Brun s'était réveillé avec une gueule de bois carabinée. Le fracas des cuisines où il était descendu voler son petit-déjeuner était presque insupportable. Son cerveau martyr avait fini par se souvenir qu'il avait oublié Flamme au Bourg. Oublié Flamme ! Brun fourra la brioche dans sa bouche et quitta le château à pied, en se traitant de tous les noms. En cette heure relativement tardive de la matinée, la perspective que sa jument ait disparu l'inquiétait davantage que celle de se marier avec Acuité.

Heureusement, Flamme était encore là. Il l'enfourcha en grimaçant, les muscles douloureux à cause des coups ou de l'alcool, qu'en savait-il ? Il ne s'était pas observé, mais il se sentait vieux. Trop vieux pour ces conneries. Quand même, ils avaient bien ri, songea Brun en sortant des écuries, tenant par la bride, derrière lui, le cheval de Vainqueur. Vainqueur dormait-il encore ? Et Acuité ? La petite Duchesse était sans doute réveillée depuis plusieurs heures. Que faisait-elle ? Est-ce qu'elle s'occupait d'Espoir ? Est ce qu'elle s'apprêtait ? Est-ce qu'elle Artisait, ce matin aussi ? Heureusement qu'il ne l'avait pas croisée. Il devait avoir une mine abominable. Et il puait sans doute : il avait dormi tout habillé.

Ces pensées conduisirent Brun vers un établissement de bains. Pendant une heure il s'affaira à effacer de sa peau toute odeur de sueur, de bière et de sueur de bière, ce qui n'était pas une mince affaire. L'eau chaude sur son visage lui fit du bien. Il frotta ses cheveux ras qui commençaient à repousser de manière désordonnée. Aurait-il dû les faire égaliser ? Il n'avait pas besoin de se faire beau, n'est-ce pas ? Juste digne, pour jurer dignement devant les pierres, son ami et sa femme.

Sa femme. Avec la clarté d'esprit, lui revenait une certaine nervosité. Aujourd'hui il allait se marier. Avec Acuité. Par El. S'il s'était douté !

Il ne voulut pas la croiser dans la grande salle au déjeuner. Affamé, Brun s'acheta au marché des victuailles en quantité et cassa la croûte en compagnie des deux chevaux, le cul dans l'herbe à l'orée du Bourg. Aujourd'hui il allait se marier, et c'était une belle journée d'été. L'été de sa vie était-il aussi terminé ? Ou venait-il tout juste de commencer ?

De retour au château, Brun pansa longuement sa jument, comme pour se faire pardonner de l'avoir abandonnée. Cela eut pour effet de l'apaiser et d'annuler tous les bénéfices de son bain. Nimbé d'une bonne odeur de crottin, le Conseiller regagna sa chambre pour se préparer. Laquelle de ses tenues était la plus habillée ? Elles se ressemblaient toutes. L'ensemble qu'il s'était acheté pour le mariage était neuf, mais d'une simplicité à pleurer. Il passa celui, sombre mais avec de discrètes broderies au col et aux poignets, qu'il avait porté pour la Fête des glaces, il y a une éternité. Cela ne lui prit que quelques minutes, et tant mieux, car l'après-midi était déjà bien entamé.

Brun referma son coffre et, un peu trop cérémonieusement, la porte de sa chambre. Il était prêt, juste à temps. Et Acuité ? Ils devaient se rejoindre dans la Cour, avec Vainqueur, dans l'intimité. Personne d'autre n'était au courant de l'heure de leur serment. Glace et Mésange n'avaient pas voulu rester, et Brun s'en réjouissait. A tout hasard, il alla toquer à la porte de la petite Duchesse, Acuité Loinvoyant, Acuité, Alisel, sa femme. Cette fois, il n'entra pas.

Réveillée depuis un moment déjà, Acuité était restée allongée, le regard fixé sur son plafond. Aujourd'hui, elle se mariait. Bien qu'elle eut parfaitement conscience de l'idée, elle avait du mal à le réaliser. Brume avait été lui chercher un petit déjeuner, bien décidée à faire de cette journée la meilleure pour sa maîtresse. De son coté, Acuité réfléchissait encore. Avait-elle fait le bon choix ? Brun serait-il heureux ? Etait-elle capable de faire de lui un homme heureux ?
A ces questions trop souvent répétées dans son esprit, s'étaient mêlées les autres, celles que Vaillant avait soulevé. En l'appelant le soldat, en l'insultant et en le jugeant si peu digne d'épouser une future Duchesse, elle en était arrivée à se demander s'il était le seul à penser de la sorte. Devrait-elle en plus soutenir les regards dépréciateurs qu'on porterait sur leur couple ?
Elle ne le souhaitait pas. A ses yeux, Brun était digne, bien plus digne que n'importe qui d'autre. Il la respectait profondément, un peu trop peut-être, mais elle pouvait compter sur lui, en cela elle n'avait aucun doute.
Aux yeux des autres, il serait un bon père pour Espoir et aux siens un bon mari.
Une part d'elle avait hâte de réunir enfin, père et fils, une autre appréhendait fortement. Comment serait la vie après cela ? Elle avait peur de retourner dans la tour d'Art, se sentait en colère par avance, envers Vaillant et ce qu'il pourrait lui dire encore pour la blesser.

Brume entra et elle se redressa d'un bond face à la mine désapprobatrice de sa domestique.
La jeune femme la força à manger et à boire, puis sur la demande d'Acuité, alla récupérer Espoir dans la pièce à côté. Il était entrain de jouer avec sa nourrice et agrippa à la jambe de Brume à travers ses jupons, pour essayer de marcher vers sa mère. Un large sourire posé sur ses lèvres, Acuité se leva du lit, s'accroupit à côté et l'encouragea.
Espoir fit un pas et tangua dangereusement en avant, son poids l'emporta et il bascula sur le sol. La seconde d'après, Acuité était à ses côtés et toute sa morosité s'envola.
Elle passa la majeure partie de sa journée à s'occuper de son fils, puisant sa force dans les gestes simples, la tendresse et les baisers partagés.

Lorsqu'il fut l'heure du repas, elle descendit dans la grande salle en compagnie de son enfant, partagea son repas avec lui puis profita de l'excuse d'avoir à le coucher pour la sieste, pour remonter se terrer dans sa chambre. Pendant que son fils dormait, Brume entreprit de préparer sa maîtresse.
Bain, onguents, huiles, tout un cérémonial qui rendait un peu plus anxieuse la future épousée. Ce qui était complètement ridicule, elle connaissait déjà l'homme qu'elle allait épouser. Aujourd'hui pourtant, tout lui semblait différent.
Son regard balaya cette chambre comme si c'était la dernière fois. Ce soir, elle dormirait ailleurs, dans les nouveaux appartements dédiés au Conseiller du Roi et à son épouse. Brume l'aida à enfiler sa robe, d'un bleu profond, couleur des Loinvoyant. Simple, seulement brodée à l'or sur le décolleté et sur les manches, elle ajusta un corset serre-taille, d'un ton plus foncé que la robe et se regarda un moment dans le grand miroir doré.
Par Eda...sa taille semblait si fine, sa carrure si gracile. Depuis les montagnes c'était comme si son corps avait fondu. Elle semblait fatiguée et nerveuse et sans se soucier de ses états d'âmes le temps passait, le soleil poursuivait sa course.
Que faisait Brun ? Elle ne l'avait pas croisé de la journée. Comment vivait-il sa dernière journée libre ?
Brume ajusta une dernière épingle, fixant la tiare qui ceignait son front au milieu de ses cheveux mi-longs, dont les boucles laissées libre retombaient sur ses épaules presque dénudées.

On toqua à la porte. Sur un signe de tête qu'Acuité, Brume alla ouvrir. La Duchesse était entrain de choisir un collier pour parer sa gorge, dans le reflet du miroir, elle aperçut Brun qui venait d'entrer, mené par sa fidèle domestique.
Acuité se retourna, surprise, sa bouche formant un "oh" siencieux. Elle le contempla un moment, observa sa mise et lorsqu'elle croisa son regard à nouveau, un sourire de dessina sur ses lèvres.

- Tu es très beau, avoua-t-elle les joues rosies par l'émotion contenue.

C'était sincère. Dans son costume sombre, il affichait cet air sérieux si caractéristique qui faisait de lui Brun Braveterre, ce même air qui des années auparavant, avait eu raison de son coeur. Pourtant aujourd'hui, il semblait légèrement différent et elle refusait de croire qu'elle y était pour quelque chose.

Brume lui ouvrit, et Brun fut surpris. Il ne s'habituait toujours pas à la présence de la servante. Avec les Montagnes, il avait perdu l'habitude des intermédiaires. Et cette servante avait les yeux trop perçants. Acuité la garderait-elle à leur service ?

Brun entra sans plus prêter attention à la brune, d'autant qu'Acuité l'éclipsa. Elle était belle avec ses cheveux et sa robe fluides. Un corset serrait sa taille trop fine. Malgré les brioches de Brun et les recommandations de Brume, la petite Duchesse restait mince ; mais il semblait à Brun que sa chevelure avait repris un peu d'éclat, malgré les cours d'Art qui la fatiguaient, et le retour d'Espoir qui perturbait ses nuits, supposait-il. De l'éclat, la petite Duchesse en avait, un peu trop même, au goût de Brun qui se sentit pouilleux. "Trop beau", plaisantait-elle ? Il eut un rire bref, parce qu'il n'y croyait pas mais que quoiqu'il en soit, il était parvenu à masquer avec succès les restes de son ivresse. Acuité n'aurait pas manqué de la lui reprocher.

- Et toi tu es trop belle, répondit-il, mi-compliment, mi-reproche.
Brun s'approcha, prit le collier que la blonde avait dans la main et se glissa derrière elle. Pour l'attacher, il dut dégager sa chevelure d'une main, et ce geste anodin lui parut si érotique, qu'il dût se retenir d'embrasser sa nuque et son cou.

Le collier attaché, Brun lui fit face à nouveau, semblant juger du résultat, s'attardant peut-être un peu trop longtemps sur ce tableau charmant. Puis son regard quitta le décolleté de la petite Duchesse pour remonter au visage, au front, et cette fois c'est la tiare qu'il lui prit. Les branches d'or fin, assorti aux broderies, se prirent dans les cheveux d'Acuité, libérant quelques mèches devant ses yeux. Des yeux noirs comme ceux de Brume lorsqu'il lui tendit le bijou ; il avait détruit son œuvre, mais ça n'était pas à elle qu'il devait se justifier.

- Garde la couronne pour Castellonde, tu veux ? Ça me rend nerveux, avoua-t-il avec un sourire.
C'est vrai, il était nerveux, comme lorsqu'ils avaient partagé la cabane montagnarde pour la première fois, et qu'il ne savait pas où se mettre, quoi s'autoriser. Bientôt ils auraient de vastes appartements pour cela. Se sentirait-il chez lui, avec elle ?

Brun battit en retraite dans la chambre d'à côté, dont il réapparut avec Espoir dans les bras. Son fils grandissait à vue d’œil, bientôt il marcherait. Quand il travaillait ou fêtait avec Vainqueur, Brun oubliait complètement son existence ; mais lorsqu'il le retrouvait, il regrettait toutes ces heures manquées. Brun n'osait pas gazouiller, mais il chantonnait la même chanson qui l'avait accompagné sur la route des Montagnes, et ne l'avait jamais vraiment quitté.

- Espoir vient avec nous ? demanda-t-il.
Après tout, c'était pour l'enfant qu'ils se mariaient. Pour qu'il puisse enfin l’appeler son fils. Cette simple idée le faisait rayonner, mais Brun aurait compris qu'il ne l'emmènent pas, à cause de la chevauchée jusqu'aux pierres, à cause de la solennité du serment, ou du rythme de l'enfant dont il n'était déjà plus familier. Brun posa un regard interrogateur sur Acuité, préférant interroger plutôt que la nourrice ou la servante, la mère de son enfant.

Pouvait-on être "trop" belle ? Elle l'ignorait mais reconnut le léger reproche dans la voix de son fiancé. En avait-elle trop fait ? Elle avait pourtant le sentiment que non. Tandis qu'il lui prenait le collier qu'elle avait choisi, elle observa en baissant la tête les broderies qui enjolivaient les bordures du tissu sur ses manches et sur le bas de sa robe. Tout lui semblait simple, sa tenue à Castellonde serait autrement plus précieuse, plus travaillée.
Soudain, sa main chassant ses cheveux chassa par la même occasion ses pensées. Elle frémit et sa peau se para de chair de poule. Il accrocha son collier sans rien ajouter puis lui fit face.
Elle releva son regard et rencontra le sien un bref instant, avant qu'il ne lui retire sa tiare. Elle grimaça alors qu'il lui tirait les cheveux en même temps que le bijoux de tête, mais ne dit rien. Il donna la tiare à Brume et se justifia auprès d'Acuité.
Le sourire qu'il lui fit excusa tout. La nervosité du mariage, elle aussi la percevait. Après avoir tout tenté pour s'en distraire, elle avait fini par l'accepter. Sa seule présence la rassurait et l'inquiétait à la fois, mais il semblait prendre les choses en main.
Elle lui sourit à son tour, pour lui indiquer qu'elle comprenait et le laissa fuir dans la pièce d'à côté.
Il revint avec leur fils, elle les observa un instant, le sourire aux lèvres, tête légèrement inclinée. Comme elle aimait les voir tous les deux ensemble, ces deux hommes de sa vie.

A la question qu'il posa, elle se retint de lui répondre simplement "évidemment", jugeant que ce mot paraîtrait trop condescendant. Acuité voulait faire des efforts, Brun voulait la simplicité, elle s'efforcerait de la lui donner.
Alors, elle hocha simplement la tête.

- Je vais monter en amazone, ainsi je pourrais le garder avec moi. Robuste est un cheval à la démarche souple et lourde, un vrai fauteuil sur pattes. Espoir ne manquerait a pour rien au monde !, s'amusa-t-elle.

Elle s'avança et prit son enfant dans les bras.
- N'est-ce pas chéri ? lui murmura-t-elle en frottant son nez contre celui du petit. Machinalement, celui-ci rit puis attrapa les mèches de cheveux blonds qui encadraient le visage de sa mère avant de s’intéresser au bijou scintillant qui ornait son cou.

- Ne t'inquiète pas, souffla-t-elle à l'attention de Brun avec un sourire tendre.

Son regard se perdit un instant sur la fenêtre, il était temps.
Dans la foulée, ils furent dans la cours à grimper sur leurs chevaux. Vainqueur et Shyrin étaient déjà là. Acuité remarqua l'air étrange de Vainqueur avant de remarquer que celui-ci avait une marque à l'oeil. Elle chercha le regard de Brun d'un air interrogateur mais ne posa aucune question. Juchée sur le dos de Robuste, on lui donna son enfant qu'elle plaça dans ses bras avant de récupérer ses rennes d'une main. Elle était prête à embrasser cette nouvelle vie et son coeur semblait vouloir bondir hors de sa poitrine par un curieux mélange de joie et d'appréhension.

De quoi ne devait-il pas s'inquiéter ? Du mariage lui-même, ou de ce qu'Espoir les y accompagne ? A voir les petites mains de son fils achever de détruire la coiffure d'Acuité, Brun se sentit serein. Tous les trois - une famille - descendirent avec la nourrice. Brun fit semblant de ne pas voir l'air interrogateur d'Acuité quand il rejoignirent Vainqueur, dont le visage restait marqué. Il salua Shyrin avec respect, masquant son déplaisir de la voir là. Bien sûr qu'elle serait là, elle était l'épouse de Vainqueur et l'amie de la petite Duchesse ; une fois encore, il aurait dû s'en douter. Etait-ce Acuité qui lui avait demandé de venir ? Etait-ce naturel qu'elle soit là, toujours là ?

Du haut de Flamme qui présentait mieux que lui, avec sa robe luisante, Brun regarda Acuité se mettre en selle, puis prendre Espoir dans ses bras. Finalement, il n'était pas rassuré. Et si le "fauteuil sur pattes" s'emballait ? Ils auraient dû prendre une litière, mais cela les aurait alourdis. Brun choisit de faire confiance à Acuité, qu'il imaginait mal voyager allongée, mais en chemin lui lançait des regards inquiets. Il chevauchait à ses côtés, bien qu'il eut aimé rejoindre Vainqueur, évoquer avec lui leur soirée de la veille ou n'importe quoi d'autre. Mais le Roi chevauchait avec la Reine, et il n'allait pas faire insulte à Acuité.

Ils cheminèrent dans un silence relatif, rythmé par les sabots des chevaux, troublé par la nourrice et le vérichanteur qui jacassaient, peu conscients de la solennité de la situation - jusqu'à ce qu'ils arrivent aux pierres, qui en imposaient, baignées par le soleil doré de cette fin d'après-midi. Tous mirent pied à pierre et prirent la place qui leur revenait. Vainqueur devant, pour bénir leur union. Brun et Acuité au centre, prêts à la prononcer. Le vérichanteur et Shyrin sur le côté, pour n'en rien manquer. Espoir derrière, dans les bras de sa nourrice. La cérémonie commença sans plus tarder.

A cause de sa lèvre enflée, le parler de Vainqueur était modulé, et Brun ne put retenir un sourire narquois aussi longtemps que dura l'élocution du Roi, c'est à dire pas longtemps. Bientôt ce fut à leur tour de parler. Brun prit la main d'Acuité et Acuité prit la parole, prononçant les paroles rituelles. Brun répéta. Il ne souriait plus ; il sentait le poids des mots qu'il prononçait, la main d'Acuité dans sa main et le lien magique qui les reliait, à moins que ce ne soit l'aura des pierres. Quand il lâcha la main d'Acuité, ils étaient mariés, et Brun ne la regarda qu'un instant, avant de se détourner vers Espoir.

Il le prit aux bras de la nourrice et revint vers les pierres. Alors, Brun déclara qu'il adoptait cet enfant devant les dieux et les hommes et que désormais Espoir était son fils et qu'il hériterait de lui, même s'il n'aurait rien à lui donner que son amour, l'héritage de sa mère suffisant amplement (cela, il ne le dit pas). D'un regard de côté, Brun vérifia que la plume du vérichanteur s'agitait, et quand elle s'immobilisa, quand le Roi eut hoché la tête, il rendit l'enfant à sa mère, à sa femme. La marque des années et de la biture de la veille semblait s'être effacée, et il souriait, heureux, et son Art gazouillait comme Espoir.

La fin d'après-midi sembla passer à toute allure. La procession restreinte se mit en marche jusqu'aux pierres témoins. Brun chevauchait à ses côtés, mais l'ambiance semblait être aussi solennelle qu'officielle. Elle n'osait rien dire, perdue dans ses pensées, appréhendant déjà la suite des événements qui ne tarderaient pas à la rattraper.
De temps à autres, elle osait un regard en direction de Brun, qui persistait à observer l'horizon droit devant lui. Elle aurait donné cher pour savoir ce qu'il pensait à ce moment précis. Courrait-il vers son destin avec la même angoisse qu'elle-même ? Avait-il peur ? Était-il heureux ? Elle n'en avait pas la moindre idée. Et elle ?

La vision des Pierres baignées par le soleil la tira de ses préoccupations. Le décor était magnifique voire féerique. Sur le haut de la colline, les pierres témoins, noires comme la nuit, veinées d'argent se dressaient fièrement scintillantes du soleil. La nourrice récupéra Espoir, Acuité mit pied à terre.
Lorsque la cérémonie commença, Brun souriait. Acuité n'arrivait pas à savoir s'il était heureux de leur union ou si cela provenait du parlé étrange du Roi.
Rapidement, ce fut son tour de prononcer ses voeux. Sa main dans celle de Brun, elle puisa la force dans cette chaleur, de ne pas se laisser envahir par l'émotion.
Dans sa poitrine, son coeur tambourinait tant, que le battement résonnait jusque dans ses tempes, la coupant du monde un moment. Brun répéta les voeux avec le sérieux qui lui était propre tandis qu'Acuité, à l'instar du verichanteur tachait de les inscrire profondément dans sa mémoire.

Lorsque ce fut fini, Brun lacha sa main, la regarda à peine et alla récupérer Espoir. De la même manière qu'il avait annoncé la prendre pour femme, il prit cette fois-ci Espoir pour fils.
Lorsque tout fut fini, Acuité n'avait toujours pas réalisé. Elle était devenu Acuité Braveterre, épouse et mère, tout à la fois.

Le retour fut plus animé, le soulagement des mariés se lisaient sur les traits. D'autres rires se joignirent à ceux de la nourrice et du vérichanteur. De son coté, Acuité angoissait à l'idée de découvrir pour la première fois les appartements qu'elle partagerait désormais avec Brun. Souriante mais muette, elle se joignit cependant à la procession jusqu'à ce que tous atteignirent la cours du château.
La nuit tombait déjà et la nourrice proposa à Acuité de garder Espoir pour la nuit. Il découvrirait bien assez tôt son nouveau berceau.
Le Roi et la Reine s'éclipsèrent à leur tour, attendus prestement dans la salle commune. La Reine allait mieux et tous étaient ravis de la voir manger aux côtés de son époux.
Acuité en était heureuse pour elle, son peuple l'acceptait finalement bien. L'attaque des Fanel avait fait monté en flèche la notoriété de Shyrin. De courageuse à guerrière, on la jugeait apte à tenir le bras de Vainqueur.

C'est ainsi que livrés à eux-mêmes, Brun et Acuité se retrouvèrent devant la lourde porte de leurs appartements. Le page qui les y avait mené ouvrit le battant et les laissa pénétrer à l'intérieur avant de refermer derrière lui.
Acuité se figea dans l'entrée.
Le salon était grand, plus que ce qu'elle avait imaginé. Face à la cheminée située sur le côté, un divan et un fauteuil en velours laissaient entrevoir de douces soirées d'hiver. Sur la table à côté, des mets avaient été dressés ainsi qu'une bouteille de vin, posée. Acuité soupçonnait Vainqueur de ne pas être étranger à ce présent. Elle ne savait en revanche comment le considérer.

Décidée, Acuité fit un pas, puis un second. Hésitante dans un premier temps, elle se surprit à venir explorer les autres pièces. Leur chambre, au lit large et aux draps sentant le frais était éclairée par des chandelles et un feu dans l'âtre. Non loin, elle reconnut ses effets sur la petite coiffeuse en bois sculptée. La malle de Brun était également posée sur le sol, et dans l'armoire à côté, elle découvrit ses robes savamment rangées.

Son exploration se poursuivit dans la petite pièce annexe, ou le nouveau lit de son fils avait été installé. Là aussi, toutes ses affaires avait été amenées, jusqu'à la peau de renne sur le sol, initialement ramenée des Montagnes.
Elle sourit et revint sur ses pas, cherchant à retrouver Brun pour partager avec lui ses découvertes.

La porte se referma sur eux et Brun fut soulagé. Malgré un public peu nombreux et familier, la représentation lui pesait. D'un autre côté, il était nerveux de se retrouver seul à seul avec Acuité. C'était ridicule, voyons ! se morigéna Brun en entrant dans ses - dans leurs - nouveaux appartements. Ils avaient déjà vécu tous les trois dans les Montagnes. Mais le silence dans la ville de neige semblait naturel ; Acuité et lui ne partageaient pas leur lit et ils étaient tous les trois, précisément. Pourquoi Espoir n'était-il pas avec eux ? Brun savait très bien pourquoi, et il trouvait ça ridicule aussi. Ça n'est pas comme si c'était leur première nuit ! Il aurait bien aimé être consulté. Il aurait bien aimé célébrer l'événement avec son fils. Ou peut-être qu'il essayait simplement d'échapper à Acuité.

Les appartements étaient grands mais cela lui semblait petit quand il songeait qu'ils allaient devoir y vivre à trois pendant plusieurs années. Tout était impeccablement aménagé, selon les souhaits que le Conseiller avait exprimés. Sur les besoins d'Acuité, Brun avait été bien incapable de se prononcer. Il supposait que l'intendant l'avait consultée, car une "touche féminine" avait été ajoutée, notamment dans la chambre avec la psyché et la garde-robe. Toutes leurs affaires - ou presque - étaient déjà là, apparues comme par magie, comme le dîner sur la table. Visiblement, on tenait à ce qu'ils passent leur soirée et leur nuit dans l'intimité, comme de jeunes mariés qu'ils n'étaient pas vraiment.

Dans la chambre à coucher, Brun contempla la tapisserie. L’œuvre représentait un jeune homme à l'air pénétré, la tête auréolée de lumière - un Artiseur, devina-t-il. Sans doute s'agissait-il là d'un "subtil" message de Vainqueur, en tout cas plus subtil que le gros clin d’œil que le Roi lui avait adressé lorsque dans les couloirs, ils s'étaient séparés. Ils étaient proches des appartements royaux, situés au même étage ; et Brun se demandait quelle incidence cela aurait sur leur vie, lorsqu'Acuité sortit de la dernière pièce, qu'il supposait être la chambre d'enfant. La nourrice logerait-elle ici ? De peur de passer pour un sot, il n'osa pas interroger Acuité. Il aurait voulu lui demander si elle était contente - du mariage, des appartements - mais elle allait l'interroger en retour, et il ne voulait pas avoir cette conversation encore : est-ce que tu es heureux ? est-ce que tu ne regrettes rien ?

Brun ne regrettait rien. Il aurait voulu être ailleurs, mais il ne savait pas où. Ailleurs, avec elle ? La petite Duchesse était encore plus belle dans l’intimité, et cela ne le mettait pas à l'aise. Le silence était trop pesant dans cette chambre qu'ils n'avaient pas étrennée ; il devait dire quelque chose.
- Que veux-tu faire ? demanda-t-il sans subtilité.
Puis, réalisant que ces mots pouvaient être déplacés dans une chambre à coucher, il reprit :
- As-tu faim ?
Il était sans doute l'heure de dîner. Son esprit réclama un verre de vin, et son foie protesta.

Lorsqu'elle revint dans la chambre à coucher, leur chambre, elle trouva Brun qui contemplait la tapisserie. Elle suivit son regard et observa un moment le personnage auréolé. C'était pour le moins étrange de se retrouver dans cette chambre, seuls, mariés. Acuité laissa glisser ses doigts sur la couverture, au bord du lit, perdue dans ses pensées. Elle ne savait pas vraiment trop quoi faire ou que dire, à ce moment là, elle n'avait toujours pas réalisé qu'elle était mariée. Avec Brun.
Son amour pour lui, aurait du la faire sauter au plafond, mais il n'en était rien. Elle était bien incapable de dire si elle était heureuse, tant qu'il ne le lui aurait pas dit.
Il rompit subitement le silence gênant, en demandant ce qu'elle voulait faire. Elle sourit, se rendant compte qu'ils étaient dans la chambre à coucher puis son sourire s'effaça, aussi vite qu'il était arrivé, à l'idée qu'il puisse l'embrasser et embraser son corps, avant de la repousser. Car c'était ce qu'il faisait toujours.

- Allons dîner, répondit-elle en lui passant à côté.
Parce que c'est ce qu'il fallait faire, parce que cela lui évitait de penser que cette nuit, ils partageraient le même lit.
A nouveau, elle songea que son comportement était ridicule. Ils avaient déjà partagé leur foyer.
Lorsqu'elle fut à nouveau dans la pièce principale, elle s'installa à table, servit deux verres et en poussa un en direction de Brun.
Elle but le sien cul sec, machinalement, trahissant ainsi la tension qui l'habitait. Fronçant les sourcils, elle se resservit dans un soupir et leva un regard vers Brun.
Pour donner le change, elle attrapa entre deux doigts un grain de raisin et le porta à sa bouche sans le quitter des yeux.

Acuité le précéda au salon, et Brun s'installa face à elle. Il la regarda leur servir à boire puis engloutir son verre. Brun leva un sourcil mais ne dit rien. Il était mal placé pour faire des commentaires.

Acuité était-elle nerveuse elle aussi ? Il lui semblait que depuis des jours, elle était nerveuse avec lui. Craignait-elle qu'il soit un époux "peu délicat" ? A vrai dire, Brun le craignait aussi. Il ne pouvait pas la rassurer, pas maintenant, au beau milieu du repas. Ils n'étaient rien obligés de faire ce soir, ni plus tard. La raison dictait même de s'abstenir, pour ne pas concevoir cet enfant que le Duc convoiterait. Acuité avait eu l'air pressée, et lui aussi avait fini par l'être. Peut-être la petite Duchesse avait-elle changé d'avis ? Peut-être ne comptait-elle que sur le vin pour la faire soupirer d'aise ?

Le vin était bon, mais il lui brûlait l'estomac ; après une gorgée, Brun y renonça. Il regarda Acuité qui grignotait des raisins. N'allait-elle manger que ça ?

Brun se leva, s'empara du plat, fit le tour de la table et en versa la moitié dans l'assiette d'Acuité. La portion était énorme ; la petite Duchesse ne pourrait jamais tout manger.
- Il faut que tu manges, déclara-t-il, obstiné.
Il revint à sa place et se servit deux fois moins. Il n'avait pas faim, après tout ce qu'il s'était envoyé au déjeuner, et la nervosité.

Brun mangea en silence. Après quelques bouchées qui, en d'autres circonstances, auraient pu être savoureuses, il fit le tour de la pièce avec sa fourchette.
- Ça nous change des Montagnes, pas vrai ? plaisanta-t-il.
Il lui sembla que sa blague tomba complètement à plat, et il but malgré sa répugnance. Il avait besoin d'aide.

- Ça se passe bien ? Avec Shyrin ? fit-il une nouvelle tentative, après avoir vidé la moitié de sa maigre assiette.
Une manière de meubler et, l'air de rien, de lui poser la question sans qu'elle puisse la lui retourner : es-tu heureuse, ici ? Ici, maintenant ?

Le hasard:

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'Hasard 6' : 1

Alors qu'elle gobait un nouveau grain de raisin, Brun se leva subitement. La bouche pleine, elle le regarda s'emparer du plat, puis contourner la table jusqu'à elle. Elle écrasa le grain dans sa bouche et l'avala tandis que son époux lui servait une part digne d'un guerrier barbare en lui intimant de manger.
Elle haussa un sourcil et se demanda pourquoi il persistait à la gaver comme une oie. la trouvait-il trop maigre ? Trop chétive ? Elle n'avait jamais été bien épaisse, sa morphologie avait toujours été relativement fine.
Son regard se chargea de reproches lorsqu'elle remarqua la portion que lui s'octroyait mais elle ne dit rien pour autant, prenant simplement sa fourchette et la plantant dans le premier morceau de viande.

Comme il le lui avait demandé mais sans véritable envie, elle se força à manger. Bouchée après bouchée, elle mâchait lentement et longuement pour faire illusion. En réalité, elle n'avait pas faim du tout, trop préoccupée par toute cette mise en scène orchestrée pour leur mariage.
Brun fit un trait d'humour, désignant l'espace qui les entourait en le comparant aux Montagnes.
Elle lui sourit, évidemment que cela les changeait et l'intimité de la cabane de Jordken lui manquait.
Lui ferait-il l'affront de dormir au pied du lit ce soir ou pire, dans la pièce d'à côté ?
Elle l'en savait capable tout comme elle se savait capable de le lui reprocher cette fois.

Peu convaincu par la réaction d'Acuité peut-être ou inquiet de l'atmosphère qui pesait sur eux, il lui posa une nouvelle question. Savoir si tout se passait bien demeurait vague et Acuité aurait été bien en peine de lui faire un résumé. Sa vie du moment ? Oui, plutôt bien. Ses cours d'Art ? Non catastrophique.
Elle songea aux propos que Vaillant avait tenu et son regard sombre s'ancra dans celui de Brun. Elle avait hésité à lui en parler et s'était résigné à gérer ces états d'âme seule. Mal à l'aise, elle voulut changer de position sur son fauteuil et plongea son nez dans l'assiette, résignée à ne rien dire.
C'est alors que sous la table, ses jambes rencontrèrent celles de Brun. Surprise, elle sursauta et croisa à nouveau son regard.

- Pardon, souffla-t-elle à son attention tout en repliant ses jambes.

Elle repoussa son assiette et reprit un peu de vin.

- Ça se passe, finit-elle par répondre en haussant les épaules, minimisant ainsi son ressenti.

Ni bien ni mal, dès qu'elle pouvait profiter un peu de la présence de la Reine, Vaillant surgissait toujours de nulle part, la langue fourchue et ses propos grossiers ou dont le but n'était autre que de l'humilier. De cela non plus, elle ne souhaitait pas lui en parler. Pourtant, son visage sembla se refermer lentement à cette simple idée. Elle se força à sourire et releva le menton.

- Et toi ? Avec Vainqueur ? Par Eda as-tu vu cette marque sur son visage ? Je me demande bien ce qu'il lui est arrivé...

L'idée que Shyrin ait seulement pu le frapper ne lui effleura même pas l'esprit.

Acuité réfléchit, se tortilla sur son siège, baissa les yeux puis répondit :
- Ça se passe.
Difficile d'imaginer réponse moins convaincante. Son amitié avec Shyrin était-elle brisée ? Inquiet, Brun se demanda s'il devait l'interroger davantage. Ça n'était pas le moment, mais ça ne l'était jamais. Maintenant qu'ils étaient mariés, il allait devoir cesser d'éviter tous les sujets qui pouvaient fâcher. A partir de demain, se promit Brun, il s'autoriserait à confronter Acuité, et tant pis s'ils devaient se fâcher.

La petite Duchesse lui retourna la question, avec Vainqueur, et Brun ne put s'empêcher de sourire, pour la première fois depuis qu'ils étaient entrés ici.
- Très bien, mentit-il, car il croyait se souvenir qu'il avait parlé au Roi de sa volonté de partir après Bhaal, et que le Roi lui avait simplement "interdit". Qu'avait-il dit, déjà ? "Sauf si Acuité est d'accord", ou quelque chose du genre. Mais ça n'était pas le moment d'en parler, non plus.

Brun hésita à esquiver la suite de la question d'Acuité, la première qui ait été posée par réelle curiosité. Mais n'était-ce pas le sujet de conversation parfait ? Spontané, léger. Inoffensif ? Après tout, Brun n'avait rien fait qu'il doive se reprocher.
- Avec Vainqueur, nous avons un peu fêté ça, expliqua-t-il. Tu sais comment il est. Toujours à s'attirer des ennuis.
Il sourit, comme s'il n'y était pour rien, comme si ça n'était pas à cause de lui que le Roi avait poussé le porte du Poisson Pourri, rencontré Trois Dents, s'était fait plumer et ravaler le portrait. Après tout, son Conseiller l'avait défendu comme il avait pu.

Mieux valait qu'Acuité apprenne ainsi leur petite virée plutôt qu'à son haleine de bière, si elle l'embrassait, plutôt qu'aux bleus sur son corps, si elle le déshabillait. Mais à voir comment la petite Duchesse avait réagi au simple contact de sa jambe, la chose paraissait peu probable.

- Il a dansé comme toi la dernière fois, reprit-il. Ça doit être de famille.
Ça et les ennuis, mais Brun eut le tact de garder cette pensée pour lui.
- J'espère qu'Espoir n'en héritera pas, finit-il en riant.
Déridé, Brun remplit son verre et le leva en direction d'Acuité :
- A nous ! lança-t-il.
Hier, ils avaient fêté, et ce soir, ils devaient fêter aussi. Ne devait-il pas y avoir de la joie ? Où était la joie ? Brun voulait voir la joie et le désir briller à nouveau dans les yeux d'Acuité.

Acuité sourit. Une part d'elle était heureuse de voir que Brun avait retrouvé son ami. Elle ne voulait pas apporter d'ombres au tableau en lui révélant que de son côté, tout était très compliqué. Qu'on s'était méchamment moqué de son mariage, qu'on avait insulté son époux au sujet de moeurs douteuses et son fils, sur ses origines bâtardes.
Elle persistait à sourire pour qu'il ne s'inquiète pas, ni ne s'énerve, car elle savait pertinemment comment Brun réagirait aux insultes. Au mieux, Vaillant perdrait un second genou.
Convaincue qu'elle pourrait gérer cela seule, elle ne laissait rien filtrer.

Un de ses sourcils se leva. Ainsi, le Roi et le Conseiller avaient fêté ça. Devait-elle comprendre que Brun était réellement heureux de leur union ? On ne fêtait que les événements joyeux n'est-ce pas ? Pourquoi n'avait-il rien fêté avec elle ? Pourquoi cette atmosphère lui semblait si pesante...le problème venait-il d'elle ?
Bien que ses pensées soient relativement moroses, elle continua d'écouter les explications de Brun en imaginant aisément ce qui avait dû se dérouler. Ils avaient du boire et comme l'on pouvait s'y attendre, une bagarre avait éclaté. Vainqueur en avait fait les frais. Qu'en était-il de Brun ? Elle poursuivit son analyse en observant plus méticuleusement les traits de son époux, elle ne vit cependant aucune marque, seulement le sourire franc qu'il affichait et qui se propagea sur ses lèvres à elle, contagieux.

Il se moqua du Roi, d'elle et de sa danse, poussa la plaisanterie jusqu'aux talents supposés de leur fils et elle ne put retenir de rire à son tour. Réchauffée par le comportement de Brun, elle leva son verre et le but cul sec, avant de paraitre faussement outrée.

- Dites donc mon cher époux, je ne vous permets pas de vous moquer ! le pointa-t-elle du doigt.

Elle leva alors les yeux aux ciel, faisant mine de réfléchir.

- Hum, de mémoire, le violoniste avait fort apprécié ma danse, lança-t-elle souriante et mutine avant de se lever puis de venir se planter à coté de lui. Elle lui tira le bras pour l'inciter à se lever à son tour.
- Dansez avec moi et montrez moi vos talents cachés que je puisse juger de qui Espoir devrait tenir !
Son rire éclata quand sa main glissa contre la sienne pour y mêler ses doigts.

- Ce bellâtre ! pouffa Brun en vidant la moitié de son verre de vin.
Il craignait de ne pouvoir tenir le rythme d'Acuité. C'était le deuxième verre qu'elle engloutissait. Il l'observait. Si elle continuait comme ça, il allait devoir la coucher.

Exploitant cette nouvelle ivresse et ne voulant pas, surtout pas, briser la joie qui s'était installée, Brun se laissa lever, prit la main d'Acuité et joua le jeu auquel la petite Duchesse l'invitait.
- Comme il vous plaira, dit-il.
Et sifflant un fameux air à trois temps, il lui montra qu'il maîtrisait parfaitement ces danses de Cour joyeuses et codifiées, où l'on ne se touchait que la main et l'épaule, la taille parfois ; où l'on changeait de partenaire avec régularité, mais il se contenta d'Acuité, car telle était sa vie désormais, et il n'avait jamais goûté la danse. Brun dansait sans erreur, sans coeur, mais avec une ironie qui le faisait amplifier les mouvements clé. A la fin, il s'inclina très bas, comme Shyrin aurait approuvé. Brun n'avait pas lâché la main d'Acuité.

- Mes talents sont si bien cachés que je doute qu'il refassent surface un jour, plaisanta-t-il.
Il eut un sourire bravache.
- Mais j'ai essayé, et j'attends que ma chère épouse me récompense d'un baiser.

Acuité le regarda pouffer de rire au souvenir du violoniste et surtout, de la soirée qu'ils avaient volé à leur rang. Elle le regardait toujours, lorsqu'il accepta cette danse improvisée. Son regard ne l'avait toujours pas quitté, lorsque sur une mélodie sifflée par ses soins, il effectuait les pas recherchés, afin de la convaincre des talents qu'elle réclamait.
Elle se rendit compte alors, que depuis qu'elle le connaissait, elle n'avait pas changé. Depuis toujours, elle le regardait. Il était devenu sans le vouloir, le centre de son attention, son centre de gravité. Chacun de ses traits, chacune de ses expressions avaient été scrupuleusement gravés dans sa mémoire, comme un précieux trésor qu'il ne faudrait jamais oublier.
Il connaissait parfaitement les danses de la Cour, elle n'en fut pas réellement surprise mais trouva étrange que depuis le temps, ce soit la première qu'ils en venaient à partager. Même pour le mariage de leurs amis, ils n'avaient rien partagé de tel.

Ici, dans l'intimité de leurs appartements, dans le charme de cette chanson sifflée, cette danse prenait une toute autre signification.
Peut-être se moquait-il du jeu en appuyant plus ou moins ses gestes, cela lui importait peu. Elle ne voyait que sa main dans la sienne, les contacts qui parfois unissaient leurs corps le temps d'un battement de cils. Aussi, lorsqu'il acheva la danse dans une révérence très basse, elle lui rendit la pareille, un large sourire dessiné sur les lèvres, conquise.

A ses paroles, elle releva la tête stupéfaite puis se redressa tout à fait. Il venait de lui demander un baiser. La gêne s’empara d'elle tant elle avait de mal à y croire pourtant, elle ne réfléchit pas plus longtemps sur la réponse à donner, il n'en existait qu'une.
Elle s'avança lentement, franchissant les deux pas qui les séparaient. Sa main toujours prisonnière de la sienne, s'éleva dans les airs, menant celle plus large du Conseiller jusqu'à sa bouche.
Elle embrassa avec douceur la peau fine qui en recouvrait le dessus.

Sa main libre remonta le long de son bras et vint caresser sa joue avant de se caler le long de sa mâchoire.

- Je serais ingrate de ne pas le reconnaître, lui glissa-t-elle avec timidité.

Se hissant sur la pointe des pieds, elle prit la hauteur nécessaire pour lui donner ce qu'il lui réclamait.

Quand Acuité embrassa sa main, Brun crut qu'il n'aurait que ça, que leur nuit serait aussi sage que les autres car visiblement, Acuité n'avait pas envie et lui n'oserait plus réclamer. Même s'ils étaient mariés, il ne s'en sentait pas le droit. Pourtant elle le regardait avec tendresse, elle le caressait avec tendresse. Savourant cet instant, Brun ferma les yeux et il fut presque surpris quand il sentit les lèvres d'Acuité sur les siennes.

Brun rouvrit les yeux et s'en empara avec avidité. Son bras gauche se referma sur la taille de la jeune femme pour soulager son effort mais surtout, pour la sentir contre lui. Sa main droite se perdit dans la masse blonde de ses cheveux.

Acuité entrouvrit les lèvres et Brun l'embrassa plus intimement, fermant à nouveau les yeux. Il lui sembla qu'il n'avait jamais embrassé comme ça avant, non pas parce qu'il ne l'avait jamais fait, mais parce qu'il ne s'était jamais senti comme cela.
Rassuré par ce goût familier qui était celui de la bouche d'Acuité.
Curieux de découvrir tout ce que de son corps, il ignorait encore.
Séduit par tout ce que d'elle, il possédait déjà.

Brun avait déjà embrassé Acuité, mais ce soir tout était différent. Ce soir, leur baiser était légitime et rien ne les interromprait, aussi loin qu'ils désirent aller.

Acuité sentit son bras dans son dos et son poids s'allégea un peu. Elle fut surprise de l'avidité avec laquelle il accueillit son baiser, surprise de son corps qu'il voulait contre le sien, de sa main dans ses cheveux pour mieux la tenir ou pour l'empêcher de s'enfuir.
Désorientée par ce revirement de situation et aussi par cette fougue à laquelle elle ne s'attendait pas, elle s'abandonna totalement à ses émotions exacerbées par le goût de sa bouche et la danse de sa langue contre la sienne.

Leur précédent baiser n'était pas si lointain et pourtant si différent. Brun, ce soir était différent. Bien qu'elle n'aurait su dire en quoi, cette évidence lui sauta aux yeux et fit bondir son coeur un peu plus.
Dans son ventre, elle sentait déjà la chaleur familière du désir qu'il faisait naître en elle chaque fois qu'il la touchait. Elle s'y était habituée, comme elle s'était habituée à ce que bientôt, il la repousse comme toujours. Ce soir elle ne voulait pas, elle ne le laisserait pas faire ou bien cette nouvelle frustration finirait par la tuer.

Rendue sourde par les battements furieux de son corps qui résonnaient trop fort à ses tempes, par le désir qui brûlait en elle dans un bourdonnement incessant, elle se plaqua un peu plus contre lui, libéra sa main de la sienne pour la faire remonter le long de son torse, jusque sur sa nuque qu'elle caressa lentement du bout des doigts.
Leurs bouches se désunirent un instant, le souffle court, elle le regarda les yeux brillant de tout l'amour qu'elle s'était jurée de ne plus lui dire. Un maigre sourire apparut sur ses lèvres encore humides du baiser précédent, sourire timide et incrédule quant à ce qu'il venait de se passer.
La main sur sa joue rejoignit son cou, l'autre quitta sa nuque et vint explorer son épaule, le haut de son torse. A travers le tissu elle sentait la puissance de sa respiration et de la vie qui l'habitait. Une sorte de fascination la traversa et elle comprit qu'elle en voulait plus.
Elle voulait le découvrir encore, le goûter, apprendre chaque ligne de son corps qu'elle avait pourtant déjà vu un nombre incalculable de fois mais qui toujours semblait lui échapper, qui toujours se volatilisait.

De ce désir matérialisé naquit un nouveau baiser, bien plus lent, plus profond. Son esprit aurait pu oublier la goût amer et sucré du vin, qui la toute première fois les avait fait chavirer, le poids de son corps sur le sien, quand dans ses draps ils s'étaient unis dans une hâte inconsciente propre à l'ivresse, sans aucune délicatesse ni raison, la honte et le déshonneur qui les avait rongé juste après. Cette nuit serait une renaissance, le commencement sans regret d'un plaisir partagé, d'un amour qui malgré le temps et les difficultés ne s'était pas altéré pour elle mais qui au contraire avait évolué en une sentiment plus pur et plus mature.
Elle ne voulait que lui, n'avait toujours voulu que lui, chaque cellule de son corps l'appelait, irrémédiablement. A travers ce nouveau baiser, elle voulait lui dire qu'elle était sienne, qu'elle voulait le découvrir encore et qu'ils s'aiment sans ne plus avoir à douter.

Leur baiser trouva naturellement son terme, et il se regardèrent, et Brun ne se sentit pas à la hauteur de ces yeux là, qui le regardaient avec tout l'amour du monde, ni même de ces mains qui le caressaient avec une subtilité dont lui n'était pas capable, étreint d'un désir primaire que ces mains renforçaient. Ils s'embrassèrent encore, et c'était comme s'ils faisaient l'amour déjà : leurs lèvres qui s'épousaient, sa langue en elle, sa bouche qui l'accueillait, si douce. Et son cœur battait le rythme auquel il la pénétrait. Trop rapide.

Avec douleur, Brun s'obligea à rompre ce baiser. Il rouvrit les yeux et affronta ceux d'Acuité. Il rit un peu, gêné par ce désir urgent qu'elle sentait sans doute, puisqu'il la serrait encore contre lui. Dans ses bras, il la laissa glisser, jusqu'à ce que ses pieds touchent à nouveau le sol, car il fallait garder les pieds sur terre, sans doute.
- Où Acuité Loinvoyant a-t-elle appris à embrasser comme cela ? murmura-t-il à ses lèvres, et il ne put résister à les embrasser encore, un petit baiser qui ne la pénétra pas.

Brun se souvint du dîner, il aurait fallu allumer les chandelles, la bouteille de vin n'était pas finie, la bouche d'Acuité sentait un peu le vin, il l'embrassa encore pour vérifier, avait-elle assez mangé, avait-elle encore faim ? Pour rien au monde il ne rassoirait tout seul sur cette chaise en recommençant à parler de tout et de rien.
- Veux-tu finir de dîner ? souffla-t-il, et il espérait qu'elle dirait non.
- Veux-tu...? commença-t-il avec un regard vers la porte de la chambre, mais il n'osa pas finir, alors il se tut.

A la fin de ce nouveau baiser, leurs regards se croisèrent. Brun rit doucement, gêné, Acuité en fit autant mais peut-être pas pour les raisons qu'il croyait. Elle se sentait gauche, malhabile et bien trop novice. Faute d'expérience, seul son coeur et son intuition la guidaient. Il la laissa reprendre pied sur les sol et ses propos la prirent au dépourvu. Où avait-elle appris à embrasser comme cela ? Nulle part et partout à la fois.
En dehors de lui, elle n'avait pas connu d 'homme. Seule son imagination et ses fantasmes avaient nourri son intérêt et l'amour qu'elle portait à brun depuis si longtemps, la rendait à la fois pressée et prudente.
Pour toute réponse, elle lui sourit avant de réceptionner le nouveau baiser qu'il lui offrait, repoussant la sensation folle qu'elle ne se lasserait jamais de ses lèvres, du souffle de sa respiration contre sa bouche et de sa voix grave qui s'exprimait dans un murmure de velours.

Le temps sembla s'étirer lentement autours d'eux et Brun songea au dîner. Pour chacune de ses propositions, elle suivit ce qu'il mentionnait du regard.
Elle ignora la première, et tous deux regardèrent dans la même direction, celle de la seconde direction.
Dans son esprit, les mots firent leur chemin et prirent toute leur signification. Dubitative, elle tourna son visage à nouveau vers lui. Allait-il encore la repousser ? Souhaitait-il vraiment regagner la chambre ?
Trop de fois, il l'avait ébranlée en lui laissant croire à une union des chairs, pour mieux la rejeter et Acuité avait peur, qu'encore une fois, elle ne se retrouve nue, le souffle court et le matelas froid.
Pas ce soir, plus jamais.

- Je veux...commença-t-elle à voix basse.

Et sa main comme son regard glissa de son torse jusqu'à sa ceinture. Elle retira la boucle puis tira sur le lien en cuir qui dans un long frottement de tissu, se libéra.

- Toi.

La ceinture fut lâchée sur le sol et Acuité contourna son époux, tout en laissant traîner ses doigts sur son ventre, puis sa taille jusque sur ses reins à travers le tissu. Là, elle retira l'épaisse tunique brodée qu'elle laissa s'échouer sur le sol puis revint le délester de sa chemise de lin fin, dernier rempart entre sa peau et ses doigts.
Avec lenteur et crainte qu'il ne mette un terme à tout cela, elle passa ses mains sur ses cotes, puis ses hanches et se serra contre lui en enroulant ses bras autour de sa taille. Son dos était chaud et elle embrassa sa peau avec tendresse et envie.

- Je veux tout, souffla-t-elle contre son omoplate.

Ses mains caressaient son ventre, le duvet qui s'échappait de ses chausses pour rejoindre son nombril, puis son torse. Elle en suivit le dessin jusqu'à sa poitrine sans cesser de déposer dans son dos des baisers plus ou moins humides, goûtant ainsi sa peau et se délectant de son odeur les yeux clos.

Brun fut très perturbé par l'attitude d'Acuité. La petite Duchesse ignora le dîner et elle ignora le chambre. Elle ne voulait que lui, comme elle le lui exprima de manière explicite, par les mots et les gestes. Hardie, elle lui enleva sa ceinture, et sa tunique, et sa chemise, bref elle le déshabilla, et Brun la laissa faire, parce qu'il ne voulait pas la contrarier.
L'était-il, contrarié ? Il était surpris par son initiative, lui qui pensait qu'il mènerait la danse, lui qui ne pensait qu'à la ménager. Finalement Acuité prenait les devants, il aurait dû le savoir : elle n'était pas une petite chose fragile, et depuis longtemps, elle avait des vues sur lui. Des vues et des envies ? Cachait-elle ses désirs derrière son dos, avec ses petits baisers mouillés et sa main qui, par El, plongeait vers son ventre ?
Acuité voulait tout et un instant, Brun crut qu'elle allait tout lui prendre ; et il le désira, et il regretta qu'Acuité ne soit pas plus hardie ; et il se retint de prendre cette main aguicheuse pour la plonger dans ses chausses que seules, elle avait épargnées, car il voulait ses mains sur lui.

Acuité n'était pas une jeune fille que ses avances effrayaient. Cette nuit, elle la voulait autant - et peut-être plus - que lui. Brun le comprit et il cessa de se faire violence. Avec elle seulement, il devrait faire attention à ne pas être violent, car il ne voulait pas être "peu délicat". Il voulait lui donner ce qu'elle désirait - lui, tout - même s'il ne savait pas exactement, comment elle le voulait.

Interrompant son exploration qui le plaçait sur des charbons, Brun fit volte face et du sol, enleva Acuité. Un bras sous ses épaules, l'autre sous ses genoux comme il l'avait déjà portée quelques fois - notamment sur le front, lorsqu'elle lui avait échappé. Mais cette fois, Acuité ne lui échapperait pas, il ne la laisserait pas faire et elle ne le voulait pas. Ensemble, ils franchirent la porte de la maison. Brun la déposa au milieu du lit et la recouvrit à moitié, allongé à son côté. Penché sur elle, il l'embrassa, et sa main caleuse de matelot, sa main propre de Conseiller, se glissa dans son décolleté.

Acuité s'était exprimée simplement avec toute l'honnêteté et la franchise qui la caractérisaient. La peau tiède de Brun roulant sous la pulpe de ses doigts la ravissait et perdue dans une bulle d'intimité, dans le propre bruit de son coeur qui tonnait en elle, elle s'enivrait de son odeur dans une nouvelle forme d'ivresse qui n'avait rien à voir avec ses deux verres de vin.
Elle appréciait qu'il se laissa faire, elle appréciait de le sentir contre elle, au plus près, même si de lui, c'était son dos qu'elle étreignait. Cette position apportait la sécurité et rassurait Acuité. Il ne pouvait ainsi pas voir sa gêne et son hésitation, sa crainte et son mal être et encore moins sa honte de lui avoir réclamé tout.

Pourtant, il finit par lui faire volte face et Acuité eut peur qu'il ne mette un terme à leur soirée. Aussi, lorsqu'il glissa un bras dans son dos et le second derrière ses genoux, elle se laissa hisser contre lui et éclata d'un petit rire, subtil mélange de surprise et de soulagement.
Comme au front, il la porta dans ses bras. Comme au front, elle regarda son visage tandis qu'il marchait sans la lâcher. Comme au front, elle aurait pu le repousser, s'enfuir après lui avoir dit qu'elle l'aimait. A la place, elle glissa sa main sur sa joue et ensemble, ils franchirent la porte de leur chambre.

La lumière douce de l'âtre ajoutait une note de romantisme et de chaleur douce à l'atmosphère, tout comme celle, plus tamisée des quelques chandelles placées ça et là.
Acuité ne les vit pas, elle ne voyait que Brun, détaillant les traits de son visage, se mordant doucement la lèvre inférieure pour se retenir de ne pas l'embrasser encore.
Il la déposa comme si elle ne pesait rien sur le lit, s'allongea à ses côtés puis se pencha sur elle. Comme s'il avait lu dans ses pensées, il l'embrassa encore comme elle le souhaitait.
Les battements de son coeur s'accélérèrent de nouveau et à travers le tissu de sa robe, elle ressentait celui de Brun qui cognait dans sa poitrine avec une excitation semblable.
Lorsqu'il glissa la main dans son décolleté, une expiration un peu trop appuyée s'échappa de ses lèvres tandis que toute la surface de sa peau se parait d'un frisson, tendant son épiderme et ses seins.

La chaleur qui se diffusait dans son ventre se fit plus forte, s'étendit jusque dans ses reins et s'abaissa entre ses cuisses. Acuité se sentait brûlante, fiévreuse et ses lèvres tremblaient légèrement d'excitation quand elle les plaqua contre les siennes. Plus avide, plus violent, ce baiser ne faisait que transmettre l'attente insoutenable et le désir latent qui séjournait en elle depuis trop longtemps. Allait-il s'arrêter maintenant ?
D'une main, elle vint caresser la nuque de Brun et la saisir plus fermement, de l'autre, elle glissa sur son épaule, dévala les muscles de son bras en pressant légèrement sa peau puis y enfonça faiblement ses doigts, supplication muette pour que surtout, il ne mette pas un terme à tout cela.

Sous ses doigts, Brun sentit le mamelon d'Acuité se durcir, sa peau frémir, son cœur s'accélérer. Elle lui prit un nouveau baiser, qui le laissa pantelant. Elle s'accrochait à lui, elle l'attirait à lui, voulait-elle qu'il la recouvre entièrement ? Il était évident que la petite Duchesse ne voulait plus attendre.

Brun était soulagé, un peu effrayé, aussi, par le désir d'Acuité. Soulagé, parce qu'il ne pourrait rien lui prendre qu'elle ne veuille déjà lui donner ; parce qu'il sentait aussi, à la manière dont leurs corps s'accordaient, que la première fois qu'ils avaient eue, certes "peu délicate", n'avait pu être si ratée. Après tout, c'était elle qui était venue mendier ses baisers ! Etait-elle alors si ardente qu'à présent ? Ces feux l'effrayaient, aussi, parce que Brun avait l'impression que n'importe quel homme, pour les éteindre, aurait convenu, même si c'était à lui, son époux légitime, que la tâche revenait. Le souvenir de Kex traversa fugitivement ses pensées. A sa décharge, Brun n'avait pas l'habitude de voir ainsi les jeunes filles désirer, ni qu'on le désire ainsi, lui - si ce n'étaient les catins qui de notoriété publique, gémissaient si facilement que les chiens aboyaient.

Laissant Kex et les catins à l'oubli auxquels ils appartenaient, Brun renonça à glisser plus profondément ses doigts dans le corset trop serré d'Acuité. Entrant dans le vif du sujet, avec l'urgence qu'ils partageaient, l'homme glissa son autre main sous sa robe - jupes, jupons, tout ce qui encombrait ses jambes nues - et remonta le tout sur les hanches de la petite Duchesse avec une insolente facilité. De soie ou de coton, toutes les jupes se retroussaient de la même façon. Brun aurait dû la déshabiller sans doute ; les époux auraient dû enlever leurs chaussures qui souillaient déjà le lit conjugal ; mais quelle importance si Acuité le voulait, tout entier et maintenant ?

Brun se hissa entre les jambes dénudées d'Acuité et pressa tout son corps contre le sien, ses hanches en particulier. Ses mains ne la caressaient plus, ses bras le soutenant au dessus d'elle pour ne pas l'écraser tout à fait, au dessus de son visage qu'il embrassait avec avidité. Et Brun s'interrompit une dernière fois pour la regarder, un dernier regard pour s'assurer qu'Acuité le voulait tandis que d'une main impatiente, il se délaçait.

La main de Brun glissa le long de sa robe. A travers le tissu, elle put sentir le contact de ses doigts alors qu'il agrippait jupe et jupon. Une nouvelle exaltation s'échappa de sa bouche alors que l'ensemble remontait le long de ses cuisses, dénudant ses jambes jusqu'à ses hanches. Sa peau lui donnait la sensation d'être à vif, comme si le moindre contact l’électrisait entièrement. L'anticipation des gestes à venir l'excitaient tout autant que chaque mouvement que Brun effectuait.
En relevant ses jupes, l'imagination d'Acuité la transportait déjà dans l'après, lorsqu'il la ferait sienne. Son corps se rappelait tout, la surprise, le plaisir et l'intensité de l'union qu'il avait déjà rencontré.

Et lorsqu'il se hissa entre ses jambes, lorsqu'il pressa son corps contre le sien, elle crut perdre le contrôle d'elle-même l'espace d'un instant. Sa respiration déjà précipitée se fit plus haletante, le contact appuyé de sa virilité contre elle lui arracha un gémissement et elle ferma les yeux un instant, concentrée sur les sensations qui s'entrechoquaient dans son corps.
Les baisers qu'ils échangeaient était pressés, avides, comme s'ils se dévoraient, comme si le temps leur était compté.
Pourtant, leur vie à deux ne faisait que commencer, chaque nuit qui suivrait verrait l'éclosion de leur sensualité et de leurs découvertes mutuelles à travers l'union de leurs corps.
Lorsque leurs lèvres se séparèrent à nouveau et qu'il la regarda, le temps sembla s'arrêter. Elle sentait l'impatience de sa main qui cherchait à défaire les lacets de ses chausses, elle sentait son propre corps qui lui hurlait de se cambrer et de l'inciter à venir en elle. L'air semblait s'être raréfié entre eux, était-ce l'excitation qui lui faisait autant tourner la tête ? Son coeur tonnait trop fort, comme sur le point de traverser sa poitrine et ses seins se soulevaient au rythme effréné de sa respiration.
Sa vue semblait troublée et bien qu'il soit si près, elle n'arrivait pas à voir ses traits à la perfection.

De ses mains elle encadra son visage, caressa ses tempes, glissa sur la cicatrice posée sur son front, celle que le destin lui avait attribué pour avoir eu l'audace de franchir les Montagnes afin de la retrouver. Elle prit le temps de reprendre son souffle, de gagner un peu plus d'air en effleurant ses lèvres de ses pouces, en frôlant la peau de ses joues avec tendresse.
Ce ralentissement eut l'effet inverse que ce à quoi elle s'était attendu, il ne fit qu'embraser un peu plus son désir. Résignée à ne pas repousser l'échéance que son corps lui réclamait, elle ferma les yeux puis attira son visage à elle. Leurs bouches se frôlèrent à nouveau, leurs souffles se mêlèrent et tout contre sa peau elle murmura :

- Je t'attends depuis si longtemps...

Comprenant alors que la gêne éprouvée venait de son corset qui sans lui comprimer les poumons lui bloquait la taille et lui écrasait le ventre, elle glissa une main entre eux et entre les plis de sa robe remontée, elle trouva le lacet qui resserrait l'accessoire autour de sa robe puis le dénoua.
Sa paume rencontra alors la taille de Brun qu'elle vint caresser amoureusement jusqu'à retrouver la main sur le point de libérer sa virilité. Elle l'y aida, puis son regard encore ancré dans le sien, l'incita à venir en elle.

Acuité caressa son visage et Brun se demanda ce qu'avec la nuit tombante, elle en voyait. Que voyait-elle de son corps ? Que la petite Duchesse voie son désir, cela ne le gênait plus ; car ce désir devenu légitime, n'était plus si vil. Vil, l'avait-il déjà été ? Brun avait toujours respecté Acuité Loinvoyant, Acuité et même Alisel. Peut-être même cette fameuse nuit. Peut-être que le respect et le désir n'étaient incompatibles, si le désir était correctement exprimé. Acuité le regardait, et Brun douta. Etait-ce correct ? Ils n'avaient même pas fini de dîner et il avait troussé ses jupons sans prendre la peine de la déshabiller, d'ouvrir les draps frais que pour les époux, on avait préparé.

Et puis le pouce d'Acuité sur ses lèvres, ses mots dans un baiser refusé, ses mouvements sous lui pour se défaire de son corset, ses caresses ciblées lui firent tout oublier. La jeune femme le voulait, et c'est tout ce qui comptait.
- Moi aussi, grogna-t-il, car c'était vrai.
Depuis les Montagnes, depuis l'auberge, depuis quelques minutes, peu importe depuis quand : c'était toujours trop longtemps.

Brun acheva de se délacer, repoussa doucement la main d'Acuité et pénétra ses cuisses ouvertes - doucement aussi, il l'espérait. Il entra en elle avec facilité et une volupté immédiate, peut-être parce qu'il avait attendu justement, ou qu'elle était douce, ou qu'il l'aimait. Il se forçait à garder les yeux ouverts sur le corps de la petite Duchesse, même s'il l'avait pas besoin de le voir pour sentir comment elle réagissait. Le corps d'Acuité qui se soulevait sous le sien, comme une vague, le ravissait, et il la vit sur la plage, lorsqu'il l'avait retrouvée, réfugiée dans ses bras, décoiffée par le vent - et ses cheveux avaient plus d'éclat, ses yeux étaient plus heureux que dans son souvenir réel. Et pendant que son esprit s'évadait, le corps de Brun était bien là, dans ce lit, dans ce corps étranger qui ne l'était plus tant, et il s'autorisa à la pénétrer plus loin, moins lentement.

Au bout de quelques mouvements, Brun crut qu'il allait jouir déjà et s'arrêta, un peu précipitamment. Essoufflé, il regarda son Acuité échouée sur la plage, décoiffée aussi, mouillée aussi, salée aussi lorsqu'il embrassa la peau de son visage, son cou, la naissance de ses seins qu'il pouvait désormais caresser à pleine main. Et au bout d'un temps qui lui parut raisonnable, il put revenir en elle même s'il savait qu'à tout moment, il pouvait se noyer.

Aux mots qu'il prononça, vague écho des siens, elle sentit une nouvelle émotion la gagner. Un bonheur sans nom fit gonfler son coeur déjà au bord de l'implosion par le désir qui l'animait. Ce sentiment était tout autre, pour la première fois depuis qu'ils s'étaient retrouvés, il faisait preuve d'affection dans ses propos. Sur la plage, lorsqu'elle lui avait avoué à quel point il lui avait manqué, Brun n'avait rien répondu. En dehors de quelques paroles, comme celle dans la chambre à l'auberge où il lui avait annoncé n'aller nulle part sans elle à défaut de l'aimer, ou encore, devant le Roi et la Reine lorsqu'il avait affirmé l'affection portée à son fils et elle-même, il n'avait jamais rien dit de tel  de manière si spontanée. Et encore, ces quelques propos pouvaient être interprétés car il existait bien trop de formes d'amour.
Acuité voulait le retour de cette passion qu'elle nourrissait, le retour de cet amour profond qu'elle lui portait, une sorte de dévotion sans faille qui traversait le temps et l'espace.
Tout son univers gravitait autour de lui. Le perdre à nouveau la perdrait elle aussi.

Sa fièvre s'amplifia lorsqu'elle comprit qu'il avait terminé de délasser ses chausses et qu'il repoussa doucement sa main. Elle l'accueillit en lui dans un soupir de contentement. Leurs regards s'accrochaient toujours à travers la lumière tamisée des chandelles même si Acuité avait de plus en plus de mal à garder les yeux ouverts. Elle voulait le voir, elle voulait découvrir l'union de leurs âmes à travers leurs pupilles, contempler ce regard intense que lui seul savait lui porter, mais chaque mouvement de bassin qu'elle accompagnait, la rapprochait de plus en plus de cette achèvement des sens qu'elle tentait de repousser plus loin.
Leurs peaux moites se mêlaient et la jeune femme avait chaud dans sa robe qu'ils n'avaient pas pris le temps de retirer. Ses mains libres couraient sur le dos de son époux, où les roulements de ses muscles se nouaient et se dénouaient au rythme de coups de rein qu'il lui portait et lorsqu'il s'autorisa à accélérer légèrement le mouvement tout en le portant plus profondément, elle se mordit la lèvre inférieure afin de retenir un gémissement.
Tout allait trop vite et à la fois trop lentement, tout se mêlait dans l'esprit d'Acuité. Elle avait hâte de retrouver la vague de plaisir qui l'emporterait définitivement avant la prochaine fois et en même temps, elle aurait souhaité que ce moment ne s'arrête jamais. Ses lèvres lui manquaient déjà et comme il s'arrêta subitement, elle revint elle aussi dans le moment présent, haletante et presque reconnaissante qu'il lui laisse le temps de reprendre son souffle. Ils se regardèrent un moment, comme figés dans le temps avant que Brun ne recommence à embrasser son visage, sa gorge, que ses mains achèvent leur exploration sur ses seins libérés de la robe qui avait bougé en même temps que les amants.
A nouveau, le rythme de leur danse se raviva, les portant toujours plus près des étoiles dans des expirations plus forte et plus bruyantes. Les pauses ne suffisaient plus, l'attente doublée du plaisir partagé ne tarderait plus à les emporter au seuil de la jouissance.
Sentant l'envol arriver, les doigts d'Acuité se crispèrent doucement  sur la peau humide et glissante couvrant les reins de Brun. Elle replia une de ses jambes le long de la cuisse du jeune homme pour accentuer la profondeur de leur étreinte avant de tenter de réprimer un gémissement, bouche contre le bras qui le soutenait au dessus d'elle.

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