Le coup était si inattendu qu'il blessa Shyrin bien plus qu'elle ne l'aurait cru possible. Il n'insultait pas seulement les guerriers qu'il avait combattus et il le savait parfaitement. Ce qui ne l'empêcha pas de poursuivre dans cette voie, achevant de les éloigner plus sûrement que n'importe quelle distance physique. Quand il conclut par une dernière injure, elle ne parvenait plus à se contenir.

- Vainqueur ! Protesta-t-elle d'une voix où la colère était perceptible.

Redressée sur son séant, elle mit entre eux la distance qu'il venait de suggérer par ses paroles blessantes. Assise au bord du lit, elle ne se leva pas immédiatement pourtant, de crainte que ses jambes ne soient pas encore en mesure de la porter.

- Vous m'avez assez insultée pour aujourd'hui. Avant que votre jalousie mal placée ne vous pousse à me demander si nos enfants sont bien les vôtres, je vous suggère de quitter ma chambre et de n'y revenir qu'avec des excuses sincères.

Le ton était glacial. Le dos raide et le regard lointain, elle attendait qu'il s'exécute en serrant fortement ses mains nouées sur ses genoux. Irrémédiablement meurtrie dans son cœur, elle avait le plus grand mal à garder contenance et froideur.

Si elle s'était attendue à ce qu'il explose de colère, Shyrin savait aussi que Vainqueur était capable de jouer les offensés et d'abandonner la partie. Elle avait espéré qu'il irait au bout de sa frustration cette fois et qu'il pousserait la conversation mais il prit la fuite et elle resta seule, en colère et peinée. Comment avait-il réussi ce tour de force alors même qu'il était venu s'assurer qu'elle allait bien après ce qui s'était passé avec sa fille. Lui seul était capable de cela et elle espérait que ses enfants n'hériteraient pas de ce don étrange lié au caractère emporté et buté de leur père.

Encore sous le coup des deux événements bouleversants de la journée, elle resta dans sa chambre encore un moment mais se trouva incapable de prendre le moindre repos. Pour finir, elle abandonna à son tour et monta jusqu'aux jardins qui lui avaient été offerts par Vainqueur pour prendre soin des fleurs et plantations. Elle y resta jusqu'au coucher du soleil quand l'une de ses suivantes vint la chercher pour l'aider à regagner ses appartements et se changer avant le souper.

Dans les appartements de Shane, Aimée avait passé une après-midi délicieuse, parlant en chalcédien, appréciant tout ce qui faisait sa deuxième culture et jouant avec Hobes tout en discutant avec sa tante. Sans s'en rendre réellement compte, elle avait déjà emmagasiné bon nombre d'informations et leçons qui lui serviraient plus tard. Quand son père revint la chercher, elle était assez fatiguée pour accepter d'aller au lit mais pas assez pour ne pas courir se jeter dans ses bras avec un cri de joie.

- Papa !

Les bras noués autour de son cou, elle ne se déciderait pas à le relâcher et il allait devoir la porter encore. Elle ne détacha un bras que pour agiter la main et envoyer des baisers à sa tante et son cousin, puis revint à son père, reposant la tête sur son épaule.

- Tu lui as fait des câlins ? Elle n'est plus fâchée contre moi ?

Dans sa chambre, Shyrin était occupée à se laver les mains, retirant patiemment la terre sous ses ongles sans pouvoir détacher ses pensées de Vainqueur. Il allait être temps de rejoindre les chambres des enfants pour les embrasser avant qu'ils ne dorment, mais elle continuait à frotter la saleté de ses ongles pendant que sa femme de chambre sortait ses vêtements pour le souper.

- Oooh...

Aimée s'étonna et gloussa avec son père, serrant fort ses petits bras autour de son cou en lui chuchotant la solution miraculeuse.

- Si tu as fait une bêtise, il faut lui demander pardon. Elle accepte toujours.

Soulagée néanmoins de ne plus être au cœur de la tension ressentie chez sa mère, elle se laissa bien volontiers déposer au sol pour courir se jeter dans les jupes de le reine aux mains occupées.

Ayant reconnu les coups légers et heureux de sa fille sur la porte, Shyrin s'essuyait les mains dans un linge quand la tornade miniature vint se cogner à ses jambes. Elle vit parfaitement Vainqueur entrer à sa suite et s'installer dans un fauteuil, mais elle se concentra sur sa fille qui avait bien plus besoin de son pardon que son entêté de père.

Soulevant la fillette qui l'enserra aussitôt de ses bras et jambes, elle s'installa sur le tabouret devant sa table de toilette pour la cajoler tendrement pendant qu'Aimée chuchotait à son oreille en chalcédien, lui racontant qu'elle arrivait de chez sa tante Shane et quelle merveilleuse journée elle y avait passé. Cela fait, elle revint à la langue des Duchés pour lui demander pardon à nouveau.

- Tout va bien, mon Trésor, chuchota Shyrin à son tour, serrant sa fille contre elle pour la bercer. Tu étais déjà pardonnée la première fois que tu l'as demandée et je sais que tu n'avais aucune mauvaise intention.

Elles se remirent à chuchoter en chalcédien toutes les deux, échangeant secrets et baisers jusqu'à ce que la femme de chambre de la Reine les interrompe en se raclant la gorge discrètement. Hochant la tête pour lui signifier qu'elle avait été entendue, Shyrin câlina encore sa fille quelques instants puis lui murmura qu'il était temps de rejoindre son lit. Après l'avoir couverte de baisers, elle la déposa au sol et la laissa embrasser son père avant de la confier à sa suivante pour qu'elle la mène à sa chambre.

Revenue auprès de son lit, la Reine y contempla la robe qui attendait qu'elle la passe pour le souper. Le choix était judicieux et elle se félicita intérieurement d'avoir promu cette femme de chambre qui la comprenait fort bien. Délaçant patiemment les lacets et rubans de la tenue qu'elle portait, elle ne prêtait aucune attention au Roi, attendant sagement qu'il se décide à parler.

Changée et rafraîchie, Shyrin n'avait pas encore gratifié son époux d'un seul regard ou d'une parole quand il ouvrit la bouche pour l'offenser un peu qu'il ne l'avait déjà fait. Alors qu'elle avait retrouvé son calme et sa sérénité, elle crut que la fureur allait la faire sortir de ses gonds. Les dieux soient loués, elle tournait encore le dos à Vainqueur quand il marmonna son commandement bougon avec l'entêtement et la mauvaise foi dont il savait parfois faire preuve.

Appuyée des deux mains à sa table de toilette, la Reine baissa la tête et ferma les yeux puis inspira profondément et compta mentalement aussi loin qu'elle le pouvait avant de relâcher sa respiration. Sâ-tout-puissant, cet homme allait venir à bout de sa patience et elle finirait par lui montrer ce que pouvait être la barbarie chalcédienne qu'il se plaisait à évoquer à tout bout de champ. Quand elle se sentit assez calme, elle se retourna et croisa les bras sur sa poitrine, toisant le Roi assis de son regard le plus froid.

- Avant toute chose, sachez que je ne considère pas cela comme des excuses sincères et que vous n'êtes toujours pas le bienvenu dans mes appartements après vos paroles de cet après-midi.

Car il pouvait être le plus têtu des rois, mais ce n'était rien face à l'obstination de sa femme. Il fallait seulement qu'on le lui rappelle.

- Ensuite, je crois important de vous rappeler qu'il serait préférable que vous vous absteniez à l'avenir de me donner des conseils sur la manière d'élever nos enfants.

Car finalement, il ne s'agissait nullement de ce qui s'était passé avec Aimée et qui était déjà pardonné et oublié. Cela avait tout à voir en revanche avec Vainqueur, la manière dont il voyait sa femme et sa fille et dont il leur accordait sa confiance.

Alors qu'elle s'apprêtait à répliquer vertement à son mari qu'il pouvait bien aller voir chez les Chalcédiens si elle s'y trouvait, Shyrin s'arrêta tout net. Le jour venait de se faire dans son esprit. Partagée entre l'envie de rire et de libérer sa légitime colère, elle préféra ne rien faire le temps que les pièces achèvent de s'assembler dans son esprit.

Il ne s'agissait nullement des Fanel ou de sa manière d'élever leurs enfants, ni même de son passé ou de l'Art. Il ne s'agissait que de Vainqueur et de ses craintes inavouées. Tellement inavouées qu'il n'en avait pas conscience lui-même et préférait blesser tout le monde autour de lui plutôt que de risquer d'investiguer dans une direction qui risquait de remettre en cause sa royale assurance. Il avait érigé tant de murailles pour se protéger qu'il peinait à s'accorder à lui-même assez de confiance pour les abaisser et trouver ce qui le tracassait réellement. Sâ, c'était aussi rassurant que désespérant songea-t-elle en dissimulant un léger sourire.

Son masque de sérénité revenu adoucir ses traits, elle approcha du fauteuil où s'était affalé le Roi. Sans l'ombre d'une hésitation, elle contourna ses genoux pour s'y asseoir en amazone, ne lui laissant d'autre choix que de l'accueillir tandis qu'elle posait une main douce sur sa joue et lui souriait avec tendresse.

- Craignez-vous donc qu'elle puisse cesser de vous aimer et de vous admirer comme elle le fait ? Car je puis vous assurer que cela n'arrivera pas.

Son pouce glissa sur le chaume de sa mâchoire, faisant légèrement crisser sa barbe, pendant qu'elle lui parlait doucement.

- Aimée sait déjà tout cela au fond d'elle, même si elle ne le comprend pas vraiment. Ce n'est pas un secret à la cour. Et je préfère lui expliquer la vérité telle que nous la ressentons plutôt que de laisser quelque courtisan mal intentionné lui répéter des rumeurs malveillantes. C'est pourquoi je réponds toujours avec une grand franchise à ses questions. Elle sait que je vous aime et que vous m'aimez en retour. Plus important encore, elle sait sans l'ombre d'un doute que nous l'aimons plus que tout au monde, comme ses frères. C'est pourquoi elle est si confiante, si vive et si gaie. Son nom seul est la preuve éclatante qu'elle n'est pas le fruit d'un arrangement politique mais bien d'un mariage d'amour.

Marquant une brève pause dans ses explications, elle se pencha sur lui et posa un baiser très léger sur sa joue, juste au coin de ses lèvres avant de reprendre en parlant plus bas cette fois mais sans cesser de sourire.

- Par ailleurs, je crois important de vous dire que j'ai toujours considéré avoir eu le choix. Bien que votre prisonnière, je savais que, même si je refusais de vous épouser, vous ne me traiteriez pas plus mal pour autant. Avec le temps, vous vous seriez même sans doute adouci et ma vie aurait pu s'écouler de manière sereine bien que solitaire. Je vous ai épousé parce que je le voulais bien. Je vous ai choisi tout autant que vous m'avez choisie parce que j'ai toujours su quel sorte d'homme vous étiez et que je pourrais vous aimer si vous m'en laissiez l'opportunité.

Saisissant son menton entre ses doigts fins, elle planta son regard dans le sien et sourit encore, bienveillante et sereine mas plus malicieuse.

- Que vous puissiez douter au bout de tant d'années me donne envie de vous séduire pour vous prouvez ce qui est toujours entre nous.

Vainqueur enfouit son visage contre sa poitrine en lui demandant de protéger ses secrets et le cœur de Shyrin se serra violemment. Refermant ses bras autour de lui, elle le serra contre elle pour tenter de l'apaiser. Elle savait qu'il n'était pas hanté par les circonstances de leur mariage ou les doutes qu'il pouvait avoir quant à l'amour de ses proches, mais elle ignorait exactement quelles fautes il se reprochait encore. Ou du moins, quelles autres fautes hormis la plus évidente : son souhait de voir disparaître le fils nouveau-né d'Acuité, l'ordre insensé et atroce qu'il avait donné à son meilleur ami tout juste père.

Acuité ne lui pardonnerait jamais, c'était une évidence et son cœur de mère pouvait comprendre pourquoi même si elle n'approuvait pas la cristallisation de cette rancœur ancienne. Vainqueur était un homme si différent à présent. Ou peut-être avait-elle seulement appris à mieux le connaître. Ce qui était certain c'est qu'il était rongé par la culpabilité et que cela déformait sa perception de certaines choses, cela le rendait méfiant et le faisait manquer d'assurance, même s'il le dissimulait parfaitement aux yeux du monde. Caressant lentement ses cheveux, l'autre main le gardant serré contre son cœur, elle reprit avec plus de douceur encore.

- Je protège vos secrets et je protège votre cœur, mon aimé. Ne donnez pas au passé plus de pouvoir sur vous qu'il n'est supposé en avoir... Pardonnez-vous.

Personne ne pouvait faire cela à sa place, pas même elle. Mais cela lui brisait le cœur de le voir se tourmenter ainsi pour des choses sur lesquelles il n'avait pas de prise. Il avait déjà tant perdu et tant sacrifié.

Entourant toujours de ses bras ce mari si compliqué et ce Roi si tourmenté, le visage tout proche du sien, Shyrin sourit encore même si elle avait pâli quand il lui avait retourné son propre conseil. Bougeant lentement, elle frotta avec douceur le bout de son nez contre celui de son amant avant d'effleurer ses lèvres des siennes.

- Je pense parfois que vous finirez un jour par venir à bout de ma patience mais juste après cela, vous me montrez une facette de vous que j'ignorais ou que j'avais oubliée...

Libérant un bras, elle glissa la main vers sa joue à nouveau et frotta doucement son pouce sur ses lèvres avant d'y poser un nouveau baiser léger. Poursuivant l'exploration de sa joue, elle enfouit le visage dans le creux de son cou et y respira avec avidité son odeur.

- Je ne peux pas me pardonner la mort de Luve. Elle a fait de moi une meurtrière et j'aurais préféré qu'Aimée ignore cela aussi. Mais cela fait partie de nous et ces événements ont également forgé notre destinée commune. Notre lien n'aurait peut-être pas eu cette force si vous n'aviez usé de votre Art sur moi pour sauver ma vie...

Elle resserra ses bras autour de lui et masqua cette fois un petit sourire taquin contre son cou râpeux.

- Et je n'aurais jamais su quel bel homme j'avais épousé.

Un nouveau baiser et elle releva la tête, lissant ses cheveux en arrière tout en scrutant ses yeux d'un regard tendre et espiègle.

- À présent, voulez-vous rejoindre notre table pour dîner avec la Cour ou bien préférez-vous que je nous fasse excuser et monter quelque chose ici ?

Un petit gloussement ponctua la correction de Vainqueur quant à sa vue. Alors qu'il criait en direction de la porte, elle étouffa un rire plus franc encore et reprit quelques baisers dans son cou. La perspective d'échapper à un dîner formel pour mieux profiter de son mari et de cette conversation si franche l'enchantait véritablement. Ravie donc, et emplie d'une tendresse nouvelle à son égard, elle se redressa pour reprendre le fil de leur discussion, sentant bien elle-même que l'amour pouvait éteindre leur volonté de parler, ce qu'ils auraient regretté par la suite.

- Nous ne pouvons pas être parfaitement bons en permanence, approuva-t-elle lentement. Personne n'est infaillible, en vérité, même s'il est important que notre peuple pense que vous l'êtes.

La suite assombrit son sourire et c'est avec plus de circonspection et de douleur qu'elle scruta les yeux du Roi, cherchant à y lire ce qui le tourmentait.

- Le sang ne me dégoûte pas, je vous assure, et je ne saurais vous reprocher des actes commis en temps de guerre.

C'était sans doute incohérent mais elle ne savait pas tellement mieux expliquer que son propre acte lui apparaissait comme impardonnable alors qu'elle intégrait parfaitement la nécessité de faire la guerre en certaines circonstances. Cherchant les mains de Vainqueur des siennes, elle les éleva entre eux pour scruter ses paumes et posa un baiser dans chacune.

- Il n'y a pas de sang sur vos mains, seulement les cals nés du maniement de votre pouvoir royal.

Métaphore dont elle espérait qu'elle l'empêcherait de revenir à Luve et à sa propre culpabilité même si elle savait le Roi plus fin que cela, quand il le souhaitait. Baissant les yeux pour continuer à regarder ses paumes, elles les referma finalement, gardant ses propres doigts par-dessus ceux de son mari.

- J'aimerais être sûre, toutefois, que dans votre esprit les actes des Fanel ne reflètent pas ceux de l'ensemble du peuple de Chalcèdes. C'est un peuple guerrier, il est vrai, mais la cruauté et les actes inhumains ou meurtriers ne sont pas plus acceptables là-bas qu'ici.

Il avait passé tant de temps à se convaincre et enjoindre son peuple à lutter contre la barbarie chalcédienne, qu'elle le soupçonnait d'avoir fini par croire à ses propres fables, oubliant qu'on ne pouvait résumer un peuple à ses stratégies guerrières. Que devait-il penser d'elle encore, au fond de son cœur, s'il les croyait tous capables de fouetter à mort une femme ou d'en assassiner une autre pour trahison. Et puis au fond, n'était-il pas vrai qu'elle avait trahi ? Qu'aurait-il fait, lui, si sa fiancée avait fui son pays pour s'offrir à l'ennemi et finir par l'épouser ?

Shyrin ferma les yeux un instant. Que répondre à cela ? L'esclavage existait bel et bien en Chalcèdes mais il n'était à ses yeux guère différent du servage que l'on observait dans les Duchés ou de la manière dont on traitait ceux qui avaient la magie du Vif. Elle concevait néanmoins qu'il n'en aille pas de même pour Vainqueur et surtout, elle n'avait aucune envie de débattre avec lui de morale et de culture.

- Je comprends votre point de vue, Vainqueur, mais s'il vous plaît... Laissez nos enfants découvrir par eux-mêmes de quoi est fait le pays où est née leur mère... Et accordez moi assez de confiance pour croire que je ne leur cacherai ni le bon ni le mauvais mais seulement quand le moment sera venu de leur faire comprendre qui nous sommes vous et moi, ce qui nous lie, et d'où ils viennent.

Il serait déjà bien assez difficiles pour eux de découvrir ce que le peuple des Duchés pensait de leur mère et du pays d'où elle s'était échappée.

- Pouvez-vous concevoir un tout petit peu d'amitié et de respect pour la contrée qui m'a vue naître et dont je garde le souvenir d'une jeunesse heureuse ?

Elle savait fort bien qu'elle n'y retournerait jamais et en avait pris son parti désormais. Le deuil avait été long mais elle l'avait néanmoins fait par amour pour Vainqueur et parce qu'il le lui avait fait promettre quand il avait été question de leur mariage et de leur avenir. Elle ne renoncerait pas à son nom ni à sa culture et son accent serait un constant rappel de son statut d'étrangère, mais elle avait juré que plus jamais elle ne foulerait sa terre natale puisqu'elle appartenait désormais à la terre de son époux.

- Nos enfants ne seront pas moins les vôtres et pas moins loyaux à votre couronne même si je leur apprends un peu de moi, je vous l'assure.

L'apaisement certain du Roi et de ses inquiétudes se répercutait sur sa femme. Souriant avec douceur à présent, elle l'écoutait avec attention et calme. Son sourire s'élargit encore alors qu'il avait le cran, pour une fois, d'admettre son amour sans fards ni sous-entendus.

- Ne craignez rien, conclut-elle avec la même gravité que lui et même si son sourire était resté. Nos enfants sont les héritiers des Duchés. Ce que je leur transmets sur Chalcèdes, notre langue et nos coutumes, n'est qu'un supplément, une manière de leur ouvrir l'esprit et de les préserver des dangereuses certitudes nées de l'ignorance.

S'il avait su ce qui était raconté aux enfants chalcédiens sur les Duchés, il en aurait sans aucun doute été horrifié et profondément agité, mais elle ne doutait pas, pour sa part, que ce n'était pas pire que ce que bien des enfants des Duchés apprenaient sur les Chalcédiens. Quoi qu'il en soit, il n'avait pas à craindre de conflit de loyauté. Par sa fuite et son mariage, la princesse Shyrin Cardia était devenue traîtresse à sa patrie et à son sang. même si son père lui avait pardonné et que la paix avait été signée, elle n'en restait pas moins une paria parmi les siens, une apatride pour le reste de sa vie. Ses enfants n'avaient donc rien à hériter du côté de Chalcèdes sinon un peu de curiosité pour d'autres mœurs que les leurs, ainsi qu'elle l'avait souligné. Penchée sur Vainqueur, elle prit son visage entre ses mains et baisa ses lèvres gentiment avant de lui offrir un sourire taquin.

- Moi aussi j'ai de l'amour pour vous, chuchota-t-elle. Plus que vous ne pourrez jamais l'imaginer.

Shyrin répondit en gloussant au baiser de son mari jusqu'à ce qu'ils soient interrompus par l'arrivée du dîner. Elle se leva alors mais garda aux lèvres un sourire espiègle alors qu'un regard de côté continuait à détailler Vainqueur. Alors que la table était dressée et les serviteurs partis, le Roi souleva la cloche qui maintenait leur repas au chaud. Le plat ne l'inspira pas plus que cela mais c'était une habitude chez elle et elle ne s'en formalisa guère.

Tout en prenant place, elle réfléchissait encore à la conversation qu'ils avaient eue avec Vainqueur. Il était rare qu'ils aient l'occasion et le désir d'échanger ainsi à cœur ouvert sur des sujets aussi délicats. Une main sur son verre de vin, elle observait son mari tout en se repassant les éléments les plus importants de leur dispute. Depuis sept ans déjà, elle avait pris l'habitude de conseiller et influencer subtilement Vainqueur lorsqu'elle en éprouvait le besoin. Il n'était guère homme à se laisser fléchir par des arguments, si valides soient-ils, mais il écoutait sa femme et laissait parfois ses conseils porter leurs fruits.

La fin plus légère de leur échange lui donnait de quoi songer également. Après sept ans de mariage et trois enfants, elle aurait pu s'attendre à ce que Vainqueur ne soit plus aussi empressé, voire à ce qu'il prenne une maîtresse. Mais elle devait reconnaître qu'elle se serait trompée et surtout qu'elle en était ravie. Tout en chipotant dans son assiette, elle jetait de fréquents coups d’œils au Roi jusqu'au moment où elle posa définitivement ses couverts et lui sourit largement.

- J'irai avec Aimée chez Shane, c'est entendu. Et je vous rapporterai tout.

Son sourire s'était fait plus malicieux car elle entendait parfaitement ce qu'il y avait dans cette requête. Mais elle savait aussi qu'il agissait parfois maladroitement mais dans un but de protection de ceux qu'il aimait. Elle ne désespérait pas, néanmoins, de lui apprendre à apprécier quelques coutumes venues de Chalcèdes pour qu'enfin il cesse de la voir comme l'étrangère barbare qui avait trahi son peuple et qu'il ne dénie par à leurs enfants cette partie de leur héritage.

La remarque de Vainqueur sur sa sœur fit lever un sourcil à Shyrin. Elle savait parfaitement qu'il la prenait pour une excentrique et ne supportait réellement sa présence au château comme celle de son fils que parce qu'elle-même n'aurait jamais supporté leur départ. Et parce qu'elle Artisait également, même si elle préférait simplement ignorer cet aspect de la vie de Shane qu'elle ne pouvait ni partager ni comprendre.

- J'en suis bien aise, car c'est également mon cas. Elle a toujours veillé sur moi et sera un excellent guide pour Aimée, je n'en doute pas, se contenta-t-elle d'approuver calmement.

Il poursuivit en mentionnant ses expériences avec l'Art et elle se sentit parcourue d'un frisson involontaire. Même si sa raison lui disait que l'Art l'avait soignée, sauvée d'une mort certaine même, que cette magie était maîtrisée par Vainqueur et par son clan, qu'elle avait renversé le cours de la guerre, même si elle en voyait les bienfaits donc, elle ne pouvait s'empêcher de la craindre et même, de redouter sa simple mention. Pour la première fois cependant, Vainqueur lui-même abordait ce sujet et semblait disposé à s'ouvrir sur la question d'une manière inédite. Loin de vouloir en apprendre davantage sur l'Art, elle ne perdait en revanche jamais une occasion d'échanger avec son mari et de mieux le connaître.

- Pourquoi est-ce si douloureux ? Ne put-elle s'empêcher de l'interroger doucement en reposant ses couverts et sa serviette sur la table à côté de son assiette encore à demi pleine.