Les jours et les semaines passaient, les rencontres s'étaient multipliées, et bientôt il serait temps de rentrer à Gardebaie. La Duchesse de Rippon y était attendue avec son dernier né pour retrouver son rôle, son rang, sa vie de famille et sa vie de duchesse, toute choses qu'elle avait soigneusement mises de côté pour profiter du peu de temps qui lui était accordé avec son amant. Car plus que jamais, bien plus que ça n'avait été le cas jusqu'à présent et bien qu'ils aient conçu un enfant ensemble, Vaillant était son amant. Heureuse, amoureuse, Chiara en était rajeunie mais appréhendait avec anxiété l'échéance qui approchait inexorablement. Cela la rendait irritable la journée, déplaisante avec le monde, mais plus tendre que jamais avec le jeune homme.

Cette fois encore, il avait loué pour eux une chambre confortable dans une auberge discrète, suffisamment éloignée de Castelcerf pour ne pas attirer l'attention et assez proche pour qu'elle puisse y rentrer au matin sans éveiller les soupçons. Première arrivée, elle fit monter de quoi manger et boire comme ils en avaient désormais l'habitude, , puis s'efforça de rendre tout cela plus chaleureux et plus intime. Que l'une de leurs dernières rencontres ne soit pas une étreinte à la sauvette mais bel et bien le point d'orgue d'une parenthèse heureuse et pleine d'amour comme de plaisir.

Avaient-ils conçu un autre enfant ? Elle ne faisait rien pour l'empêcher mais redoutait que cette seconde incartade ne lui soit pas pardonnée, ni par son mari, ni par ses enfants, ni même par Vaillant. Si elle ne pouvait pas partager ce bonheur avec lui, elle préférait ne pas le connaître - pour la seconde fois - que de le voir gâché par sa solitude et sa culpabilité. Non vraiment, se raisonna-t-elle en servant le vin, il valait mieux pour eux tous que leur bonheur soit aussi stérile qu'égoïste. Et d'autant plus intense.

Le coeur battant simplement d'avoir entendu le pas caractéristique de Vaillant dans le couloir, Chiara se tourna pour le voir poser une mystérieuse cage couverte d'une étoffe sur la table et sa cape sur une chaise. Quand il franchit la distance les séparant, elle espéra un instant qu'il la renverserait sur le lit, qu'il la prendrait vite et fort, comme c'était arrivé lors de leurs retrouvailles, mais même si sa mains 'égara plaisamment sur son sein, il ne lui accorda guère plus qu'un délicieux baiser. Les bras noués autour de son cou, elle le lui rendit avec ferveur mais déjà il s'éloignait et rejoignait la table où attendait le repas. Il lui dévoila la cage et elle en approcha avec un sourire intrigué.

- Tu n'as pas besoin de m'offrir des choses, tu sais, je couche déjà avec toi, le taquina-t-elle.

Penchée sur la cage, elle observa de près les deux oiseaux puis se redressa et posa un regard pensif sur Vaillant. Son sourire lui revint et elle fit un pas pour franchir la distance qui les séparait.

- Tu me traites en duchesse depuis des jours. Arrête, je t'en prie, le pria-t-elle avec douceur en posant une main sur sa joue. Je veux n'être qu'à toi.

Outre le fait qu'il dépensait des fortunes pour lui offrir des lieux confortables et discrets. Mais c'était plus délicat à aborder et elle se montrait toujours très maladroite. En voulant bien faire ou dire des choses justes et franches, elle finissait toujours par le blesser et craignait de recommencer. Il faudrait bien que le sujet soit abordé pourtant.

Vaillant était d'une humeur étrange et capricieuse et, plutôt que de risquer de se montrer à nouveau maladroite, Chiara préféra garder le silence. Elle s'installa à table avec lui et mangea le repas qui avait été commandé bien sagement. Elle se sentait comme au bord d'un précipice et ne sachant pas si elle allait retomber sur la terre ferme ou chuter dans le vide. Avec lui, tout était toujours possible, le meilleur comme le pire. Jamais elle ne savait sur quel pied danser. Finalement peut-être était-ce aussi une partie de ce qui lui plaisait. L'atmosphère se chargea soudain comme un ciel qui tourne à l'orage. Son assiette étant terminée de toute façon, elle la repoussa et se leva pour approcher du jeune homme. Debout à côté de lui, elle passa un bras autour de son cou et posa l'autre mains ur sa joue pour lui faire lever les yeux vers elle.

- J'en ai, lui confirma-t-elle. De quoi as-tu besoin ? Qu'est-ce qui te préoccupe ?

Troublée par son humeur vacillante, elle avait renoncé à lui expliquer ce qu'elle avait voulu dire ou à aborder le sujet délicat de l'argent. il valait bien mieux s'en tenir au plus important et transformer la morosité de Vaillant en autre chose qui leur plairait à tous les deux.

Interdite devant la demande de Vaillant et surtout devant la rancoeur immense qui sourdait de lui à l'évocation d'Acuité, Chiara garda le silence tandis qu'il achevait de l'enlacer et de confesser ses tourments. Resserrant son étreinte en douceur, elle posa un baiser sur le sommet de son crâne avant d'y reposer sa joue avec un petit soupir.

- Non, je ne crois pas que tu sois un méchant homme, Vaillant.

Elle le serra encore quelques instants contre puis dénoua ses bras et s'assit avec légèreté sur ses genoux, prenant garde à ne pas peser sur sa mauvaise jambe. Il n'était pas un mauvais homme, mais il était un homme blessé non seulement physiquement mais aussi dans son orgueil, sa fierté de mâle. En cela, il était dangereux. il pouvait se laisser glisser aisément vers la cruauté et la mesquinerie. Comme chaque être humain en était capable, avait-elle appris depuis très longtemps.

- Mais je crois que tu ne sortirais pas gagnant ni grandi d'un affrontement direct avec Acuité Loinvoyant.

Désireuse de se faire comprendre et de ne surtout pas le vexer, elle enchaina aussitôt en cherchant son regard pour tenter de le convaincre du bien-fondé de ses propos.

- Vous avez tous deux la faveur de la Reine mais Acuité a l'avantage d'être la cousine de Vainqueur alors que toi tu lui rappelles l'immense erreur qu'il a commise et dont tu payes les conséquences. De plus, en tant que martyre de la guerre, Acuité passera pour une sainte et toi pour l'homme cruel qui l'a enfoncée.

N'y tenant plus, elle lui vola un baiser avant d'appuyer son front contre le sien. Un nouveau soupir lui échappa alors qu'elle s'efforçait de sourire pourtant.

- Si tu veux vraiment gagner cette bataille, tu dois être plus subtil que cela. Reviens à Castelcerf après ton mariage, place ta femme auprès de la Reine, rends-toi indispensable auprès d'Ardent, et surtout sois patient. Tu obtiendras bien plus en étant le courtisan idéal de la Reine. Tu pourras discréditer Acuité en douceur et tout en ayant l'air de te montrer amical et compatissant.

À nouveau, elle chercha ses lèvres et s'y attarda cette fois plus longuement, les yeux clos et le souffle plus court.

- Il te reste encore une autre possibilité, souffla-t-elle contre ses lèvres. Tu peux lui tendre la main.

Elle n'y croyait pas mais se devait de lui présenter l'ensemble des choses. il semblait si troublé, elle voulait le voir aller mieux et la vengeance n'y aiderait pas, elle en savait quelque chose.

- Acuité est une femme blessée et amoindrie, c'est ce qui la rend dangereuse. Sans l'amitié de la Reine et la volonté farouche de Vainqueur de retrouver son fidèle chien de manchon, elle croupirait dans une chambre isolée de Castellonde sous la garde féroce de son père. Ce mariage n'est qu'un rafistolage ridicule servant à les garder tous les deux à Castelcerf parce que les souverains sont entichés d'eux. Personne n'est dupe et elle le sait très bien. Si tu veux vraiment devenir quelqu'un à la Cour, c'est l'amie qu'il te faut. Ni Bienséance, ni Glace n'ont plus barre sur elle à présent, et elle a l'oreille de Shyrin et Vainqueur. Sois son ami et tu obtiendras tout ce que tu désires.

Pour lui et pour sa femme mais elle ne pouvait pas amener une fois de plus cette péronnelle dans la conversation. La seule idée qu'elle existe lui donnait envie de vomir.

Ainsi, elle avait vu juste. Le fait qu'il n'ait pas nié que Vainqueur était à l'origine de son état confirma sans l'ombre d'un doute ce qu'elle avait deviné. La haine et la rancoeur farouches qu'il vouait au Roi depuis des années et les circonstances de son accident lui avaient laissé soupçonner quelque chose de cet acabit et voilà qu'elle en avait la confirmation. Elle ignorait comment et ne le demanderait jamais mais une chose était certaine : elle avait une raison de plus de mépriser ce Roi brutal et inconséquent. Il visait toujours son propre plaisir à court terme, comme un gamin capricieux. Indigne d'un souverain.

- Je n'ai pas dit que tu ne pouvais pas gagner, reprit-elle pour conclure. Seulement que ça te prendrait du temps et de la patience.

Il l'enlaça enfin et elle s'offrit à ses yeux avec un sourire un peu lointain et mystérieux, flattée par ce nouveau regard qu'il posait sur elle. Elle se mit à sourire plus largement alors qu'il posait les mains sur elle, laissant même échapper un petit rire léger et fier. L'entourant de ses bras, elle le garda contre elle.

- Tu en sais plus sur moi que n'importe qui d'autre, gloussa-t-elle.

Hormis Raki, mais lui non plus n'avait pas sa place dans cette chambre. Qu'il reste donc au loin avec l'insipide fiancée qui lui ressemblait trop mais n'était pas elle et qu'elle ne pourrait jamais remplacer. L'enlaçant toujours, elle pencha la tête pour l'embrasser avec douceur.

- Avec toi, je ne suis rien d'autre qu'une femme amoureuse. Est-ce que ce n'est pas le plus important ? Murmura-t-elle encore.

Tous les autres rôles pouvaient rester à la porte comme son rang, son mariage et ses enfants. Avec lui, elle aurait voulu que tout reste simple et léger, même si c'était totalement utopique.

Souriant toujours, elle tenta en vain de happer ses lèvres qu'il lui refusait en l'accusant de se dérober. Il se débattait avec son corset et lui ordonnait de se dévoiler, cela la fit sourire plus largement et plus tendrement.

- Prends tout, alors, rétorqua-t-elle, un peu étonnée qu'il croit qu'elle ne se donnait pas toute entière à lui. Tout est pour toi.

Son souffle commençait à s'accélérer à force de s'échauffer sous les caresses et les baisers de Vaillant. Sa seule proximité suffisait à lui faire battre le coeur mais à présent qu'ils en étaient à échanger des taquineries, sa respiration était contrainte par son corset. Elle gloussa pourtant alors qu'il se plaignait de sa toilette. Elle le laissa remonter le long de son cou, soupirant d'aise et ses doigts s'égarant sur sa nuque.

- Sur n'importe qui ? Comme le fait que Bienséance est pratiquement chauve ? Ou que ta belle-soeur est enceinte ?

Elle se montrait malicieuse et taquine parce qu'elle voulait rester dans la légèreté. Ne pas entrer avec lui dans l'obscurité des jeux de pouvoir et de cour. Même si elle l'aiderait dans ce domaine si c'était réellement ce qu'il voulait, elle aurait préféré l'en préserver et le garder droit et fier de lui-même. Il la désarçonna avec sa question suivante, un léger raidissement marquant sa surprise.

- Non, répondit-elle aussitôt. Enfin pas vraiment. pas encore. Je suis prudente avec Chalcèdes.

Même vingt ans plus tard, elle aurait pu y être reconnue. Et pourtant, elle avait ouvert des négociations avec Rellan Qassem pour le mariage de Sérénité. De là-bas, sa fille aînée ne pourrait prendre Rippon, elle s'en était assurée. Un solide contrat de mariage avait été signé, excluant pour toujours Sérénité, Rellan ou n'importe quel descendant qu'ils pourraient avoir, de la succession de Rippon. Bientôt, ce serait le tour de Songe. Elle réfléchissait déjà à l'union idéale pour lui et profitable pour elle et Rippon. Chassant ses enfants de ses pensées puisque Vaillant ne serait jamais le père de son propre fils, elle réorienta la conversation différemment en glissant une main entre eux pour l'appuyer sur l'entrejambe de Vaillant qu'elle se mit à caresser à travers ses chausses.

- Reste proche de la Reine. Elle se souviendra que tu as toujours été là, lui conseilla-t-elle soudain comme s'ils n'avaient pas changé de sujet.

Devant l'incompréhensible indignation de Vaillant, Chiara se sentit plus troublée encore que quand il avait parlé de Chalcèdes. Ses caresses s'arrêtèrent net même si sa main resta posée là où elle se trouvait, éprouvant sans l'ombre d'un doute la dureté du désir qu'il avait d'elle. Il s'empara de son autre main avec une brutalité qui, si elle ne lui était pas inconnue, s'était faite plus rare dernièrement. Il était plus doux à présent qu'ils s'étaient retrouvés pleinement. Mais pas ce soir, pas sur son poignet si fin dans sa main si dure.

- Pourquoi poses-tu des questions dont tu connais déjà les réponses ? Lui rétorqua-t-elle un peu plus sèchement qu'elle ne l'aurait voulu.

Car elle lui en voulait au fond de la réduire à ces manoeuvres indignes. Si elle s'était toujours tenue informée des nouvelles de tout le royaume, il était évident qu'être si bien au courant de ce qui se passait en Bauge n'était que le résultat du lien qui l'unissait au jeune homme. Avant lui, elle n'avait pas besoin d'être informée si rapidement et si précisément. Pinçant les lèvres, elle s'apprêtait à lui refuser ce qu'il demandait sans scrupule et sans hésitation mais il enchaîna et la blessure de son coeur se remit à saigner.

Loin de lui, privée de sa tendresse et de son désir, elle avait trouvé refuge dans ces nouvelles de la vie chez les Fructurive. Elle pouvait s'imaginer auprès de lui, elle pouvait vivre par procuration l'existence légère et heureuse d'une jeune femme libre d'aimer au grand jour. Elle prenait un plaisir malsain à ces fantasmes inavouables qui la laissaient déçue et déprimée quand elle revenait à la réalité.

Sa proposition ignominieuse l'emplit de colère et de peine. Tirant sur son poignet pour tenter vainement de le libérer, elle aurait voulu se lever, faire un esclandre, mais restait prisonnière de son propre désir de rester près de lui.

- C'est ça que tu entendais quand tu as dit vouloir la courtisane alors ? C'est d'une putain que tu as besoin, asséna-t-elle, se délectant de ce qualificatif dégradant.

Qu'il la prenne donc comme une putain si c'était ce qu'il voulait. Il l'avait déjà fait et le ferait sans doute encore. Qu'il la punisse donc puisqu'il voulait la rabaisser en la forçant à prendre du plaisir de cette manière. En colère et blessée, elle avait les yeux pleins de larmes mais n'en était pas moins échauffée d'être sur ses genoux. Curieux et troublant mélange qui s'ajoutait à sa haine de la jeune fiancée qui la remplacerait dans les bras de Vaillant et à la rancoeur envers son amant qui pouvait se passer d'elle si facilement.

- C'est ça que tu veux ? Que je vienne faire la putain à ton mariage ? Que j'embrasse ta femme pour la féliciter après avoir sucé ta queue ?

Et quelque part, l'idée était excitante car transgressant tous les interdits, les mettant en danger et les rendant aussi cruels que des gamins sournois.

Frappée par sa vulgarité qui n'était qu'une réponse à la sienne, Chiara en resta saisie, comme pétrifiée. Cette dispute n'avait pas lieu d'être mais comme toujours, ils s'étaient laissés embraser en un instant par la passion qui les poussait à se blesser comme une compensation de leurs frustrations personnelles.

Choquée par son dernier geste, elle ne chercha pourtant pas à se dérober ni à libérer aucune de ses deux mains. Les doigts refermés sur son sexe par la poigne qui la guidait, elle ouvrit la bouche pour protester mais aucun mot ne lui vint. Les larmes avaient débordé de ses yeux en revanche la libérant de sa colère mais pas de sa peine.

Sa main libérée revint se poser sur sa nuque où ses doigts effleurèrent timidement sa peau après s'être mêlés à ses cheveux. La raideur disparut alors d'elle et elle se pencha à nouveau pour embrasser Vaillant avec une avidité désespérée.

- Je ne le ferai plus, je te le jure. Je me contenterai des nouvelles que tu me donneras, gémit-elle.

Elle aurait voulu tenter à nouveau de lui expliquer qu'il n'avait pas besoin de l'inviter, de lui payer des dîners ou des cadeaux. Ce qu'elle aimait avec lui c'est que les choses étaient différentes de sa vie normale. Mais elle avait l'intuition qu'ils ne parviendraient pas à se comprendre sur ce terrain-là non plus et qu'elle risquait de le blesser à nouveau, aussi se contenta-t-elle de tenter de l'apaiser de son mieux tout en pansant son propre coeur blessé à force de baisers et de caresses.

Comme celles de Vaillant, ses mains se firent plus douces et plus légères. Il n'y avait plus urgence malgré la brûlure grandissante au creux de ses reins. Un peu calmée mais toujours aussi désireuse de soigner leurs coeurs blessés à coups de reins, elle profita d'avoir les mains libres pour défaire largement les chausses de Vaillant plutôt que de fourrager dedans. Penchée sur lui pour lui donner accès aux lacets de sa toilette, elle s'affaira ensuite à remonter jupe et jupons. Ses gestes étaient tranquilles, comme si elle n'était pas pressée de sentir ses mains sur elle et son sexe en elle pendant que son souffle s'égarerait dans son cou. En vérité, elle aurait tout donné pour qu'il la trousse sans scrupules simplement en la penchant sur la table ou sur le lit pour retrousser ses jupes. Le sujet de Désirée la ramena un peu au présent et ralentit son envie.

- À peine plus de deux, c'est pourquoi la nouvelle n'a pas encore été annoncée.

Elle sentit un lacet glisser dans les oeillets et soudain la belle-soeur de Vaillant s'effaça de son esprit. Et elle ? Voulait-elle un autre enfant ? Oui ! Mille fois oui ! Elle rêvait de sentir à nouveau la vie se former dans son ventre et d'imaginer pendant des lunes à quoi ressemblerait le petit. Une petite fille blonde et douce, ce serait si merveilleux. Et si triste. Modérant son propre enthousiasme même s'il devait se lire sans peine sur ses traits et dans ses yeux brillants, elle tenta de ne pas sourire, de ne pas sembler avide et fébrile.

- De toi, oui, jura-t-elle avec ferveur avant de baisser les yeux. Mais plus que tout, je voudrais partager cela avec toi. Te faire sentir ses mouvements dans mon ventre quand il bouge, tenir ta main pour le mettre au monde...

Et cette pensée l'attristait puisqu'il était impossible que cela se produise un jour. Même si elle avait eu le courage de tout quitter pour lui, elle était convaincue qu'il ne pourrait pas l'aimer si elle n'était pas une duchesse inaccessible. Et de toute façon, il n'y avait pas un seul endroit en ce monde où ils seraient accueillis et ne seraient pas recherchés.

Il aurait mieux valu qu'ils renoncent à s'aimer, qu'ils prennent garde à ne pas concevoir d'autre enfant, qu'ils s'oublient. Il était déjà bien assez que Vérité existe et qu'ils volent du temps au monde pour se retrouver. Mais c'était impossible. Elle en voudrait toujours plus pour lui et avec lui. En réalité, elle ne parviendrait jamais à le quitter, elle en prenait conscience.

Saisissant son visage à deux mains, elle l'embrassa encore pour leur faire oublier qu'ils n'avaient pas d'avenir. Et pendant que ses lèvres s'attardaient sur les siennes, pendant que la fièvre lui revenait, elle songea qu'elle voulait tout de même cet enfant, cette folie. À nouveau ses mains fourrageaient entre eux pour les libérer des barrières d'étoffe qui les gênaient.

Enfin il n'y eut plus rien entre eux et Vaillant la souleva pour l'empaler sur lui. Elle l'accueillit avec un cri de plaisir un peu surpris, découvrant à quel point il lui avait manqué. À peine l'eut-il libérée du haut de sa robe qu'elle l'enlaça étroitement, nouant ses bras autour de son cou pour un baiser d'abord, fiévreux et ardent, puis pour lui offrir son cou, sa poitrine, tout ce qu'il voudrait. Qu'il lui fasse donc cet enfant, elle le désirait comme une folle.

De souffles en gémissements, de frissons en tremblements, ils s'aimèrent d'abord avec une sorte de fureur urgente avant de ralentir le rythme et de profiter mieux de leur étreinte. Entre deux baisers, elle défit son amant de sa veste et de sa chemise pour mieux coller son torse au sien. Elle se défit également de ses souliers dans la bataille mais garda ses bas.

- Je t'aime tellement, gémit-elle alors que le plaisir lui venait vite et puissamment, comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis des mois.

Le monde entier avait disparu, il n'y avait plus qu'eux dans cette chambre, leur fils, la fille qui viendrait bientôt, la vie qu'ils fantasmeraient ensemble sans jamais l'avoir. Plus rien ne comptait en cette seconde que la violence de la passion qui les unissait.

Enfin dénudée, à l'exception de ses bas, ce qui rendait la scène plus érotique encore à ses yeux, Chiara s'accrochait à Vaillant, à ses épaules, à son cou, à ses cheveux, telle une noyée. Gémissant sans cesse, criant parfois sous l'effet de ses morsures ou celui de son sexe qui la fouaillait et l'écartelait, elle ondulait langoureusement au rythme qu'il lui impulsait de ses mains et ses baisers. Le souffle mêlé au sien, elle sentit soudain qu'il lui mettait le couteau dans la main et saisit ses paroles à travers la brume de son plaisir. Violemment excitée par son idée, elle se contracta toute entière, leur tirant à tous deux de nouveaux gémissements.

Arrêtée dans ses mouvements pour ne pas risquer de le blesser, elle calma sa respiration et le tremblement de ses mains avant de poser la pointe de la lame sur le pectoral gauche de son amant. Ses yeux cherchèrent les siens, son accord, son assurance, son défi et son amour. Et elle appuya. Doucement pour ne pas causer de grave blessure mais assez profondément pour marquer sa peau à jamais, elle dessina avec le couteau un C juste à l'endroit où palpitait son coeur au rythme emballé par elle et elle seule.

- Tu seras toujours à moi, souffla-t-elle en contemplant son oeuvre et juste avant d'y poser les lèvres pour lécher le sang qui en gouttait.

Sa main cherchait déjà la sienne pour lui rendre l'arme et qu'il en use lui aussi sur elle comme il en avait le droit et le devoir. Quitte à arborer un corps marqué par les événements et le temps, autant avoir au moins quelque chose de lui. C'était même un juste retour des choses.

- A ton tour, l'encouragea-t-elle en refermant ses doigts sur le manche du couteau.

Redressée, elle contracta son sexe autour du sien et se cambra pour s'offrir à lui. Qu'il la marque où il le voulait, qu'il fasse d'elle ce qu'il désirait. Elle était autant à lui que lui à elle, clamait-elle dans la folie de leur passion.

Complètement arquée en arrière, Chiara s'était offerte et ne cherchait pas à restreindre le champ d'action de Vaillant. Bien au contraire. Elle lui donnait tout pouvoir sur elle. Ce fut encore plus flagrant quand il promena la lame du couteau de son sexe à sa gorge. Elle retint son souffle comme il la frôlait mais ne chercha pas à se dérober ou à l'arrêter. Plus que tout, elle voulait lui prouver qu'elle était autant à lui que lui à elle, qu'ils seraient liés pour toujours quoi qu'il arrive, par leur sang et par leur fils, par un autre enfant bientôt, elle en était convaincue. C'est pourquoi elle lui accordait tout pouvoir sur elle, bien plus qu'elle n'en avait jamais accordé à quiconque.

Elle se sentait à la fois maudite et bénie. Deux fois la vie lui avait accordé d'aimer éperdument un homme, mais jamais de manière simple et fluide. Jamais cela n'avait été facile. Elle avait du se battre corps et âme pour obtenir ce qu'elle désirait et elle y avait laissé des plumes. Aujourd'hui encore, elle devait renoncer à Vaillant et à élever leurs enfants ensemble, elle payait le prix de sa trahison par un bonheur incomplet et une immense culpabilité qui lui rongeait le coeur jour après jour.

Un long frisson la parcourut et son souffle s'accéléra, soulevant et abaissant sa poitrine avec force alors que la lame froide atteignait sa gorge. Là sous la pointe palpitait sa vie. Les yeux rivés au visage concentré de son amant, elle ne bougeait pas et ne tremblait pas non plus, elle n'avait pas peur. Si tout devait se terminer là avec une lame dans sa gorge et une autre dans son sexe, qu'il en soit ainsi. Les dieux jugeraient eux-mêmes sa folie. Mais elle était prête à tout pour que Vaillant saisisse l'importance et le pouvoir qu'il avait sur elle.

Le temps semblait suspendu, le monde silencieux. Il n'y avait plus que son souffle désordonné, les battements effrénés de son coeur, et la menace qui pointait sur sa peau. D'un seul geste, il pouvait prendre la vie qu'elle lui donnait. D'un seul battement de cils, elle pouvait elle-même enfoncer l'arme dans sa peau et répandre son sang. Mais il était le maître de la situation, elle lui accordait ce pouvoir sans aucune restriction à présent.

Il renonça soudain et il lui sembla que son coeur ratait un battement. Un courant violent parcourait son corps tout entier, animant chaque fibre de son être comme d'une énergie nouvelle qui la fit frémir toute entière. Ils auraient pu mourir là tous les deux comme des amants maudits, mettre fin pour toujours à cette folie et éveiller un immense scandale qui ne les atteindrait même pas. À la dernière seconde, ils avaient renoncé, l'un comme l'autre et pour quoi ? Pour une vie qui ne les réunirait jamais. C'était aussi courageux et beau que fou et triste à pleurer.

Son souffle se fit plus profond alors qu'elle prenait conscience de leur caprice délirant mais rien ne la ferait renoncer. Une fois encore, elle se soumit à lui parce qu'elle voulait qu'il prenne sa part de pouvoir et de domination. Ni son âge, ni son statut, ni sa jambe n'avaient la moindre importance, il serait un véritable mâle dominant, elle le guiderait sur cette voie autant qu'il le faudrait. Le manche du couteau s'enfonça dans sa bouche et elle eut aussitôt la vision de la scène apparue pendant leur dispute.

Agenouillée sous la table de son mariage, elle le prenait dans sa bouche avec une avidité vulgaire et déplacée. Comme son sexe en elle, elle accueillit ce nouveau vice en s'ouvrant, en lui accordant ce qu'il voulait, en lui donnant tout de cette image obscène et puissamment érotique. Et quand il en jouit violemment, elle le suivit sans la moindre hésitation et bascula dans le plaisir avant même que ses doigts aient atteint le bourgeon de chair par lequel elle voulait s'aider à le rejoindre.

Les oiseaux piaillèrent soudain, au moment le plus opportun, et elle se prit à espérer qu'ils crieraient encore son nom dans d'autres circonstances mille fois plus embarrassantes pour ceux qui les entendraient. Et au milieu des cris, le rire de Vaillant s'élevait, l'emplissant de bonheur et de jouissance en même temps qu'il se déversait en elle et qu'elle-même gémissait et criait, étourdie et ne touchant plus terre.

Comme il l'attirait contre lui, elle se lova dans ses bras pour reprendre son souffle, un sourire extatique s'attardant sur ses lèvres. Dans ses yeux, elle lut les questions et les doutes mais ce qu'elle lui donnait à voir n'était que fierté et amour, triomphe même. Glissant une main sur la sienne pour réchauffer ce coin de son ventre où avait pris racine leur fils et où viendrait bientôt le suivre un autre enfant, elle se sentit soudain émue d'une manière à la fois violente et inattendue. Pour la première fois il admettait avec elle que Vérité était son fils, qu'ils l'avaient conçu ensemble, qu'il était né de leur amour fou et dévastateur. Pour la toute première fois, il lui donnait plus que ce qu'elle avait jamais osé lui demander ou lui prendre. Oui, il avait déjà marqué son corps et il le ferait encore, d'une manière qui ne pourrait jamais lui être reprise ni être effacée.

- C'est vrai, approuva-t-elle tout bas, la voix un peu tremblante malgré elle. Et tu le feras encore, mon amour.

Elle chercha ses lèvres et y apposa un baiser tendre et un peu douloureux, un peu désespéré. Parce que ce nouvel enfant serait aussi celui de Raki et que le Duc ne le lui laisserait jamais oublier. Et comme par un fait exprès, Vaillant lui rappela justement qu'elle devait sauver les apparences avec son mari. "Accoupler" avait-il dit. Il ne leur accordait même pas le droit de faire plus qu'un accouplement animal et procréatif.

- Je le ferai, promit-elle sagement avant de chasser Raki de leur étreinte.

Il n'avait pas sa place ce soir-là ni dans cette chambre, ni jamais avec eux. Elle refusait qu'il soit plus présent qu'il ne l'était déjà. Alors elle embrassa encore Vaillant, plus brusquement, plus intensément, ses bras se nouant étroitement autour de son cou.

- Allons au lit, à présent, souffla-t-elle entre deux baisers.

Déjà, elle se tortillait pour se libérer même si c'était la dernière chose qu'elle souhaitait. Un gémissement lui échappa alors qu'il glissait hors d'elle, non à cause d'une douleur ou autre mais parce qu'elle se sentait soudain vide et devait se réhabituer à ne plus former un seul être avec lui. Elle se leva, les jambes encore tremblantes, et lui tendit la main pour qu'il se mette debout à son tour. Elle le débarrasserait de ses chausses et se coucherait encore avec lui pour ces dernières nuit à prétendre qu'ils étaient un couple normal qui pouvait s'aimer simplement.

L'intimité et la complicité qu'ils connaissaient était une véritable source de bonheur. D'une certaine manière, cela lui faisait penser aux premiers temps de son mariage, quand ils avaient été deux jeunes gens amoureux, Raki et elle. Mais les choses n'avaient pas été aussi détendues et ils n'étaient pas aussi sûrs d'eux. Non, en fait, les choses étaient très différentes. Elles ne pouvaient pas l'être davantage, même. Abandonnée contre le corps chaud de Vaillant après un repas plein de rires, de taquineries et de douceur, elle profitait pleinement de sa présence sachant qu'ils seraient bientôt séparés pour un temps indéterminé.

- Oui, et dans pas trop longtemps, approuva-t-elle alors qu'il pensait à voix haute, visiblement.

Si le temps passait, il l'oublierait entre les cuisses de sa nouvelle épouse, elle en était certaine. A avoir à disposition et dans son lit cette jeune fille fraîche, disponible et consentante, il se rendrait compte combien les choses étaient compliquées et sans espoir avec elle. Plus que tout, elle redoutait qu'il la quitte pour sa femme. Cet affront-là, elle ne le supporterait pas. Loin d'elle, il oublierait pourquoi il l'aimait, pourquoi il a désirait et combien il la voulait. Il fallait pouvoir le lui rappeler souvent. Et surtout soigner son propre cœur blessé par l'éloignement. Car elle aussi dépérissait loin de lui. Mais pour elle, il n'y avait pas l'espoir de trouver le bonheur dans le lit conjugal. Cette partie de sa vie était achevée, croyait-elle savoir. Elle frissonna et émit un petit rire alors que son doigt chatouillait la lisière d'un bas.

- Tu l'es déjà, d'une certaine manière, rétorqua-t-elle sans cesser de sourire. Je n'ai jamais songé à t'interroger pour mes propres intérêts, naturellement, enchaîna-t-elle rapidement pour ne pas l'induire en erreur. Mais tu me rapportes mille choses sur la vie à la Cour, des choses que je ne peux voir de mes yeux.

Elle se redressa contre lui pour le regarder bien en face pendant que ses doigts partaient explorer son torse par effleurements.

- C'est ce que tu voudrais ?

Un peu hésitante, elle ne voulait rien lui refuser mais n'avait pas envie d'introduire cette nouvelle donnée entre eux. Sauf si c'était pour le rémunérer, ce qui lui permettrait de lui rendre un peu de tout ce qu'il lui offrait et qu'elle savait au-delà de ses moyens.