La foule la portait Eda savait où et elle se laissait faire, dépourvue de volonté propre. En un sens, Mésange se sentait soulagée ; elle n’avait pas à faire de choix, pas même à penser, juste à se laisser aller. Ses larmes s’étaient taries mais elle n’avait pas essuyé ses joues. Elle ne broncha même pas quand le bas de la robe se déchira dans un craquement de velours.

Bousculée encore et encore, la duchesse releva les yeux pour contempler la horde d’anonymes qui l’entourait sans lui prêter la moindre attention. Un des visages lui était familier, pourtant, et elle tourna la tête pour ne plus le voir. Le maître d’armes n’avait rien à faire là, il appartenait à l’estrade et elle n’y était plus. Il lui remettait en mémoire tout ce qu’elle avait souhaité oublier, sa fille, la chalcédienne, et tous ses devoirs si pesants.

Lorsqu’enfin Brun Braveterre la rejoignit, Mésange, l’air contrit, ne put qu’acquiescer à ses mots. Elle comprenait, à présent, qu’elle ne pouvait échapper à sa vie de duchesse ainsi, aussi fort qu’elle le désire. Alors, une main au bras du maître d’armes et l’autre relevant ce qu’il pouvait être sauvé de sa robe, elle se laissa reconduire. En silence, tout d’abord, puis, alors que les marches du château approchaient :
— P-pensez-vous qu’elle soit mauvaise ? La chalcédienne, je veux dire…

Mésange n’y avait vraiment réfléchi, ses pensées embrouillées, rechignant à aborder ce sujet si sensible. Et pourtant elle devait savoir. Y avait-il une part de vrai dans ce que l’étrangère avait déclaré plus tôt ?

Au départ, Brume avait suivi la duchesse de près, marchant à sa suite sans comprendre où elle se dirigeait. Ne souhaitait-elle pas retourner auprès de sa fille, dans ses appartements ? Et puis ses pas étaient devenus plus erratiques, la foule s’était immiscée entre elles, et Brume n’avait plus suivi le mouvement que de loin, soucieuse de la destination de sa maîtresse. Mais, alors que la jeune femme plissait furieusement les yeux pour ne pas perdre son aînée de vue, elle repéra le maître d’armes qui semblait voler à son secours. Soulagée, elle renonça à jouer des coudes pour rejoindre Mésange.

A présent dépourvue de noble dame à servir, Brume se demandait encore si elle allait reprendre sa place sur l’estrade quand une voix familière l’interpella. Une voix qui, malgré tout le temps qui s’était écoulé, lui rappelait toujours des pommes d’amour, des confidences échangées sur une plage, un baiser volé.
Les joues rouges malgré elle, elle se tourna vers Ray, qui était semblable à lui-même. Ses bras débordaient de plateaux, ses lèvres bleues trahissaient sa gourmandise, et il était toujours aussi avenant.

― Ca fait longtemps, oui, finit-elle par répondre. Je sers la duchesse Mésange maintenant, ajouta-t-elle comme pour excuser son absence.
La vérité était ailleurs : affreusement gênée par ce qu’il s’était passé entre eux, et désireuse de s’épargner une nouvelle situation d’intimité, elle avait évité Ray et ses cuisines du mieux qu’elle avait pu. Ils ne s’étaient jamais recroisés.

Pourtant, quand le pâtissier se mit à lui parler de ses petits choux avec enthousiasme, Brume se prit presque à regretter ce choix. Maintenant qu’elle l’avait sous les yeux, elle ne pouvait pas se mentir : il lui avait manqué, lui aussi.
— Je prendrai le même que toi, sourit-elle en pointant du doigts ses lèvres maculées de bleuet.
Et puis, désignant à présent les plateaux dont il était chargé :
― Tu veux que j’en porte un ? On ira plus vite, à deux, et je n’ai rien de mieux à faire.
Etait-ce mal de souhaiter passer un moment avec lui, s’ils n’étaient pas que tous les deux ?

Fâchée, Shane s'enfuit. Peut-être même m'en voulait-elle, si j'en jugeais par le regard qu'elle m'avait adressé. Qu'importait, j'avais mes raisons d'agir ainsi, et je ne pouvais les exposer à Shane. Un jour peut-être viendrait où je pourrai parler ouvertement de mon rôle et de celui de Shyrin, mais ce jour n'était pas venu. Ceci dit, l'idée de rester seul dans cette assemblée étrangère (ou plutôt seul étranger dans cette assemblée d'habitants locaux) ne me disait rien qui vaille dans les circonstances actuelles. Même si la présence de Shane ne me protégeait en rien, au moins m'apportait-elle quelque chose de familier, même si Lawena m'aidait à communiquer.

Je me levais donc pour suivre la même direction que ma compagne d'esclavage. J'en avais presque oublié que Iris m'invitait à résoudre mon « problème » de tatouage. La jeune femme se rappela à moi, lâchant quelques mots rapides avant que je ne fuis. D'un regard à Lawena, je lui demandais la traduction, ce qu'elle me livra gentiment. Puis je les remerciais toutes les deux, tâchant de me souvenir quels étaient les mots employés par les Duchés pour cela, avant de m'enfuir à mon tour.

Jeune et stupide. Les mots se répétèrent dans l'esprit de Mésange, comme s'ils y trouvaient un écho particulier. Etait-ce qu'elle pensait également ? Que la mort de sa fille n'était due qu'à une erreur de jeunesse ? De nouvelles larmes perlèrent à ses yeux alors qu'elle repoussait cette idée avec rage. Acuité n'était pas de celles qui jouent avec leur vie comme si elle n'avait aucune importance. Ce n'était pas elle, ce  n'était pas l'éducation qu'elle avait reçue. Non, la jeune fille ne pouvait être à l'origine de cette décision, elle avait dû y être poussée, c'était ça...

Saisissant l'occasion de changer de sujet que lui offrait le maître d'armes, Mésange essuya ses joues d'un revers de main et croisa brièvement le regard de l'homme.
- Mes appartements, je vous prie, répondit-elle d'une voix qui ne tremblait presque plus. Merci.

Ses appartements, oui, et sa petite Dévouée qui l'y attendait. Pourquoi l'avoir quittée en premier lieu ? La retrouver serait une bénédiction, et elle se surprit à murmurer son nom alors qu'elle quittait définitivement le banquet au bras de Brun Braveterre, sans un regard pour l'estrade et son époux qui y siégeait encore.

Brume détourna les yeux lorsque le jeune pâtissier se lécha les babines ; encore une fois, ça ne lui rappelait que trop le baiser qu'ils avaient échangé. Mais il fallait se ressaisir : un plateau entre les mains et des tables à servir, elle n'avait plus le temps de rêvasser, pas vrai ? La main de Ray enserrait la sienne, c'était chaud et doux, mais ils avaient du travail.

Quand son guide s'arrêta net, Brume se retrouva bien obligée de se concentrer. Elle leva les yeux vers lui, puis suivit son regard avant de revenir sur son visage plissé par la concentration. Elle aussi avait pu surprendre le geste de l'étrangère, qui ne la choquait pas : elle avait vécu à Bourg-de-Castelcerf, dans des conditions encore plus précaires, et savait que nourriture offerte ne se refuse jamais. Ray allait-il reprocher à la jeune mère ce simple geste de survie, prévenir la garde ?

Sous l'oeil attentif de Brume, son compagnon finit par plaisanter avec une autre femme à l'allure exotique. Il était clairement gêné, mais avait bien agi ; elle tenta de lui transmettre sa gratitude d'un sourire lorsqu'il sembla guetter son approbation. Puis elle se tourna vers l'étrangère, dont la multitude de couleurs lui était étrangement familière.

- Nous avons pu goûter, merci, répondit-elle avec un geste du menton vers les lèvres de Ray - cette fois-ci, intactes.
Evidemment. Essayant de ne pas trop perdre sa contenance, la brune précisa :
- Enfin... on a goûté, avant. Et on a tous ceux-là qui attendent d'être mangés, encore, il faudrait d'ailleurs... qu'on les dépose.

Sa deuxième main toujours dans celle de Ray, elle n'avait d'autre choix que de secouer celle qui tenait le plateau pour le désigner. Les pâtisseries commencèrent alors à s'entrechoquer, leurs garnitures à se mélanger, et Brume ouvrit de grands yeux. Pourquoi fallait-il qu'elle se rende ridicule auprès de ce garçon en particulier ? Elle se sentait gauche et maladroite, débitait des absurdités et souhaitait se trouver partout sauf ici ; c'était à son tour de lui jeter un regard penaud.