Durant tout le trajet qui les avait mené jusqu'aux appartements de Shyrin, ils n'avaient échangé aucun mot. Vainqueur n'était de toute façon pas du genre à faire la conversation pour combler les silences et Shyrin semblait encore trop transie de froid pour arriver à esquisser un quelconque mouvement de bouche.

Le Roi se demanda si la jeune femme survivrait au frimas de l'hiver. A l'abris du château il en était certain, bien que son manque d’appétit l'inquiéta quelque peu. La déprime certainement n'aidait pas, mais même s'il ne voulait pas passer pour un tortionnaire, le fait était que Shyrin restait une prisonnière de Guerre. Vainqueur ne pouvait donc pas la laisser vaquer à ses occupations de Princesse comme si elle était légitime en ces murs.

Il souhaitait toutefois adoucir ces jours et c'était en partie pour cela qu'il lui avait autorisé une missive pour son père. Cela lui ferait surement du bien, ou l'accablerait d'autant plus.
La chaleur de la pièce était agréable et il fut satisfait de voir que le feu n'était pas à raviver. Les appartements semblaient bien entretenus, loin de l'idée que l'on pouvait se faire d'une civilisation barbare.
Shyrin était entrain de se dévêtir, l'écureuil ayant quitté sa capuche d'un bond qui fit sourire le Roi. La petite créature semblait amusante et espiègle. Il se surprit à se demander si elle lui avait appris quelques tours.

Le Roi fronça alors les yeux, en découvrant que la Princesse ne parvenait pas à retirer le noeud de sa capuche. Il jeta un coup d'oeil à droite, puis à gauche, mais visiblement, les pièces étaient vides. Où étaient donc passé les domestiques de la jeune femme ?
Ses petits doigts fins et fragiles tremblotaient trop pour défaire le lien serré par le froid.
De sa carrure imposante, il s'avança vers elle et, la dominant de toute sa hauteur, il repoussa ses mains doucement avant de s'attaquer à son tour au noeud qu'il défit rapidement.

- Vous vous habituerez au froid. Dites-vous que le temps est encore plus rigoureux chez Acuité., lâcha-t-il dans un sourire triste.

Il ne s'en rendait pas compte mais sa phrase possédait en soit un double sens. Béarns était connu pour son climat rigoureux, Acuité y avait été élevée. Pouvait-on considérer le Royaume des Montagnes comme encore plus rigoureux ? Pouvait-on considérer ce Royaume comme le sien désormais ?
Non, il ne le pouvait pas. Brun devait-être arrivé depuis...il l'ignorait puisqu'il avait coupé le lien qui les unissait.

- Bien, reprit-il de manière plus enjouée en lui tapotant les épaules. On va vous porter un plateau, mangez, s'il vous plait. Nous verrons pour les cartes demain.

Un moyen peut-être de la rassurer et de passer à autre chose. S’apitoyer sur son sort n'était bon ni pour lui, ni pour elle.

Il l'observa longuement tandis qu'elle lui demandait de rester. Pauvre petite créature esseulée dans un château froid et hostile. Sa condition lui fit pitié subitement et surtout mal au coeur avant qu'il ne se rappelle qu'elle était seule responsable de sa condition. Elle s'était rendu de son propre chef, en suivant les directives du plan d'Acuité.
Par El....au délà de cette bêtise, ce plan avait apporté la paix entre les deux pays, mais à quel prix ?
Shyrin se retrouvait à présent prisonnière dans un pays qui rêvait de la voir pendue, car le peuple ne voyait en elle que l'ennemie à sa portée, et non pas celle qui s'était sacrifiée pour sauver deux peuples.
Vainqueur voyait de la noblesse dans ce geste autant que de la bêtise. Mais il devait reconnaitre que l'adolescente avait eu la force d'aller jusqu'au bout et ce trait de caractère était plus que louable.
Cependant, il ignorait comment lui rendre le sourire et même l’appétit.
Il ne pouvait pas rester comme elle le lui demandait, Bienséance avait prévu un entretien et il était déjà en retard. Elle l'attendait pour manger. Mais il reviendrait la voir, jusqu'à trouver ce qui ferait plaisir à la jeune femme. On frappa à la porte, et avant qu'il n'ordonne au domestique d'entrer, il précisa sans masquer son manque d'enthousiasme :

- Je ne peux pas, j'ai un entretien important auquel je ne peux malheureusement pas me soustraire.]Mais je reviendrais vous chercher demain, pour les cartes.

Il ouvrit alors la porte sur le domestique  avant de se tourner une dernière fois vers Shyrin.

- D'ici là, mangez s'il vous plaît.

Sur ses mots il passa la porte et s'enfonça dans les couloirs jusqu'à ses propres appartements. Il devait encore se changer, Bienséance n'allait pas apprécier.

Shane entendit les dernières paroles du Roi à travers la porte. Porte qu'il n'eut pas la grâce de lui tenir pour qu'elle puisse entrer commodément, chargée du plateau avec le thé et les petits gâteaux qu'il avait fait mander. Quelles pensées ! Qu'un Roi tienne la porte à une esclave ! La liberté lui tournait la tête.

Vainqueur ne sembla pas remarquer son existence, comme plus tôt, dans la cour. Et cela lui convenait parfaitement. C'était le Roi, et elle le détestait - plus encore qu'elle le craignait. Cela faisait plusieurs mois maintenant ; mais elle n'avait pas oublié l'état dans lequel elle avait retrouvé sa princesse après qu'il eut ravagé son esprit. Ni l'enfermement auquel il avait condamnée Shyrin, jusqu'à aujourd'hui...

Que signifiait cette promenade à cheval ? Les motivations du monarque et la réaction de sa sœur l'intriguaient. Bien sûr qu'elle avait envie de sortir, mais c'était dangereux, et... avait-on besoin de s'apprêter ainsi pour une sorte équestre ? Shane l'avait préparée comme pour un bal d'hiver. Mais rien n'y paraissait plus désormais, tant la jeune femme était trempée.

Aussi vive que son pied le lui permettait, Shane posa le plateau sur la table basse et couvrit les épaules de Shyrin d'une nouvelle couverture. Elle ramassa et étendit sa cape trempée, servit un thé brûlant, puis s'approcha de la princesse pour défaire ses tresses. Des flocons de neige s'étaient piqués dans ses cheveux, qu'elle peigna pour en extraire l'humidité.

- Tout s'est bien passé ? demanda-t-elle, circonspecte.
Le Roi ne lui avait-il pas à nouveau imposé son Art, cette magie terrible qu'elle possédait aussi ? Que lui avait-il raconté ? Qu'est-ce que Shyrin lui avait demandé, avant qu'il ne parte ? Et qu'est-ce que c'était que cette histoire de cartes ?

Les questions se pressaient dans son esprit inquiet.

Agréable ?! De sortir dans le froid et le danger, en compagnie de son tortionnaire ? Ça n'aurait pas été si agréable si, lui, ne l'avait pas confinée ici. Son invitée. Celle qui lui avait offert la paix. Une princesse. Une princesse qui s'était tellement flagellée qu'elle en oubliait de s'indigner du traitement qu'elle subissait. Qu'elle était reconnaissante des miettes de liberté qu'on lui laissait, après lui avoir confisqué le pain blanc qui seyait à son rang.

Shane sentait la colère sourdre d'elle, tout comme elle sentait sourdre de Shyrin l'envie d'un bain brûlant. Une communication sans mot. Était-ce la magie ? Cela lui avait paru naturel, jusqu'ici. Elle était proche de sa sœur. Elle devinait ses envies. Elle comprenait mieux, aujourd'hui, pourquoi l'inverse n'était pas vrai. Ça n'était pas dû qu'au caractère de Shyrin. Shyrin ne sentait pas ses envies. Shyrin ne la connaissait pas comme, elle, la connaissait. Ne connaissait-elle pas son plus précieux secret ?

Alors, pourquoi la princesse ne lui disait plus rien, enfermée dans cette chambre et en elle-même ? Ce qu'elle pensait vraiment du Roi ? Ce qu'ils allaient faire ensemble le lendemain ? Ses confidences lui manquaient. Sa sœur lui manquait. Même sa princesse capricieuse lui manquait. Celle qui aurait réclamé un bain brûlant plutôt que de le désirer en silence. Celle qui n'aurait fait qu'une bouchée de... par Sâ, elle mangeait !

Ravie, Shane en oublia son peigne et sa retenue.
- Il t'a autorisée à sortir à nouveau ? demanda-t-elle, pleine d'espoir.

La réponse pourtant peu claire de Shyrin déchaîna l'enthousiasme juvénile de Shane, qui sautilla de joie.
- Oh ! Oh ! Tu vas pouvoir sortir au Bourg ! J'ai tant de choses à te montrer ! Constance nous a fait visiter ! Les boutiques, et sur le port, la mer, et...

Son enthousiasme retomba comme un soufflé quand il fut question des fameuses cartes.
- Mais... pourquoi ? balbutia-t-elle.
L'idée choquait son patriotisme, pourtant peu développé.
- Tu crois qu'il prépare une nouvelle guerre ? couina-t-elle.

Mais Shyrin ne semblait pas partager ses angoisses. Ses pensées étaient plutôt dirigées vers la température de l'eau où elle plongerait son corps. Mais elle avait déjà demandé un bain avant son excursion.
- Je ne sais pas, murmura Shane, gênée de devoir faire cette réponse.
La princesse était bien traitée au château, mais de là à lui faire monter deux bains dans la même journée... Les autres servantes allaient la recevoir !

Mais peut-être tous ces désirs seraient-ils exaucés, à présent qu'elle avait regagné la faveur du tyran ?

Shane réfléchissait en déshabillant Shyrin. Le clan Qassem ? Pourquoi le clan Qassem ? A la place du Roi, c'est plutôt des Fanel qu'elle se serait inquiétée. Leur chef devait avoir gardé une certaine rancune de la fuite de sa promise. N'importe qui l'aurait fait, alors lui... Elle était heureuse d'être loin, quand elle y pensait.

- Oh ! s'exclama-t-elle encore à l'annonce de la lettre. Sais-tu ce que tu vas lui dire ?
Le rassurer, ou se plaindre de sa captivité ? Shyrin devait être déçue de sa vie dans les Duchés, mais elle avait changé. Renoncé à beaucoup de choses qu'elle aurait exigées jadis, comme ce bain dont elle s'était ôté l'idée.

Songeuse, Shane posa la robe pliée sur le dossier du fauteuil et entreprit de délacer les bottes de sa maîtresse. Près du feu, la neige qui y restait accrochée formait de petites flaques sur le plancher. Mais Shane ne s'en inquiétait pas. Elle pensait à sa mère et à ce qu'elle lui aurait raconté, si elle avait pu pour son compte noircir le papier.

- Non, ça va, répondit-elle distraitement. Bien sûr je ne comprends pas tout, quand ils parlent très vite entre eux, ou les expressions bizarres qu'ils utilisent... Mais pour l'essentiel...

Elle faillit lui parler de l'enfant qu'elle gardait sur le port, et des conversations que cela suscitait. Même si l'Outrîlienne n'était pas très bavarde, le bambin attirait l'attention des femmes alentours. Même les pêcheurs et les vendeurs ambulants commençaient à la reconnaître, à cause de ses aller-retours hebdomadaires sur le quai. Mais Shyrin ne serait sans doute pas ravie d'apprendre qu'elle aidait, pour rien, une femme de mauvaise vie.

- Ava a plus de mal... je crois, poursuivit-elle en dénudant les pieds de Shyrin, avant de les frictionner.
A vrai dire, elle ne croisait plus beaucoup le danseur. Shyrin avait toujours été le seul lien qui les réunissait. Et dans le froid et la solitude de ce cachot confortable, ce lien s'était distendu... Que pouvait-il bien faire de ses journées ?

Shane frottait la peau de Shyrin avec douceur mais vigueur, pour ne pas que la princesse prenne froid. Un exercice quotidien auquel elle n'avait nul besoin de réfléchir, contrairement aux paroles de sa sœur.

- L'armée des Duchés gagnait du terrain. Tu as fait ce qu'il fallait... dit-elle pour la rassurer.

Sur le moment, le plan d'Acuité lui avait paru digne de la pire des tête-brûlée, sans parler de l'affreux mensonge qu'il imposait. Mais il leur avait permis d'échapper à Fanel. Pour Shane, cela suffisait à justifier leur fuite, en dehors de toute considération patriotique. Tant pis pour Chalcède et tant pis pour Hobes, même s'il devait se retrouver dans un sacré pétrin... Un bon père n'aurait jamais donné sa fille au fou Fanel.

Elle sourit en lavant les jambes de Shyrin. "Tous les trois". Cela lui faisait plaisir de l'entendre dire ça. Peut-être que tout allait s'améliorer : sa captivité, leur amitié...

- Je me promène, répondit-elle en allant chercher un linge et des vêtements secs. J'aime bien le village. Les gens sont...
Soucieux, en ces temps de disette et de méfiance - envers les Vifiers, les étrangers ? Oui, mais libres, et cela changeait tout.
- ... différents, finit-elle, n'osant exprimer sa pensée confuse.

- Quelle robe veux-tu porter ? Et pour demain ?
Le moment était d'importance si la princesse devait aider le Roi et regagner par là ses faveurs, ou du moins sa clémence.

Shane choisit la robe verte en chaude laine que Shyrin avait portée la veille. Pour demain... la robe bleue sombre, aux couleurs de Cerf, accompagné d'un des colliers d'or que Shyrin avait emporté de Chalcèdes lui paraissait un bon compromis entre soumission et dignité. Mais elle avait toute la nuit pour y penser. Et puis la garde-robe de la princesse n'était aussi fournie ici qu'au domaine Cardia ; les options n'étaient pas infinies.

Leur mission dans la salle des cartes, proche de la trahison, l'inquiétait davantage. Et, malgré l'espoir nouveau, un secret qui lui pesait. Comme un mensonge par omission. Elle n'avait pas parlé à sa sœur de la visite de Maya. Qui sait comment la princesse réagirait ? N'était-ce pas aussi une sorte de trahison, de posséder la magie qui l'avait meurtrie ?

Tâchant de ne plus y penser (ce qui, se disait-elle, ne portait pas à conséquences, son apprentissage n'ayant pas commencé), Shane sécha et habilla sa maîtresse. Pour satisfaire le souhait de Shyrin et se changer les idées, elle lui décrivit avec force détails le village : la longue route pavée qui descendait du château, usée par les aller-venues ; la place du marché où l'enthousiasme des vendeurs parait à la maigreur des étals ; les vitrines affriolantes des boutiques où elle n'osait jamais entrer ; et surtout, le port, en long, en large, avec son entêtante odeur de poisson, les mouettes chapardeuses et l'horizon...

Ailleurs, elle ne sentait plus le temps passer. Demain serait vite arrivé.


[hrp : Je te laisse poursuivre ou non selon ton inspiration ]