A la lumière d'un matin de printemps, un petit groupe de Montagnards s'était rassemblé pour faire ses adieux à Alisel, autour de la maison où elle avait vécu sept mois, parmi eux. Jordken se souvenait encore du jour où il l'avait trouvée, dans la neige, à bout de forces. Alors, elle ne parlait pas un mot de chyurda. Alors, Kjeld n'était pas encore né. L'homme-ours l'avait accueillie sous son toit, il avait fait en sorte qu'elle soit nourrie, soignée, entourée, aux premiers temps de sa convalescence puis de sa maternité. Très vite, Alisel avait regagné autonomie et santé. Elle s'était intégrée. Kjeld avait été baptisé.

L'hiver avait été maussade. L'homme-ours avait dû rester au chaud, soigner ses côtes blessés. La mort du petit Karl, voire de la créature, lui pesaient. Il était encore plus grognon que d'habitude.

Malgré tout, il s'était donné la peine d'aller saluer le compagnon d'Alisel, miraculeusement réapparu, en plein hiver ! Il n'eut pas d'inquiétudes : seul un homme profondément amoureux pouvait s'infliger un voyage pareil. L'étranger était comme lui : réservé, solitaire ; il ne se mêlait pas aux Montagnards et n'était pas expansif avec Alisel. Néanmoins Jordken préférait de loin, pour Alisel, un étranger renfermé qu'un inquiétant "soigneur". Il pensait que le couple allait s'installer, vivre heureux et avoir beaucoup de petits Montagnards.

Au lieu de ça, Alisel leur avait annoncé sa décision de partir avec la Délégation. Elle les avait remercié du fond du coeur, mais elle souhaitait rentrer chez elle. Jordken comprenait et garda pour lui sa tristesse. Il s'était attaché à Alisel. Comme ses enfants, elle le quittait plus tôt qu'il ne s'était imaginé.

Kristen s'était réjouie qu'Alisel accompagne la Délégation. Ses talents d'interprète seraient d'une aide précieuse, avait glissé l'Oblat. Elle n'avait pas insisté. Mais il s'agissait d'Aksel.
- Notre famille est ce que nous avons de plus précieux, avait-elle murmuré en offrant à Alisel une précieuse fourrure d'hermine bleue, "pour tenir Kjeld au chaud".

Aujourd'hui l'Oblat n'assistait pas à ces adieux dans l'intimité, mais Jordken était là. Il avait l'air renfrogné et triturait dans ses mains la figurine de bois qu'il avait façonnée pour Alisel. De la taille de sa (large) paume, la figurine représentait une femme tenant dans ses bras un enfant. Le visage n'était pas sculpté mais les cheveux bouclaient au vent en délicates arabesques. Sous la babiole, Jordken avait gravé la date, pas du départ d'Alisel, mais de son arrivée à Jhaampe.
- Tu seras toujours la bienvenue dans les Montagnes, grogna l'homme-ours quand ce fut enfin son tour de parler.

Il la serra dans ses bras, fit une caresse à Kjeld - qui, comme son père, semblait s'impatienter - et laissa Alisel s'envoler.