Acuité venait de coucher Espoir, l'après-midi touchait à sa fin. Depuis quelques temps, le nourrisson mangeait beaucoup et en contrepartie, dormait tout autant, résultats d'une espèce de poussée de croissance à laquelle la jeune mère ne s'attendait pas.
Elle avait mis de l'eau à chauffer et préparait des herbes séchées dans deux grandes tasses en grès.
La jeune femme interrompit ses mouvements un instant, concentrée sur le bruit qui lui parvenait depuis l'extérieur. Avec une régularité sans faille, le son de la bûche de l'on fend résonnait dans l'air glacé. Elle reprit ses activité, versant l'eau bouillante dans les deux tasses, puis elle enfila ses bottes fourrées, un lourd manteau de peau, attrapa les deux tasses et sortit. Comme elle s'y attendait, Brun coupait le bois non loin du porche. Elle s'avança dans sa direction, la neige crissait sous ses pas, déposa la tasse sur un rondin à proximité puis revint s'asseoir près de l'entrée. Là, son regard se perdit dans l'horizon lumineux qui perçait à travers les arbres. La fin de la journée était là, le coucher du soleil aussi.
Elle souffla sur son breuvage, laissant s'envoler quelques nuages de vapeur, savoura la chaleur qui se diffusait directement entre ses doigts. Ce paysage lui rappelait chez elle, son domaine qui lui manquait. Elle évitait cependant de trop y penser, effrayée à l'idée de se laisser surprendre par l'Art.

Son anniversaire était passé, elle ne l'avait pas fêté. De là où elle était, elle observa Brun d'un regard en coin, discret autant que fugace.
Il s'était un peu remplumé et insistait pour s'octroyer quelques exercices régulièrement afin de prendre un peu de masse. La coupe du bois en faisait partie.
Il transpirait dans l'effort et ses cheveux hirsutes étaient mouillés à la base de son front. Leur quotidien était ainsi fait. Elle l'observait, régulièrement en silence. Depuis cette fameuse nuit où il avait dévoilé une grande partie de sa vie, ils n'avaient pas reparlé. une fois, elle avait souhaité remettre le sujet Vainqueur sur le tapis, il s'était énervé, elle n'avait pas insisté, d'ores et déjà fatiguée à l'idée d'une nouvelle dispute.
Aussi, ils avaient fini par s'apprivoiser, en silence. Il ne lui avait pas sollicité son envie de dormir dans la chambre avec elle et elle-même n'avait rien demandé. A peu de choses près, ils s'ignoraient sauf pour ce qui faisait tourner leur quotidien.

Jordken lui avait semblé ivre de joie lorsqu'il avait appris que le vaillant fiancé de Alisel l'avait retrouvée, il avait proposé de les marier à la mode des Montagnes. Elle avait déclinée, usant d'une excuse mais là encore, n'en avait rien dit à Brun. A quoi bon ?
Elle se levait tôt le matin, lui dormait jusqu'au zenith; l'après-midi était consacré aux occupations liées à la chasse ou à la maison.
Elle réfléchissait souvent à ce qu'ils faisaient là tous les deux, elle avaient encore bien des questions à lui soumettre, mais n'osait pas prononcer les paroles qui pourraient le faire fulminer.
Alors elle se taisait, demeurait aimable et vivotait, enterrant petit à petit le caractère de feu qu'il lui connaissait.

Voici plus d'un mois que le déserteur était arrivé.

Ses blessures s'étaient refermées mais on ne pouvait pas dire qu'il était en paix. Ses nuits de veille, glaciales, interminables, solitaires l'épuisaient. Seule l'angoisse le tenait éveillé. S'il était parti lorsque Vainqueur avait appris l'arrivée du déserteur, l'assassin devrait bientôt arriver. Le déserteur se voulait vigilant mais son corps était engourdi, et son esprit battait la campagne. Son quotidien n'étant pas sujet à réflexion, il avait plutôt tendance à ressasser le passé, à se demander si Vainqueur avait changé d'avis, et s'il avait bien fait, lui, de mentir à Acuité.

Il sentait que ce mensonge les séparait, même si elle lui faisait suffisamment confiance pour l'accueillir chez elle, chaque jour, et le laisser s'occuper d'Espoir quand elle partait voir ses amis. Elle les lui avait présentés, mais Brun ne parlait pas leur langue, et leur curiosité le mettait mal à l'aise. Après un examen rigoureux, que le déserteur avait réussi El sait comment, Jordken l'avait pourtant accueilli à bras ouverts. Elke restait timide, peut-être en souvenir des circonstances de leur rencontre : elle était sans doute la seule, avec Kex, à savoir qu'il n'était pas celui qu'il prétendait être. Kex, il ne l'avait pas revu, et n'avait nulle envie de le revoir, bien qu'il se pose de nombreuses questions à son sujet. Les autres, il n'avait fait que les croiser à l'orée de la forêt, sur les chemins ou aux bains.

Il n'était plus si hirsute. Il était propre, rasé de frais (discipline ridicule à laquelle il semblait s'astreindre), pas plus défiguré que par sa cicatrice sur laquelle retombaient ses cheveux désordonnés. Puisqu'elle le voulait, il les laissait repousser, mais ces choses là - comme d'autres - prenaient du temps. Il avait repris un peu de lard, mais pas assez. A cause de ses nuits sans doute, il n'arrivait pas à récupérer et mangeait toujours comme quatre. Il devait chasser tous les jours, mais ça n'était pas pour lui déplaire.

La lame fendit la bûche en son milieu, parfait, et le choc courut délicieusement le long de sa colonne vertébrale. Il fallait bien ça pour se sentir vivant, sentir le sang irriguer ses bras, sentir la chaleur percer ses fourrures jusqu'à ce qu'enfin il puisse s'en défaire. Et lever la hache à nouveau, l'abattre, dans un mouvement purement mécanique qui demandait habileté, concentration mais nulle réflexion, comme le meurtre. Tuer des hommes ne manquait pas au déserteur, mais l'exercice, si, et on ne pouvait se sevrer de toutes les drogues. Ici il était trop immobile, figé par sa garde nocturne, par le sommeil tardif qui s'ensuivait, puis restreint à l'espace domestique qu'il partageait avec Acuité.

Depuis qu'il vivait ici, il s'était rendu compte qu'au château, il vivait dans le luxe d'un assisté. La chasse et les corvées lui permettaient de griller l'énergie qu'autrefois, il consacrait à se battre et enseigner à se battre. Quand il en avait encore, et que sa cuisse le lui permettait, il partait marcher ou fendait du bois. Mais les journées étaient trop courtes. Les journées n'étaient que des après-midi : il se levait au zénith, et le soleil tombait vite. Il n'avait que peu de temps à passer avec Alisel et son fils. Alors enfin, il était paisible. Alors il se surprenait à aimer cette vie simple.

Alisel se taisait, et il en était à la fois soulagé et triste, car il sentait que ça n'était pas naturel. Mais qu'aurait-il pu lui dire de plus ? Il lui avait livré tout ce qu'il pouvait lui livrer, et il n'était pas un homme de paroles. Il savait qu'il n'était pas un homme agréable à vivre, alors il essayait de ne pas être désagréable, serviable à défaut d'être expansif. Ils n'avaient pas repartagés ces moments extrêmes de colère ou de complicité. Leur trêve était prudente, attentionnée, silencieuse, pleine de mots et de curiosités refoulés.

Avec Espoir, ça n'était pas si embarrassant. Il pouvait passer des heures sur le tapis à contempler ses mimiques. Alors le temps passait à la fois lentement, et incroyablement vite. Le jour tombait et il fallait partir "dormir" dans la réserve. Ce charmant simulacre était tout de même la chose la plus proche d'une vie de famille que Brun ait jamais connu. Aurait-il voulu de cette vie, avec ses charmes et ses insuffisances, pour le reste de son existence ? Les choses allaient-elles continuer éternellement ainsi, ou bien un jour...?

La lame trancha la buche et Acuité parut sur le perron. Brun la regarda déposer la tasse sur le rondin et repartir s'assoir sur les marches de l'entrée. Il fendit une dernière bûche et rangea le bois pour la laisser un instant à ses pensées. Puis, n'étant pas suffisamment stupide pour ignorer l'invitation, il récupéra sa tasse et vint s'assoir à ses côtés. La chaleur émanait encore de son corps qui aurait tôt fait de refroidir.
- Merci, dit-il.
Il plongea le nez dans la vapeur, puis saupoudra une pincée de neige pour refroidir le breuvage. Il s'était habitué à ces eaux chaudes aux herbes exotiques, qui réchauffaient et apaisaient, qui semblaient figer le temps dans un silence ouaté. Silence qu'il lui appartenait sans doute de dégeler.

- Il faudra bientôt racheter du bois. Les beaux jours reviendront-ils enfin dans ce pays ? ronchonna-t-il, bonhomme.
Après tout on était encore en hiver. Le vent froid, chargé de cristaux de givre et de sel, devait encore frapper les remparts de Castelcerf. Et en Béarns, n'en parlons pas...
Il regarda Acuité et sourit. Il se demandait si ses terres natales lui manquaient.
En attendant il devait sans doute s'estimer heureux que la glace soit encore coupante sous les bottes de l'assassin.

Brun vint s'asseoir à ses côtés, son corps frôla le sien et la ramena à la réalité. Elle mis ses pensées de côtés, sachant pertinemment qu'elle y reviendrait plus tard. Il la remercia et elle sourit doucement. Partager une tasse de thé, voilà un des moments routiniers qu'ils avaient établi. Dans le silence la plupart du temps, ils finissaient toujours par rompre ce dernier pour s'assurer de ne pas laisser de côté le quotidien.
Une fois ne fut pas coutume, Brun exprima son désespoir face au froid hivernal. Elle savait qu'il en jouait exprès et que ses propos n'avaient pour but que de commencer une discussion sous les meilleurs auspices. Voilà bien des semaines qu'elle ne s'était pas énervée, en réalité, le côté hystérique qui apparaissait lorsqu'il était présent s'était envolé. Elle était lasse et désabusée, car elle s'était enfin résignée à ne plus rien attendre de lui, hormis ce qu'il voudrait bien lui donner.

A sa demande, elle lui avait présenté ses amis des Montagnes, mais elle sentait bien qu'il n'était pas à l'aise, surement rongé par leur mensonge éhonté. Elke se méfiait et Kex...mieux valait ne pas y penser. Ce dernier l'évitait autant que possible et elle avait abandonné l'idée de lui expliquer quoique ce soit. Il était bien trop impulsif pour comprendre la situation dans laquelle elle se trouvait. Pourtant, le regard qu'il portait sur elle lui manquait.

Elle observa Brun qui lui souriait et n'en fut pas surprise. Il souriait souvent ou plutôt se forçait à sourire, comme s'il essayait de se montrer sous son meilleur jour, quand elle savait que le manque de sommeil le rattrapait. Elle aurait voulu faire quelque chose pour lui, mais le sujet des insomnies était comme tout le reste, fermé à double tour dans l'esprit du Maître D'armes.
Ses lèvres s'étirèrent en écho aux siennes, moqueuse.

- Ne sommes-nous pas sur le territoire de la neige éternelle Messire ? railla-t-elle avant de reprendre d'un ton bien plus neutre. J'aime ce genre de paysage, si calme, si paisible...

Comme figé dans le temps...se garda-t-elle de préciser. Elle reporta son regard sur la forêt enneigée droit devant elle, sembla s'imprégner de chaque instant écoulé avant de rajuster la peau sur ses épaules pour que lui aussi en profite un peu. Après ses efforts, il allait attraper froid.
Elle souffla sur sa tasse et but une nouvelle gorgée.

- Le soleil de Cerf te manquerait-il ?

Sans le regarder, elle afficha un sourire chargé d'ironie : Le soleil aimait moins Castelcerf que la pluie.

- La neige éternelle... répéta Brun, alors qu'un nuage semblable sortait de sa bouche.
L'idée était assez poétique. Très pure, peut-être trop. Pouvait-on se lasser d'un bel état quand celui-ci durait toujours ? Enfer ou paradis ?
Plus concrètement, il se demandait si la neige durait toujours, vraiment, dans ces Montagnes. Il n'avait jamais vu le printemps, mais on le disait moins rude. A Oeil-de-Lune, on lui avait recommandé d'attendre le printemps pour faire la route. Et il avait cru comprendre qu'une bonne partie de la population de Jhaampe redevenait nomade quand le climat le permettait.

Acuité, l'aventurière, était devenue contemplative. Un autre que lui aurait pu penser que la maternité l'avait assagie.

Elle lui prêta un morceau de sa fourrure et le déserteur ne se fit pas prier pour se lover dans cette chaleur doublée de celle de son corps.
- Pas tant que ça, répondit-il, contemplant lui aussi les derniers rayons de l'après-midi.
Il ne voulait pas qu'elle le croie malade du pays. Si un jour elle devait décider de rentrer, ce ne serait certainement pas à cause de lui. Ce choix était le sien et il ne voulait pas interférer. D'ailleurs il n'était pas si malheureux, ici. En d'autres circonstances, il aurait même pu en profiter.

Après une gorgée de tisane, il tourna la tête vers elle et vit qu'elle souriait. Elle le faisait marcher. Il gloussa et la poussa de l'épaule, s'accaparant la fourrure.

Sa réponse, la première semblait si sérieuse qu'elle faillit laisser échapper un rire clair. Il n'était parti que depuis peu, combien de temps s'était écoulé depuis qu'il était arrivé ? Deux lunes peut-être mais pas plus. Voilà bien longtemps qu'elle n'avait plus contemplé l'astre de nuit alors qu'autre fois, quand elle était enfant, elle parvenait à échapper à la vigilance des domestiques pour rejoindre le bureau de son père au milieu de la nuit. Elle aimait la vue qui donnait sur l'étendue de Béarns, comme s'il n'y avait rien d'autre à perte de vue que ce manteau blanc scintillant.
S'il avait su, son père aurait certainement fait une syncope.

Lorsque Brun se mit à glousser, elle comprit immédiatement qu'il venait de décrypter sa farce. Elle ne s'attendit en revanche pas du tout à sa deuxième réponse. Il la poussa de l'épaule et s'octroya plus de fourrure. Dans sa surprise, la tasse qu'elle tenait renversa un peu de son contenu sur ses doigts avant de s'échouer sur le sol.
Elle la regarda un moment renversée au milieu de la neige, stupéfaite par le geste de Brun envers elle. La prenait-il pour une sorte de camarade ?

- Toi alors...lança-t-elle menaçante en se levant tandis que dans le mouvement, elle en profitait pour ramasser une grosse poignée de poudreuse d'une main.

Elle la lui jeta au visage, sans le quitter des yeux. Son regard se voulait provoquant, et son menton s'était levé, comme pour lui montrer qu'elle venait d'obtenir le dernier mot.
Elle se baissa à nouveau et prit de nouvelles munitions, juste au cas où.

La tasse d'Acuité se renversa et le déserteur se demanda si elle allait mal prendre la bourrade. Il desserra la tension sur la fourrure - aucun intérêt si elle ne la lui disputait pas - et s'attendit au pire alors qu'elle se levait, l'air furieux.

La neige dans sa bouche et son nez lui éclaircit les idées.
- Hééé, mais...! protesta-t-il en se levant à son tour.
Il fit un pas en avant et elle lui jeta une nouvelle boule de neige en plein visage.

Alors il tomba à genoux et porta ses doigts à ses yeux en grognant, aveugle et souffrant.

Surpris à son tour, il se leva également en râlant, mais à peine avait-il fait un pas qu'elle venait de lui lancer une nouvelle boule de neige en plein visage et qu'elle riait à gorge déployée, bien trop fière d'elle.
Les souvenirs de son heureuse enfance remontèrent aisément et les batailles de boules de neige en faisaient allègrement partie. Taebryn devait encore s'en rappeler, une fois, il lui avait lancé une boule de neige tellement grosse et dure, qu'elle avait presque perdue connaissance.
Par peur de représailles pour lui, elle n'en avait rien révélé à son père d'autant plus qu'elle était à l'origine l'instigatrice du jeu. Trop plongée dans ses souvenirs, elle tarda à voir que Brun était tombé à genoux en grognant de douleur, les mains sur les yeux.

Son rire s'arrêta net et sans réfléchir plus, elle se précipita face à lui. Au début elle n'osait pas le toucher mais rapidement, ses mains se portèrent sur les siennes pour l'inciter à lui laisser voir les dégâts. Comment avait-elle pu le blesser avec une simple boule de neige ? Elle n'en avait pas la moindre idée mais demeurait mortifiée à l'idée de lui avoir fait du mal.

- Brun ! Brun ! appelait-elle paniquée et rongée par les remords. Je suis désolée, je suis désolée...

Pour une raison complètement incompréhensible, le froid surement ou bien la fatigue, elle sentit les larmes poindre aux coins de ses yeux.

Au début, le déserteur garda ses paupières crispées et un rictus de souffrance, mais lorsqu'il entendit la voix paniquée d'Acuité, il abrégea à son jeu. Alors il ouvrit grand les yeux, assortis d'un sourire carnassier, et dans la rapidité du mouvement ne vit pas les larmes. Son bras droit faucha les genoux d'Acuité, et alors qu'elle basculait déjà il vit la chute, la chute en arrière, amortie par la neige et les fourrures, mais la chute sur les cicatrices. Alors il se précipita en avant pour la rattraper. Elle tomba sur ses bras et lui tomba sur elle - deux corps qui s'étaient déjà enlacés, habiles ou maladroits, dans l'amour ou dans le combat.

Il ouvrit les yeux et lui offrir un sourire carnassier. Elle ne compris que trop tard la ruse, déjà il lui fauchait les jambes et elle bascula en arrière. Ses bras firent des moulinets dans les airs durant ce qui lui sembla être une fraction de seconde, mais elle sentait qu'elle basculait inéluctablement vers la chute. Soudain, on la tira en avant et elle vacilla un moment avant de s'effondrer El sait comment dans les bras de Brun qui lui tomba alors dessus.
Tout était allé bien trop vite, si vite en réalité, qu'elle n'avait pas encore réalisé ce qu'il s'était passé.
Le choc sur le sol lui fit lâcher son air et le poids du corps de Brun lui coupa la respiration sur le moment.

Elle garda les yeux ouverte et battit des paupières.
Une fois.
Son corps ne se souvenait trop bien du Maître d'Armes au dessus d'elle, du souffle de sa bouche contre elle et de sa chaleur que même les vêtements épais ne pouvaient annuler.
Deux fois.
A l'instant, elle avait sincèrement pensé l'avoir blessé, mais ce n'était qu'une ruse de sa part pour mieux la tromper et mieux la mettre à terre. Une ruse vieille comme le monde, dans laquelle elle avait courut par amour et culpabilité.
Trois fois.
Le ciel s'embrasait de lumière doré et rouge, ses yeux s'embuèrent et les larmes qu'elle peinait à retenir finirent par dépasser sa volonté. Elle se figèrent après avoir roulé sur quelques centimètres.
Un sanglot souleva ses épaules avant de s'évaporer dans l'air sous la forme d'un nuage blanc qui disparut rapidement.

Son coeur souffrait, souffrait atrocement, partagé entre ses sentiments passés, ses souvenirs et ses sentiments actuels. Elle était perdue et ne savait plus ce qu'elle voulait ou bien ce qui était le mieux pour elle, pour lui ou encore pour eux.
D'une simple bataille de boule de neige...

Elle tomba en arrière, et lui, sur elle, mais pas de tout son poids. Le déserteur voulait croire qu'il avait amorti sa chute en lui évitant le choc direct sur le bois, mais le souffle qui lui échappa, mais ses yeux fixes ne le rassurèrent pas. Il était si inquiet qu'il ne songea pas à l'indécence de leur position, ne dégageant ses bras qui la soutenaient que pour se redresser sur les coudes. Il demeurait à quelques centimètres d'elle, assez proche pour voir la formation des larmes et leur trajectoire sur ses joues.

Le sanglot douloureux d'Alisel lui brisa le cœur. Il avait oublié le goût de la culpabilité, qui lui envahissait la bouche avec acidité. A quoi pensait-il, par El ?!

- Je suis désolé, murmura-t-il en effaçant les larmes du bout des doigts sur sa joue droite, comme si cela pouvait effacer ce qu'il avait fait. Je n'ai pas pensé... J'avais oublié...
Ses blessures, son rang, tout sens de la mesure ? Elle n'était pas un ennemi, ni même une amie à mettre à terre. Ses réflexes guerriers et son humour roublard le rattrapaient.
- Tu as mal ? demanda-t-il bêtement, car elle ne pleurait clairement pas de joie, et il ne pouvait rien faire pour alléger la souffrance qu'il avait causée.

Le contact de ses doigts froids sur ses joues, la chaleur de ses mots, ce curieux mélange de culpabilité et de geste réparateur était encore plus déstabilisant pour Acuité. Peut-être aurait-elle du le repousser fermement, lui hurler dessus ou bien le remettre à sa place ? Car bien que perdus dans les Montagnes, elle n'en demeurait pas moins une duchesse et une héritière Loinvoyant. Il persistait à l'appeler Alisel, mais d'Alisel elle n'avait conservé que l'anonymat. Ses sentiments et ses humeurs restaient ceux d'Acuité Loinvoyant.

Il demanda alors si elle avait mal, mais là encore, aucun son de réussit à franchir ses lèvres. Elle avait mal oui, mais pas comme il pouvait se l'imaginer. Alors elle secoua lentement la tête pour lui signaler que non, pour mieux mentir par omission.
Son regard croisa le sien un instant et elle reconnut son inquiétude et ses remords, les mêmes qu'elle avait eu quelques instants auparavant.

Une inspiration hachée par les autres sanglots refoulés plus tard, elle se surprit à agripper sa manche du bout des doigts alors que son bras était bloqué par le sien.
Elle ancra son regard sombre chargé d'eau dans le sien et parvint à articuler dans un nouveau souffle :

- Je...j'ai cru que je t'avais blessé, sérieusement blessé.

Elle aussi était rongé par les remords qui s’amoncelaient jours après jours dans leur petite masure tranquille perdue dans la foret. Cet incident lui fit prendre conscience qu'une part d'elle même l'aimait toujours sincèrement, mais que cet amour était noyé sous les remords envers lui. Le sentiment de lui avoir volé sa vie pour son propre intérêt.
C'était elle, qui l'avait poursuivit de son affection durant cette interminable année, elle encore qui déclenchait les disputes et les colères car il valait mieux un sentiment négatif que l'indifférence, elle qui s'était offerte alors que l'alcool avait abattu ses dernières murailles. Et même si elle avait fini par fuir et se faire passer pour morte afin qu'il reprenne sereinement le cours de sa vie, c'était encore elle qui s'était trahi en l'artisant. Elle toujours, qui l'avait transpercé d'une flèche, elle qui se confortait dans cette illusion de vie de famille. C'était comme si consciemment ou non, elle le manipulait depuis deux longues années. Comme elle se faisait horreur alors et comme elle se haïssait. Oserait-elle le lui dire un jour ? Devait-elle lui dire de partir, de la fuir, accepterait-il seulement ?
Non, pour Espoir il resterait. Alors elle pourrait à nouveau se bercer d'illusions en songeant qu'il reste également pour elle et dans quelques éclairs de lucidité, se souvenir qu'il ne l'aime pas et souffrir encore.

La situation lui semblait sans issue et elle avait mal pour lui. Il ne méritait pas ça, personne ne méritait ça. L'idée qu'elle puisse être aussi vile lui donna la nausée et soudain, elle voulut se cacher partout sauf ici, se soustraire à son regard.
Elle dégagea un de ses bras et barra son propre visage de sa main.

Acuité secoua la tête, ce qui le rassura à moitié. Elle avait l'air bouleversée. Se pouvait-il qu'il l'ait blessée davantage en la trompant qu'en la poussant ? Pourquoi cette inquiétude démesurée ? Elle n'avait pas réagi si violemment lorsqu'elle l'avait transpercé de sa flèche. Peut-être qu'aujourd'hui elle tenait davantage à lui ?

- Moi aussi, alors on est quitte, dit-il en souriant.
Il voulait la rassurer, il voulait d'une caresse effacer ses larmes de l'autre joue. Il voulait retrouver cette insouciance qui avait été la leur un court instant.

Mais elle se dégagea, elle se cacha, et il réalisa qu'il la surplombait toujours comme un gros rustaud. Honteux, il bascula sur le côté, se retrouvant assis sur la marche inférieure.
- Pardon, dit-il, puis, pour dissiper la gêne :
- Le jour où tu pourras me blesser avec une poignée de neige, il faudra t'inquiéter !

Puis encore, sa plaisanterie lui semblant lourdement tomber à plat :
- Tu es sûre que ça va ?
Il espérait que ses blessures ne s'étaient pas rouvertes, et se maudit encore une fois.

Quitte...quitte non ils ne l'étaient pas et ne le seraient certainement jamais.
Le simple fait qu'il le pense, l'enfonça un peu plus dans ses remords. Elle mit toute son énergie à retenir un nouveau sanglot, de nouvelles larmes. Elle devait être forte et ne rien laisser paraitre. Elle devait lui laisser croire ce qu'il souhaitait et ne pas intervenir.

Cachée derrière sa main, elle ne vit pas le sourire mais sentit le poids qui pesait sur elle disparaitre. Il s'était relevé, s'était excusé avant de plaisanter. Il avait raison, une poignée de neige n'aurait pu le blesser sérieusement. Pour avoir grandit dans un environnement similaire, elle le savait mieux que quiconque. Mais le voir à genoux, faible et grimaçant sous la souffrance, l'avait emporté sur sa raison.
Elle s'était ridiculisé pour une simple plaisanterie.
Comme il lui demandait à nouveau si elle allait bien, elle perçut une réelle inquiétude dans le ton de sa voix. Elle battit des paupières à plusieurs reprises, chassant les dernières traces d'eau. Elle devait être forte, lui montrer qu'elle était capable de tout, forte sans jamais ciller sinon il serait capable de passer sa vie à vouloir les protéger. Elle ne pouvait pas le laisser faire, il pouvait reprendre son propre chemin.

A son tour elle se redressa, toujours assise dans la neige. Elle l'observa un instant, assis sur les marches, le visage inquiet. C'était assez étrange, cette inquiétude omniprésente qui émanait de lui en apparence, mais toujours par les mots ou par le regard, presque jamais par les gestes.
C'était à son tour de le rassurer et de mettre un point final à cet épisode douloureux pour elle, angoissant pour lui.

Elle se força à sourire, mais n'osa imaginer le résultat. Entre son nez rougit par le froid et ses yeux par les larmes, ses cheveux en bataille couvert d'encore un peu de neige, elle devait avoir piètre allure.

- Toi tu devrais t'inquiéter, lança-t-elle moqueuse ignorant volontairement sa dernière question. Sans ta fourberie je t'aurais massacré en bonne et due forme.

L'image de Brun vaincu couvert de neige arriva cependant à lui arracher un réel rire, timide mais bien présent dans la provocation.
Son corps lui rappela alors, que la pelisse en peau de bête était restée sur le perron et qu'elle était toujours couverte de neige, assise dans l'immaculé tapis.
Un long frisson la parcourut accompagné des premiers tremblements. Mais elle n'osait toujours pas bouger, hésitante sur la marche à suivre et sur comment ses résolutions tiendraient si elle se retrouvait à nouveau trop proche de lui.

Acuité lui sourit piteusement. Il n'y eu que ses paroles pour le convaincre.
- Je n'en doute pas une seconde, répondit-il en croisant l'index et le majeur derrière son dos - pas tout à fait derrière.

Il remarqua qu'elle frissonna et se leva pour ramasser la fourrure. S'agenouillant face à elle dans la neige, il en couvrit ses épaules et la frictionna.
- Tu as froid, tu...

Il s'interrompit. Le mouvement de frottement de la laine avait accroché les cheveux d'Acuité, qui lévitaient autour de sa tête. Avec son teint pâle, son nez rougi et sa peau de mouton, on aurait dit...

- On dirait un bonhomme de neige, pouffa-t-il, se retenant de rire plus fort.

Acuité plissa les yeux avec suspicion. Il se moquait ouvertement d'elle alors que quelques instants auparavant, il s'excusait. A croire que l'atmosphère enneigée le rendait taquin ou gamin au choix.
Elle le vit croiser les doigts comme pour conjurer un mensonge et se demanda même s'il n'avait pas fait exprès de la laisser le voir.
Cela raviva son esprit compétiteur et elle eu véritablement envie de lui renvoyer une boule de neige en pleine tête. La petite duchesse réagissait aisément à la provocation.
Pourtant, lorsqu'il s'avança et qu'il se plaça à genoux devant elle pour la réchauffer de la peau de mouton, elle perdit toute envie de faire quoi que ce soit.
Il était si près, à seulement une longueur de bras et frictionnait ses épaules. Son coeur fit en embardée à laquelle elle ne s'attendait pas et subitement, elle se sentit hors du temps jusqu'à ce qu'il stoppe ses gestes et qu'il lui dise qu'elle ressemblait à un bonhomme de neige.
Elle battit des paupières à plusieurs reprises, incertaine d'avoir bien entendu. Il pouffa alors de rire mais elle voyait bien qu'il était au bord de l'éclat. Son attitude insouciante fut communicative. Machinalement, elle tenta de lisser ses cheveux et de les tresser rapidement sur le côté de sa tête, mais rien n'y fit. Ses cheveux, persistaient à posséder leur volonté propre et à l'auréoler tel un soleil.

Comme Brun ne pouvait plus retenir le rire, encore plus avec les efforts inutiles qu'elle fournissait, elle finit à son tour par rire, les joues cependant bien plus roses que lui, chargées par la gêne d'être ainsi présentée devant lui.

- Toi alors ! rugit-elle en lui plaquant les mains sur ses yeux. Arrête de me regarder !

A son tour en équilibre sur les genoux pour franchir la distance qui les séparait, il ne faudrait pas grand chose pour qu'elle bascule encore une fois, mais elle prenait le risque, il était hors de question qu'il gagne une nouvelle fois.

Quand Alisel se mit à rire elle aussi, le déserteur s'autorisa à s'esclaffer franchement. Il l'imaginait avec une carotte à la place du nez, et son ventre se contractait. La vapeur s'échappait de sa bouche en grands panaches hilares. C'était puéril et bon. Il ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait ri ainsi. Sans doute avec Vainqueur, avant le départ pour Chalcèdes. 

Alisel protesta avec de vaines timidités d'adolescente. Il attrapa ses poignets et pour baisser ses mains sur ses joues. Deux yeux malicieux s'ouvrirent entre ses doigts.

- Quand je raconterai ça à... commença-t-il, mais sa phrase resta suspendue dans l'air froid.
Il ne raconterai sans doute ça à personne, car ils allaient peut-être rester ici. Quand bien même ils reviendraient, ils ne retrouveraient pas leurs anciens amis - à commencer par Vainqueur. Et ils n'iraient certainement pas leur raconter leurs batailles de neige.
Non, ce moment n'appartenait qu'à eux. Et c'était bien comme ça.

A son tour, le déserteur tenta de rabattre les cheveux d'Acuité sur sa tête blonde - plus une caresse qu'un effort, en vérité.
- Et c'est moi qui suis hirsute, plaisanta-t-il tout bas.

Le jeu était simple, innocent. On aurait dit deux gamins jouant dans la neige, découvrant les premiers émois d'un regard posé sur soi, d'une émotion nouvelle. Leurs rires se mélangeaient dans l'air froid au même titre que les nuages de vapeur échappée de leurs bouches. Ils se répercutaient entre les arbres, résonnaient dans l'atmosphère dorée de la fin d'après-midi.
Sans se laisser faire, il saisit ses poignets et la força à baisser les poings. Moins forte, elle se résigna à abandonner sachant qu'elle ne pouvait faire le poids. A ses yeux malicieux, elle offrit un sourire en coin qui s'estompa lentement sur sa phrase avortée.
A qui donc souhaitait-il raconter cela ? Ses amis n'étaient pas là, mais cet adorable lapsus laissait à penser que Brun comptait rentrer à un moment ou un autre dans les Duchés.
Elle ne pouvait que l'encourager en ce sens, la vie du Maître d'armes ne lui appartenait pas.

Ce n'est qu'un peu plus tard qu'elle réalisa qu'il caressait ses cheveux à moins qu'il n'essayait à son tour de dompter la chevelure de la jeune femme ?
Elle n'aurait su le dire et osa un regard vers lui. Son comportement lui sembla très paternel sur l'instant et elle ne savait pas si elle devait s'en réjouir ou non. Le fait qu'il la considère comme une enfant et non pas comme une femme avait toujours posé problème entre eux.
Qu'en était-il aujourd'hui ?

Elle osa profiter de ce moment relativement intime. Quittant sa posture à genoux, elle se retrouva assise légèrement en contrebas de lui, installé sur la marche. Sans attendre, elle posa son front directement sur son épaule, face à lui et ferma les yeux dans l'attente de la sentence qu'il donnerait.

- C'est à cause du froid, se défendit-elle tout contre lui avant de se reprendre sur le même ton de plaisanterie. Toi tu es hirsute même en restant au chaud à l'intérieur.

Son rire se perdit dans un soupir de contentement.

Tout naturellement, le déserteur referma ses bras sur elle. Cela lui fit penser à leur étreinte dans la forêt, alors qu'il cherchait à la consoler de ses tortures passées - mais tout compte fait, ça n'avait rien à voir. Alors, elle s'était à peine aperçue qu'il l'enlaçait, et l'avait repoussé. Aujourd'hui, c'était elle qui cherchait son contact. Pourquoi ? Peut-être que la question ne se posait pas. Que le mouvement découlait de l'harmonie du moment. Tout naturellement.

Comme si leurs corps, eux, parvenaient à communiquer, comme lors de cette nuit qu'il avait oubliée. Mais il se souvenait du parfum de ses cheveux.

Le déserteur rit un peu, à la fois chaud et froid. Il avait envie de rentrer mais son instinct lui intimait de ne pas bouger. Il fallait que ce soit elle qui rompe l'étreinte, ou la transforme. Il ignorait ce qu'elle voulait, et plus encore, ce qu'il voulait, lui. Il n'était pas venu pour obtenir quoique ce soit, mais il pouvait donner - de l'aide, du réconfort, de l'amour peut-être. Elle ne semblait rien attendre d'autre de lui que des informations, et, aujourd'hui, un peu de chaleur.

- Te sens-tu seule, parfois, ici ? demanda-t-il, tentant de comprendre.
Elle semblait si bien intégrée qu'il était facile d'oublier qu'elle avait tout et tous abandonnés.

Il referma ses bras sur elle. Elle avait eu si peur qu'il la repousse une nouvelle fois que les battements de son cœur s’emballèrent de cette petite victoire. Oh ils n'avaient jamais été très doués pour communiquer, mais le corps visiblement savait mieux que l'esprit comment procéder.
Elle conserva les yeux clos, sentit sa poitrine se soulever sous le rire qu'il échappa plus qu'elle ne l'entendit. La chaleur qu'il dégageait l'attirait et l'effrayait à la fois, elle ne supporterait pas qu'il la rejette encore une fois, alors mieux valait rester à sa place et ne pas trop en demander. Pourtant, malgré ses bonnes résolutions, elle ne put s'empêcher de remonter ses bras repliés contre lui, les paumes plaquées contre son torse. A travers les vêtements, sa chaleur corporelle se diffusait contre la peau de ses mains et elle se sentait bien.

A sa question, elle hocha simplement la tête dans un premier temps, puis répondit avec sincérité :
- Le paysage ressemble à Béarns, mais ce n'est pas chez moi. Les Montagnards m'ont fait bon accueil et je leur serais éternellement reconnaissante mais...mes mensonges me pèsent. Comment se lier avec des gens en sachant que l'on est pas sincère avec eux ? Kex sait mais...pas tout et puis, nous ne parlons pas de ce sujet, je refuse d'en parler. Je ne veux pas paraitre faible, après tout si je suis venu ici, c'est pour Espoir pas pour moi.

Elle releva son visage vers lui et ajouta :
- J'ai tout abandonné pour vous deux.
Croiser son regard à ce moment là lui fit vraiment mal, son plan avait échoué, elle avait souhaité plus que tout qu'il poursuive sa vie paisiblement et comme bon lui semble et finalement, il était là.

- Et toi ? Te sens-tu seul depuis que tu es arrivé ? s'enquit-elle alors en penchant légèrement la tête sur le côté.

Alisel prit ses aises contre lui et il la laissa faire. Sentait-elle son cœur se serrer à travers le vêtement ? Ses paroles l’attristaient, et le déserteur était soulagé de ne pas avoir à la regarder. Mais elle releva les yeux vers lui pour ses mots les plus durs. La vérité crue qu'il était difficile de ne pas prendre pour un reproche.

Ce sacrifice, il ne lui avait jamais demandé et elle ne lui avait pas laissé le choix. Elle s'était condamnée à l'exil sans considérer les autres options. Mais y en avait-il vraiment ? Le déserteur doutait depuis qu'il connaissait les intentions de Vainqueur. Il n'y aurait pas cru, alors.

Il tenta de réfléchir sincèrement à sa question. Dans la forêt, il s'était senti seul à en perdre la raison, et ici... ici, il partageait l'intimité d'Espoir et d'Acuité sans vraiment la partager. Alors, oui, lui aussi se sentait seul avec ses secrets lourds à porter, loin du bourdonnement du château. Les Montagnards lui étaient étrangers. Vainqueur lui manquait malgré lui. Et Acuité... Acuité était dans ses bras, et pourtant si loin, le cœur interdit ou livré à cet homme qui avait essayé de le tuer.

- Je ne sais pas. C'est si différent... répondit-il, ne pouvant livrer ces pensées.
- J'ai choisi d'être ici, avec vous. Sans doute devrais-je faire plus d'efforts pour m’intégrer.
Il n'en avait ni le temps, ni l'envie.
- Mais j'ignore si nous allons rester longtemps ici.
Ils n'en avaient pas reparlé. Il ne voulait pas la presser, ni influencer son choix. Soumis à sa décision et aux actes de Vainqueur, il ne pouvait se projeter au delà d'un mois.

Les cheveux d'Acuité commençaient à retomber. Il baissa les yeux sur elle et souffla :
- Peut-être est-il temps d'enfin penser à toi. Il y a d'autres choix qu'être Alisel dans les Montagnes, ou Acuité Loinvoyant dans les Duchés.

Il ignorait quelle réponse donner ou alors il ignorait ce que lui soufflait son coeur. Elle ne pouvait lui en tenir rigueur, de son coté tout était bien trop embrouillé pour se sentir vraiment en paix avec elle-même, il ne devait pas en être bien différent pour lui. Après tout, il avait quitté le confort d'une vie de château, une amitié d'enfance, toute une existence pour se rendre dans un territoire que le froid rendait hostile. Mais de là à dire qu'il souhaitait s'intégrer plus ?
Elle haussa un sourcil à ses propos suivants. Le "nous" qu'il employait la faisait s'interroger. Si elle quittait les Montagnes, viendrait-il avec elle ? Etait-ce là ce qu'il tentait de lui dire ? Elle ne lui en demandait pas tant, elle ne souhaitait rien lui imposer et encore moins lui voler plus sa vie.

Sur le moment, elle mourut d'envie de lui demander s'il était au moins heureux d'avoir fait ce choix, si cela lui suffisait et lui suffirait mais il lui coupa l'herbe sous les pieds en reprenant la parole, le regard rivé dans le sien.
Penser à elle ? Impossible. Espoir était ce qu'elle possédait de plus cher, il passait avant tout le reste.

Machinalement, elle baissa le regard tout comme ses mains qui glissèrent de son torse à ses hanches, geste pourtant anodin qui accompagnait simplement sa lassitude ou son désespoir.

- Et quels sont-ils ? murmura-t-elle d'un voix rauque. Il n'y en a pas. Aucun.

Elle ne le savait que trop bien après avoir retourné dans tous les sens les options qui se présentaient à elle. Revenir dans les Duchés lui faisait prendre trop de risque d'être reconnue à moins de se confiner dans une cabane au fond des bois. Sautait-elle les protéger seule ? Elle en doutait sincèrement. Les Montagnes lui apportait une sécurité de part cette culture désintéressée.
Et rester dans les Montagnes faisait d'elle Alisel pour le restant de ses jours.

Acuité baissa les yeux et ferma le débat, bien que s'accrochant toujours à lui. Pouvait-il se servir de cette proximité physique pour la convaincre ? Par ses paroles indésirables, il allait sans doute éclater leur bulle de joie simple et de chaleur nouvelle ; mais il devait essayer. L'enjeu était trop important pour y préférer des jeux dans la neige.

Il prit dans ses mains son visage encore strié de sel, levant ses yeux noirs vers les siens.

- Tu es morte, assena-t-il. Personne ne s'attend à te voir revenir. Tu peux être n'importe quelle femme. Un peu de ruse et de discrétion suffiront.
Bien sûr c'était encore l'anonymat, c'était encore les mensonges. Mais au moins serait-elle au pays, et en sécurité. Il devait la convaincre de partir d'ici. Tant pis pour la neutralité qu'il s'était promise.

- Pars avec moi, dit-il avec une intensité telle que peut-être son Art brouillon s'en mêla.
Puis il se souvint qu'elle ne serait jamais en sécurité avec lui, ou qu'elle aille, parce qu'il avait l'oeil de Vainqueur. De toute façon, elle n'accepterait pas.
- Ou avec Kex, reprit-il plus bas. Vainqueur sait que tu es ici. S'il ne nous voit pas revenir dès que le printemps le permet, il enverra un autre te ramener.

Il n'avait jamais été plus près de la vérité.

Les mains de Brun encadrèrent soudain son visage. Contrairement à ce qu'elle aurait pu croire, elles étaient chaude contre sa peau gelée. Elle ancra ses yeux sombres dans les siens, le sentant sur le point d'annoncer un argument sérieux. Morte oui, elle l'était pour sa famille, pour les Duchés. Elle aurait pu revenir près de Béarns, s'établir dans une ferme et laisser Espoir grandir dans l'anonymat. Oh comme elle aurait souhaité que les choses soient aussi simple.

L'intensité avec laquelle il lui demanda de partir avec elle lui coupa le souffle à moins que ce ne fut l'onde d'Art qu'elle sentit vibrer à l'horizon de son esprit. Elle fronça les sourcils, surprise et intrigué par ce contact. A travers cette onde, lancée comme un caillou dans l'eau, elle percevait aisément l'inquiétude de Brun ou plutôt son angoisse.
Pourquoi parlait-il de Kex ? Pourquoi de Vainqueur ?

Elle aurait pu partir avec Brun, mais le souvenir du rêve d'Art qu'ils avaient partagé s'était gravé en elle. A Hautegarde ou ailleurs, elle avait vu de ses yeux le dégoût peint sur les traits du Maître d'Armes. Une vie à ses côtés ne le contenterait pas, il serait jour après jour plus malheureux et plus aigri. Elle ne voulait pas cela pour lui, ni même pour elle.
Et Kex ? La question ne se posait même pas. Quant à Vainqueur, trop de questions se posaient justement.

Elle ferma les yeux quelques secondes en appuyant sa joue contre l'une de ses paumes avant de venir lui saisir ses mains pour l'inciter à les baisser. Elle conserva cependant ses doigts entre les siens, bien plus fins et plus froids aussi.

- Pourquoi mentir ailleurs quand je le fais déjà ici ? demanda-t-elle d'une voix douce.

Elle chercha ses mots suivants un moment et finit par se lancer en omettant volontairement sa proposition de partir avec lui.

- Je suis morte oui, mais trop je le crains aimeraient me savoir en vie. Tu es bien placé pour savoir que les rumeurs circulent vite et que même lorsqu'il s'agit de rumeurs, elles éveillent les intérêts.

Sans s'en rendre compte, elle pressait un peu plus ses doigts dans les siens :
- En outre, une délégation de Montagnards est prévue ce printemps. Ils se rendent dans les Duchés demander à Vainqueur de l'aide pour sauver l'un des leurs. Aksel est malade, mourant devrais-je dire. Je ne peux contrôler tout ce qu'il se dira entre les deux pays lors de cette rencontre et Vainqueur sait déjà que je suis ici. Il suffirait d'un mot, d'une phrase anodine qui pourrait me révéler aux yeux d'autres présents.

Elle marqua une courte pause et reprit :
- Et même sans cela...il y a l'Art. Je ne suis pas fiable, je t'ai artisé toi sans le vouloir consciemment, que se passerait-il si un membre du clan me percevait ? Tu connais mon père ou du moins, ce que l'on dit de lui. Et bien sache que Glace Loinvoyant m'a élevé avec cette même ambition qui l'étreint, mon rôle à Castelcerf n'était pas seulement d'apprendre l'Art, je devais aussi me faire une place à la cour, apprendre des secrets, jouer le jeu des grandes et des grands de ce monde dans le seul but de trouver les failles du Roi, toute mon éducation a été faite dans ce sens. Mais...je t'ai rencontré toi et j'ai découvert des facettes de Vainqueur que je n'imaginais pas. Ce que j'essaye de dire...de manière fort maladroite je te le concède, c'est que si l'on apprenait que j'étais en vie et si on apprenait que Glace Loinvoyant possédait un nouvel héritier en plus des deux autres, ce serait un risque pour Vainqueur. Je refuse que Espoir ait un rôle dans ce jeu, je refuse que nous soyons utilisés pour des guerres de pouvoirs. Vainqueur n'enverra personne me chercher, il vaut mieux pour lui que je reste morte.

Ah ça...sa vie avait basculé lors de cette chasse. En rencontrant Brun, elle avait remis en cause tout ce qu'on lui avait appris durant dix-sept années. Elle avait abandonné la volonté de son père pour suivre la sienne propre et se faisant, elle avait découvert Vainqueur sous un nouveau jour et l'avait aimé comme un grand cousin, comme un protecteur.

Le déserteur essaya d'intégrer, dans ce flot de paroles, les informations que lui livrait Acuité et le raisonnement qui la guidait. Ainsi une Délégation partait bientôt. Ainsi elle craignait que son existence soit révélée, et comptait sur les Montagnes pour la garder à l'abri des mauvaises intentions. Mais cette frontière naturelle n'était pas infranchissable, ils en étaient tous deux la preuve vivante.

Ne le voyait-elle pas ? Ne l'entendait-elle pas ? Dans quelle langue allait-il devoir crier ses avertissements ? Elle l'obligeait à lui faire violence, à lui faire peur. Il avait voulu l'éviter jusqu'ici, il avait voulu préserver le bonheur qu'il avait cru voir. Mais elle n'était pas heureuse ici, ni en sécurité, alors pourquoi rester sinon par pure obstination ?

La fille de Glace Loinvoyant l'agaça à cet instant, il retrouva cette colère qui lui était familière. Il démêla ses doigts des siens et se prépara à ce qu'il allait devoir lui dire, et à ses conséquences. Nerveux, il piétina sous ses pieds la neige fraîche et le bref bonheur qu'ils avaient connu ici.

- Va jusqu'au bout de ton raisonnement. Vainqueur te veut morte. Il sait que tu es à Jhaampe. Tu seras partout plus en sécurité qu'ici.
Il sentit le froid le prendre, baissa les yeux et dit :
- Pars avec lui.

Qu'avait-elle donc dit ? Elle n'en avait pas la moindre idée mais la réaction de Brun lui laissait à penser qu'une erreur avait été commise dans ses propos. Il se libéra de ses doigts et elle ne fit aucun effort pour le retenir. L'heure paraissait grave étant donné les traits tirés du déserteur. Il semblait subitement agité.
Les mots tombèrent et avec eux, la conséquences et les non-dits.
Il y avait une différence entre s'arranger d'une rumeur et faire en sorte qu'elle devienne vraie.
Elle demeura un moment interdite, le regardant sans réellement le voir, toute tournée vers ses pensées. Vainqueur la voulait morte, c'est bien ce qu'il était entrain de dire. Que ferait-il à Espoir alors s'il apprenait son existence ?
Elle ne pouvait y croire, Vainqueur était de sa famille, son grand cousin, elle avait confiance en lui, il ne pouvait pas souhaiter sa mort.
Un rire nerveux s'échappa de ses lèvres puis petit à petit, son incrédulité fit place à l'évidence.

Intérieurement, tous ses souvenirs revinrent les uns après les autres. Brun dissimilé derrière les arbres lorsqu'elle l'avait blessé qui avait alors crié à l'assassin de Vainqueur, Brun souffrant d'insomnies mais en réalité que faisait-il à ses heures tardives de la nuit ? Elle comprit immédiatement qu'il guettait et cela expliqua pourquoi il avait demandé à dormir avec eux sans partager sa couche.
Son agacement à l'idée qu'elle ne prenne pas au sérieux ses mises en garde, leurs disputes liées à son incompréhension.
La peine rattrapa l'évidence, puis vint la colère. Son sourire s'effaça au fur et à mesure que son humeur montait et subitement, elle explosa.
Sa main s’éleva sans crier gare et elle le gifla une fois.

- Tu m'as menti, souffla-t-elle d'une voix trop basse, annonciatrice de tempête.

Elle se leva d'un bond, grelottant et rapidement secouée de spasmes. Ses yeux s'embuèrent et elle renifla pour mieux contenir les larmes et les sanglots qui menaçaient de s'abattre sur elle. Ce n'était pas très élégant ni même digne de sa personne mais que lui restait-il d'élégant dans cette vie de labeur ? Ses doigts étaient sales tout comme ses vêtements. Jadis elle sentait les huiles et le savon aux fragrances de fleur alors qu'aujourd'hui, elle n'avait ni huile, ni savon mais seulement quelques herbes et beaucoup de peaux de bêtes.

- A ton fils et à moi, reprit-elle. Tu voulais peut-être nous protéger mais la vérité c'est qu'en tenant les noirs desseins de Vainqueur au secret c'est lui qui tu protégeais.


Il se mit à neiger et à travers les flocons, elle lui cria plus fort, comme un reproche :
- Je te faisais confiance !

Alors elle rajusta ses vêtements pour se garder du froid et transie de colère, elle le toisa :
- Mais peut-être en effet devrais-je partir avec Kex. Lui au moins me respecte suffisamment pour être sincère. Si je suis incapable de lui ouvrir mon coeur pour l'en remercier, peut-être au moins pourrais-je lui ouvrir mes cuisses. Tu auras tout le loisir d'y penser lorsque tu retournera aux pieds de ton maître.

Elle décida alors de rentrer afin de préparer ses affaires. Evidemment qu'elle n'irait pas chez Kex mais elle éprouvait le plaisir malsain de lui laisser croire le contraire. Pourtant, son intuition lui soufflait que cela ne servirait à rien. Son espoir de l'avoir vu revenir pour elle venait de s'envoler. Oui, elle avait cru que peut-être l'annonce de sa mort l'avait suffisamment ébranlé pour qu'il vienne la retrouver jusqu'ici, qu'il avait effectué tout ce chemin pour elle et pour son fils. La réalité était bien plus amère, il ne l'avait fait que parce que la menace d'un assassin planait sur elle. Alors soit, s'il souhaitait abandonner son devoir auquel il tenait tant dans les bras d'un autre, elle ne se battrait plus pour le faire changer d'avis. Elle en avait soupé de ses rejets, elle en avait soupé de ses mensonges et de ses manipulations pour contenter Vainqueur.
Qu'il fasse ce que bon lui semble, peut-être qu'en se débarrassant d'elle il prévoyait d'enfin retourner dans les Duchés, elle en tout cas, avait besoin de réfléchir à la suite, à ce qu'elle ferait pour protéger son fils.