Tout avait fort bien commencé et s'était achevé dans la gêne, songea Shyrin en regagnant les appartements royaux au bras de son mai enivré. Il avait bu plus que de coutume et plus que de raison pour tenter de forcer l'enthousiasme qui l'avait quitté à mesure que les révélations de la soirée faisaient passer au second plan la désignation d'Aimée comme Reine-servante.

L'annonce du mariage d'abord, qui avait mortifié les deux principaux concernés et l'avait elle-même atterrée. Elle était au courant de ce projet, naturellement, Vainqieur s'en étant ouvert à elle depuis un moment déjà, mais s'était bien gardée de le soutenir. Elle avait même exprimé ses doutes à ce sujet mais le Roi était obstiné quand il avait une idée en tête et il pensait tout résoudre avec ce choix, sans voir qu'il infligeait à sa fille ce qu'il n'aurait jamais supporté qu'on lui impose.

Se souvenait-il seulement des longues heures passées avec une bande de péronelles piaillantes et quêtant ses faveurs dans les appartements de Bienséance ? Il avait oublié comme sa mère le pressait et comme cela l'incommodait. Et voilà que, non content d'ordonner à sa fille de se marier, il choisissait pour elle un époux sans lui demander son avis.

Pour une fois, Shyrin remerciait chaleureusement Sâ d'avoir donné à sa fille le caractère de son père et non celui de sa mère. Elle saurait s'opposer à ce plan s'il ne la satisfaisait pas, elle saurait imposer sa volonté comme son père avant elle.

Elle l'avait déjà prouvé d'ailleurs en faisant sa propre annonce. La Reine ne doutait pas un instant que l'esprit révolté de sa fille s'était réveillé parce que son père l'avait mise devant le fait accompli de ces fiançailles. Mais ce n'était pas seulement ça. Aimée aurait annoncé être dotée du Vif quoi qu'il arrive, elle en était convaincue, mais elle aurait sans doute choisi un autre moment ou parlé à ses parents d'abord, si Vainqueur ne l'avait pas provoquée. Se rendait-il seulement compte à quel point elle lui ressemblait ? Sans doute pas à le voir désespérer sur le lit.

Aviné et déboussolé, il paraissait mortifié mais elle savait bien qu'il n'en était rien. En réalité, il était surtout vexé de n'avoir pas été au courant et d'avoir été mis devant le fait accompli. Juste comme sa fille. Bien sûr, le Vif allait compliquer l'héritage d'Aimée, mais c'était une jeune femme pleine de ressources et Shyrin savait qu'elle trouverait sa voie quoi qu'il arrive.

Approchant du lit pour délivrer son comédien de mari des affres du désespoir où il semblait plongé, elle sourit, attendrie et amusée par son état. Aussitôt qu'il eut mis la main sur elle, il l'attira contre lui et elle referma tendrement ses bras autour de ses épaules pour le presser gentiment contre sa poitrine.

- Mais c'est parce qu'elle est comme vous, mon amour, lui répondit-elle avec un petit rire très doux.

Caressant ses cheveux d'une main apaisante, elle le berçait un peu pour le calmer. Compte tenu de son état, ils n'auraient sans doute pas la discussion qui s'imposait avant le lendemain, voire le surlendemain, mais qu'importe, elle était patiente.

- Demain vous regretterez de vous être ainsi laissé aller à boire, lui prédit-elle gentiment, une main glissée sur sa joue râpeuse pour lui relever le visage vers elle et lui sourire. Voulez-vous que je demande à Shane de vous préparer le remède de mon père dès ce soir ?

Shyrin sourit sans rien répondre. Elle connaissait depuis bien longtemps la fierté de son mari et ne le contredisait jamais quand il affirmait des sottises de ce genre. À son réveil toutefois, il trouverait le remède mentionné auprès de son lit. Juste au cas où.

À sa question toutefois, elle marqua de l'étonnement pour la première fois. Qu'il parvienne encore à la surprendre après tant d'années avait quelque chose de rassurant, songea-t-elle. Innocente, elle haussa une épaule sans cesser de sourire.

- Comment le saurais-je ? Nous ne faisons pas cas de cette magie chez nous, vous le savez.

D'après ce qu'elle avait appris et compris, les Vifiers se liaient à des animaux presque comme à des époux, or elle n'avait pas fait cela. Du moins si l'on omettait de considérer Vainqueur comme un ours, sourit-elle intérieurement. Revenant au présent, elle fouilla ses souvenirs pour lui répondre au plus près de la vérité.

- Vous m'avez interdit autrefois de mentionner l'affection que j'avais pour mon écureuil Naolann et je n'ai pas fait comme ces mages qui s'unissent à des bêtes, vous le savez... Neige n'a jamais été plus qu'un très aimable chat de salon... Je ne sais que vous dire...

Une fois encore, Shyrin le laissa déverser son désespoir aviné, sa mauvaise foi d'homme ivre, sans s'en offusquer le moins du monde. Même s'il n'était pas dans ses habitudes de s'enivrer ainsi, elle avait déjà eu l'occasion de s'occuper de lui dans cet état et savait parfaitement qu'il ne servait à rien de le contredire, pas plus que d'abonder dans son sens. De la mesure en toutes choses. un peu comme dans la vie de tous les jours, finalement, songea-t-elle. Alors qu'il en arrivait à des excuses, elle étouffa un petit rire et referma plus étroitement ses bras autour de lui pour le cajoler.

- Vous n'avez rien gâché du tout. Au contraire, on en parlera encore longtemps après notre mort.

Peut-être pas de la manière dont il aurait voulu, rit-elle intérieurement, mais le fait était que peu oublieraient ce jubilé marqué par les controverses. Penchant la tête, elle posa un baiser tendre sur le haut de son crâne puis se détacha et l'aida à se redresser. Elle glissa ensuite au bas du lit et s'agenouilla à ses pieds pour lui ôter ses bottes tranquillement.

- Aimée saura s'attirer la loyauté des ducs comme de ses sujets malgré ce Vif, vous n'avez pas à vous inquiéter autant.

Levant les yeux pour lui sourire encore, elle se releva et se glissa entre ses jambes cette fois pour défaire son pourpoint et ses manches.

- Ce sera un peu plus difficile que prévu, c'est certain, poursuivit-elle, les yeux baissés et concentrée sur sa tâche, mais elle y parviendra quoi qu'il arrive. Elle n'est pas votre fille pour rien. Elle a votre détermination farouche, votre volonté de réussir ce qu'elle entreprend, et assez de caractère pour rabattre son claquat à n'importe qui, même Ether Dorage.

Même au bout de vingt ans, certains mots lui restaient difficile à retenir et prononcer. Surtout quand elle se concentrait moins. L'habit de Vainqueur avait glissé de ses épaules et elle l'envoya habilement sur un fauteuil non loin du lit avant de revenir s'attaquer à sa chemise. Si elle n'usait pas de mots grossiers, elle n'en pensait pas moins au sujet de la vieille bourrique qui avait osé quitter la fête en créant le scandale, défiant sa fille et son mari.

Pour s'éviter de prononcer des mots qu'elle regretterait, elle posa un léger baiser sur la bouche pincée du Roi et lui sourit encore. Il oubliait qu'il avait créé la moitié de l'esclandre lui-même en fiançant la Reine-servante à celui qui, aux yeux du monde, n'était qu'un bâtard à demi chalcédien.

- J'espère que ne se liera pas à un blaireau, ce ne sera pas pratique pour lui faire une couronne à sa mesure, ajouta-t-elle finalement mine de rien avec un air innocent.

Shyrin connaissait assez Vainqueur pour lire dans ses pensées sans avoir besoin de sa magie de l'Art pour cela. À sa vague et brève grimace, elle vit immédiatement qu'il ne la croyait pas capable de comprendre l'ampleur du problème que posait le Vif d'Aimée. Elle aurait pu en être vexée, qu'après vingt ans de mariage et d'efforts envers son nouveau pays, il ne la considère toujours comme aussi naïve et innocente et comme une étrangère à ses coutumes. Mais elle savait également que ce n'était pas là le fond de sa pensée, seulement le pendant de son arrogance naturelle de roi qui lui faisait croire qu'il savait toujours mieux que les autres. Et comment gouverner un pays tout entier, sinon ? Il fallait être bien sûr de soi pour prendre des décisions qui engageaient la vie des autres.

Laissant son mari s'étaler sur le lit donc, elle fit quelques pas pour lui tourner le dos et commencer à se déshabiller elle-même. Tirant un lacet de sa cachette dans son dos, elle entreprit de le défaire patiemment pendant que Vainqueur délirait sur les Vifiers. Elle n'écoutait que d'une oreille distraite aussi mit-elle quelques instants à réagir quand il mentionna Acuité.

- Très bien, nous lui poserons la questions demain...

Le silence lui répondit et elle comprit en se retournant ce qu'il était en train de faire.

- Vainqueur ! Pas maintenant ! Sâ, vous ne pouvez pas pénétrer l'esprit des gens ainsi au milieu de la nuit sans prévenir, tout de même !

Mais c'était inutile et trop tard, et elle le savait. Revenue auprès du lit et sa robe à demi défaite, elle pointa un index réprobateur sur le Roi vautré et fronça les sourcils.

- Elle ne vous répondra pas et elle aura bien raison. Vous êtes parfois d'une indiscrétion qui frise la grossièreté...

L'affolement avait réveillé son accent qu'elle dissimulait pourtant si bien le reste du temps. Secouant la tête avec un soupir, elle acheva de se défaire de sa robe qu'elle drapa soigneusement sur un dossier et alla s'asseoir en chemise devant un miroir pour se laver les mains et le visage avec l'eau fraîche et parfumée à la fleur d'oranger qui l'y attendait.

- Vainqueur !

Rougissant malgré elle et bien qu'elle ne soit plus une jouvencelle depuis longtemps, Shyrin était partagée entre l'indignation et l'embarras à la mention de a vie conjugale des Braveterre. S'efforçant de ne pas sourire, elle acheva de retirer les épingles de ses cheveux et défit son chignon qui retomba sur son épaule en une tresse lâche. Revenant auprès du lit, elle se planta devant son époux, un petit sourire amusé étirant le coin de ses lèvres.

- Vous êtes impossible, savez-vous ?

Et pourtant, elle se plia à ce nouveau caprice parce qu'elle aimait trop le voir jouer les grands enfants, parce qu'elle l'aimait trop, lui, pour ne pas vouloir le voir rire, sourire, se détendre pleinement. Grimpant sur le lit donc, elle s'agenouilla à ses côtés et entreprit de dénouer ses chausses pour achever de le déshabiller.

- Vous croyez qu'Acuité et Brun ne sont pas heureux ensemble ? Reprit-elle plus doucement, sincèrement inquiète.

Ils avaient tout fait pour réunir leurs amis, pour leur permettre de garder leur fils et leur duché. Ils avaient soutenu chacun de leurs projets. Même si ça n'avait pas suffit à effacer la faute de Vainqueur et la rancœur d'Acuité, elle avait cru avoir au moins œuvré au bonheur de leurs amis. S'était-elle leurré toutes ces années ? Étaient-ils malheureux au point qu'Acuité n'avait rien osé lui dire à elle, son amie ? Les braies de Vainqueur avaient rejoint le reste de ses vêtements et elle se coucha près de lui, la tête sur son épaule.

Shyrin se rembrunit à la mention d'Aimée. Elle aurait préféré ne pas aborder immédiatement le sujet de ces fiançailles étranges et probablement malvenues. Mais puisqu'il y venait lui-même, autant le suivre. Quant à Acuité, elle savait que Vainqueur et elle s'opposeraient toujours parce qu'aucun ne voulait se mettre quelques instants dans les chausses de l'autre pour tenter de le comprendre, chacun restait campé sur ses positions avec une fierté toute Loinvoyant.

- On ne donne pas des gens, mon amour, le reprit-elle en souriant tendrement. Accorder la main d'Aimée à Espoir qui ne l'a pas demandée ne réparera pas le passé, vous le savez.

Une main glissée sous le menton barbu de son époux, elle lui releva le nez du décolleté de sa chemise pour le regarder dans les yeux.

- Et vous, Loinvoyant premier, êtes-vous content de votre sort ? S'enquit-elle sans cesser de sourire.

À voir la mine butée de Vainqueur, Shyrin sut qu'elle n'arriverait pas à lui faire entendre raison sur ce sujet. En tout cas, pas ce soir. Même si elle ne pouvait préjuger des sentiments de sa fille pour Espoir, il lui avait suffi de voir sa tête ce soir lors de l'annonce de ses fiançailles pour être convaincue que ce mariage ne la satisfaisait nullement. Toutefois, il était inutile de fâcher le Roi avec cela pour le moment. Elle avait tout le temps de le ramener patiemment à plus de modération.

Oubliant alors momentanément les autres, elle rit avec son époux éméché et se pencha pour l'embrasser d'abord avec douceur puis avec plus d'ardeur alors qu'il s'était mis à caresser sa peau. Quand elle se détacha de ses lèvres, elle rit encore avec plus de légèreté et repoussa Vainqueur sur le dos pour le chevaucher. Pendant que ses doigts défaisaient le lacet de l'encolure de sa chemise pour l'ouvrir largement, elle répliqua avec humour.

- Mais je vous aime. imaginez si je vous détestais, que feriez-vous donc de moi ?

On aurait pu croire qu'à leur âge et après une soirée aussi épuisante, le Roi et sa reine se seraient sagement couchés chacun dans son lit pour prendre un repos bien mérité. Mais la vérité c'est que Shyrin n'avait jamais souscrit à l'idée de faire chambre à part, pas plus que Vainqueur, croyait-elle savoir. Elle n'avait réellement utilisé sa chambre que lorsqu'elle avait besoin de s'isoler de lui ou dans les derniers jours de ses grossesses, quand le sommeil la fuyait trop pour qu'elle laisse son mari se reposer à côté d'elle.

Délicieusement épuisée autant que comblée, la Reine s'abandonna donc à l'étreinte des bras tendres qui la gardaient bien serrée. Un sourire jouant sur ses lèvres, elle caressa l'idée d'un nouvel enfant, elle aussi. Le temps passa et elle en perdit le fil jusqu'à ce qu'il la rappelle à lui en la chatouillant. Riant doucement, elle se glissa avec lui sous le drap frais qui n'attendait qu'eux et laissa sa chemise rejoindre le pied du lit en prévision du matin.

Couchée sur le flanc et calée contre le grand corps chaud de son roi, elle posa une main tendre sur sa joue et la laissa glisser vers son cou tout en fermant les yeux. Elle ne pouvait pas le soigner par l'Art, pas même l'apaiser ou lui prendre sa fatigue, mais elle était toujours là pour qu'il se repose sur elle. Même dans le demi sommeil qui la gagnait, elle continuait à sourire, des mots d'amour plein la bouche mais qu'elle n'avait pas besoin de prononcer.

Quand il revint sur le sujet de l'enfant, elle ouvrit les yeux et accrocha son regard. Sa main légère était revenue caresser sa joue, son pouce effleurant ses lèvres en douceur.

- Comment cela pourrait-il être un défi si ce sont les Dieux eux-mêmes qui nous accordent le bonheur d'un autre enfant ?

Elle chuchotait elle aussi, comme s'ils partageaient un secret intime. À la lueur vacillante des chandelles, elle le trouvait plus beau que jamais. Sa main s'immobilisa le long de sa mâchoire et elle approcha pour frotter le bout de son nez contre le sien avant de l'embrasser doucement.

- Je vous aime, Vainqueur Loinvoyant... Je t'aime...