Dans ce rêve comme dans tant d'autre, Espoir se tenait dans la tour d'Art. Dans ce rêve, il y avait la brise marine qui lui fouettait le visage mais ce n'était pas celle de Castelcerf, c'était celle de la côte de Béarn. Dans ce rêve, il pouvait voir les voiles sombres des pirates qui malgré la tempête, voguaient vers eux. Vers la mort. Que n'eut-il pas donné pour que sa mère lui permette d'accéder à son esprit, que n'eut-il pas donné pour échanger avec elle ses craintes, ses doutes et ce qui le maintenait debout depuis toutes ses années.
Dans ce rêve, il y avait le silence et puis, subitement, une voix qui lui intima de se lever. Dans ce rêve, apparut le visage de Volonté riant, même si c'était pour se moquer de lui et il se demanda si l'ordre venait d'elle.
Dans ce rêve, un tremblement de terre le secoua et lui coupa le souffle, alors il se réveilla dans la violence, la sueur et sa respiration hachée.
Là, clignant des yeux dans la lueur matinale, les cheveux en bataille, il découvrit Aimée, installée dans son lit, face à lui.
Elle le regardait, un sourire goguenard peint sur ses lèvres et il hésita entre lui hurler de sortir de sa chambre ou bien, de prendre le temps de la réflexion.
Il ne voyait pas de quelle promesse il parlait mais faisait l'effort de chercher afin de ne pas la contrarier. Aimée contrariée était pire que tout. D'une main, il repoussa ses draps et pivota sur le côté de manière à s’asseoir sur le rebord de son lit. De l'autre, il se pinça doucement l'arrête du nez entre son pouce et son index pour se calmer. Il ne pouvait ignorer que Aimée venait de pénétrer sa sphère intime, sa propre chambre, jusqu'à son lit sans y être invitée. De la gêne, il n'en éprouvait que parce que la bienséance le réprouvait.

Sa tête lui faisait un mal de chien et il comprit que ce rêve n'en était pas vraiment un. Cette nuit, il était "sorti". Sa mère avait-elle senti sa présence? Et Volonté ? Ses inquiétudes se mêlèrent à sa mauvaise humeur d'un réveil sans douceur. Aussi, il inspira lentement et profondément puis lança à sa promise :

- Bien, j'ai le droit de m'habiller au moins ? Ou l'attente serait trop longue pour sa Majesté ?

Pure rhétorique évidemment, ils avait que Aimée ne le laisserait pas prendre son temps. Il se leva, enfila ses braies puis hésita à retirer sa chemise de nuit. Tandis que ses mains venaient de se saisir des bordures du tissu, il se tourna vers elle.
- Tu peux...fermer les yeux ou te retourner un moment ?

Sans aller jusqu'à avoir honte de son corps trop chétif, Espoir était pudique, trop conscient que les autres jeunes hommes de son âge, étaient bien plus musclés par les entraînements à l'épée que lui-même évitait comme la peste. Il retira sa chemise, et l'air contre sa peau nue le fit frissonner. Il devrait aussi se soulager mais attendrait d'être dans la rue. Rapidement, il enfila une nouvelle tunique, s'aspergea le visage avec le broc d'eau qui attendait sur le meuble de toilette, puis attacha ses cheveux en une queue de cheval haute.

- Allons-y soupira-t-il et son regard se perdit un instant à travers la fenêtre.

Même s'il n'en avait pas envie, il était bien incapable de lui refuser quoique ce soit, sachant inconsciemment, que cela était bon pour lui.

Comme Aimée bondit depuis son lit, Espoir sursauta légèrement et il s'interrogea sérieusement à savoir s'il avait bien quitté son rêve et son Art. Reposer le pied dans la réalité lui semblait de plus en plus compliqué. Une part de lui souhaitait rester dans la magie, au moins là-bas, il avait le sentiment de contrôler quelque chose, même s'il se leurrait, il appréciait cette sensation. Elle le rassérénait.
Dressant ses barrières mentales au plus haut pour être bien certain d'être hors d'attente, il se promit intérieurement d'en discuter avec Maitre Vatis.
Pour l'heure, et bien pour l'heure Aimée lui tendait sa cape sombre, promesse d'une aventure dont elle seule avait le secret.
Il haussa un sourcil, intrigué par cette étrange douceur dont elle faisait preuve et qui ne dura pas. Il se massa doucement les tempes, cherchant à se débarrasser de la migraine faible mais persistante qui lui martelait le crâne pendant que Aimée ouvrait la porte de sa chambre afin de vérifier la présence dans les couloirs.
Bien qu'ils furent promis l'un à l'autre, il était inconvenant que la Princesse sorte de la chambre de son fiancé au petit matin. Ils n'accordaient que peu de crédit à cette promesse d'union, convaincus qu'à un moment ou un autre, ils pourraient l'éviter. En revanche, ils étaient toutefois prudents sur les rumeurs que leur comportement pourrait engendrer.
Espoir ne voulait pas qu'on lui prête un comportement dévergondé d'autant plus qu'il ne ressentait rien pour Aimée, en dehors d'une loyauté et d'une profonde amitié. Elle était belle femme, mais il ne pouvait se résoudre à la voir comme une femme à courtiser. Fichtre, rien que d'y songer des frissons désagréables le parcouraient. Autant chercher à séduire sa propre soeur.

Il la suivit tandis qu'elle s'aventurait dans les couloirs, le doigt sur la bouche afin de l'intimer au silence et soudain, il crut la revoir, du haut de ses treize ans. Cette charmante vision lui arracha un sourire qui creusa sa fossette et le fit même pouffer de rire discrètement.
Main dans la main, ils se mirent à courir vers l'escalier d'honneur et traversèrent les différentes salles de réception sans croiser âme qui vive. Ce chemin, ils le connaissaient par coeur l'ayant exploré un nombre incalculable de fois. C'était l'un de leurs secrets.
Arrivés dans la cours oubliée le cœur battant et le souffle rendu court aussi bien par la course que par l'excitation de la sortie improvisée, ils franchirent la porte abandonnée qui leur permit de se glisser hors de la forteresse. Un jour peut-être, ils se rendraient compte que cette issue secrète pouvait être un danger pour Castelcerf mais pour l'instant, ils profitaient simplement de cette faille dans la sécurité.

L'air frais caressa les joues d'Espoir avec la vivacité du bord de mer. La brise marine emportant ses dernières hésitations ainsi qu'une partie de sa migraine. Il abandonna Aimée quelques instants afin de regagner l'arrière d'un arbre du bord du chemin, pour faire ce qu'elle ne pouvait faire à sa place.
Ajustant ensuite sa capuche sur sa chevelure, il vint se placer à sa hauteur. Le soleil se levait, les oiseaux et les insectes avaient commencé leur journée. Au loin, on entendait les mouettes attentives aux premiers retours de pêche et les premiers cris des vendeurs depuis le marché ou le port.

- Alors, par quoi on commence ?demanda-t-il en étouffant un bâillement.

Aimée bondit sur lui et lui saisit la main. Même s'il était mal à l'aise face à ses effusions, jamais il n'avait à coeur de lui demander de le lâcher. Quand ils étaient enfants, cela le dérangeait moins, il se fichait comme d'une guigne qu'elle serre ses doigts dans les siens ou qu'elle lui claque une bise espiègle. A présent qu'ils étaient adultes, il ne pouvait s'empêcher que ce genre de comportement pouvait signifier des choses moins innocentes encore plus depuis qu'ils étaient promis l'un à l'autre. Même s'il n'y avait aucun sentiment amoureux entre eux, certains contacts demeuraient intimes.
Étrangement, il n'avait jamais abordé le sujet avec Aimée persuadé qu'elle l'avait deviné par elle-même ou bien que cela nuirait à la qualité de leur relation. Avec son caractère emporté, elle serait capable de se vexer et de lui rendre la vie impossible, pis encore qu'un réveil à l'aube.

Elle lui assura qu'ils commenceraient par manger et il s'inquiéta de la somme que contenait sa bourse de cuir plus que de son ventre chamboulé par la migraine, quand bien même celle-ci commençait à s'évaporer dans la brise matinale.
Subitement, Aimée se retourna vers lui et s'arrêta sa marche. Il manqua de trébucher pour ne pas lui rentrer dedans.

A sa question, il ne put s'empêcher d'afficher un sourire gêné.
- Suis-je si facile à lire ? demanda-t-il à son tour.

Il se remit en marche et l’entraîna à sa suite. Par Eda, il connaissait l'air qu'elle affichait. Elle se sentait concernée, pire, elle s'inquiétait de son état. Il préféra la rassurer, quitte à lui livrer quelques secrets.

- J'ai artisé une bonne partie de la nuit et j'ai fini par convaincre un capitaine de navire qu'il ne voguait pas dans la bonne direction. Mais suite à ça, j'ai fais un rêve...

L'image de Volonté s'imposa à lui, cruelle. Certains de ses secrets ne devaient pas être révélés. Déglutissant pour la chasser, il ajouta :
- Et tu m'as réveillé ! Je crois juste que j'ai trop abusé de l'Art. Ça va passer, je sens déjà que ça va mieux. Au fait, comment se passent tes cours de vif ?

Ce n'était pas qu'une diversion, il appréciait qu'elle lui parle de cette autre magie, celle que lui ne posséderait jamais. Elle le gronderait surement, lui reprochant d'en faire trop, comme d'habitude. Malgré les histoires qu'on lui avait conté, malgré les mises en garde de sa propre mère, Espoir se plaisait dans la magie et il aimait croire que la magie le lui rendait bien, même si ce n'était qu'illusion.

Elle parlait d'intuition et le regardait en lui mentant éhontément. Bien sur qu'il était facile à lire, pour elle. Comme pour sa mère d'ailleurs. Après tout, il était plutôt quelconque comme garçon, en dehors de son talent à l'Art, il était moyen voire médiocre en beaucoup de choses.
Contrairement à sa soeur, il n'était pas un héritier de Béarn mais bien un bâtard de la Duchesse de Béarn. Même si il était issu d'un viol et que sa mère avait eu une destin héroïque, la plèbe n'était pas tendre envers lui malgré l'affection du peuple pour sa mère. C'était d'autant plus vrai en Cerf.
Il ne s'en plaignait pas, jamais, vivant simplement avec.
Souvent, il mesurait la chance qu'il possédait d'avoir Aimée de son côté. D'autre fois, elle l'agaçait c'était vrai. Espoir aimait le calme et Aimée le mouvement.
Ils étaient aussi différents qu’indissociable d'une certaine façon.

Evidemment, elle lui servit le sermon sur l'Art et ses facultés à s'y perdre souvent. Maitresse Vatis le lui avait déjà fait remarqué, elle avait peur en réalité qu'il ne finisse comme Ardent. Il était conscient de ce qu'il risquait et le faisait consciemment.
Haussant les épaules, il lui lança un regard narquois, comme s'il se moquait de ses dires. Après tout, il était un grand garçon et puis, elle ne serait jamais tenue responsable de ce qu'il pourrait lui arriver.
Peu lui importait de laisser ses cheveux blanchir, peut-être même aurait-il plus de charme et d'assurance pour la gente féminine ?
Heureusement, Aimée répondit à ses questions et lui permis de changer de sujet.

Un léger sourire anima son visage lorsqu'elle mentionna le fait d'être trop intrusive. Ce n'était tellement pas son genre !
Cette magie était un véritable mystère pour lui, mais il essayait de comprendre ce qu'elle lui expliquait.
Art ou Vif, il considérait la magie comme un don des Dieux.

- Alors c'est quoi ton animal de prédilection ? demanda-t-il réellement curieux.

Quelque chose d'aussi vif qu'elle, de passionné et d'incontrôlable...un étalon peut-être, ou bien un taureau ? Cette idée le fit rire mentalement.

Le sujet sur l'intimité fut mis de côté, au grand soulagement de Espoir. Dire à son amie qu'elle en faisait trop n'était pas pour lui plaire. Il craignait tant de la vexer ou de mettre à mal leur amitié qu'il préférait apporter de la légèreté. Aimée n'était pas dupe, elle le vit venir a des kilomètres et le gratifia d'une petite remontrance sans sérieux. Il leva les yeux au ciel mais ne perdit pas son sourire pour autant.
Aimée possédait cette espèce d'insouciance propre, de naïveté évoluant dans une liberté des sentiments. Elle exprimait simplement ce qu'elle ressentait sans forcément se soucier des conséquences mais jamais avec méchanceté.
Une qualité qu'il appréciait.

Espoir fut bien plus attentif lorsqu'elle envisagea de lui expliquer la façon dont fonctionnait cette magie inconnue de lui. Le Vif l'intriguait. Il cherchait dans cette pratique ce qui aurait pu pousser son grand-père a autant haïr cette magie. Evidemment, il déplorait cet odieux assassinat mais aux yeux du jeune homme, la violence engendrait la violence. La preuve en avait été faite avec la décision prise par sa mère qui avait offert la paix.
N'était-ce pas ce que souhaitaient ces gens ? Simplement vivre en paix ? Il restait encore à découvrir ce que souhaitaient les pirates. Là encore, Espoir restait persuadé qu'on ne pillait, ni ne tuait des gens pour le plaisir. Il devait y avoir des raisons cachées.

La conclusion que fit Aimée de son propre discours rejoignit la sienne. Il tapota l'épaule de la jeune femme avec bienveillance :
- En effet, si je ne te connaissais pas je croirais que tu attends le grand amour avec une impatience fort bien dissimulée, se moqua-t-il doucement. Mais oui, je pense comprendre ce que tu veux dire.

Même s'il le disait en plaisantant, il se demanda cependant si elle n'attendait pas ce genre de relation avec lui. Puisque leurs parents les avaient fiancés. Aimée attendait-elle un amour passionné ?
Cela ne se pouvait, ce genre de relation n'existait que dans les ballades des ménestrels. Même lui n'était pas si fleur bleue.

Il l'observa du coin de l'oeil, comme pour se rassurer qu'elle n'affichait pas l'expression d'une dame de la cours justement.
- Je te souhaite de le trouver, reprit-il après un silence.
Il parlait de l'animal évidemment, pourtant, il ne put s'empêcher d'ajouter :
- Et l'amour aussi.

Lui-même l'avait déjà trouvé une fois, il n'était vraiment pas pressé de réitérer l'expérience. Pour autant, il voulait le meilleur pour son amie et savait définitivement que ce bonheur ne se trouverait pas dans ses bras. Certes, ils auraient une complicité et une entente indéniable, mais est-ce que cela suffirait ? Aimée n'était pas le genre de femme à se contenter de ce qu'on lui donnait et Espoir pas le genre d'homme à faire des efforts sur le plan relationnel.

Aimée ne répondit rien. Espoir n'attendait pas de réponse de toute façon. Pour une fois, il avait parlé avec le coeur. Un petit souhait de rien du tout pour le bonheur de son amie, qui ne le trouverait pas avec lui. Durant le silence qui suivit, il se demanda s'il n'avait pas mal agi. Il se demanda si elle allait se méprendre sur ses propos et sur ce qu'il ressentait. Malgré lui, une pointe amère lui piqua la gorge et il songea à Volonté. Il détestait penser à elle car cela lui prouvait qu'il ne l'avait pas définitivement rayé de sa vie, alors que tout son être y aspirait.
Comme il était dur d'oublier ses regards et ses caresses, la douceur de ses lèvres et la chaleur de son corps déjà si femme lorsque lui semblait encore sortit du berceau.
Chassant ses idées et ses souvenirs douloureux, il répondit au sourire d'Aimée avec un sourire un peu gêné mais tout à fait sincère. Pouvait-il être plus stupide ? De rêvasser d'une autre alors qu'il passait du temps avec sa fiancée ?
Si seulement il pouvait l'aimer...

Heureusement qu'elle non plus ne ressentait rien de plus pour lui qu'une solide amitié, basée sur une enfance partagée. Il aurait été bien mal à l'aise s'il n'avait pu répondre à un amour plus passionné. La facétie de Aimée sembla déteindre un court instant sur lui et il rit de plus belle, tandis que son ventre commençait à gargouiller, répondant à sa place !
Les ruelles ne changeaient pas, toujours identique, comme cette ville semblait figée dans le temps. Il semblait à Espoir qu'il la connaissait par coeur, depuis ses premières promenades adolescentes.
Ce qui était d'autant plus rassurant en réalité, d'évoluer en terrain connu.
A travers les étals du marché, Aimée les guida jusqu'à un commerçant qu'il ne connaissait pas, elle lui acheta deux brioches et deux pâtés en croûte, qui firent saliver Espoir. Il la laissa payer, n'essaya même pas de s'interposer. Aimée n'aurait pas apprécié, en revanche, il se promis d'être attentif pour la prochaine tournée qu'elle soit à boire ou à manger.

Il gagnèrent ensuite un muret et Espoir sauta dessus pour s'y asseoir. Là, il se mit à dévorer le pâté en croûte qu'elle lui offrit, rassasiant ainsi son estomac et son palais.
Alors, comme si le sujet appelait d'autre révélation, elle lui demanda si lui avait trouvé l'amour.
De surprise et de stupeur, il manqua de s'étouffer avec sa bouchée et se tapota la poitrine du poing afin de faire passer l'ensemble. Cette maladresse le fit rire autant que toussoter et il rétorqua dès qu'il put reprendre son souffle après avoir avalé sa bouchée, la regardant de biais :

- Gentille amie, où sont donc passés vos efforts pour vous montrer respectueuse de l'intimité de chacun ?

Il afficha une mine faussement outrée, avant de lui lancer une œillade amusée.
Après une petite bourrade qu'elle lui mettrait certainement, il regagna son sérieux habituel. Devait-il avouer ? Aimée était sa meilleure amie, mais de là à aller raconter l'histoire de son cœur brisé à celle que l'on devait épouser, il y avait un monde !

- Non, répondit-il après un petit temps de réflexion. Par El, je ne suis pas fait pour ces choses là.


L'amour et la passion lui semblaient hors d'atteinte, il n'imaginait pas une seule seconde que cela puisse lui tomber dessus. Volonté n'avait été qu'une illusion, sinon, elle serait encore à ses côtés. Il l'aurait empêché de partir. En cela, il se trouva subitement très semblable à son père adoptif : un homme qui ne s'embourbait pas dans la fange romantique et qui n'envisageait pas de faire la cours à une quelconque dame. Il se demanda d'ailleurs comment Brun Braveterre avait-il pu gagner l'affection de sa mère. Avant de songer qu'ils avaient tous deux été simplement raisonnables et avaient accepté un mariage de circonstance qui les avantageaient tous deux.
Comment croire à l'amour entre un homme et une femme lorsque les seuls exemples que l'on avait en étaient dénués ?

L'ambiance sembla s'alourdir par la simple confession de Espoir. S'était-elle attendu à ce qu'il la courtise à ce qu'il lui parle d'amour et de romance ? Se pouvait-il qu'il se soit autant trompé au sujet de son amie ?
C'était probable, hommes et femmes n'évoluaient pas avec les mêmes attentes une fois passés à l'âge adulte, peut-être qu'eux aussi en étaient arrivé là ? C'était un peu déstabilisant mais certainement pas insurmontable, il fallait simplement y réfléchir.
Perdu dans ses pensées, il acheva de manger son pâté à la viande tout en caressant machinalement la pointe de son menton entre deux doigts.
La voix de Aimée le ranima un instant et il crut comprendre avec une pointe de gêne où elle voulait en venir.

Était-ce un aveu qu'elle lui faisait ? Assumant de ne pas l'aimer non plus ? Ou bien accusait-elle le coup que lui ne l'aime pas tout court ? La situation était ambiguë pour autant, il préféra ne pas demander de plus amples informations et se contenta de répondre selon son pressentiment.

- Pour l'instant rien en dehors de profiter de ce petit déjeuner charitablement offert par l'héritière du trône, avança-t-il armé d'un sourire en coin. Plus tard, nous aviserons mais si tu dois tomber amoureuse, arrange toi pour qu'il soit mieux né que moi, ce que soyons honnêtes ne sera pas trop difficile à trouver. Ton père n'en sera que plus facile à convaincre. J'en parlerais également aux miens rassure toi.

C'était dit avec une certaine légèreté qui n'enlevait en rien cependant la gravite de la situation à leurs yeux. Mais ils avaient encore du temps, aucun mariage n'était pour l'instant annoncé et aucun ne le serait avant la fin de leur formations respectives, ce qui prendrait encore beaucoup de temps pour Espoir. D'ici là à ce qu'il devienne le prochain Maître D'art, il faudrait compter les années.

Le bourg s'animait de plus en plus, toute cette agitation était à le fois un régal pour les yeux et une angoisse à venir. Espoir n'aimait pas la foule, il n'était jamais à l'aise car la peur du jugement était toujours à craindre. Même s'il avait accepté sa condition de bâtard, quelques fois, les mots faisaient toujours aussi mal.
Lorsque Aimée était à ses côtés cependant, cela lui semblait toujours plus facile, comme si elle partageait avec lui, de manière inconsciente, sa bravoure et son énergie. Ce matin ne faisait pas exception. Il aurait pu râler et rester de mauvaise humeur à cause de son réveil en fanfare, mais il devait bien avouer que si Aimée ne le secouait pas de temps à autres, il restait cet ermite enfermé dans la tour d'Art.

Espoir leva les yeux au ciel, savourant les premiers rayons du soleil et mordit dans sa brioche. Le goût du beurre se répandit dans sa bouche et avec lui, un petit plaisir naissant.
Il se tourna vers Aimée lorsqu'elle eut pour lui de si gentilles paroles, un sourire ému posé sur ses lèvres. Bien entendu, il savait que la jeune femme ne faisait pas de cas de ses origines, mais tout de même, cette promesse de mariage devait lui apporter bien des tracas.
Elle était entrain d'observer, perdue dans ses pensées, les étals qui s'offraient à eux. A quoi pensait-elle ? Il eut envie de la sonder par l'Art mais se ravisa. Quelques fois, la curiosité au sujet de la magie prenait le dessus en lui, le poussant à expérimenter davantage. Dans ses moments là, il devait se souvenir qu'il sondait les esprits de personnes et non pas de créatures quelconques.

Aimée rompit le silence contemplatif pour lui faire un nouvel aveu. A son tour, Espoir réfléchit, le nez en l'air, mâchant tranquillement sa brioche.

- Tu ne pourras pas régner seule, conclut-il. Comment comptes-tu offrir des héritiers à la couronne sinon ? Mais tu as encore de belles années pour y réfléchir, ton père est en super forme alors rien ne presse pour ton coup de foudre. Pour l'instant tu n'es que Princesse servante, autant te concentrer sur tes apprentissages.

L'amour ne valait pas la peine qu'on s'y attarde de toute façon. Même les plus belles histoires se terminaient mal. Il suffisait de voir sa mère pour s'en rendre compte.

Aimée lui assura qu'elle pouvait régner seule, mais à la manière dont elle s'était mis à manger, Espoir comprit immédiatement qu'elle était contrariée. Il n'avait pas voulu la mettre dans cet état mais il la connaissait suffisamment pour savoir que ça ne durerait pas.
Elle lui enfonça le clou en affirmant qu'il serait à ses côtés pour la conseiller et il grimaça, comme si cette perspective l'ennuyait au plus haut point. Ce qui n'était pas tout à fait faux.
Liberté et Victoire étaient destinées à régner sur Béarn, aussi, elles avaient eu droit à un précepteur depuis leur plus tendre enfance. Aujourd'hui, Liberté allait endosser ce rôle seule. Espoir n'avait pas eu droit à la même éducation, par sa naissance bâtarde, ses parents lui avait donné une éducation plus simple, même si sa mère n'avait eu de cesse de lui apprendre le bon sens. Depuis cette promesse d'union avec Aimée, lui aussi devait supporter ces cours incessants et particulièrement pénibles. Si seulement il pouvait se consacrer essentiellement à l'Art...

Aimée s'imaginait déjà déléguer son héritage à un quelconque neveu et nièce et Espoir la regarda, véritablement inquiet. A peine serait-elle montée sur le trône qu'on attendrait d'elle qu'elle se marie et porte des enfants. Ses enfants à lui aussi.
L'angoisse le saisit comme un vent glacial et il tressaillit. Heureusement, Aimée  dévia la discussion sur la santé de son père, puis sur le mariage à venir. Il était sur le point de lui dire que son père pouvait avoir d'autres enfants avec Désirée. Après tout, elle était jeune et lui pouvait encore enfanter. Evidemment, ce potentiel enfant serait le numéro quatre sur la liste des héritiers mais il demeurait un héritier quand même. Aimée ne devait pas l'oublier. Les Lunabille n'était pas méconnus pour leur ambition démesurée. Il n'avait lui-même rien contre Vérité mais leur rivalité à travers l'Art n'était un secret pour personne.

Aimée s'excusa pour ses paroles un peu dures et il lui rendit son sourire, la pardonnant dans le même instant. Il comprenait son appréhension vis à vis de cette femme, plus jeune qu'eux, sur le point de devenir sa belle-mère. Comme par extension, lui aussi n'appréciait pas cette union mais il ne l'exprimait pas de manière aussi libre. Fidèle à lui-même, sa pudeur l'empêchait souvent de laisser ses sentiments guider ses propos.

Le silence s'imposa entre eux, et il mâchonna sa brioche. Au bout d'un moment Aimée reprit la parole. Le soleil était à présent bien plus haut que l'horizon et il se demanda ce que cela pouvait bien donner au port. Les pêcheurs étaient-ils rentrés ?
A l'évocation de la puissance de sa mère, une petite pointe de fierté tapota sa poitrine.
Sa mère était la femme la plus forte qu'il ait jamais connu. Aimée lui faisait souvent penser à elle d'ailleurs. Caractère fort et courage dans un coeur remplit d'amour.

- Je lui en parlerais je te le promets...elle s'est déjà opposée à ton père par le passé, j'ignore cependant si elle serait capable de recommencer.

Qui dans ce bas monde ignorait l'affront de l'épreuve de tir à l'arc lors du premier mariage du Roi ?
Instinctivement, Espoir était persuadé que ce n'était pas là le seul à côté de sa mère.

- Mais je persiste à penser qu'il vaut mieux te trouver un meilleur prétendant avant de plaider cette cause. Qu'est-ce qu'il serait le mieux pour la couronne ? Bauge ? Haurfond ? ou Rippon ?

Inutile de citer Béarn dont la loyauté était déjà acquise par le lien familial ou Chalcèdes par l'origine même de Aimée.

Espoir mastiqua le dernier bout de brioche. Il se sentait mieux. Etait-ce grâce à la nourriture, au soleil ou bien à la seule volonté de Aimée ? Il n'aurait su le dire avec certitude mais la migraine avait disparue, ne laissant qu'un petite fatigue qui se dissiperait après une sieste.
Comme son amie, il sauta du muret et ensemble, ils prirent le chemin du port et de la plage. Aimée en profita pour faire le point sur les prétendants, répondant par la même occasion à ses propositions.
Bauge et Haurfond étaient visiblement écartés d'emblée et il s'autorisa même un léger sourire à la mention de l'inutilité de Loyauté en tant qu'époux.

A voir Aimée déambuler ainsi, Espoir se dit qu'elle prenait vraiment les choses au sérieux et cela lui fit plaisir. Ils étaient certes bloqués dans cette situation jugée impossible mais au moins étaient-ils ensemble pour tenter de résoudre le problème. Espoir ajouterait sa mère dans l'équation à un moment donné, elle serait de bons conseils c'était certain.

Reportant son attention sur la Princesse, il fronça les sourcils à l'évocation de Vérité. Ferait-il un bon Roi ? La rivalité même infime qui s'était tissée entre eux à cause de l'Art ne rendait pas le jeune homme très objectif. Mais si Vérité devenait Roi, il ne pourrait pas devenir Maître d'Arte qui laissait la place à Espoir. Cependant, cela impliquait aussi qu'il dussent travailler ensemble et aussi...des liens familiaux étranges. Puisque avec le mariage de Désirée et de Vainqueur, d'une certaine façon, Vérité était devenu l'oncle par alliance de Aimée.
Tout ceci relevait du véritable casse-tête et lorsque Aimée cogna un caillou en croisant les bras sur sa poitrine, il pouffa ouvertement de rire à l'écoute de ses paroles.
Immédiatement, il observa autour d'eux pour s'assurer que personne ne les entendaient. Heureusement, le chemin était plutôt vide, les personnes les plus proches se situant à bien plus de cinquante pas.

Il la regarda, elle lui sourit et ses lèvres s'étirèrent comme un écho. Alors il la suivit vers la plage, cueillit au passage un brin d'herbe qu'il fourra au coin de ses lèvres.

- Je ne sais pas trop en toute honnêteté. Vérité en tant que Roi...ce serait un peu bizarre non ? Sachant que les Lunabille vont déjà gagner pas mal de pouvoir avec le mariage de Désirée et l'adoption de l'héritière de Haurfond. Je suis navré que mes parents n'aient pas eu de fils ensemble, je t'aurais donné mon petit frère avec plaisir !

Ce n'était qu'une moitié de plaisanterie. Espoir était prêt à tout pour ne pas finir sur le trône à devoir honorer la nuit sa meilleure amie. Rien que d'y penser, il se sentait rougir.

- Et si... non tu vas trouver l'idée stupide.

Pourtant, il avait envie de lui expliquer ce qui venait de germer dans son esprit. D'un simple regard, il sut qu'elle voulait l'entendre.

- Ton père à bien épousé une étrangère pour obtenir la paix, tu pourrais aussi épouser un étranger pour diverses raisons. Paix, accords commerciaux ou autre. Les Montagnes, Chalcèdes, les îles Outriliennes, peut-être même ces maudits pirates...cela ouvrirait d'autres perspectives non ?

Les mariages n'étaient-ils pas les meilleures garanties de paix et de réussites commerciales ? Il pouvait facilement l'envisager même si aujourd’hui, ce n'était pas la politique de la maison.

Au moins, Aimée reconnaissait aisément que politiquement parlant, Vérité serait un parti qui donnerait plus de pouvoir aux Lunabille. Comme lui, elle pensait qu'ils en avaient déjà assez.
Il préféra ne pas s'étendre sur ses ressentis vis à vis du jeune homme car il avait dans l'idée que contrairement à lui-même, Vérité nourrissait des sentiments envers Aimée.
Elle parlait d'amitié loyale à son encontre quand il aurait émis l'hypothèse que sa loyauté n'avait d'égale que son amour, peut-être.
Les coeurs étaient pourtant changeant, cela ne devait pas influencer l'avenir d'un Royaume.

Levant les yeux au ciel face à ses propos d'être le meilleur parti, il enfonça un peu plus profondément le bout de sa botte dans le sable, gêné. Il savait qu'elle plaisantait mais lorsque l'on était officiellement bâtard, se faire juger comme meilleur parti par la royauté ne pouvait-être que flatteur.
Encore plus lorsque la-dite royauté faisait le pied de grue face à soi.

Heureusement, elle finit par se détourner de lui, explorant davantage la plage déserte, les cheveux au vent. Il la suivait, comme toujours. Aimée était un leader né, il ne serait qu'un suiveur incapable de dire ce qu'il voulait réellement.
Ce qu'elle lui avoua lui fit de la peine, il ne s'était pas attendu à ce que Vainqueur rejette leurs origines Chalcédiennes. Pour autant, Aimée poursuivit son exploration de l'idée qu'il venait de lui jeter bien qu'il fut convaincu qu'elle y avait déjà songé.
Elle lui tendit alors le joli coquillage à travers duquel elle venait d'écouter la même, idée saugrenue quand on savait que les vagues n'étaient qu'à quelques enjambées. Il sourit pourtant, fourrant l'objet dans sa poche et s'avançant vers la berge humide jusqu'à ce que ses bottes ne commencent à s'y enfoncer.

- Je comprends ses réticences. Mais avoue que ce serait un peu ridicule qu'il refuse quelque chose qu'il a lui-même réalisé par le passé ? Alors pour le mettre en confiance, autant choisir un pays pacifiste. Les Montagnes peut-être ? Le commerce entre nos deux Duchés ne s'en porterait que mieux et ma mère m'a dit que ces gens là étaient formidables et pétris d'honneur.

Quand à entrer en contact avec eux... Espoir recula d'un bond pour regagner le sable plus ferme et saisit les mains de son amie, les yeux pétillants.

- Envoie moi là-bas ! Avec une délégation on pourrait tâter le terrain voir s'ils ont des partis susceptibles de te convenir.

Son enthousiasme était peut-être un peu trop palpable et il s'en rendit compte aussitôt, relâchant les mains de son amie pour les placer dans les poches de ses braies.
- Après tout...ce n'est peut-être pas si mal de te voir régner seule et de donner la suite à tes neveux et nièces...affirma-t-il alors, essayant de noyer le poisson.

Aimée repoussa ses arguments, sincèrement amusée par ses propos. Il aurait pu s'en offusquer mais en réalité, il savait bien qu'il s'était un peu trop emballé, poussé par l'idée que peut-être, une délégation là-bas lui permettrait de retrouver son vrai père. Aimée avait raison, proposer un étranger à asseoir sur le trône serait tout aussi difficile, sinon plus dur que de trouver un autre prétendant des Duchés.
Pourtant, la naïveté de la jeunesse arrivait à le convaincre qu'il s'agissait d'une solution viable pour les deux contrées, car les deux avaient à y gagner.

Elle enfonça le couteau dans la plaie, exprimant ouvertement ce que lui taisait si scrupuleusement. Oh oui, elle le connaissait bien et à nouveau, il baissa les yeux tel un enfant pris la main dans le sac entrain de voler des bonbons.
Par les Dieux qu'il détestait se sentir si vulnérable, pourquoi avait-il fallut qu'il soit si coeur tendre et si faible...
Tout autre homme que lui aurait certainement déjà imposé ses idées, se serait déjà rebellé contre ses parents voire contre le monde entier. Devait-il se faire violence pour changer du tout au tout ? Il lui semblait pourtant que peut importe toute la force qu'il y mettrait, il n'arriverait jamais à changer ce qu'il était au fond de lui.
Parfois, il en voulait à ses parents et à leur éducation stricte, l'ayant rendu trop docile pour n'importe qui.

Il se détourna et commença à marcher sur la plage, les mains toujours plantées dans ses poches. Ses doigts trituraient un petit fil qui dépassait de la couture. Il haussa les épaules et reprit :

- On pourrait utiliser l'Art, proposa-t-il. Et puis, qui a dit que tu devais attendre qu'on veuille demander ta main ? Tu pourrais toi-même la proposer.

Un long soupir déchira l'atmosphère alors que Espoir levait les yeux en faveur du ciel.
- Laissons tomber pour l'instant, ce problème ne fait que nous miner davantage et je préfère te voir rire en bord de mer, que raisonner sur des impossibilités.

Si le soleil était bien plus haut à présent, le vent aussi prenait plus de place, chassant leurs cheveux dans ses tourbillons et fouettant leurs visages des embruns de la marée.