout d'un moment, Brun se rappela qu'il s'était promis de ne pas faire d'enfant à Acuité, et de lui parler. D'une pression de ses paumes sur ses hanches, il l'incita à se soulever, puis remonta le drap entre eux, et ce fut tout. Acuité restait assise sur lui ; il pouvait bien jouir encore un peu de ses yeux noirs si proches, de ses boucles blondes, de sa bouche humide, de ses adorables petits seins et même de son dos qu'apprivoisaient ses mains, sans parler du reste. Il la regarda, le rythme de leurs respirations s'harmonisaient. Comment pouvait-elle être à la fois si proche de lui, et si étrangère ? Brun n'avait la certitude que de son plaisir ; derrière ses yeux noirs, il ignorait ce qui se passait.

- Es-tu heureuse ? murmura-t-il, reprenant son petit jeu.
Puis, réalisant que sa question, dans ces circonstances intimes, prêtait à confusion :
- Es-tu heureuse, ici ?
Et il espérait qu'Acuité lui donnerait la vérité aussi pleinement qu'elle lui avait donné son corps, même s'il ne devait en retirer aucun plaisir.

Perdue dans cet état second qui survenait juste après la jouissance, Acuité demeura dans les bras de son époux, les yeux clos, un délicat sourire posé sur ses lèvres. Les tremblements s'apaisèrent peu à peu, à mesure que ses sens reprenaient le dessus. Sur l'impulsion des paumes de Brun, elle rompit leur union des corps mais demeura sur lui comme il l'y incitait. Il remonta le draps sur eux sans la quitter des yeux. Ce moment n'appartenait qu'à eux, perdus l'un dans l'autre, à travers leurs pupilles tandis que leurs souffles s'apaisaient, rassasiés par le plaisir dévoilé et partagé l'instant d'avant.
Elle se demanda à quoi il pensait en l'observant de la sorte, elle même contemplant les traits de son visage qui bien qu'elle les connaissent par coeur, ne cessait de la ravir. Elle inclina légèrement la tête, avec une tendresse non feinte à son égard. Comme elle l'aimait...et comme elle chérissait ses moments de calme et d'attention où le monde ne semblait plus pouvoir les atteindre.

Leur bulle éclata lorsque la vibration de son murmure l'atteignit. Si elle état heureuse ici et maintenant ?
La question avait de quoi surprendre, mais il s'agissait de son tour n'est-ce pas ? Malgré la parenthèse, le jeu continuait.
Devait-elle tout lui dire ? Elle n'en éprouvait pas le besoin car elle souhaitait le préserver de ses propres ressentis. Brun appartenait à ce château et à ce Roi. Ce n'était pas son cas à elle mais par respect et par amour pour lui, elle aurait tout accepté.
Elle glissa une main sur sa joue et déposa un baiser affectueux sur ses lèvres.

- Oui et non, répondit-elle avec un sourire d'excuse. Je sais que tu aimerais que je le sois mais les choses sont pour le moment compliquées.

Elle marqua un temps d'arrêt, hésita sur la suite de ses propos, s'attendant déjà à ses foudres. Dans son esprit résonnaient ses paroles : il faut que tu y ailles.

- Voila plusieurs jours que je ne vais plus aux cours d'Art et je me sens étrangère dans ce château, j'ai l'impression de ne plus y avoir ma place. Ces temps bénis où nous étions tous les trois dans les Montagnes, loin de tout ceci me manquent parfois. Souvent même. Il n'y a que dans tes bras que je me sens chez moi.

Même si elle ne disait pas tout, c'était un bon résumé. Après tout, comment pourrait elle seulement lui dire qu'on avait insulté son mariage, son époux et même son fils, que même si elle s'était défendue, elle ne voulait plus subir ce genre de harcèlement. Ne serait-ce pas une nouvelle faiblesse ?

Brun accueillit avec inquiétude le baiser puis la confession d'Acuité. Sauf pour les cours d'Art, il n'apprit pas grand chose qu'il ne soupçonnât déjà. Mais c'était autre chose que d'entendre la petite Duchesse le formuler. Acuité était malheureuse ici ; elle n'y retrouvait pas sa place et les Montagnes lui manquaient. Abattu, malgré les précautions de langage qu'Acuité employait, Brun la serra dans ses bras en écho à ses derniers mots. Mais ce câlin n'arrangeait rien.

Ils venaient de sceller, avec leur mariage, leur présence à Castelcerf pour plusieurs années. Brun savait que cette vie, Acuité ne l'avait choisie que par dépit ; il l'avait poussée à l'accepter, parce que cette vie était meilleure que le harcèlement à Castellonde, meilleure que la cavale dans les Duchés... meilleure que le froid paisible des Montagnes ? Cela lui faisait mal au cœur de savoir qu'ils auraient pu rester à Jhaampe et s'épargner toutes ces souffrances, puisque Vainqueur avait changé d'avis, et qu'ils ne l'avaient appris qu'à leur retour ici.

- Moi aussi, ça me manque un peu, confessa-t-il avant de réaliser que ce "un peu" était déplacé, obscène en comparaison avec tout ce - tous ceux - qu'Acuité avait laissé.
- Est-ce qu'ils te manquent ? demanda-t-il, et Brun pensait à un "il" en particulier.
Brun était certain qu'Acuité idéalisait ces quelques mois passés dans les Montagnes. Ne lui avait-elle pas avoué, lors de leur joute dans la neige, qu'elle n'était pas heureuse loin de chez elle, parmi ceux que ses mensonges rendaient étrangers ? Malgré tout, la petite Duchesse s'était créé une nouvelle vie là-bas ; elle avait baptisé Espoir et lié de solides amitiés.

Que lui restait-il aujourd'hui ? A part Espoir et lui ? Espoir, trop jeune ; lui, pas assez dévoué. Vainqueur, auquel elle n'avait pas pardonné ; Shyrin, dont l'amitié avait été abimée. Sans parler de ses parents. Comme dans les Montagnes, leur famille était isolée. Pour survivre, ils devaient s'entraider. Tourmenté, Brun caressa le visage d'Acuité.
- Que pouvons-nous faire pour que tu te sentes plus à ton aise ? murmura-t-il, pragmatique, modeste : "à l'aise" plutôt qu'heureuse.
Ces choses là prenaient du temps. Acuité avait-elle seulement déjà été heureuse à la Cour de Castelcerf, prisonnière des ambitions de son père et de sa vie d'héritière ? Brun ne se souvenait pas d'elle comme d'une jeune femme épanouie. Plus sereine, la petite Duchesse ne serait vraisemblablement pas tombée amoureuse de lui, avec les conséquences que l'on savait.

- Que puis-je faire pour que ça se passe mieux ? Les cours d'Art, et le reste...?
Brun était prêt à tout dans la mesure de ce que Vainqueur lui accorderait. Il ne pouvait revenir sur leur accord avec le Roi. Il resterait son Conseiller et Acuité, son Artiseuse. Ardent n'avait-il pas rapporté au souverain les absences de la petite Duchesse ? Pourquoi Vainqueur ne lui en avait-il pas parlé ? Peut-être le Roi faisait-il preuve avec Acuité de plus d'indulgence que Brun le pensait. Il lui avait lui-même demandé de la ménager.

Appréhendant la réaction de Brun, Acuité retint presque son souffle. Son regard ne le quittait pas, espérant l'indulgence, espérant la tempérance, deux sentiments qu'ils ne s'accordaient que rarement. Entre eux, les émotions était toujours plus fortes, les sentiments exacerbés en bien comme en mal. Ils ne connaissaient pas de juste milieu et s'emportaient toujours trop vite. Cette passion dévorante se transformait parfois en agression farouche aussi rapidement que la foudre frappait le sol. Sans prévenir, violente et aveuglante qui les laissaient pantois un court moment.
Il n'en fut rien. Brun la serra dans ses bras, Acuité respira normalement à nouveau, soulagée.

Sa confession lui fit du bien, certainement plus qu'il ne pouvait l'imaginer. Elle était rassurée de savoir que lui aussi avait apprécié leur séjour si loin de chez eux, dans un pays étranger et pourtant accueillant. Ce pays qui les avait réunis, qui avait apporté la paternité à Brun et une certaine maturité à Acuité.
A sa première question, elle secoua lentement la tête. Non, les habitants des Montagnes ne lui manquaient pas. A bien y réfléchir, même si elle y avait lié des amitiés solides, même si on l'avait accueilli à bras ouverts, baptisé son fils, avec le recul elle devait reconnaître qu'elle s'était toujours senti étrangère, comme si une part d'elle-même savait qu'elle n'y resterait pas.
Un part d'elle-même s'était résignée à ne pas s'enraciner trop profondément là-bas, à prendre ce que la contrée lui offrirait avant de s'en détacher.
Elle aimait sa solitude tranquille acquise dans le froid, qui faisait tendrement écho à toute son adolescence. Ce sentiment de paix, de silence et de concentration sur sois-même. Elle ne le connaissait que trop bien. Si la solitude lui pesait quelques fois, elle la cultivait également comme un trésor dont bien des gens ne pouvait jouir. Elle doutait fortement de pouvoir l'expliquer à Brun pour autant.

Brun caressa son visage avec tendresse et lui demanda ce qu'il pouvait faire pour l'aider à se sentir mieux. Elle lui sourit avec reconnaissance et affection. Depuis quand était-il devenu si attentionné à son égard ? Elle l'ignorait mais fut touchée par ses propos. Profondément touchée.
La gorge nouée quelques instants par ce trop plein d'émotions qu'il provoquait en elle, elle ne put que le regarder avant de venir poser son front contre le sien en fermant les yeux pour mieux ravaler les larmes qui lui venaient.

- Tu fais déjà beaucoup, murmura-t-elle, émue, les yeux clos. Ta seule présence fait beaucoup.

Elle soupira doucement et se détacha de lui, plantant à nouveau son regard dans le sien. Sa main vint chercher la sienne et elle embrassa sa paume avant de mêler ses doigts aux siens.

- J'ai juste besoin d'un peu de temps. Je dois être plus forte, pour Espoir et pour toi. Laisse moi un peu de temps d'accord ? ça ira.

Sans compter qu'elle se voulait rassurante, elle le pensait vraiment. N'avait-elle pas décidé de tenir tête à Vaillant ? D'améliorer son Art pour cesser d'avoir peur de révéler ce qu'elle cachait ? Après tous les risques qu'elle avait pris durant ces deux dernières années, comment pouvait-elle seulement douter aujourd'hui de ce dont elle était capable ?
Elle comprit pourtant que tout avait changé car elle n'était plus seule. A la Cour, elle avait l'habitude des coups parfois bas, des rumeurs peu gracieuses, des fausses amitiés, tant que cela ne concernait qu'elle, cela ne la dérangeait pas. Mais à présent, on s'en prenait à Espoir, à Brun et elle ne savait pas comment s'y prendre pour les protéger. Elle devrait l'apprendre et ne pas inquiéter outre mesure son époux.

- Et toi ? demanda-t-elle alors, soucieuse de profiter de ce moment propice aux confidences. Es-tu heureux ici ? Es-tu satisfait ?

Et elle ne parlait pas que de la satisfaction des corps qu'ils découvraient depuis la veille mais de tout ce qu'ils avaient mis en place pour pouvoir rester ici.

Acuité fit signe que non, ses amis montagnards ne lui manquaient pas. Brun fit défiler dans sa mémoire la galerie des visages. Jordken, Elke, Kex... Kristen, Aksel qui peut-être était mort... d'autres, dont il ne connaissait pas le nom. Brun avait du mal à croire Acuité, mais tant mieux s'ils ne lui manquaient pas, pas trop du moins. Avec la distance qui les séparait, il était probable que la petite Duchesse ne les reverrait jamais.

Elle cherchait sans doute à le rassurer.
Tu fais déjà beaucoup, disait-elle, mais visiblement ça n'était pas assez. Du temps, oui, il lui laisserait du temps... Brun ne pouvait pas espérer qu'elle soit heureuse en un mois, ni au lendemain de leurs noces. Combien de temps devait-il attendre avant de s'inquiéter ? Et si les choses ne s'arrangeaient pas ? Si Acuité n'était jamais heureuse, malgré les caresses qu'ils échangeaient ?

La petite Duchesse reprenait les mots qu'il lui avait intimités la veille - presque des ordres : tu dois être plus forte, pour Espoir. Brun saisit leur violence et leur égoïsme. Réclamait-il un nouveau sacrifice ? Il l'embrassa puis répondit avec culpabilité :
- Oui.
Il était si pleinement satisfait que c'en était obscène. Repu d'elle, légitimé dans sa paternité, restauré dans l'amitié du Roi, utile au Royaume. Ses seules contrariétés présentes étaient les manières de la Reine et surtout, les silences d'Acuité.

- Je suis inquiet pour toi, avoua-t-il en caressant ses cheveux.
Pouvait-il lui avouer ses doutes ? Pour une fois qu'ils arrivaient à parler...
- Parfois... je me dis que j'aurais dû te laisser seule dans les Montagnes. Je voulais t'aider, mais tu n'avais pas besoin d'aide. Vainqueur n'aurait rien su et tu aurais pu vivre libre avec Espoir...
... et Kex, songea Brun sans l'énoncer. Cela lui semblait cruel dans l'intimité que leurs corps partageaient.

- Ton bonheur est ma responsabilité, finit-il avec gravité.
Parce que c'était sa faute si Acuité était mère, et Duchesse à nouveau. C'était lui qui l'avait ramenée parmi les siens, quand elle se l'interdisait. Il l'avait laissée à Glace, puis livrée à Vainqueur. Au fond, Brun avait fait ce que le Roi demandait, sans que le sang ne doive être versé. Castelcerf était cette prison dont il avait voulu l'épargner.

Lui-même avait tout gagné. Une femme à laquelle il n'avait pas droit, un fils, une place de Conseiller que certes, il n'avait pas demandée. Quels efforts avait-il à faire ? Aimer sa femme et obéir à son ami, comme il l'avait toujours fait. Et avec ça, il lui demandait d'être forte ! Au fond c'était lui l'égoïste, car Acuité aurait pu être heureuse dans les Montagnes, tandis que lui aurait lentement sombré, seul ici. Il aurait pris le mariage de Vainqueur avec la Chalcédienne comme une trahison personnelle, et serait peut-être retourné à Haute-Garde, dont il s'apprêtait à se séparer.

Après un nouveau baiser, il lui avoua être heureux. Le sourire d'Acuité s'élargit à cette nouvelle inespérée ! Bizarrement, savoir Brun satisfait lui apportait un grand réconfort et l'incitait à faire plus d'efforts afin de poursuivre sur la même lancée. Il avait été si distant, si froid par moment que le voir presque aussi épanoui rendait les choses étranges.
Elle haussa un sourcil lorsqu'il caressa ses cheveux et lui indiquait s'inquiéter pour elle. Un mystérieux sourire en coin apparut sur les lèvres de la jolie blonde qui se changea en compassion avec la suite de ses propos. Brun culpabilisait encore et toujours. Parfois, elle trouvait qu'ils se ressemblaient trop sur ce point. Elle pensait lui avoir volé sa vie, il songeait la même chose à son égard. Pourquoi ne pas simplement vivre pleinement les bons moments et oublier le passé ? Bien qu'elle le pensait à ce moment précis, elle ne pouvait le blâmer d'en faire état. Elle-même se rongeait intérieurement concernant ce sujet de manière assez régulière.

Brun prenait tous les événements très à coeur et contrairement à ce qu'il croyait, son bonheur n'était pas de sa responsabilité. On pouvait choisir d'être heureux.
Elle le regarda, saisit son menton entre ses doigts fins et le força à relever le visage.

- Par El, qui êtes vous et qu'avez vous fait de mon mari ?lâcha-t-elle avant de rire doucement.

Le voir si investi dans son bien-être la perturbait réellement et elle ne souhaitait pas qu'il sombre dans des ruminations incessantes sur ce qui aurait pu arriver avec des si...
A son tour, elle lui donna un baiser puis se blottit contre son torse.

- Tu n'as pas besoin de culpabiliser autant tu sais. Au lieu de te demander s'il n'aurait pas été mieux pour toi de ne pas nous rejoindre dans les Montagnes, demande toi plutôt si tu aurais pu vivre sereinement en sachant que tu avais un fils là-bas. Sans jamais pouvoir ni le voir, ni lui parler ?

Elle marqua une courte pause pour rassembler ses idées, trouver les mots qui ne blesseraient pas ou qui seraient mal interprétés. Lorsqu'il était arrivé à Jhaampe, elle avait été si suspicieuse envers lui, le considérant comme un étranger, pire, comme une menace. Aujourd'hui elle s'en voulait de ne pas lui avoir facilité la tâche, de ne rien lui avoir dit au sujet d'Espoir. Elle aurait pu envoyer un message.

- Je me suis longtemps demandé ce qui t'avais poussé à traverser toutes ces terres pour nous rejoindre et j'ai fini par renoncer. Au final, peu importe pourquoi tu l'as fait. Ce qui importe c'est que tu l'aies fait. Nous devrions cesser de vivre dans le passé et dans toutes les possibilités qu'il aurait pu prendre.

S'ils n'avaient pas passé la nuit ensemble, si elle n'était pas tombée enceinte, si elle était resté à Castelcerf au lieu de partir à la Guerre, si elle était morte en Chalcèdes, si lui était mort durant la bataille, si les Fanel avaient percé les secrets de l'Art, si...et si...

Elle le serra un peu plus dans ses bras, se gorgea de l'odeur de sa peau pour mieux reprendre en relevant les yeux vers lui.

- Brun...d'aussi loin que je m'en souvienne je t'ai toujours aimé. Et aujourd'hui j'ai la chance d'être ta femme, j'ai la chance d'avoir pu te donner un fils en bonne santé, alors je ne veux plus rien gâcher, avoua-t-elle à voix basse. Mon bonheur passe par le tien.

- Par El, qui êtes vous et qu'avez vous fait de mon mari ? plaisanta Acuité, et Brun grimaça un sourire.
De quoi était-elle surprise ? Qu'il parle ? Qu'il lui livre un peu de son intériorité ? Etait-il d'habitude si renfermé ? Peut-être était-ce parce qu'elle ne disait rien, elle, qu'il était obligé de s'ouvrir, lui. Ou précisément parce qu'ils étaient mariés. Peut-être qu'ils partageraient plus qu'une intimité de chair désormais. Brun le souhaitait. Il ne voulait pas que la mère de son fils et la femme avec laquelle il couchait lui soit étrangère. Les circonstances étaient propices à la confidence. Il y aurait d'autres moments comme celui là, Brun le souhaitait aussi. S'en serait peut-être fini de l'incommunicabilité qui, encore la veille, les avait séparés.

Il devait se montrer optimiste, comme Acuité l'y incitait. Tout irait bien. Brun se força à l'écouter. Ne plus culpabiliser, quand bien même ses mots confirmaient l'égoïsme dont il se blâmait : non, il n'aurait pu "vivre sereinement" en sachant qu'il avait un fils et qu'il l'abandonnait à sa si jeune mère. Qu'il ne le connaîtrait jamais, et cette pensée lui fit mal, quand bien même d'Espoir, il n'assumait pas encore tous les devoirs de père. Mais son bonheur à lui n'était pas la question, c'était du bonheur d'Acuité qu'il se souciait, ce bonheur que la petite Duchesse semblait toujours se refuser, comme elle refusait d'entendre que c'était pour elle et leur fils qu'il avait traversé les Montagnes. Plusieurs fois, Brun le lui avait dit, mais ça n'était pas le moment de répéter, il fallait cesser, disait Acuité, de vivre dans le passé. Pourtant, tous deux s'étaient véritablement trouvés à la croisée des chemins, des possibilités, et il était difficile aujourd'hui de ne pas douter : et s'ils avaient choisi cette voie plutôt qu'une autre ? Ils ne sauraient jamais si l'autre chemin aurait été plus heureux, à présent ils étaient engagés. Acuité avait raison, ils devaient se contenter de ce qu'ils avaient, et aux yeux de Brun, c'était beaucoup - et à la fois rien, si Acuité n'était pas capable d'en profiter. La petite Duchesse s'avouait chanceuse, mais elle s'avouait aussi malheureuse. Elle ne pouvait s'épanouir que dans ses bras. Mais ses bras ne pourraient l'enlacer toujours. Il partait bientôt pour Chalcèdes, annihiler justement ce passé dont il fallait se défaire.

- Tu as raison sur tout, souffla Brun à son oreille. Profite de ce moment, plaisanta-t-il, car c'était une première dans leurs joutes verbales qui en général, se finissaient mal, chacun campant furieusement sur sa position.
Il rit et caressa son visage une dernière fois.
- Malheureusement ma vessie ne me permet pas d'en profiter davantage, s'excusa-t-il en accompagnant son corps sur le lit pour s'en dégager, puis se lever.
Brun se rhabilla maladroitement et désigna d'un geste incitatif la table de nuit. Du petit-déjeuner, il restait encore plusieurs fruits. Il aurait voulu qu'Acuité mange et qu'elle se rende au cours d'Art. Mais il ne se permit pas d'insister.

Il réalisa que la petite Duchesse ne lui avait rien livré, ou pas grand chose. Il savait qu'elle était malheureuse mais il ne savait pas exactement pourquoi, ni comment y remédier. Il ne pouvait que lui faire confiance pour s'en sortir seule. Seule, cela lui faisait drôle de la laisser dans cette chambre, au moins jusqu'au déjeuner, après avoir partagé son intimité. Brun s'y serait volontiers blotti pour le reste de la journée, et il eut hâte que ce soit le soir, réalisa-t-il avant de se morigéner. Il était hors de question qu'Acuité tombe enceinte avant au moins une année. Il voulait un peu de tranquillité, et Glace ne les laisserait en paix s'ils avaient un héritier. Il songea au mariage à Castellonde qui s'annonçait, et cela brunit quelque peu son humeur. Il devait aussi convaincre Acuité de ses plans meurtriers. Leurs confidences de la matinée n'avaient finalement qu'effleuré la surface émergée. Brun sourit malgré tout, et sortit pour affronter cette nouvelle journée - et la curiosité de Vainqueur, à n'en pas douter.

Le rire d'Acuité clair et cristallin s'éleva dans les airs en même temps que celui de Brun. Pour une fois qu'il concédait qu'elle avait raison, elle n'allait pas s'en prier.
Cette situation était presque effrayante aux yeux de la jeune femme. Où étaient donc passé les cris et les incompréhensions ? Les mots durs et blessants qu'ils avaient pour habitude de se jeter au visage sans même s'en rendre compte ?
Oui, cette situation était agréablement effrayante et le sourire de la jeune femme s'élargit tandis qu'il se dégageait de sous son corps, arguant une envie pressante.
Elle rit de plus belle mais ne le retint pas, elle même devrait aller se soulager d'ici peu. Elle en profita cependant pour l'observer nu à la lumière du matin tandis qu'il se rhabillait. Un étrange sourire flottait sur ses lèvres et faisait rougir ses joues. Avait-elle seulement le droit de contenter ses yeux de la sorte ? Par Eda elle se le prenait tout de même après tout, il s'agissait désormais de son mari !

Prise sur le fait, elle attrapa un fruit dans la corbeille comme il le lui suggérait du regard et le prit pour une sorte de mea culpa, bien qu'intérieurement, elle jubilait presque.
Le fiasco de sa nuit de noces s'était transformé en un printemps nouveau dont le soleil semblait enfin libre de pouvoir briller à l'horizon.
Comme Brun quittait la pièce, elle lui lança :

- Nous pourrons reprendre ton jeu ce soir si tu le souhaites.

Puis elle soupira, foncièrement heureuse d'avoir pu autant échanger avec lui et souhaitant vivement qu'ils recommencent dès que possible.
Ragaillardie par ses caresses et par ses mots, elle se sentait capable d'affronter cette nouvelle journée de manière plus sereine et elle allait commencer tout de suite, en rejoignant l'être qu'elle avait de plus cher au monde.

Enjouée, elle sauta au pied du lit et usa du pot de chambre placé derrière le paravent de sa coiffeuse.
Quelques minutes, elle observa les traits de son visage dans le miroir doré. La joie se lisait dans ses yeux sombres. Elle enfila une nouvelle robe et sans prendre la peine de se coiffer, se précipita dans la chambre de son fils, qui malheureusement n'était plus là.
L'heure du levé semblait lointaine et Espoir devait être entrain de se promener avec la nourrice. Déçue mais pas abattue, elle acheva seule ses préparatifs. Lorsque Bruma arriva pour débarrasser et l'aider, elle n'eut plus grand chose à faire. Décidée à regagner la Tour d'Art, elle bifurqua par les jardins convaincue d'y trouver Espoir. Hors de question d'entamer une journée sans un baiser à ses deux hommes préférés. Pour l'un c'était déjà fait.