Le déserteur avait pris du retard sur Acuité. Avec sa cotte de maille et ses deux épées, il n'était pas facile de se presser. Il l'aperçut alors qu'elle parvenait au Bourg, et ralentit le pas pour ne pas la rattraper tout à fait. Il n'allait pas l'aborder en pleine rue, au milieu des passants. Il attendrait une ruelle plus discrète. Il n'était plus à un quart d'heure près.

Trois mois avaient passés depuis qu'il avait quitté Castellonde. A peine un voyage. Le déserteur s'était embarqué comme simple matelot sur un navire marchand en partance pour la Baie du Sud. Le vent et le travail l'avaient étourdi, le soleil et le travail l'avaient tanné. Il avait appris la sueur et l'humilité. A bord, ils trimaient comme des chiens et lors des escales, se comportaient comme tels. Avec sa gueule cassée, son respect de la discipline à bord et sa bonne descente à terre, Loyal n'avait eu aucun mal à s'intégrer. Mais il avait quand même quitté le navire au trajet retour, lors de l'escale à Castelcerf. Pour le mariage, les joutes et leur récompense. A terre, il avait flambé sa maigre solde : il n'avait pas un sou de côté. Il logeait sur le port dans une auberge minable.

Ça n'était sans doute pas le cas de la petite Duchesse. Tant mieux et tant pis : le déserteur désespérait de la voir emprunter une petite ruelle. Elle ne traversait que les axes les plus fréquentés, où les boutiques avaient pignon sur rue, où le peuple bourdonnait. Quand enfin Acuité tourna à gauche. Puis à droite. Puis à gauche. Puis... par El où était-elle passée ? se demanda, déboussolé, le champion casqué aux allures de brigand.

Toute à ses pensées, Acuité déambulait dans le bourg. En réalité, elle retardait le moment où elle devrait rejoindre sa suite à l'auberge. Elle n'avait envie de voir personne. Son esprit lui transmettait en boucle les événements de l'après-midi. Son père trouverait-il cela suffisant ? Elle espéra que oui et à cette simple pensée, elle ravala les larmes qui menaçaient de l'inonder.
Le terrain de jeux lui avait fait penser à Brun, lorsque deux années passées, il s'était fait assommer comme un novice. Elle s'était inquiétée et il l'avait envoyé sur les roses, pour ne pas changer.
Elle soupira et prit la ruelle de gauche.
Aujourd'hui elle ignorait tout de là où il se trouvait, il avait pourtant promis de revenir, mais étant donné les circonstances de leur séparation, elle n'y croyait plus.
Elle bifurqua à droite.
Trois lunes étaient déjà passées, trois lunes sans aucune nouvelle. Avait-il déjà refait sa vie ? Pensait-il à elle quelques fois ? Elle oui. Souvent. Tous les jours.
Les yeux levés vers le ciel, elle reprit à gauche.
Depuis son départ, elle n'avait été que l'ombre d'elle-même, un fantôme dans les couloirs du château. Comment pouvait-on être entourée de tant de monde et se sentir aussi seule ? Les falaises de Castellonde l'attiraient, tout le monde s'activait autour d'elle, mais personne ne voyait qu'elle était sur le point de se noyer.
Elle respira l'air iodé du port et et prit le chemin de la plage. Tout le monde était à la fête, et les badauds qu'elle croisa là n'avait que faire d'une fille à la robe tâchée de sang qui traversait la digue. Elle défit le chignon qui lui donnait l'air sage et laissa ses boucles s'étendre dans le vent. Ses pas crissaient sur les graviers, le bruit du vent battant sa robe et le roulement des vagues sur la grève apportaient une note grave en ce si beau jour de mariage. Mais la note était légitime, elle résonnait avec celles de son coeur.

Par El où allait-elle ? N'allait-elle jamais s'arrêter ?

Habitué aux odeurs de la mer, le déserteur ne sentait pas le parfum iodé se renforcer, mais comprit qu'Acuité allait vers la plage. Il la suivit, toujours de loin et en silence. La plage serait l'endroit idéal pour... quoi ? Se retrouver ? Parler ? Il n'avait pas grand chose à lui dire. Il n'osait même pas hausser la voix pour se signaler. Alors il mit deux doigts dans sa bouche et siffla.

Le son se répercuta sur la digue, suivi d'un affreux silence, interrompu à intervalles réguliers par le bruit des vagues qui s'échouaient, et les mouettes qui criaient de manière tout aussi stridente.

Le déserteur s'en voulut de ces mauvaises manières, qui ne faisaient que creuser le fossé rouvert entre l'homme d'armes et la Duchesse. Pourtant de la Duchesse, Acuité n'avait plus grand chose, avec ses cheveux déliés et sa robe maculée. On aurait dit une guerrière à bout de forces. C'était ce que faisait Acuité, toujours. Elle se battait jusqu'à l'épuisement.

Épuisée, elle avait l'air de l'être. Brun ne reconnaissait pas la couleur de ses cheveux, sans éclat, presque bruns. Ses yeux n'en semblaient que plus noirs. N'était-elle pas heureuse de le revoir ?

Il se souvint qu'il portait un casque et l'enleva, le laissant choir au sol, pour les derniers pas qui le séparaient encore d'elle.

Il aurait voulu la serrer dans ses bras, mais il était encombré par sa maille et ses épées et surtout, il ne s'en sentait pas le droit. Les seuls mots qui lui venaient à l'esprit étaient : Bonjour, C'est moi ou Ça va ? Alors il ne dit rien. Mieux valaient les mouettes, les vagues et le silence.

Le bruit des vagues était comme une berceuse, la houle ramenant sans cesse l'écume écrasée sur les rochers. Acuité ferma les yeux pour mieux se perdre dans ses pensées.
C'est alors qu'elle entendit le long sifflement qui fendit le ronronnement incessant. Juste après, tout redevint normal : les vagues, les mouettes, le vent...ou presque.

Elle rouvrit les yeux, observa le ciel un instant puis tout autour d'elle. La silhouette se dressait non loin, un homme à la côte de mailles et au casque qui semblait regarder dans sa direction. Il portait deux épée, elle tressaillit mais ne bougea pas alors qu'il se rapprochait dangereusement. Était-ce la réponse de Vainqueur ? Allait-il la faire tuer là, sur la plage de Cerf ? Elle n'avait plus de force, plus de courage à revendre, plus rien qui ne vaille la peine d'être défendu, pas même sa vie.
Alors qu'il approche et qu'il frappe. Menton légèrement relevé pour ne pas perdre la face, elle sentait pourtant les tremblements qui commençaient à agiter ses bras. Crierait-elle ? Non, jamais.
Elle n'en était pas passé par le feu, le fouet et la douleur pour se laisser aller face à une simple épée.

A seulement quelques pas d'elle, le casque tomba, révélant l'identité de cet homme. Elle n'en crut pas ses yeux. Immobile, face à lui, le temps sembla se stopper un instant. Trois mois qu'elle ne l'avait pas vu, c'était si long.
Que pouvait-elle lui dire aujourd'hui ? Lui-même ne parlait pas. Elle lui en voulait toujours un peu, pour tous les reproches qu'il avait proféré avant de la délaisser. Pourtant avec le recul, elle avait du admettre qu'il n'avait pas eu tord sur tout. Oui, il y aurait pu avoir d'autres solutions. Et aujourd'hui ?

L'air sembla lui manquer un moment, son coeur tambourinait furieusement dans sa poitrine, ses tremblements ne se taisaient pas, bien au contraire. Elle fit un pas en avant, un simple pas dans sa direction. Pouvait-elle seulement le toucher ? Était-il vrai ?

Sa main rangée le long de son corps se referma sur l'air. Elle baissa la tête, ravalant les premières larmes qui menaçaient de la submerger. Un premier sanglot s'échappa malgré elle et elle recula d'un pas, puis d'un second. Tout ce qu'elle contenait depuis des mois : sa frustration, sa peine et sa souffrance d'être humiliée, de ne pouvoir être elle-même, le manque, l'angoisse, ce mélange auquel il avait grandement participé l'anéantissait subitement.
Elle fit un troisième et dernier pas en arrière, avant de tourner les talons et de se mettre à courir en direction de la plage.

Une nouvelle fuite, la dernière.

Acuité tendit la main vers lui et le déserteur osa un sourire. Mais il disparut vite face aux sanglots. Et s'inversa lorsqu'elle partit en courant, comme si elle avait vu le diable.

Un coup au cœur, le déserteur se retourna. Étaient-ils suivi ? Non, il n'y avait personne. Le diable, c'était lui.

Qu'avait-il fait, encore ? Que n'avait-pas fait ? Pourquoi fallait-il qu'elle rende toujours tout si compliqué ? Avait-elle reconnu le fantassin casqué à la gauche du Roi ?

Brun n'avait pas le temps de réfléchir à ces questions. Exaspéré, inquiet, il lui courait derrière. Trotter eut été un mot plus juste. Avec sa maille, avec ses épées dans les jambes, avec le sable qui s’effondrait sous ses pieds, il n'allait pas vite.

Il se défit de sa ceinture. L'or de l'épée sur l'or du sable. Sa cuisse lui cuisait, et bientôt un point de côté l'arrêta tout à fait. Loin devant lui, Acuité dans sa robe bleue n'était plus qu'un feu follet.

- Alisel ! cria-t-il, pour protéger et dévoiler tout à la fois leurs identités.
Lui seul connaissait Alisel. Il la connaissait peut-être mieux qu'Acuité. Trois mois, il avait vécu sous son toit. Les trois mois passés loin d'elle avaient-ils tout effacé, déjà ?

- Reviens ! Je ne peux pas te suivre, s'époumona-t-il.
Et ces mots de circonstance résonnaient plus profond.

Il ne pouvait pas être là...c'était impossible. Pourquoi était-il là et pas à Castellonde ? Pourquoi était-il armé et affublé d'une côte de mailles, d'un casque et de deux épées...Elle courrait, perdue dans ses interrogations sans fin. Ses pieds s'enfonçaient dans le sable mou et sa longue robe entravait sa course. A deux reprises, elle manqua de tomber, le regard brouillé par les larmes, elle ne voyait même pas où elle allait.
Fuir, encore, pour ne pas lui laisser voir ses faiblesses et sa faille. Il était les deux, il était tout.
Le souffle court, elle entendit le nom crié dans l'air qui se rafraîchissait. Son nom d'emprunt, qu'elle détestait dès qu'il le prononçait. Elle ne voulait pas qu'il la considère comme une autre, elle voulait n'être qu'elle lorsqu'elle était avec lui.
Lorsqu'il lui hurla de revenir, arguant qu'il ne pouvait la suivre, elle ralentit et stoppa enfin ses pas. Sa respiration affolée et son coeur tonnant dans sa poitrine, prêt à s'en arracher. L'air lui brûlait la gorge, les larmes lui piquaient les yeux et tout au fond d'elle, quelque part, les questions martelaient ses pensées.
Elle l'observa de loin, debout, se tenant le côté. Sa peau était aussi tannée que la sienne était blanche. Il n'avait plus d'épée et semblait à bout de force. Elle se souvint alors sa blessure à la cuisse et le poids de l'armure.
Indécise, elle chercha autour d'elle et trouva un bout de bois flotté. Il était lourd, mais elle le traina jusqu'à être à portée de lui. Les mains tremblantes d'émotions et de fatigue, elle leva le bâton et l'en menaça.

- Pourquoi ? demanda-t-elle d'un ton grave avant de reprendre avec bien plus d'agressivité. Pourquoi es-tu là ?? C'est Vainqueur qui t'envoie ? Pourquoi es-tu là...alors que je t'attends depuis plus de trois lunes à Castellonde...je croyais que je ne te reverrais jamais...je croyais que...

Le flot des larmes reprit de plus belle, sa main tremblait trop pour bien maintenir le bâton dont la pointe s'enfonça dans le sable. Elle tenta à nouveau de le lever et dût déployer toute sa force pour le faire. Et au milieu de ses cheveux chargés d'embruns et de sable, sa bouche ne cessait de réclamer "pourquoi...pourquoi".

Par El, que faisait-elle ? Pourquoi traînait-elle ce bout de bois ? Elle n'allait quand même pas...?!

Le déserteur se protégea de ses mains. Acuité avait levé le bâton et il la savait tout à fait capable de le frapper. Au fil des mois, elle ou son homme de main l'avaient passablement amoché. Il sentait encore son nez se briser et la flèche traverser sa jambe.

En d'autres circonstances, les paroles de la petite Duchesse l'auraient enflammé. Elle l'accusait d'être à la solde de Vainqueur. Encore. Après tout ce qu'ils avaient traversé. Que devait-il s'arracher de plus pour lui prouver sa loyauté ?!

Mais on ne pouvait prendre ombrage de paroles insensées. Acuité était... Acuité n'était pas elle-même. Il l'avait déjà vue révoltée, furieuse, voire échevelée, mais là... elle avait l'air démente. S'étouffant dans ses larmes, elle lâcha son bâton puis le releva. Comment en étaient-ils arrivés là ?

- Laisse-moi t'expliquer, dit-il. Je ne suis pas avec Vainqueur. J'ai juste participé au tournoi. J'étais sur la route pour Castellonde... Je t'ai dit que je reviendrai...
Il parlait doucement, il s'approchait doucement, il la touchait doucement - son bras, sa main dont il fit tomber le morceau de bois. Elle ne se débattit pas.

- Que t'est-il arrivé ? murmura-t-il en décollant les cheveux soudés à sa bouche et à ses joues salées.

Il lui expliqua, lentement et avec une voix douce le pourquoi de sa présence. Elle écouta, comme subjuguée par ses propos mais en réalité, ce n'étaient pas tant les propos qui la tenait interdite mais plutôt son comportement global. Il s'avançait lentement vers elle, réduisant petit à petit la distance entre eux comme on aurait approché un animal dangereux et blessé. Lorsqu'il toucha son bras, elle tressaillit, lorsqu'il toucha sa main, elle abandonna.
Le long bout de bois tomba au sol, le contact de ses doigts sur les siens l'apaisant. D'un geste tout aussi tendre, il dégagea les cheveux de son visage. Elle le regarda faire, sans jamais quitter ses yeux des siens. Ses sanglots s'apaisèrent, ses larmes se tarirent, elle était fascinée par sa simple présence.

- Je ne sais pas, répondit-elle sur le même ton. Je ne sais plus...tu es parti...et puis après...

Elle détourna les yeux, les fixant sur l'horizon de l'océan un moment, perdue dans ses souvenirs douloureux qui lui nouaient la gorge. Le vent sécha l'humidité de sa peau et elle frissonna.
Lorsqu'elle le regarda à nouveau, un sourire timide et profondément heureux illuminait son visage.

- Et te voilà.

Alors elle l'enlaça, malgré la côte de mailles ses bras le serrèrent. Elle posa d'abord son visage contre le fer, puis gênée par la fraîcheur et la dureté du métal, elle finit par se hisser sur la pointe des pieds et placer son visage dans son cou.

- Tu m'as manqué, avoua-t-elle, bouche contre sa peau.

La petite Duchesse le regarda comme s'il était la huitième merveille du monde. Pourtant le déserteur n'avait pas meilleure allure qu'elle, avec ses oripeaux guerriers transpirants. Mais il n'y pensait pas. Il était concentré sur les paroles d'Acuité, ses paroles confuses qui n'expliquaient rien.

Elle se hissa contre lui. Du bras gauche, il serra ses reins pour la soutenir dans cette position inconfortable. Pourtant, tout semblait en ordre. Dans ses bras, Brun avait cette même sensation de pesanteur et de légèreté que là-haut, dans les haubans.

Il ne dit pas qu'elle aussi lui avait manqué, car il ne le savait pas. Ces trois mois étaient passés si vite ! Épuisants, dépaysants, avilissants, enivrants. Il n'avait pas eu le temps d'y réfléchir. Il ne connaissait que son bonheur de la revoir, et son inquiétude face à son état.

Peut-être n'aurait-il pas dû partir. Mais elle ne pouvait être ainsi juste à cause de lui. Depuis sa "mort", ils étaient restés bien plus longtemps séparés. Quand il l'avait retrouvée dans les Montagnes, certes elle était aux abois, prête à le tuer ; mais la menace, réelle, ne faisait pas d'elle une femme déséquilibrée. Aujourd'hui qu'avait-elle à craindre ? Elle dormait dans des draps de soie dans son château familial. Qu'avait-elle à craindre ?

- Espoir... Espoir va bien ? demanda-t-il avec angoisse à son oreille, sans cesser de caresser ses cheveux.

Comme elle aurait souhaité que le temps s'arrête malgré l’inconfort de l'armure, elle n'aurait pas voulu être ailleurs qu'ici en cet instant. Son bras qui la maintenait contre lui semblait tout autant la maintenir hors de l'eau. Elle se rendit compte à quel point elle avait besoin de lui, comment avait-elle fait pour tenir bon avant ?
Peut-être qu'elle n'avait tout simplement pas eu le temps de se poser les questions. D'abord Chalcèdes l'avait occupé de longs mois sans fin et la douleur lui avait tout fait oublié et puis les Montagnes et cette nouvelle vie rangée, dans laquelle elle n'avait pas voulu l'impliquer. Son abnégation avait eu raison de son manque flagrant.
Alors pourquoi aujourd'hui, tout était si différent ?
Elle commençait à le comprendre lentement, les trois mois vécus ensemble, la proximité établie et le contact qui devenait de plus en plus difficile à éviter.
Il caressait ses cheveux avec douceur et ne chercha pas à cesser leur étreinte. Elle sourit dans son cou, lorsqu'il demanda des nouvelles de leur fils, puis hocha la tête lentement.

- Espoir va bien, assura-t-elle. Il est fort, tu serais fier de lui et il tient assis tout seul. Je suis certaine qu'il marchera bientôt. J'ai été obligée de le laisser à Castellonde...

Ses paroles devinrent murmures puis silence. Étrangement, elle était tout aussi inquiète d'avoir laissé son enfant là-bas que de l'avoir emmené ici malgré les dangers que sa présence pouvait représenter. Son père régissait tout et petit à petit, il éloignait l'enfant de sa mère, prenant la place de ce père absent. Elle se sentait démunie et ne pouvait rien faire pour contrer cela, forcée qu'elle était à obéir à tout et n'importe quoi.
Elle se dégagea suffisamment de Brun pour pouvoir le regarder. Par Eda, elle était si désolée.
- Mon père a...mon père...

La gorge nouée, elle sentait sa tristesse enfler et mêlée à sa culpabilité, l'émotion l'empêchait de parler.

Le déserteur sourit, soulagé, attendri. Espoir se portait bien. Espoir grandissait.

Neuf mois plus tôt, qu'un enfant - fusse le sien - puisse se tenir "assis tout seul" ne l'aurait pas franchement impressionné. Mais durant son séjour dans les Montagnes, il avait passé du temps à s'en occuper. Bien que loin d'être un expert, il pouvait visualiser les postures du petit homme, et se réjouir de ses progrès. L'idée de son fils qui marchait éclipsa presque les tremblements d'Acuité.

La petite Duchesse se dégagea de ses bras sans dégager une phrase. Son père... quoi son père ?

Inconfortablement suspendu à ses lèvres, comme elle l'était avant à son cou, le déserteur ne dit - ne fit - rien qui puisse retarder la délivrance de ses mots.

Acuité osa un regard en direction de Brun, mal à l'aise. Il l'observait et attendait ses révélations.
Elle avait tellement peur de sa réaction, tellement honte aussi de ne pas avoir été à la hauteur et d'être si faible aujourd'hui.
Les larmes revinrent à l'assaut et elle dû faire un effort pour ne pas se mettre à sangloter. Allait-il la répudier dès qu'il saurait qu'elle avait échoué ?
Elle saisit ses mains dans les siennes, les regardant un moment, cherchant ses mots.

- Tu avais raison, commença-t-elle d'une voix tremblante. J'ai échoué. Je pensais mettre Espoir à l'abri mais...je pensais que mon Père me pardonnerait en lui ramenant un héritier. Il n'en est rien. Il cherche à m'éloigner de lui, à se l'approprier. Jour après jour, il me rabaisse et fait peser le déshonneur sur moi. Je ne peux rien dire ni faire qui le contente jamais...et lorsqu'il se met en colère...

Ses idées n'étaient pas très claire, il lui semblait impossible de mettre des mots sur tout ce qu'elle ressentait depuis des lunes. Elle se tut soudainement, préférant ne pas prononcer les mots qui lui faisait si mal mais très vite la honte la rattrapa et elle acheva dans un murmure étranglé :

- Je suis désolée de t'avoir déçu, ce n'est pas ce que je voulais.

Alors elle le relâcha tout à fait et se laissa glisser au sol, les mains masquant son visage, les yeux mouillés de larme. Comment pourrait-elle à nouveau le regarder sans ressentir toute cette culpabilité ?

Le déserteur sentait la colère et la peine se disputer en lui.
Colère contre Glace.
Peine pour Acuité.
Et un certain abattement. Ils allaient devoir tout recommencer.

Brun était perplexe, aussi, à cause de l'attitude de la jeune femme envers lui. Elle semblait craindre sa désapprobation, ses reproches, comme s'il était justement ce père maltraitant. S'était-il déjà montré si intransigeant ? Il se moquait bien d'avoir eu raison. Pour le bonheur d'Espoir et d'Acuité, il eut préféré avoir tord.

S'en fut trop quand elle s'effondra devant lui. Qu'est-ce que ce chien avait bien pu lui faire, ou plutôt lui dire ? Car il ne pensait pas que Glace était allé jusqu'à la maltraiter physiquement. Mais le déserteur connaissait la dureté de ses mots et de ses jugements. Toutes les brimades ne laissaient pas de bleus.

Avec leur fouet et leurs mauvais traitements, les Chalcédiens n'avaient pas réussi à briser Acuité. Son propre père était sur le point de le faire. Maudits soient ces Loinvoyant !

Le déserteur saisit la jeune femme par les épaules pour la relever. Avec une empathie nouvelle, il caressa ses joues et ses cheveux.
- Tu n'as rien à te reprocher, affirma-t-il.
Ça n'était pas son cas. Il tenait dans ses bras la preuve vivante qu'il n'aurait pas dû quitter Castellonde. Il n'avait pensé qu'à son malheur entre ces murs, pas à celui de la petite Duchesse. Pourquoi ne lui avait-elle rien dit ? Les brimades avaient-elles commencé avant ou après qu'il soit parti ?

- Nous allons trouver une solution pour que vous soyez tous les deux en sécurité, poursuivit-il, avec une assurance qu'il était loin de posséder.
Comment feraient-ils ça ? Il n'en avait aucune idée. Mais ils n'allaient pas tout démêler là, sous le soleil, le vent, les regards indiscrets. Ils avaient tous les deux besoin de se changer et de se restaurer.

- Rentrons, proposa-t-il, les jambes lourdes, le cœur inquiet et les mains humides de ses larmes.

Les mains qui encadrèrent ses épaules étaient chaudes et apportaient un réconfort certain. Il la secoua doucement et l'incita à se relever. Elle avait le sentiment que ses jambes étaient fabriquées en coton mais fit l'effort de se remettre debout. Il le lui demandait.
Elle ne répondit pas à ses paroles rassurantes. Oh que si elle avait beaucoup à se reprocher. Ne s'étaient-ils pas disputés justement par rapport à ses choix ? Lui avait d'autres alternatives, le mariage et l'anonymat. Elle aurait dû accepter. Au moins il ne serait pas parti.
Il ne cessait de caresser ses joues et ses cheveux tant et si bien qu'elle se sentit envoûtée. Il aurait pu lui faire faire ses quatre volontés sans effort, aussi lorsqu'il lui assura qu'ils trouveraient une solution ensemble, elle se sentit soulagée et surtout reconnaissante. Malgré leur différent et malgré ses erreurs, il ne l'abandonnait pas et souhaitait toujours unir ses idées aux siennes.

Cela lui redonna courage alors quand il lui proposa de rentrer, elle acquiesçât d'un hochement de tête.
Ils marchèrent côte à côte sur le bord de la plage, dans un silence reposant. Acuité glissa sa main dans la sienne, cherchant un peu de chaleur à nouveau et surtout, la douceur qu'il pouvait lui offrir.
Il n'y avait personne alentour et puis de toutes les façons, avec sa robe abîmée, son visage salit par les larmes et ses cheveux en bataille, nul ne l'aurait reconnu.
En chemin, ils récupérèrent l'épée d'or gagnée par Brun. Elle retrouva sa place à sa taille.
Le chemin les mena au port puis aux étals du marché. Elle stoppa leur marche pour acheter un pantalon, une chemise dont le col tenait avec un lacet et une large ceinture. Ils reprirent ensuite leur route jusqu'à une auberge miteuse mais Acuité ne s'en formalisa pas. Elle comprenait les raisons de Brun de ne pas attirer l'attention sur lui et pour une fois, cela les servirait tous deux.
Une fois isolés dans la petite chambre, la jeune femme observa le lit de fortune directement sur le sol et le baquet d'eau. Il n'y avait rien d'autres, hormis les affaires de Brun.
Après en avoir fait le tour, elle s'adossa contre le mur, déposa son paquet de vêtements au sol puis croisa les bras. La déprime la guettait toujours mais loin dans l'ombre, elle entrapercevait un rayon de lumière.

Brun accepta la main d'Acuité. Dans son état présent, il n'aurait rien pu lui refuser. Ils marchèrent en silence vers le Bourg, réfléchissant, peut-être, à la manière de se tirer de cette nouvelle impasse. Le déserteur arriva à des conclusions assez déplaisantes avant même qu'ils ne parviennent à son auberge, pourtant proche. Le bouge donnait sur le port.

De jour, l'enseigne semblait encore plus misérable. Le déserteur eut honte de loger là. Il voulut demander à la petite Duchesse de l'attendre dehors, mais n'osa pas. Il ne voulait pas la laisser seule, d'autant que le quartier était mal famé. Sans sa tenue un peu trop sophistiquée, on eut pu la prendre pour une catin violentée, avec sa robe souillée et ses yeux mouillés.

La voir ainsi le perturba, et il la fit entrer sans plus hésiter. Bientôt, avec les vêtements d'homme qu'elle s'était achetés au marché, il n'aurait plus à s'en soucier.

La porte de sa chambre se referma sur eux. La fenêtre était minuscule, ne laissant pénétrer de l'été qu'une faible luminosité. Assez pour laisser apercevoir le futon de paille et le baquet. Eda merci, le déserteur l'avait vidé avant de partir : le baquet passait tout juste par la fenêtre. L'odeur qui flottait dans la pièce n'était malgré tout pas proprette, mais c'était l'arôme général du port et de l'auberge.

- Désolé, ça n'est pas... balbutia le déserteur en grattant ses cheveux ras.
La chambre était d'une hygiène remarquable par rapport à la cale d'un navire, mais pour une Duchesse, ce ne devait pas être... Même comparé à la cabane de Jordken, ça n'était pas...

Un regard sur Acuité le renseigna sur son indifférence. Elle s'était assise contre le mur, les bras croisés, les yeux dans le vide. Il ne se sentit pas le courage de la réconforter encore.

Profitant de son inattention, Brun retira sa cotte de maille avec un soupir de soulagement, et s'étira. Il se sentait un homme neuf. Presque neuf.

- Veux-tu un bain ? dit-il, mais il regretta presque aussitôt ses mots.
N'ayant pas encore vendu l'épée, il n'avait pas l'argent pour l'extra. Il n'était même pas sûr que l'auberge propose ce genre de service luxueux.
- Je ne suis pas sûr que ce soit... euh...

Qu'allaient-ils faire maintenant ? Elle s'était attendu à ce qu'il lui en  veuille ou pire, qu'il lui reproche ses choix mais il n'en avait rien fait. Il assumait avec elle ses erreurs.
Elle lui en était reconnaissante et à présent, elle réfléchissait à ce qu'ils allaient pouvoir mettre en place pour leur prochain mouvement. Adossée au mur, elle ne réagit pas vraiment à ses excuses présentant sa honte de loger dans l'auberge.
Elle s'en moquait bien, l'important à ses yeux n'était pas le lieu où ils se trouvaient, mais le simple fait d'être tous les deux.
C'était lui son foyer, elle aurait du s'en rendre compte avant.

Le bruit de la cote de maille que l'on dépose la tira de ses songes et elle regarda l'homme auquel elle pensait dans l'instant. Ces cheveux avaient été recoupés, encore et avec la transpiration et le poids du métal, il n'était pas en meilleur état qu'elle. Enfin si, un peu.
Il avait forcit, elle ne pouvait l'ignorer quand elle avait perdu beaucoup de poids. Qu'avait-il fait durant ces mois ? Sa peau tannée laissait à penser qu'il avait voyagé au soleil.
A sa grande surprise, il proposa un bain avant de se raviser se rendant compte que l'établissement n'était pas le plus indiqué pour ce genre d'activité.
A moins que ce ne soit l'idée de partager un peu plus d'intimité avec elle qui ne le fasse changer d'avis.

Elle eut un sourire en coin, amusée par sa gêne et décroisa les bras.

- Je vais m'en occuper, tu devrais te reposer un peu.

S'il avait l'épée en or, c'est qu'il avait gagné la joute. Elle aurait souhaité assister à cela. Combien d'ennemis avait-il terrassé ? Vainqueur était-il de la fête, l'avait-il affronté ?
Elle sortit de la pièce et se dirigea au comptoir en bas. Là, elle réserva ce qu'elle put à savoir, un baquet d'eau suffisamment large et chaud afin de pouvoir effectuer une toilette. Cela lui fit penser aux Montagnes. L'homme lui préparait tout ça, en attendant, elle sortit à nouveau de l'auberge et repassa aux étals du marché. Un peu d'herbes ne feraient pas de mal, des huiles peut-être. Elle se hâta de trouver quelque chose, tous la regardait intrigués. Elle se bornait à sourire pour donner le change et à force de le faire, elle se sentit un peu plus légère. Lorsqu'elle revint à l'auberge tout était prêt et pour une pièce de plus, l'homme lui fit monter ce qu'elle avait commandé.

Elle laissa le tenancier frapper à la porte et entrer en premier, puis elle passa derrière lui. Il déposa l'ensemble, le baquet fumait, elle le remercia et referma derrière lui, avec le loquet.
Alors elle déposa ses trouvailles, quelques herbes de camomille et de l'huile de Loralis. Les fragrances étaient douces et discrètes mais donneraient forcément une sensation de fraîcheur dans cet après-midi étouffant à plus d'un titre.

Le déserteur voulait proposer à Acuité de se délasser, pas de faire les corvées. Elle fut sortie avant qu'il puisse protester. Peut-être devait-il se réjouir qu'elle se reprenne en main, songea-t-il avant de se replonger dans ses réflexions.

Sans elle, le temps passait trop lentement. Par El que fabriquait-elle ? Etait-elle partie puiser l'eau elle-même ?

Le déserteur descendit au comptoir à son tour. Acuité n'était ni à l'entrée ni au seuil. Il interrogea le tenancier. L'homme lui indiqua qu'elle lui avait commandé une toilette pour deux, puis ajouta :
- C't'un sacré bout d'femme que vous avez là !
Brun grogna : ni oui, ni non. Il accordait au bonhomme le bénéfice du doute. Il est vrai qu'on n'attendait pas d'une raclure de fond de cale qu'elle ramène une Duchesse. Même en vrac, Acuité avait de la classe. Le type aurait dû la voir au tournoi, à défier à toute la Cour !

Le commerçant prit son sourire pour un encouragement. Il cligna de l'oeil et susurra :
- Mais pour deux, c'trois pièces de plus.
- On n'est pas deux.
- Ah ouais ? Parc'que...
- On n'est pas deux.

Et le déserteur, qui commençait à se sentir inquiet, voire furieux, coupa court pour remonter dans la chambre. La chambre vide et crasseuse. Si une chose était sûre, c'était que la petite Duchesse n'allait pas dormir ici. Par El que faisait-elle ? Elle était sans doute retournée chercher ses affaires dans ses quartiers : des vêtements, ou de l'argent.

Pour tuer le temps, Brun examina les fripes qu'elle s'était achetées au marché. Il se surprit même à les renifler, ce qui était ridicule, d'autant qu'elle ne les avait pas portées.

Quand Acuité rentra enfin, ce fut devancée par le gros type et son gros baquet. Le déserteur ne fit aucun commentaire avant ni après qu'il soit sorti. Assis sur son futon, il regarda Acuité verser les fioles dans l'eau. Le parfum sembla assainir la pièce. Il se sentait déjà mieux.

A cause de la fatigue peut-être, ou du soulagement, et malgré leur situation qui ne se prêtait pas au contentement, il souriait bêtement. Lorsqu'Acuité commença à se déshabiller, il ne lui vint pas à l'esprit de détourner les yeux. Il l'avait déjà vue nue, bien que pas entièrement. Pouvait-on encore faire preuve de pudeur l'un envers l'autre après une nuit, un enfant, des baisers et deux royaumes traversés ?

Occupée à parfumer l'eau, Acuité ne se rendit même pas compte que Brun l'observait en silence. Les fragrances qui se dégagèrent du baquet avec la chaleur la contentèrent pleinement. Satisfaite elle se déchaussa avant de laisser choir ses bottines en cuir souple un peu plus loin, sans s'en soucier plus que cela. Elle remonta le jupon de sa robe jusqu'à mi-cuisse et fit glisser le bas de sa jambe gauche à terre.
La présence de Brun ne la perturba pas plus que cela. Après tout, il l'avait déjà vue presque entièrement nue et puis, n'avaient-ils pas partagés baisers et étreintes ?
Elle se sentit rougir cependant à ces pensées et entreprit de se débarrasser de son second bas fermement résignée à ne plus se laisser emporter par ses souvenirs.
Sa robe subit le même sort que ses chaussures, la laissant en chemise de toile fine presque transparente. C'est lorsqu'elle s'accroupit à côté du baquet, qu'elle se rendit compte que Brun la regardait toujours, un sourire aux lèvres. Elle inclina légèrement la tête sur le côté avant de comprendre qu'il la regardait vraiment.

- Puis-je savoir ce que tu regardes comme ça ?lança-t-elle sourcil levé et sourire en coin sans le quitter des yeux.

Un rire léger franchit ses lèvres, gênée et pour masquer son trouble, elle plongea l'étoffe qui servirait à les laver dans le baquet. Après avoir essoré le tissu, elle se releva et vint s'agenouiller devant Brun.
Là, elle caressa sa joue dans un geste tendre pour la nettoyer. Elle aimait tant qu'ils soient si proches, lorsqu'il était auprès d'elle, elle se sentait invincible comme si elle savait que rien ne pourrait jamais l'atteindre s'il était là.
L'odeur de sueur du guerrier remonta jusqu'à ses narines, qu'elle fronça en faisant la grimace.

- Tu pues, avoua-t-elle avant de porter le dos de sa main devant son nez, puis elle éclata de rire. La joute devait être impressionnante !

Le déserteur regardait paisiblement Acuité. Elle était agréable à regarder.

La petite-Duchesse en petite-tenue s'en offusqua sans s'en offusquer. Le sourire de Brun s'élargit. Il ne se sentait que modérément coupable. Tout cela lui semblait si naturel. Ils jouaient dans l'eau, qui dégouttait sur sa tunique noire et sale, comme dans la neige six mois plus tôt. Six mois, déjà !

Le déserteur lui vola l'étoffe humide et lui enfonça dans le visage.
- C'est l'odeur de la victoire, femme !

Il riait aussi. Dans la bouche d'une autre, cette vérité l'aurait sans doute blessé : crasseux dans une échoppe crasseuse. Mais nul mépris entre les lèvres de celle dont plus que jamais, par le rang, le train de vie et... l'odeur, il était désuni.

Il lui vola l'étoffe et la lui colla en plein visage. Ensemble ils rirent, se souvenant de leurs jours heureux là-bas dans les Montagnes. S'ils avaient eu des conflits, ils semblaient bien mince en comparaison des moments de joie sincères, peut-être moins nombreux mais ô combien intenses.
D'un geste vif, faussement outrée, elle retira le tissu trempé et fit la moue, avant de rire de plus belle.
L'atmosphère se fit plus légère, plus naturelle et bien plus gaie. Les problèmes semblaient loin, bien trop loin pour pouvoir un jour les rattraper.
Ils n'étaient que tous les deux, les Duchés n'existaient plus et cela lui convenait parfaitement.
Elle aimait son rire, peut-être plus encore car elle se sentait privilégiée à l'entendre et qu'il allumait un petit feu dans ses yeux.
Conquise par ses pensées, autant que par l'image qu'il donnait de lui, elle se pencha et déposa un baiser sur ses lèvres, simple, chaste simplement pour montrer qu'elle était heureuse.

Reprenant le bout de tissu sans se départir de son sourire, elle entreprit de nettoyer l'autre joue du Grand guerrier qui avait remporté l'épée d'or !

- Et si tu me racontais cette victoire ? J'ai très envie d'apprendre de tes épreuves et de savoir par quel biais tu as terrassé tes ennemis !

Elle forcissait le trait exprès, se moquant ouvertement en utilisant des termes plus enclins à parler de Guerre plutôt que de jeu. Bonne comédienne, le geste s'allia aux mots et elle serra dans son poing l'étoffe qu'elle brandit au dessus d'eux en signe de victoire.
L'eau qui en découla leur tomba dessus en gouttes épaisses, collant un peu plus sa chemise sur sa peau.

Le baiser d'Acuité le surprit. Il pouvait expliquer les autres, leur trouver des raisons, des excuses, mais pas celui là. C'était gratuit et apparemment insouciant.

Soudain toute insouciance le quitta. La réalité le rattrapait, avec ses questionnements, ses difficultés, ses désastres.

- J'ai désarmé Vainqueur du poignard que lui a offert la Cardia en cadeau de noces, s'entendit-il répondre.

Jusqu'alors, le déserteur était fier de son coup : la prouesse technique, la portée symbolique. La chose à présent lui semblait un fiasco.

Après s'être cachés de Vainqueur auprès de Glace, ils devaient se cacher de Glace auprès de Vainqueur. Où, sinon ? L'anonymat les déporterait loin de Béarns, dans le Sud, mais pas sur la terre de ses ancêtres : Brun n'était qu'à moitié sûr que le Duc n'avait pas saisi son petit manège. Trois mois seulement, il avait goûté à la vie dure ; le labeur l'enivrait mais il ne souhaitait cette vie ni pour Acuité, ni pour Espoir. Fuir pouilleux loin de Béarns ne lui paraissait pas une solution viable.

- Crois-tu que Vainqueur pourrait changer d'avis ?
Pour Espoir, il parlait d'Espoir, bien sûr. De quoi d'autre auraient-ils pu parler ?

Le Roi ne lui avait pas paru rancunier, au contraire. Mais pouvait-on encore s'y fier ? Pouvait-il croire Shyrin, la menteuse, lorsqu'elle disait qu'il manquait à son ami ? Un tel ami existait-il encore ? Un ami prêt à pardonner, à protéger cela même qu'il avait menacé, à présent qu'un royal héritier lui était promis ?

Leur avenir était plein de nuages. A l'eau qui dégoutait sur leurs visages, le déserteur ne trouvait plus de joie.

Soudain tout bascula. Acuité assista impuissante, le bras toujours en l'air, à la fin du moment heureux. Peut-être n'aurait-elle pas dû poser cette question...
Durant un temps, il avait chassé ses démons mais voilà qu'il les laissait revenir et pas seulement pour elle.
Elle replia son bras contre elle et écouta ses propos. "La Cardia" cette manière de l'appeler était plutôt éloquent sur le mépris dont il la gratifiait.
Elle ignorait alors combien il la haïssait.
Cependant, elle imaginait parfaitement la scène, cet homme en cotte de mailles et casque qui déleste le Roi de son royal présent, sous les yeux de la foule. C'était encore mieux que ce qu'elle avait fait.
L'avait-il vu ?

Elle observa sa mine renfrognée, il semblait réellement souffrir d'interrogations auxquelles elle n'avait pas accès.
Il lui demanda alors si elle pensait Vainqueur prêt à changer d'avis. Mais duquel ?

- Je l'ignore, dit-elle en se relevant. Tu le connais mieux que moi, tu es son meilleur ami.

Elle s'avança vers le baquet et rinça l'étoffe. L'eau chaude sur ses mains lui fit du bien. Elle réalisa alors que la présence de Brun l'avait revigorée. Quelques heures encore elle n'était plus elle-même et voilà qu'elle retrouvait force et courage juste parce qu'il était là.
Elle essora le tissu et revint vers lui, se plaçant cette fois-ci à genoux derrière lui. Sans le prévenir, elle lui retira sa chemise et posa le tissu sur ses épaules, puis le fit glisser sur la nuque. L'eau chaude le délasserait certainement un peu. Dans cette situation étrange, elle voyait bien qu'il se torturait plus que de raison quand elle avait retrouvé un calme impressionnant.

- Brun, commença-t-elle tout bas l'étoffe toujours sur sa nuque. Est-ce que tu m'aimes ? Si c'est le cas alors je ferais tout ce que tu me demandes, je renierais mon nom et je changerais d'apparence, je te suivrais et je t'épouserais comme tu me l'as demandé à condition que toi aussi tu sois heureux dans ce mariage. Ton rêve d'Art ne plaidait pas en ma faveur...

Elle sourit tristement.

- Mais si tu ne m'aimes pas, alors cesse de te torturer. Espoir est en sécurité et même si mon père...s'occupe de lui à sa manière, je peux peut-être faire quelque chose. Trouver un vérichanteur et lui raconter, lui faire noter l'ascendance d'Espoir devant les pierres témoins. Tu pourrais alors le récupérer, partir avec lui. Il est ton fils après tout et non pas celui de Glace Loinvoyant.

Inutile de préciser que cette option ne fonctionnait que si elle disparaissait. En serait-elle capable à nouveau ? Pour le bien de son fils et de l'homme qu'elle aimait, la question ne se posa pas.

L'abattement tomba sur ses épaules. Acuité avait raison, c'en était presque cruel. Vainqueur était son ami, à lui, du moins l'avait été. A cet ami, celui qui n'était pas encore "le déserteur" avait livré le pire et le meilleur de ses secrets. A Vainqueur, il avait livré Espoir et Vainqueur avait ordonné son meurtre. Comment pouvait-il encore prétendre le connaître ? Comment pouvait-il encore lui faire confiance ?

Perdu dans ses pensées, Brun sentit plus que ne vit Acuité revenir vers lui. Elle tirait sur sa chemise, par El que faisait-elle ? L'agacement poignit à peine, vite remplacé par une sensation de bien-être. Le linge tiède sur ses muscles endoloris lui faisait du bien. Mais bientôt la tension revint.

Assis par terre, il se sentait mis au pied du mur. Que voulait-elle qu'il lui dise ? Attendait-elle qu'il décide maintenant et une fois pour toute s'il l'aimait ou pas ? Les choses n'étaient pas si simples. Il ne savait pas ce qu'il ressentait. Ce qui s'agitait dans sa poitrine n'était pas un bocal stagnant sur lequel on pouvait mettre une étiquette.

Il était heureux de la voir, de la toucher, de parler avec elle. Il se sentait plus proche d'elle que d'aucune femme, voire de quiconque. Il avait pour son corps une attraction certaine. L'imaginer, heureuse, avec un autre lui était pénible. Etait-ce de l'amour ? Si c'était de l'amour, alors pourquoi lui avait-il préféré le vent dans les voiles, la crasse de la cale, l'appel de la bouteille et la bouche d'une catin blonde ?

Acuité, Espoir, lui. Ils étaient un tout par le sang, par le devoir et par l'envie. Pourquoi lui demandait-elle de choisir entre elle et son fils ? Etait-ce qu'elle lui demandait ? Ses paroles l'embrouillaient plus qu'il ne l'était déjà.

Le déserteur ne savait pas ce qu'il ressentait, mais il savait ce qu'il ne voulait pas.
Qu'elle renonce à tout ce qu'elle était pour lui, qui ne le méritait pas. Qui ne l'aimerait jamais assez pour ça.
Qu'elle renonce à Espoir pour lui. Il savait que cela la briserait. Et il ne voulait pas être un père célibataire. Il n'en était même pas capable.

- Je n'irai nul part sans toi, grogna-t-il.
Sur sa nuque, il attrapa le linge et y cacha son visage.
Il n'avait que trop conscience des mots qu'il ne disait pas. Tous ces je t'aime qu'un autre aurait pu lui dire, et qu'elle attendait depuis trop longtemps.

Qu'attendait-elle ? Qu'il lui avoue un amour qu'elle savait n'exister que dans ses rêves ? Il était temps qu'elle cesse de se bercer d'illusions, plus que temps. Il se cacha derrière l'étoffe et grogna qu'il n'irait nul part sans elle.
Pourtant c'est ce qu'il avait fait pendant trois mois. Il ne lui avait pas non plus dit qu'elle lui avait manqué.
Elle resta un moment, immobile, ravalant la bile acide qu'elle sentit monter dans sa gorge. Sa poitrine lui faisait mal et elle inspira profondément pour ravaler ses larmes. Pas devant lui, s'ordonnait-elle !
Elle se rendit compte alors, que systématiquement, elle finissait en larmes dès qu'il était question de sentiments entre eux. Pourquoi ne pouvait-elle se résigner, pourquoi ? Et pourquoi persistait-il à rester alors qu'il n'éprouvait rien à son égard ?

Le coeur battant, elle se leva. Elle ignorait en revanche si le rythme furieux de son palpitant était lié à la détresse ou à la colère.
Glissant une main dans ses cheveux, elle tenta de recouvrer un semblant de calme puis ferma les yeux un instant.
Que devait-elle faire à présent ?
Que lui dictait son coeur ?

De nouveau, elle s'agenouilla face à lui et s'inclina de manière à croiser son regard alors qu'elle tentait de récupérer le tissu.
- D'accord si c'est ton choix.
Elle posa une main sur son épaule.

- Mais ne sacrifie pas ta vie pour moi, tu m'entends ? Sa voix tremblait et ses doigts se crispèrent sur sa peau. Son regard sombre pourtant, demeurait sans faille.

Elle réussit à récupérer l'étoffe en tirant plus fort et épongea son visage avec un sourire qui se mêlait à de soudaines larmes.

- Cette coupe de cheveux est atroce, se moqua-t-elle en regardant le haut de son crâne, riant et pleurant à la fois.

Sa main récupéra une larme qui venait de dévaler sa joue.
- Tiens ? dit-elle en la découvrant sur ses doigts pâles, véritablement surprise de son état indescriptible. Qu'est-ce qu'il m'arrive....

Acuité ne le laissa pas se cacher, pas encore. Elle chercha son regard et alla jusqu'à lui arracher le tissu dans lequel il se camouflait. Ses paroles douces et compréhensives poussaient le déserteur dans ses retranchements. Elle était prête à tout lui passer : son manque d'amour, ses mensonges, ses trahisons. Par amour pour lui.

Un amour qu'elle avait, en creux, avoué à nouveau. Un amour ressuscité comme une flamme sans combustible. Un miracle et une damnation, parce qu'il n'arrivait pas à y répondre. A cause du temps, de la distance ; de sa violence à son égard, du respect de son indifférence ; de Kex surtout ; Brun avait cru que cet amour était mort, ou bien s'était-il voilé la face ? Il avait trouvé une explication rationnelle pour chacun de ses baisers ; et aujourd'hui, il ne pouvait expliquer que par la bonté d'Acuité les caresses qui continuaient de pleuvoir sur son visage.

Les caresses et les larmes. Sa plaisanterie ne le cachait pas : elle était triste. Il ne l'avait jamais voulue triste. Il ne voulait pas qu'elle soit triste.

Avec sa main sale sur son visage pâle, le déserteur effaça les larmes. Les larmes pleuvaient encore, il les but une par une. Le sel et les parfums éveillaient ses lèvres, et pour la première fois, il l'embrassa. Devait-il garder les yeux ouverts pour voir ses larmes se tarir ? Ou fermer les yeux pour donner à ce baiser la sincérité que ses mots ne savaient trouver ?