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'Hasard 6' : 5

C'était sans doute à cause d'elle que c'était si bon. Brun en voulait presque à Acuité de monter le plaisir si haut, et à la fois de lui refuser, parce qu'il voulait la contenter. Comment saurait-il quand elle serait contente ? Allait-elle le lui dire ? Allait-elle gémir ? Acuité gémit faiblement et à nouveau, Brun s'arrêta. Le plaisir le submergeait et il se demandait quand il allait pouvoir lâcher les vannes, enfin, après ces un an-et-demi qu'il l'avait prise, qu'il l'attendait et qu'El sait pourquoi, il lui était fidèle. Peut-être que l'attente en valait la peine, et que ce soir aussi, il pouvait attendre jusqu'à n'en plus pouvoir.

Pendant les pauses qu'il s'imposait pour se contenir, Brun embrassait Acuité ; il touchait ses cheveux, sa gorge, ses seins, l'intérieur de ses cuisses ; tout ce qu'avant, il ne pouvait pas toucher et qui désormais, lui appartenait. Incomplètement, il la déshabillait, car il ne pouvait se résoudre à se retirer d'elle ; si bien qu'à la fin de leurs ébats, Acuité n'était ni nue ni habillée. A la fin de leurs ébats, Acuité avait levé sa jambe, inclinant son bassin et la sensation qu'il avait d'elle, et Brun avait perdu pied ; la vague l'avait balayé, l'eau était entrée dans ses poumons et jaillie de lui à la fois. Il jouit avec la douleur de la délivrance.

- Je t'aime, gargouilla-t-il à l'oreille d'Acuité alors qu'en elle, il délivrait sa semence.
Sa voix était noyée, son esprit dérivait. Son corps rejeté sur la grève, déjà se détendait. Sa femme avait noué ses jambes autour de lui et jamais, plus jamais, il ne voulait partir d'ici.

Le plaisir la submergea subitement, inattendu tel la foudre qui venait de frapper, violente. La chaleur irradiât tout son être et l'espace d'un instant, elle ne fut plus capable de distinguer son corps de celui de Brun. Il était en elle et par ses bras elle était autour de lui, mêlés l'un à l'autre, ils ne faisaient qu'un.
Les yeux clos, la bouche entrouverte, elle ne put retenir le son qui s'échappa de sa gorge alors que ses autres sens se brouillaient, confus par la délivrance qui secoua ses chairs en même temps que celles de Brun.
A son oreille, les mots qu'elle n'attendait plus résonnèrent longtemps.
Le corps encore tremblant de l'étreinte, elle noua ses jambes autour de lui sans se soucier que ses semelles viennent frotter contre le tissu à l'arrière des cuisses son époux. Dans leur hâte, ils n'avaient même pas pris la peine de se déshabiller entièrement. Elle ne le remarquait que maintenant et tandis qu'elle enlaçait le corps de Brun avec tendresse, son visage restait figé face au plafond.
Sur elle comme en elle, l'homme s'était détendu et elle caressait machinalement son dos, traçant cercles et lignes au gré de ses pensées qui toutes s'étaient tournées sur ses mots.
Son souffle s'apaisa enfin et lorsqu'elle se jugea capable de parler normalement, elle murmura faiblement :

- Qu'est-ce que tu as dit ?

En elle, le fol espoir que son amour lui était enfin rendu se mit à palpiter au même rythme que son coeur qui avait du mal à se calmer. Était-il capable d'assumer ses propos ? De le lui dire à nouveau en la regardant dans les yeux ?
Il n'avait qu'à relever la tête posée dans son cou pour croiser son regard.

Brun resta un moment ainsi, blotti contre et en elle, dans un état d'inconscience délicieuse. Ou plutôt, il n'avait conscience que de leurs corps unis. Aucune autre pensée n'occupait son esprit. Jusqu'à ce qu'Acuité dise :
- Qu'est-ce que tu as dit ?
Lentement, Brun releva la tête du cou où il était enfoui, et regarda la jeune femme d'un air embrumé. Qu'est-ce qu'il avait dit ? Avait-il dit je t'aime ? Les mots avaient-ils glissé, comme la semence, rapide et inélégante, hors de lui ?

Incrédule d'avoir dit ça et qu'Acuité lui demande de répéter, Brun se dégagea. Doucement, il se retira d'elle et bascula sur le côté. Le repos des muscles lui fit du bien, mais la honte revint, honte de se retrouver dans cet état, botté, le sexe dépassant de ses chausses, et assez stupide pour éructer des je t'aime déplacés.

Devait-il se déshabiller ou se rhabiller ? Se déshabiller lui prendrait plus de temps : il devrait se tortiller pour enlever ses chausses et sortir du lit pour se débotter ; en plus, il ne savait pas si Acuité voulait déjà se mettre au lit, peut-être voulait-elle finir de dîner ? Alors Brun se contenta de se relacer, et s'en trouvant soulagé, rabattit les jupes d'Acuité sur le haut de ses cuisses, masquant son délicieux pubis qu'il devinait blond dans l'obscurité. Il n'alla pas plus loin, la laissant libre de masquer ou non ses seins. Il aimait la regarder, ainsi froissée. Ses yeux brillaient comme son collier, que voulait-elle ? Pourquoi voulait-elle qu'il répète ? N'avait-elle pas entendu ?

Brun préféra affronter ses pieds. Caressant la jambe d'Acuité jusqu'à son soulier, il entreprit de le délacer, assis sur le lit. Mieux valait tard que jamais.
- As-tu faim ? As-tu sommeil ? répéta-t-il pour briser le silence, qui rendait son absence de réponse plus évident.
Il libéra le pied d'Acuité, le caressa un instant puis passa au suivant. Il n'avait pas envie de parler et à la fois, il aurait voulu qu'elle lui dise comme elle se sentait. Quand il avait joui, Brun n'avait plus pensé qu'à lui et il ignorait si la petite Duchesse avait trouvé le plaisir qu'il voulait lui donner.

Brun releva la tête et croisa son regard. Acuité espérait tant qu'il répète les mots, ces mots qui résonnaient encore en elle. Les avait-il déjà oublié ? A voir la tête qu'il faisait, elle commença à douter.
Il se retira d'elle et roula sur le coté. Elle ne pouvait le quitter des yeux, incrédule qu'il puisse ignorer avoir prononcé des paroles si fortes de sens, si pleines de ce qu'elle attendait.
Son espoir commença à s'éloigner cependant alors qu'il relaçait ses chausses, qu'il replaçait jupe et jupon sur ses cuisses à elle.
Le malaise n'était plus dans leurs corps pressés et à moitié nus, il était dans la bouche qui se taisait et dans ce regard qui espérait.

A son tour, elle se redressa légèrement, rajustant avec maladresse le haut de sa robe qui dévoilait la naissance de ses seins, replaçant derrière son oreille une mèche de cheveux hirsute.
De son coté, Brun la débarrassait de son soulier après lui avoir caressé la jambe. Son corps aurait du réagir et frissonner, mais il était trop concentré sur son esprit qui haletant, patientait. Allait-il assumer ses parole ou fuir encore ?
La fuite sembla plus facile, elle aurait dû s'en douter et son espoir acheva de s'envoler lorsque sa chaussure tomba à terre et qu'il lui proposait de manger ou de dormir. Manger ! Encore ! Il n'avait que cela en tête depuis qu'ils étaient de retour à Castelcerf. Dormir, là encore, cela lui sembla un peu trop familier.
Lorsque son deuxième soulier trouva sa place à côté du premier, Acuité récupéra son pied et se leva. Ses jambes semblaient avoir perdu de leur vivacité. A son tour, elle s'enferma dans un mutisme borné et se dégagea de son corset d'un geste agacé.
L'accessoire chuta lui aussi sur le sol.
Le temps sembla s'étirer et elle n'arrivait toujours pas à se décider. La déception et la peine l'habitaient. Après avoir partagé ce moment tant attendu et si particulier, pourquoi n'était-il pas capable de lui dire ce qu'il ressentait ?
Elle soupira puis s'agenouilla à ses pieds. A son tour, elle retira les bottes avec des gestes doux, une par une, dans un silence que seul le bruit des lacets glissant dans les œillets transgressait.
Puis, elle se redressa et lui fit face, les yeux brillants, avança jusqu'à ce que sa robe touche les genoux de l'homme.
Sa main se tendit, traversa la distance qui les séparait et elle caressa sa joue à la barbe naissante.

- Dis le moi encore...s'il te plait.

Pas parce qu'elle le voulait mais parce qu'elle avait besoin de l'entendre. Qu'elle sache que ses sentiments étaient aussi vrais que les siens et pas seulement prononcés comme ça, comme jetés aux vents.

- S'il te plait, répéta-t-elle dans un murmure. Juste une fois.

Et sur sa joue, sa main se figea.

Quand elle se déroba à lui et se releva, Brun ne savait pas ce qu'Acuité allait faire. Elle ne dit rien. Elle se défit de son corset d'un geste vif, hésita puis s'agenouilla à ses pieds pour lui retirer ses bottes, presque langoureusement. Voulait-elle qu'ils s'unissent encore ? Par El, il n'était pas sûr d'en avoir la force ! Ainsi il ne l'avait pas contentée. Elle ne voulait ni manger ni dormir, elle voulait...

- Dis le moi encore... s'il te plait, insista Acuité, et Brun ne fut pas soulagé.
Pressée contre lui, elle le caressait, elle le regardait avec ces yeux qu'elle savait faire. Le cœur de Brun flancha, il eut très envie de la contenter, cette fois.
- Je... commença-t-il, et il ne savait pas s'il allait dire je t'aime, ou s'excuser.
Rien en sortit et il se retrouva sec. Acuité le regardait, suspendue à ses lèvres, et le désarroi de Brun se changea en colère.

De quel droit le mettait-elle ainsi au pied du mur, au pied du lit ? Il lui dirait ce qu'il voulait quand il le voudrait. D'ailleurs, il le lui avait déjà dit, spontanément ; et elle voulait que de ce cri du cœur et du corps, il lui resserve une version artificielle ? Que, parce qu'elle disait s'il te plait, il lui dise je t'aime comme il lui aurait dit : mon père est montreur d'ours ?

Ne lui avait-il pas montré qu'il l'aimait ? Brun avait fait ce qu'elle demandait, il lui avait tout donné, et elle en voulait encore. Elle voulait le forcer, le changer, faire de lui cet homme de paroles et de sentiments, qu'il n'était pas. Eh bien non : il ne se renierait pas. Ni à lui-même, ni à Acuité, il ne ferait l'insulte de prononcer des mots qui à défaut d'être faux, ne venaient pas du cœur. Son cœur ne pouvait être forcé et Acuité devrait se contenter de ce qu'elle avait.

Malgré tout, il était difficile de dire non à ces yeux, et Brun s'en déroba, contournant son corps pour disparaître dans le salon. Ses jambes étaient faibles et son cœur, faible aussi. Déjà il regrettait. Il aurait pu dire je t'aime à Acuité, puisqu'il l'aimait. Furieux contre elle ou contre lui-même, il se servit un verre, le but, puis le remplit, ainsi que celui de la petite Duchesse. Il prit les deux coupes dans ses mains, la bouteille sous son bras, et retourna dans la chambre en redoutant ce qu'il y trouverait. Mais Acuité n'avait pas bougé.

Brun posa la bouteille sur la table de nuit et tendit son verre à Acuité. Il espérait qu'elle le saisirait. Il ne savait pas quoi lui dire, ils n'allaient pas trinquer à nouveau, cela semblait si faux ! Alors il fit couler l'alcool en lui, et cela le meurtrit comme l'un l'autre, ils se meurtrissaient.

Les lèvres de Brun s'entrouvrirent mais aucun mot ne sortit. Après un temps qui sembla durer une éternité, Acuité récupéra sa main et regarda son époux se lever et quitter la pièce.
Elle demeura debout, immobile, plantée comme une sotte au beau milieu de la pièce. Avec son besoin de sécurité et d'amour, elle venait de tout gâcher. Les yeux rivés sur le sol, elle laissa se déverser les larmes de la déception et de la tristesse. En elle, son coeur qui avait battu si fort précédemment venait de se briser. Était-elle si exigeante ? Ne s'était-elle pas humiliée à lui avoir déclaré son amour tant de fois et qu'autant de fois il l'avait rejetée ?
Et ce soir, enfin il lui bredouillait les mots tant attendu pour au final se raviser car c'était de cela dont il s'agissait n'est-ce pas? S'il était incapable de les lui dire à nouveau, c'était parce qu'il regrettait de l'avoir fait une fois.

Elle se sentait idiote d'avoir souhaité une vague de romantisme juste après avoir laissé leurs corps s'exprimer. Mais peut-être que Brun avait raison finalement, mieux valait ne pas parler, ne rien dire, ainsi rien ne pourrait être interprété.
Elle lui en voulut de n'être pas capable de lui dire ce qu'il ressentait, puis elle s'en voulut à elle-même de ne pas être capable de se contenter de ce qu'il voulait bien lui donner.
Une nouvelle vague de larmes rageuse se déversèrent mais dès qu'elle entendu les bruits de pas qui revenaient, elle essuya son visage d'un revers de la manche tout aussi rageur.
A travers la lumière trop tamisée, elle le regarda déposer la bouteille sur la table de chevet et subitement, elle fut heureuse que la nuit soit tombée et qu'il ne puisse déceler l'état de tristesse dans lequel elle se trouvait.

Il lui tendit le verre et après un moment d'hésitation, elle s'en saisit. Il but le sien d'un trait et cela raviva le brasier de colère d'Acuité.
Ses doigts se crispèrent autour du verre tandis qu'elle se rendait compte à quel point cette scène était ridicule ! Lui, torse-nu en chausses et elle, dans sa robe à moitié défaite à se contempler sans savoir quoi dire, rongés par la colère et bouffés par les choix qu'ils devaient certainement regretter.

- Je suis désolée, commença-t-elle d'une voix troublée par la colère. Tu as raison, ne parlons pas et à la place, buvons.

Le ton était sarcastique et pour l'appuyer, elle lui lança un sourire mesquin. Puis, elle vida son verre d'un trait à son tour et vint le poser sur la table de chevet.

- Buvons ! clama-t-elle plus fort en se saisissant de la bouteille. Est-ce cela que tu as fait durant mon année d'absence ? Boire pour oublier, boire pour échapper aux problèmes ?

Elle porta le goulot à sa bouche et en but une lampée. Dans son geste théâtral, un peu de vin coula du coin de sa bouche en laissant une traînée couleur sang sur son menton qui goutta sur sa robe.

- Et goinfrons nous comme des gorets tant qu'à y être. Où sont les brioches ? ajouta-t-elle en les cherchant du regard. Mais surtout ne parlons pas, gardons pour nous ce que nous ressentons et peut-être, je dis bien peut-être que le prochain jour où tu voudras bien de moi j'aurais droit à quelques mots de ta tendre affection !


Légèrement ivre du vin et surtout de peine, elle attrapa l'oreiller à portée et le lui jeta au visage. Les larmes se mirent à couler encore mais elle s'en fichait bien, ce qu'elle voulait c'était que cet espèce d'être insensible qui lui faisait face réagisse autrement que par le silence.
Empêtrée dans sa robe, elle plaça son genou sur le lit pour aller se saisir du deuxième coussin.

Acuité ne saisit la main que lui tendait Brun que pour mieux le gifler. Ses mots frappèrent son cœur amolli. Boire pour oublier : oui, c'est exactement ce qu'il avait fait pendant une année ou du moins, quelques mois. Il ne voulait pas à échapper à ses problèmes, mais à sa culpabilité, parce qu'elle était morte - pas "absente". Elle lui avait fait croire qu'elle était morte et il en avait porté le poids. Chacun faisait son deuil comme il le pouvait.

Quand il avait appris qu'elle était en vie, Brun était allé la chercher, et à la douleur du voyage s'était ajoutée celle de son sevrage forcé. Etait-ce ainsi qu'Acuité le récompensait, pour avoir souffert, pour avoir voulu réparer ? Elle l'insultait ; elle insultait les rares moments de paix qu'ils avaient partagé autour d'un petit-déjeuner ; elle insultait l'amour qu'il lui avait donné, et qu'il regrettait d'avoir exprimé.

De l'amour, il n'y en avait plus dans ses yeux alors qu'il la regardait se ridiculiser avec la bouteille, avec les oreillers. Brun bloqua le premier et s'approcha d'Acuité alors qu'elle lui agrippait le deuxième. Ce comportement était indigne d'une Loinvoyant ou même d'une Braveterre, puisqu'elle était son épouse désormais. Il ne tolérerait pas qu'elle salisse davantage ce moment.

- Cesse ça immédiatement, gronda-t-il en lui arrachant l'oreiller.
Il lui saisit les poignets et hésita entre la secouer et l'immobiliser. Acuité pleurait, mais cette fois, ses larmes ne le touchèrent pas.
- Cesse, tu entends ! Je bois trop et je ne parle pas assez : dans ce cas il ne fallait pas m'épouser ! Et moi, où est la femme que j'ai épousée, hein ? Où est la femme que j'ai serrée dans mes bras ? Je ne vois qu'une sale gamine qui n'est jamais satisfaite.

Il la lâcha sur le lit et s'éloigna vers la table de nuit, où leurs deux verres restaient côte à côté. Brun saisit la bouteille et à son tour, but au goulot. Puisqu'elle le traitait d'ivrogne, il pouvait l'être.
- Donne-moi une bonne raison de rester avec elle plutôt que de finir cette bouteille.
Il en avait vraiment besoin pour ne pas retourner dans sa chambre, finir seul cette bouteille et cette nuit, plus ratée encore que la première qui les avait unis.

A présent c'était à elle de le mériter.

Trop vite il fut sur elle, trop vite il lui arrachait l'oreiller et trop vite, il immobilisait ses poignets. Son regard lui fit peur et sa voix grondait, menaçante. Elle ne l'avait jamais vu dans cet état, il semblait hors de lui et comme s'il ne contrôlait plus ses gestes, il la souleva légèrement à bout de bras.
Tétanisé, Acuité le regardait les yeux agrandis par la crainte tandis qu'il lui répétait de cesser. Mais de cesser quoi ? Sa folie, ses paroles ou son comportement ?

Ses paroles lui pénétrèrent le coeur aussi profondément que la lame la plus effilée des Duchés. A son tour, Brun déversait sa colère et sa peine, Acuité n'avait pas d'autre choix que de les écouter, de les accueillir en son corps et son âme et sans que Brun ne s'en rende compte, elles s’enfouirent au plus profond de la jeune femme. Il la relâcha brutalement et elle sentit son corps se renfoncer dans le matelas. Ses larmes coulaient encore, mais plus lentement, comme si elles aussi étaient devenues muettes de stupéfaction.
Alors, son époux but au goulot de  la bouteille et lui lança un ultimatum, aussi sévère que ces traits en cet instant, aussi sévère que son jugement récent.
Acuité sembla manquer d'air un instant et réprimant un sanglot, elle baissa la tête son regard fixé sur le sol sans le voir vraiment.

Lui donner une bonne raison de rester avec elle ? L'amour qu'elle lui portait ne suffisait plus. Avait-il déjà suffit ?
Elle en doutait.
Aujourd'hui, ce soir, elle n'avait pas d'excuse valable, elle n'avait rien qui vaille la peine.
Après un temps certainement trop long, elle releva la tête et le regarda. A travers ses larmes, un sourire triste étirait ses lèvres.

- Je n'en ai aucune, annonça-t-elle piteusement en levant les bras et en les laissant retomber en signe d'acceptation. Et tu as raison, ton épouse n'est qu'une gamine égoïste qui par ses mauvais choix, t'a entraîné dans sa chute.

Elle se frotta le visage pour essuyer les larmes qui persistaient à couler lentement, comme si chacun de ses mots faisait refluer les vagues. D'un revers de sa manche, elle s'essuya la bouche avant de reprendre :

- J'ai cherché à t'éloigner plusieurs fois, j'ai essayé de te laisser de côté, je me suis même faite passée pour morte en pensant que ce serait le mieux pour toi....mais c'était aussi pour m'obliger à t'oublier, pour me forcer à te laisser vivre ta vie paisiblement. J'ai essayé Brun, je te le jure mais je n'y arrive pas, je ne peux pas me passer de toi...

A mesure qu'elle prononçait ses mots, sa voix se fit plus rauque, sa respiration plus difficile. Dans sa bouche, le goût sucré du vin avait tourné en amertume, elle prenait conscience de tout ce qu'elle lui avait fait subir depuis le début, pour sa seule satisfaction. Elle voulait qu'il l'aime, mais était-ce réellement aimer quelqu'un que de vouloir l'obliger à en faire autant ?
Depuis le début, elle avait tout faux, elle n'en avait fait qu'à sa tête, tout était de sa faute à elle seule.
Inconsciemment, elle l'avait manipulé et lui avait volé sa vie.
Pour elle, il avait porté la culpabilité de l'avoir touchée, il avait traversé les Montagnes, l'avait protégée, l'avait épousée et avait reconnu leur enfant comme le sien. Entre autres choses.
Et elle, qu'avait-elle fait ? Elle avait fui, lui avait fait croire qu'elle était morte, lui avait tiré une flèche dans la jambe, l'avait laissé dormir par terre ou dans le froid et aujourd'hui, lui reprochait de ne pas l'aimer.

- Je ne suis qu'un monstre insensible et incapable de te donner autant que toi tu m'as donné, bredouilla-t-elle en portant ses mains sur son visage pour l'en couvrir. Honteuse.

Ses épaules étaient secoués par les sanglots qui l'envahissaient. Elle fit pourtant l'effort de retirer ses mains, de croiser son regard, de tacher de rester digne et poursuivit :

- Tu as raison, je n'aurais pas dû t'épouser. Pas parce que tu bois trop et que tu parles peu, mais parce que je ne te mérite pas.

Sur ses mots, elle se leva lentement la vue floue par ses yeux embués. Tremblante, elle fit un pas en avant, puis un second, passa devant lui pour se diriger vers la porte de la chambre.

- Ce n'est pas à toi de partir. C'est à moi....je crois.

Et en cet instant, elle songea que pour le bien de Brun, il aurait mieux valu qu'elle décède, là-bas en Chalcèdes.

La bouteille à la main, Brun regarda la petite Duchesse se flageller en pleurant. Brun se demanda ce qui la poussait à se meurtrir ainsi, quand les autres ne le faisaient pas pour elle. Sa tendance à l'autodestruction et à la dépression l'inquiétaient. Par El, il n'avait parlé que de son attitude à l'instant présent ! sanctionnant uniquement, ses mots méchants et son caprice du cœur. Il ne menaçait pas leur mariage, juste la suite de cette soirée. Au pire, Brun serait parti et le lendemain, ils se seraient réconciliés. Pourquoi Acuité devait-elle toujours tout rendre aussi compliqué ?

Il n'allait pas la laisser filer. Brun posa la bouteille et rattrapa sa femme avant qu'elle passe la porte - l'attrapa, à nouveau, par les poignets. Mais cette fois, sa fermeté était différente.
- Personne n'est un monstre, murmura-t-il, et il voulait que ses yeux mouillés regardent les siens, pour saisir la sincérité que tout à l'heure, il n'avait pas su lui donner.
Acuité le faisait souvent se sentir comme ce "monstre insensible" ; il ne l'était pas et elle non plus, n'avait pas à l'être. Il n'y avait pas de coupable, pas de fautes, juste des erreurs.
- Cesse de dire n'importe quoi. Cesse de pleurer, dit-il et, réalisant qu'il lui donnait encore des ordres, il ajouta : S'il te plait.

S'assurant qu'elle n'allait pas fuir encore, Brun déserra ses poignets, en lâcha un tout à fait pour essuyer les larmes sur sa joue. Comme sur la plage. Acuité lui paraissait à peine plus solide que sur la plage. Avec l'attaque et malgré leurs épousailles, qui menaçait et assurait l'avenir, ils n'avaient fait aucun progrès. Peut-être ne lui avait-il pas consacré le temps et les attentions qu'il aurait dû. Peut-être devait-il se forcer à lui parler, à lui dire qu'elle était belle, qu'il l'aimait, pour qu'elle retrouve cette assurance qui autrefois la portait - à faire des choses stupides certes, mais la portait.

- Tu es plus forte que ça, dit-il en caressant l'autre joue. Tu dois l'être. Pour Espoir.
Il déposa un léger baiser sur ses lèvres.
- Pour que nous soyons heureux.
Il voulait encore y croire, car c'était possible, n'est-ce pas ?

Résignée, Acuité préférait partir après avoir gâché la soirée. Elle s'en voulait terriblement et meurtrit par sa culpabilité, ses pas la portaient jusqu'à la porte de la chambre. Brun n'entendait pas la laisser aller cependant, et sur un élan du corps, peut-être du coeur, il la rattrapa, la saisissant à nouveau par les poignets.
Acuité n'avait plus envie de se battre, elle était vaincue depuis longtemps, dès qu'il la regardait comme cela, dès qu'il la touchait ou qu'il lui parlait avec tant de sincérité.
Ses yeux mouillés croisèrent les siens et il put lire toute la souffrance qu'elle s'infligeait dans son incapacité à relativiser.
Cesse...cesse répétait-il et malgré la formule de politesse qu'il y intégrait, elle avait le sentiment que jamais elle ne réussirait. Au fond d'elle, il y aurait toujours cette vérité qui lui soufflait qu'elle avait fait les mauvais choix et qu'il en subirait toute sa vie les conséquences.
Elle ne regrettait rien de son côté, Espoir était un cadeau du ciel, le plus beau présent que Brun ait pu lui faire, mais lui...qu'en était-il de lui ?

Pourtant malgré la colère et les disputes, il demeurait là à la regarder avec tendresse et inquiétude, à essuyer ses larmes, à caresser ses joues et à lui demander d'être forte pour leur fils et pour eux.
Malgré ses vilains mots, il venait d'embrasser ses lèvres encore comme s'il les effaçait d'un simple baiser.
Elle eut envie de pleurer encore, de se blottir contre lui et de lui avouer qu'elle ne le pouvait pas. Elle ne pouvait plus être forte, sa force s'était évaporée en Chalcèdes sous les coups de fouet et la privation, sa force avait presque creusé sa tombe durant le trajet qui l'avait emporté dans les Montagnes, durant la vague d'Art qui en avait tant emporté.
Sa force...elle l'avait retrouvé avec la naissance d'Espoir, son arrivé durant l'hiver qui l'avait tant bouleversée et puis, son retour à Castelcerf avait de nouveau tout balayé.
La trahison de Vainqueur, le retour dans le Clan d'Art qu'elle avait soigneusement évité depuis plusieurs jours par peur de ne pas être capable de tenir ses secrets et les insultes que Vaillant avaient proféré et qui, l'avait blessé bien plus que ce qu'elle n'en avait pensé.

Et Brun persistait à lui demander cette force quand sans qu'il ne le sache on insultait son rang, sa naissance et son mariage.

J'ignore si j'en serais capable hurlaient ses yeux lorsqu'elle le regarda.
Capable d'être forte, capable de rendre Espoir et Brun heureux.
Pourtant, sa bouche prononça le contraire lorsqu'elle s'échoua contre lui.

- Je ferais de mon mieux.

Le visage enfouit dans son cou elle l'enlaça avec la force du désespoir, le serra comme s'il était le dernier rocher sur lequel s'accrocher perdu au milieu d'une mer déchaînée. Et peut-être l'était-il vraiment ?

Brun garda Acuité dans ses bras un long moment, un moment qu'il ne pouvait chiffrer que par les battements de leurs cœurs, qui enfin s'apaisèrent. Puis il relâcha son étreinte sur la taille d'Acuité et souffla à son oreille, enfouie dans ses cheveux et son visage enfoui dans son cou :
- Allons nous coucher.
Il n'y avait plus de concupiscence, plus de doutes sur la suite de cette soirée qui s'achevait, de manière naturelle quoiqu'un peu précipitée. Il fallait que cette soirée s'achève sans plus de mots ni de larmes, pour que demain soit un jour nouveau. Du moins était-ce qu'il semblait à Brun, fatigué des serments publics, des disputes privées et, il fallait bien l'avouer, de la nuit de la veille.

Ils se séparèrent pour trouver chacun le côté du lit qui serait désormais le leur. Enlevèrent les quelques vêtements qui restaient à enlever, et se retrouvèrent sous les draps. Brun souffla la chandelle en songeant qu'il aurait dû souffler aussi celles du salon et ranger les restes du dîner ; mais tant pis. A cet instant, il ne voulait pas s'éloigner d'Acuité, craignant une nouvelle réaction disproportionnée. Il la laissa prendre ses aises contre lui, bien que se demandant comment il allait réussir à s'endormir ainsi. Ils avaient déjà dormi ainsi entremêlés, pourquoi cette nuit, cela lui paraissait-il différent ? Cette nuit n'était que la première d'une longue série, et cette perspective, plutôt que d'effrayer Brun, lui plut. Il se souvint de leur étreinte brouillonne et belle. Il y en aurait d'autres, et il pourrait déshabiller Acuité, il pourrait s'assurer de son plaisir et lui dire les mots qu'elle attendait de manière plus digne. Dans le noir, Brun sourit et écarta de son nez une mèche blonde qui le chatouillait.

Dans ses bras, Acuité s'apaisa. La chaleur de son torse, l'odeur de sa peau, les battements de son coeur semblaient être le remède à tous ses maux. Elle demeura ainsi blottit contre lui jusqu'à ce qu'il décide d'y mettre un terme. Le moment passa et celui de regagner la couche le remplaça. A contre-coeur, elle se sépara de lui et tandis qu'elle regagnait son coté du lit, sa peau restait imprégnée du contact de ses mains et de ses baisers. Soudainement intimidée au souvenir de l'étreinte partagée de manière si peu conventionnelle, trop pressée peut-être, elle fit glisser la robe le long de son corps et se faufila nue sous les draps.

Brun souffla la chandelle, les plongeant alors dans une obscurité nouvelle seulement contrariée par le feu de cheminée. Sans aucune hésitation, Acuité revint se blottir contre lui, retrouvant avec délice la chaleur de son corps contre lequel elle se lova. Tête posée sur son épaule, son bras traversa son torse tandis que sa jambe vint se mêler aux siennes.
Elle ferma les yeux et soupira d'aise. Les récentes émotions de la journée et surtout de la soirée l'accablaient à présent d'une fatigue que le sommeil viendrait probablement effacer.
Mais pour l'heure, elle demeurait simplement là, dans le silence qui leur octroyait un apaisement certain. Sans s'en rendre compte, bercée par le crépitement du feu et par la respiration de Brun, elle glissa rapidement dans l'inconscience.

Spoiler:

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'Hasard 6' : 4

A l'aurore, Brun ouvrit les yeux. Quelques clignements furent nécessaire pour s'ajuster à la luminosité naissante et comprendre où il reposait. Son lit n'était plus orienté de la même manière par rapport au soleil, à la mer. Et dans son lit il n'était plus seul. Sur sa poitrine se soulevait lentement le bras d'Acuité. Brun regarda les rayons dorer les poils blonds qui le recouvraient. Son regard remonta jusqu'au creux du coude, à l'épaule pointue, au visage d'Acuité recouvert par ses cheveux désordonnés. Dormait-elle encore ? Son immobilité et sa tiédeur tranquille le lui laissaient croire. Devait-il la réveiller ? Ses leçons d'Art commençaient tôt.

Brun profita de ce moment, perdu dans sa contemplation puis dans la perception qu'il avait de son propre corps. Il ne se souvenait pas de ses rêves et c'était bon signe. Il ne s'était pas réveillé pendant la nuit. Il s'était endormi assez rapidement bien qu'après Acuité. Il se sentait plutôt bien, prêt à entamer une nouvelle journée. Son foie et sa bouche étaient encore un peu amers, mais demain, il n'y paraitrait plus. Il était vigoureux et la présence d'une femme dans son lit n'y était sans doute pas pour rien. Brun se souvint de leur étreinte de la veille ; il avait faim, il se souvint de ses moqueries sur la brioche, pourtant il en avait envie. Il était homme : il mangeait, il buvait, il pissait, il dormait ; les choses étaient ainsi.

Résolu à faire les choses dans cet ordre, Brun repoussa avec toutes les précautions du monde le bras d'Acuité.

Le hasard:

Sans succès : un gémissement émergea de la masse de cheveux, bientôt suivi d'un visage et de deux yeux noirs. Bien que navré de l'avoir réveillée, Brun se retint de rire. Elle avait l'air chiffonné, et sans doute que lui aussi ; mais avec ses cheveux ras, il ne pouvait pas être aussi ébouriffé. Il espérait assister à beaucoup de réveils comme celui là, même s'il savait que comme aujourd'hui, si ce n'est plus encore, il se réveillerait avant Acuité.

- Bonjour, toi, dit-il simplement en caressant sa joue d'un doigt négligent.
Le sommeil tendait sa peau, et elle avait l'air plus jeune qu'elle ne l'était déjà. Cela lui sembla indigne et pourtant, il était homme et ne pouvait regretter d'avoir une si belle plante dans son lit, offrant ses pétales au soleil. Brun en oublia de manger, de boire et de pisser ; l'ordre s'en trouvait perturbé.

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'Hasard 6' : 4

La sensation d'un mouvement ramena Acuité au seuil de sa conscience. Elle gémit à moitié endormie comme pour protester. C'était injuste de vouloir la réveiller maintenant, elle se sentait si bien !
Bercée par les battements de coeur de Brun, par la chaleur de sa peau contre la sienne, elle aurait pu rester là, allongée contre lui toute sa vie.
Elle aurait du le maudire, mais lorsqu'elle releva la tête et que ses yeux noirs croisèrent les siens, son visage s'illumina instantanément.
Avec ses cheveux en bataille et son teint certainement brouillon, elle ne devait pas avoir fière allure, mais Brun la regardait avec un étrange sourire et elle sentit son doigt caresser sa joue.

Emue, elle avait encore du mal à réaliser que de tels matins seraient désormais leur quotidien. Ils étaient à présent mariés et n'avaient plus besoin de justification pour partager le lit ou même une discussion en public.
Pourquoi ne le réalisait-elle toujours pas ?

- Bonjour, répondit-elle sur le même ton.

Son bras remonta le long de son torse et vint caresser sa joue puis la base de ses cheveux. Elle se redressa et se hissa à sa hauteur pour venir déposer un baiser tendre sur ses lèvres avant de sourire plus encore. Leurs jambes étaient toujours emmêlées et en remontant le long de son corps, elle sentit contre sa cuisse l'objet de sa virilité.
La dispute de la veille semblait n'être qu'un lointain souvenir, qu'une erreur que cette nouvelle journée venait d'effacer par un simple bonjour, un simple regard et un simple baiser.

Acuité ne resta pas froissée bien longtemps. Son visage s'éclaira ; elle lui rendit sa caresse et le gratifia d'un petit baiser. Brun resta passif, préférant lui épargner son haleine matinale, répondant seulement à son sourire. Il était difficile de ne rien faire tandis qu'elle penchait son corps contre lui. Les gestes de la petite Duchesse semblaient encore flous et Brun espéra qu'aucun ne heurterait sa virilité. Il posa une main sur le haut de sa cuisse, comme pour s'en assurer. De l'autre, il jouait avec ses cheveux.

Avec sa couronne blonde et son air extatique, Acuité ressemblait un peu à l'Artiseur sur la tapisserie, juste devant lui. Brun rit sans s'en expliquer. Réalisant que c'était un peu grossier, il fit diversion - pour elle et pour lui, car sa main sur la cuisse d'Acuité commençait à le brûler :
- Bien dormi ?
Puis : - Que vas-tu faire aujourd'hui ?
Question que le Conseiller pensait aussi inoffensive que la première, sans songer que, peut-être, son épouse s'était imaginé qu'ils passeraient ensemble cette première journée.

Acuité avait hâte que les cheveux de son homme repoussent. Même si la sensation sous la pulpe de ses doigts était amusante, les longueurs lui manquaient pour pouvoir jouer avec tendrement, comme il était lui-même entrain de le faire sur elle.
Elle ferma les yeux un instant et savoura ce nouveau contact sur sa cuisse qui aurait pu l'embraser de nouveau. Comme elle aimait ses mains...calleuses, larges et viriles. Le simple fait de les imaginer parcourant sa peau pouvait la ravir autant que la faire se pâmer.

Comme il se mit à rire, elle ne prit pas ombrage, ne souriait-elle pas depuis qu'elle était réveillée ? La joie semblait les avoir rattrapé ce matin pour leur offrir un moment d'accalmie bienvenu pour cette première journée en tant que mari et femme.
Elle avait dormi comme un bébé et hocha la tête pour répondre à sa question. A la seconde en revanche, elle préféra enfouir son visage dans son cou, afin qu'il ne puisse voir son sourire s'effacer.
Pouvait-elle lui dire qu'elle n'allait plus aux cours d'Art ?
Après un nouveau baiser déposé au creux de son cou, elle répondit :

- Prendre un petit déjeuner pour commencer. De la brioche peut-être, se moqua-t-elle gentiment en déposant un nouveau baiser sur son épaule. Après, je vais m'occuper de ton fils, il marchera très bientôt. Et toi ?

Mieux valait détourner l'attention sur lui et esquiver le sujet des cours de la matinée.

Acuité semblait oublier qu'elle était toute nue et qu'elle ne pouvait pas se presser ainsi contre lui et lui faire de petits baisers dans les coins, sans qu'il ne se passe rien. Puisqu'elle lui avait dérobé ses cheveux et que sa cuisse semblait plus tranquille que le reste, Brun remonta sagement ses mains sur ses omoplates. Il tâchait de rester concentré. L'évitement d'Acuité lui échappa totalement.

- J'ai bien compris que tu en as marre de la brioche. Nous mangerons... autre chose, marmonna-t-il, incapable de visualiser autre chose que la brioche, son galbe luisant de beurre, le brillant de chacun des grains de sucre qui pointaient sur le dessus. Par les tétons d'Eda !

Brun se raccrocha à ce qu'il pouvait, à savoir la maigre idée qu'il avait de ce qu'Acuité pouvait bien faire de ses journées. Tout lui vint dans le désordre. Espoir... Shyrin... l'Art...
- Tu n'as pas l'Art ? hasarda-t-il, ancré aux yeux du jeune homme de la tapisserie.
Pourtant les cours avaient repris, pas vrai ? La petite Duchesse avait-elle été dispensée du fait de ses noces ? Comme si sa nuit de noces allait l'épuiser... Acuité n'avait pas l'air du tout fatiguée, et cela faisait partie du marché. Vainqueur avait insisté.

- Il faut que tu y ailles, reprit-il, soulagé de ce chemin tout tracé qu'il avait retrouvé, et pressé, peut-être, qu'Acuité trace sa route en emportant avec elle son corps si doux. Pressé, ou pas pressé du tout.
- La nourrice peut bien garder Espoir quelques heures de plus. Moi aussi je marche, et tu ne t'occupes pas de moi, plaisanta-t-il, retrouvant en même temps que sa présence d'esprit, une certaine facétie.

Le nez contre sa peau elle leva les yeux au ciel et sourit. Brun et la brioche, certainement la plus grande histoire d'amour des Duchés !
Malgré ses propos, elle espérait vivement qu'il y aurait de ce péché mignon au déjeuner pour faire plaisir à son époux.
Son sourire s'effaça lorsqu'il mentionna l'Art. Pour autant, elle ne releva pas son visage et conserva la tête contre lui pour s'en cacher.
Oui il fallait qu'elle y aille, mais non, elle ne le voulait pas. Bien sur elle avait donné sa parole à Vainqueur, mais en l'état actuel des choses, elle ne se voyait pas affronter Vaillant en conservant son calme. Elle avait besoin de plus de temps, elle avait besoin d'être entièrement heureuse avant de pouvoir soutenir son regard sournois et ses paroles fielleuses.

Heureusement, les dernières paroles de Brun la firent rire et après un éclat elle releva la tête pour le regarder.

- Vraiment ? Tu trouves que je m'occupe trop de notre fils ? Ou bien que je ne m'occupe pas assez de toi ?

Elle lui lança un regard mutin et laissa glisser sa main le long de ses cotes, jusqu'à sa taille. Malgré le jeu de l'instant, elle regrettait les jours passés loin de Espoir. Il lui avait terriblement manqué et elle voulait rattraper le temps perdu.
Son regard perdit un peu de sa brillance à cette pensée et comme pour la délivrer de ces émotions contraires, le destin frappa à la porte d'entrée de leur appartement.
Acuité répondit depuis le lit et à travers la porte, la voix de Brume retentit. La Duchesse l'invita à entrer et depuis le salon la brune poursuivit :

- Ma Dame. J'ai pris la liberté de vous apporter votre petit-déjeuner au salon.
- Merci Brume.

A peine la domestique était-elle repartie que Acuité, profitant de l'aubaine et de pouvoir rompre ce silence pensant, se glissa hors du lit avec la légèreté et la souplesse d'un félin. Enfilant le petit peignoir de lin accroché non loin, elle se précipita jusqu'au salon. Ce moment seul lui fit le plus grand bien. Elle avait trop peur de croiser à nouveau le regard de Brun, il saurait forcément qu'elle cachait quelque chose et elle avait peur de fondre en larmes s'il la questionnait.
Sur la table, les reliefs de leur repas avaient été débarrassé et à leur place un nouveau plateau orné de deux tasses fumantes, de quelques fruits et d'une brioche encore tiède.
La jeune femme sourit, attrapa le plateau entre ses mains et regagna sa chambre chargé du précieux trésor doré. Elle le déposa du côté de la table de chevet de Brun, attrapa une pomme dans laquelle elle croqua. La bouche pleine elle ne pouvait pas parler, une aubaine vraiment et du menton, elle pointa la brioche sur le plateau en direction de Brun.

Acuité ne répondit qu'à sa plaisanterie. Brun le remarqua mais ne put s'y arrêter, absorbé qu'il était, par ses caresses qui donnaient un autre sens à son trait d'esprit.
Acuité ne s'occupait pas trop de son fils, quoique Brun n'en savait rien. Pendant la journée, il n'était pas là pour vérifier qui de sa mère ou de la nourrice, prenait soin d'Espoir. Il ne lui serait pas venu à l'esprit de s'en inquiéter. Brun faisait pleinement confiance à la petite Duchesse pour s'occuper de son fils, du moins pour ses premières années. Ne l'avait-elle pas porté, accouché, élevé seule ?
Acuité ne s'occupait-elle pas assez de lui ? Brun ne demandait pas beaucoup de soins, du moins jusqu'ici. Il est vrai qu'à cet instant, il désirait qu'Acuité s'occupe de lui, que ses mains soient un peu plus hardies, mais ça n'était pas quelque chose qu'on pouvait attendre d'une nouvelle épousée. Avec le temps, peut-être.

Brun gloussa mais ne répondit rien. Brume brisa cet instant complice qui, peut-être, le serait devenu plus encore. Le Conseiller tira un peu les draps sur eux, craignant que la servante n'entre. Les domestiques ne s’embarrassaient pas de la pudeur qu'en général, leurs maîtres ne manifestaient pas, comme s'ils n'étaient pas faits de la même espèce.
Sans doute Brun aurait-il dû remercier la servante pour le petit-déjeuner, plutôt que regretter son interruption. Une faim l'emportait sur l'autre. Mais en l'absence d'Acuité, Brun put la tempérer. Sa vue aurait été charmante dans son petit peignoir, sans les marques aperçues sur son dos. La veille, sous sa robe, elles ne l'avaient pas gêné. Sans doute lui faudrait-il du temps, à lui aussi, pour s'y habituer.

La petite Duchesse revint avec un plateau garni qu'elle posa juste à côté de lui, à côté de la bouteille presque vide, souvenir de leur dispute de la veille. Apaisé dans les draps, Brun respira la bonne odeur de brioche, d'herbes, de soleil et de peau. N'eut été sa vessie un peu trop pleine, il aurait été parfaitement comblé. Sa jolie Duchesse blonde lui apportait le petit déjeuner au lit ! Il se sentit comme un Roi et s'étala paresseusement dans les draps, reprenant tout l'espace que cette nuit, Acuité avait envahi. Répondant à son invitation, Brun attrapa la brioche et la déchira sans aucun souci de symétrie. Il en fourra une poignée dans sa bouche et mâcha lentement, d'abord concentré sur le plaisir sensible que cela lui procurait, puis laissant ses pensées remonter le fil de leur nuit.
Fatalement, Brun repensa aux mots de la veille. Où sont les brioches ? Goinfrons-nous comme des gorets... Surtout ne parlons pas... Bah, elle pouvait parler, elle aussi ! Acuité n'avait répondu à aucune de ses questions. Sur Shyrin, sur l'Art... Elle se cachait dans ses bras et croquait sa pomme. A mieux y réfléchir, cela faisait des jours qu'elle ne lui parlait pas. Après les confessions de la plage et de la chambre, plus rien. Et lui, n'avait pas cherché à savoir. Mais Brun s'était promis que c'était fini, désormais. A partir d'aujourd'hui.

- Faisons un jeu, improvisa-t-il en déchirant ce qui restait de brioche en deux. Une vérité contre une vérité.
D'une main, il lui tendit la moitié de la brioche et de l'autre, tapota le lit à côté de lui pour qu'Acuité revienne s'installer.
- A toi de commencer, dit-il, pour l'amadouer.

Acuité se retint de rire en voyant Brun engloutir la moitié de sa brioche. C'était à la fois adorable et ridicule qu'un aussi grand soldat se voit conquis par une si petite chose moelleuse.
Elle croqua un deuxième morceau de sa pomme, dont le jus emplis sa bouche. Brun proposa alors un jeu et elle le regarda les yeux ronds. Une vérité contre une vérité.
Elle se souvint dans le Bourg de leur jeu la nuit du mariage royal. Ce jeu qui l'avait fait rire, qui lui avait permis de mieux apprendre de lui et qui l'avait aussi rendu jalouse.
Un sourcil levé, elle le jaugea du regard pour essayer de comprendre où il souhaitait en venir.
Comme il lui tendait une part de brioche et qu'il tapotait la place à ses côtés, elle céda avant de rire nerveusement face à son attitude. Une place au chaud et un peu de nourriture suffisait à la faire céder, comme un animal.

D'un pas hésitant, elle contourna le lit, serra un peu plus son peignoir sur ses épaules puis se glissa sur le matelas.
Assise, adossée à la tête de lit, les jambes repliées sur le côté elle mangea un bout de brioche, comme il lui demandait de commencer.
A nouveau, son regard se posa sur lui, inquisiteur. Instinctivement, elle avait le sentiment qu'il cherchait quelque chose, mais elle ne voyait pas quoi.
Cherchait-il a obtenir une vérité de sa part ? Elle n'avait rien à cacher pour lui, enfin rien qui n'aurait pu être important aux yeux du Conseiller.
Mais comme il le demandait...

Elle réfléchit un moment, chercha ce qu'elle pouvait bien lui demander. Revenir sur ses sentiments ne lui sembla pas être une idée judicieuse et puis, elle n'avait pas envie de l'entendre sous la contrainte et encore moins de se disputer à se sujet. Non non non, elle chassa cela au loin.
Pour autant, elle songea à la nuit passée et aux précédentes partagées. Celles où toujours, il avait refusé de la toucher. Cette nuit avait été différente, le mariage avait été consommé. Était-ce parce qu'elle avait gardé sa robe ? Peut-être son dos était-il la cause de ce rejet finalement ?
Lui poser la question était embarrassant, mais c'était aussi l'occasion.

Elle finit de mâcher le dernier bout de brioche et joua un instant avec sa pomme qu'elle tournait et retournait entre ses doigts, pour se donner un peu de courage et surtout pour éviter d'avoir à le regarder dans les yeux pour lui poser sa question.

- Est-ce que...
Par Eda...comment allait-elle tourner cela ?

- Est-ce que tu me trouves désirable malgré mon dos...hasarda-t-elle avant de préciser d'un voix moins audible. Je comprendrais que ça te dégoûte, je pourrais garder mes vêtements à chaque fois si tu veux.

Était-elle vraiment entrain de prononcer ces mots ?
- Par Eda, couina-t-elle mal à l'aise avant de lever les yeux au ciel, gênée et rougissante.

Acuité était sur la défensive ; sa position dans le lit le montrait. Avait-il gâché leur moment d'intimité ? Brun déglutit sa brioche et la regarda déglutir sa question avec difficulté. Il avait cru qu'Acuité l'interrogerait sur ses sentiments, il s'y était préparé. Mais sa question... sa question était pire, elle suintait la piètre estime que la petite Duchesse avait d'elle-même. Qu'avait-il bien pu faire (ou ne pas faire) pour la renforcer ? Les lèvres de Brun ne s'étaient pas confiées mais elles l'avaient embrassée, ses bras l'avaient prise et serrée, et son désir de la veille et de ce matin ne faisait pas de doute. Pourtant, Acuité n'avait pas l'air de minauder. Eda sait comment, elle croyait vraiment qu'elle le dégoûtait.

Abattu, Brun ne voyait pas quoi faire, si ce n'est lui prouver encore le contraire. Il s'assit dans le lit à son côté et se pencha vers Acuité. Deux doigts attirèrent à lui son menton si fier, et il posa un baiser sur ses lèvres, les yeux grands ouverts.
- Tu. Es. Très. Belle, dit-il avec sa bouche et ses yeux.
Et il ne voyait pas comment être plus clair, si ce n'est en la hissant sur ses genoux.
- J'ai de la chance de t'avoir pour femme. Même si parfois tu dis n'importe quoi, plaisanta-t-il, un peu gêné lui aussi, surtout quand il dit :
- Si je t'ai laissé tes vêtements, c'est juste que j'étais... pressé. Désolé. J'ai aimé faire l'amour avec toi, et nous le referons quand tu voudras. Même si... nous devons faire attention à ne pas avoir d'autre enfant, enfin... pas trop vite. Avec ton père, c'est compliqué.

Et cette pensée le fit enrager, de même que le souvenir de ce que Glace avait osé dire à sa fille. Qu'avec ses cicatrices, elle ne valait plus rien. C'était sans doute à cause de ces mots, à cause du Duc, que la petite Duchesse avait perdu confiance en elle. Glace avait déconstruit, pierre par pierre, les murailles d'Acuité, et à présent c'était à lui, son époux, de bâtir leur union sur des ruines. Le plus important ? Des fondations saines. Il devait la vérité à Acuité. Il ne pouvait pas dire que la vue de son dos ne lui faisait rien...

- Tes cicatrices ne me dégoûtent pas, elles me rappellent seulement de mauvais souvenirs, s'expliqua-t-il, avant de corriger :
- Certainement pas autant qu'à toi, mais... je n'étais pas là, tu comprends ? Je n'étais pas là, quand le Fanel t'a fait ça. Et je n'étais pas là, quand Espoir est né...
Il se sentait si coupable de n'avoir pu l'aider. Ces instants étaient perdus à jamais. Quoiqu'il puisse faire, et pourtant, Brun trouva contentement à murmurer :
- Bientôt, tu seras vengée.
Et ses yeux brillaient de fierté à l'idée de cette revanche qu'il allait prendre, pour elle et pour le Royaume.

La honte la tétanisait mais Brun la força à le regarder. Du bout des doigts, il saisit son menton, l'obligeant ainsi à croiser son regard. Elle crut mourir sur place tant son coeur battait de manière désordonnée, comme s'il paniquait lui aussi. Pourtant, il l'embrassa et si elle avait fermé les yeux, lui les avait gardé ouvert pour lui dire qu'il la trouvait belle.
Elle ne sut que répondre et ne sut comment réagir. Un sourire ? Elle aurait pu mais le moment était trop intense, trop unique pour qu'elle soit capable de le réaliser complètement et elle demeura figée un instant, le temps qu'il ne glisse ses mains autour d'elle pour la hisser sur ses genoux.

Les propos qu'il tint après la bouleversèrent. Pourquoi ne parlait-il pas plus souvent ? La sincérité dont il faisait preuve était poignante et rassurante. Elle ne s'était jamais sentie ainsi face à lui. Sans détour, il avouait qu'il se sentait chanceux, qu'il avait aimé leur nuit et qu'il était près à recommencer quand elle le souhaitait.
Devait-elle y répondre ? Non, il savait bien qu'elle avait été aussi empressée que lui, leur union s'était réalisée sur la base de leur volonté commune de se mêler l'un dans l'autre. Gênée, elle détourna toutefois le regard, observant à nouveau la pomme en souriant à ses mots jusqu'à ce qu'il ne mentionne les cicatrices et ce qu'elles représentaient pour lui.
Elle fut touchée par sa culpabilité, touchée que ses moments perdus lui manquent autant mais l'étrange murmure qui franchit ses lèvres attira son attention.

Elle fit rouler la pomme dans le plateau à côté et enroula ses bras autours de son cou. Sa main caressait ses cheveux trop ras jusqu'à sa nuque et elle planta à nouveau son regard dans le sien en inclinant légèrement la tête sur le côté.

- De quelle vengeance parles-tu ? demanda-t-elle doucement avant de soupirer d'un air désolé. Brun...il ne faut pas te sentir coupable pour tout ça. J'en suis la seule responsable, tu le sais bien au fond de toi. (Et pour appuyer ses propos, elle fit glisser son index jusque sur son torse au niveau de son coeur). Tu n'étais pas là, parce que c'est ce que moi je voulais. Tu ne pouvais pas être là parce que j'ai tout fait pour t'éloigner et j'en suis désolée, désolée de t'avoir autant blessé, de t'avoir volé ces instants.

Elle l'embrassa, plaçant dans ce baiser tout l'amour qu'il lui inspirait, tout ce qu'elle voulait qu'il lui pardonne. Tout. Ses joies, ses peines, ses doutes. A travers ses lèvres et son souffle, elle voulait lui donner espoir pour l'avenir, elle voulait enterrer le passé. A présent qu'ils étaient mariés, ils pourraient à leur tour, voler du temps à la vie et convaincue par cette idée, elle l'enlaça avec la force de la certitude.