- Ah oui ? répondit Vaillant pensivement, quand Chiara affirma que son espion, il l'était déjà.
L'orgasme et le vin l'apaisaient, sans quoi, il se serait sans doute vexé de se sentir utilisé. Cela confirmait ce que Vaillant soupçonnait déjà : il parlait trop, surtout à Chiara. Il n'y avait pas une confidence qu'il n'était capable de faire sur l'oreiller, lorsqu'il était contenté, si ce n'étaient celles qui touchaient à son propre orgueil. Une vraie putain.

Peut-être qu'au fond c'était lui, la putain de Chiara, comme il le soupçonnait aussi : Vaillant était l'amant, plus jeune, moins assuré en société, jetable et malgré ça, toujours disponible. A Chiara, il donnait sa vitalité, sa virilité, sa fertilité ; plus les rumeurs de Castelcerf et du Gué, sans qu'elle n'ait rien besoin de lui demander. Heureusement que c'était lui qui payait, sans quoi, il se serait vraiment senti sa putain. Mais Vaillant n'avait plus de colère. Tant mieux, s'il pouvait l'aider à rester la Duchesse puissante et épanouie qu'il désirait. Mais Chiara se trompait si elle croyait qu'il lui avait tout dit.

- Milles choses, mais pas les choses importantes, murmura-t-il. Je pourrais te dire par exemple, que le bâtard d'Acuité n'est pas chalcédien ; ou que la Duchesse de Haurfond est enceinte.
Mais Vaillant se sentit ridicule à jouer ainsi les mystérieux. Ce premier secret, Chiara le connaissait certainement déjà. Le second, Chiara l'aurait connu avant lui, si c'était vrai ; elle savait pour la petite Désirée Fructurive, alors pour une Duchesse !

- Seulement si ça me permet de te voir plus souvent, soupira-t-il lorsque Chiara l'interrogea sur le sérieux de sa proposition.
Et malgré le vin, Vaillant comprit que là encore c'était ridicule, qu'espionner pour Chiara ne lui permettrait pas de se rapprocher d'elle ; d'au mieux, lui envoyer des lettres qui n'étaient pas celles qu'il voulait lui écrire ; celles qu'il voulait lui écrire ne pouvaient décemment pas être envoyées, ni même écrites, car sa main serrait alors autre chose que la plume.

Vaillant soupira encore et, échappant aux caresses de Chiara, se laissa tomber sur le matelas. Il réfléchissait au meilleur moyen de la revoir "dans pas trop longtemps".

Chiara pourrait venir à son mariage, mais ils ne feraient que gagner quelques jours. Même le plaisir qu'il aurait en jouissant dans sa bouche sous la table du banquet, chose qui n'arriverait jamais, ne vaudrait pas la souffrance que cela leur infligerait.

Vaillant pouvait être nommé à Gardebaie. Le Roi plaçait ses Artiseurs pour faciliter la communication entre les Duchés. Mais Vaillant n'avait pas fini sa formation, et pourquoi Vainqueur enverrait-il un Artiseur de son talent dans celui qui était devenu le plus petit des Duchés ? Il y avait déjà un Artiseur en place, mais Chiara saurait s'en débarrasser. Même si malgré tout ça, c'était possible, ils ne pouvaient vivre ensemble : Raki finirait par les surprendre, et ce serait la déchéance. Ou Vaillant se lasserait de toutes ces précautions, de ces miettes de chair que le Duc lui laissait ; la jalousie et la frustration l'aigriraient, et il deviendrait cet homme méchant qu'il était déjà à demi.

La méchanceté et le vin le faisaient caresser des idées farfelues. Malice pouvait rester auprès de lui, et il la baiserait comme il aurait baisé Chiara, et la servante rapporterait à sa maîtresse les détails de la jouissance qui lui était destinée. Encore une solution qui n'en était pas une, à laquelle Vaillant ne pouvait croire et qu'il n'aurait pas même l'indécence d'énoncer.

Enfin, il lui vint une idée raisonnable. Content, Vaillant se hissa sur un coude, et regarda Chiara, les yeux brillants d'espoir et du désir que toutes ces imaginations provoquaient chez lui.
- Tu pourrais te lier d'amitié avec la Duchesse de Bauge, dit-il.
La Duchesse de Rippon avait la réputation sulfureuse, et celle de Bauge, pas du tout. Mais ça n'était pas impossible, n'est-ce pas ? Chiara pouvait la séduire comme elle l'avait séduit, lui ; enfin, pas "comme", mais différemment. Chiara logerait au Gué, Vaillant chez ses parents - le Roi ne pouvait lui refuser cela quelques fois par an. Les amants se retrouveraient en secret et feraient ce qu'ils savaient faire de mieux.
- C'est une femme très pieuse, prévint Vaillant bien qu'il ne la connaisse pas personnellement. Il était de notoriété publique que la maîtresse de ce Duché terrestre vénérait Eda.
- Vous aurez déjà ça en commun, se moqua le Baugien en glissant ses doigts entre les jambes de Chiara.

Vaillant rit, amusé d'entendre Chiara parler avec irrévérence de la Duchesse de Haurfond. Il avait rencontré la jeune femme au banquet d'accueil des Montagnards et elle lui avait fait plutôt bonne impression, malgré les griefs que par fidélité pour sa Duchesse, Vaillant avait contre l'usurpatrice. Élégance était jolie, elle était fraîche, elle avait même de l'esprit ; mais assurément elle n'était pas faite du même bois que Chiara. Ainsi Élégance était enceinte, vraiment ? Vaillant avait bluffé mais ça n'avait rien d'étonnant : la Duchesse était dans la fleur de l'âge et n'avait rien pour rebuter son mari ; le jeune Duc parvenu devait être pressé d'assoir sa lignée sur le trône de ces terres volées à Chalcèdes et à Rippon.

Pour Chiara, cela devait être une sacrée humiliation, et Vaillant s'abstint de poursuivre sur ce sujet. Pour Acuité aussi, le Baugien se contenta d'un sourire entendu. Le père du bâtard, c'était Braveterre : il en était persuadé, mais pas absolument certain. Aussi Vaillant ne dit rien. Il ne voulait pas donner de fausses informations à Chiara ; son coup de bluff était déjà un peu gonflé. Surtout, c'était Chiara plus qu'Élégance, plus qu'Acuité, qui l'intéressait. Chiara nue près de lui, nue dans ses bas, Chiara qui lui ouvrait ses cuisses.

La vision de son fils portant la médaille d'Eda toucha Vaillant plus qu'il ne le laissa paraître. La chaîne d'or était lourde, Chiara avait dû la changer. Il imagina la médaille reposer sur le petit torse blanc de son enfant. Quel âge avait Vérité ? Il ne le savait même pas. Vaillant était heureux que son fils soit sous la bénédiction d'Eda ; heureux, que son fils porte le bijou après lui ; heureux, que Chiara ait cette fidélité envers lui. L'émotion pressa son cœur et, ainsi fragilisé, Vaillant préféra se concentrer sur les paroles méchantes et la posture lascive de Chiara.

- Ah oui ? Et que chuchotes-tu à la déesse dans tes prières ? Encore ? mima-t-il tandis qu'il la pénétrait de son index et la caressait de son pouce.
- Chiaraaaa ! Chiaaaara ! piaillèrent les oiseaux.
Vaillant rit et l'embrassa.
- Je suis sûr que la Duchesse de Bauge t'aimera. Personne ne te résiste, ni hommes ni animaux, chuchota-t-il aux lèvres de la Duchesse.
Etait-ce l'homme ou l'animal en lui qui l'aimait ? Les deux sans doute. Parfois, il semblait à Vaillant que Chiara suscitait en lui le meilleur et le pire.

- J'attends ta lettre, finit-il dans un soupir, partageant son plaisir sous ses doigts, et vibrant déjà d'impatience.
Vaillant n'avait pas encore quitté Chiara qu'il brûlait déjà de la retrouver. Pouvait-il vraiment y croire ? Pouvait-il espérer recevoir cette lettre qui lui dirait retrouve-moi au Gué "dans pas trop longtemps" ?

Au terme de leurs étreintes, leurs nuits se finissaient toujours ainsi : quand pars-tu ? demandait Vaillant, pour se meurtrir et jouir à la fois de l'instant présent. Et puis un soir, c'était Chiara qui avait demandé : quand pars-tu ? Car les jours filaient et finalement, c'était Vaillant qui partirait le premier. Il pouvait compter les jours sur ses doigts occupés. Bientôt, il embarquerait pour sa nouvelle vie.