Avec Chance Aigrefeuille

La pluie, toujours la pluie. On lui avait dit que c'était une constante du métier, tout comme son long manteau et son chapeau à larges bords. L'ambiance était noire et solitaire pour les gens de son espèce, comme si la nuit leur collait à la peau. Mais aujourd'hui son humeur était toute différente.
Car quelle mission d'importance on lui avait confiée ! Le royaume entier pouvait compter sur lui, la couronne était en jeu, la réputation du roi son but, la gloire sa récompense ! La chance n'avait absolument rien à voir là-dedans - et ce même s'il allait effectivement la croiser -, ses nouvelles responsabilités d'enquêteur certifié par la garde de Cerf ne pouvaient que s'expliquer par son flair et ses compétences. Innées bien entendu, mais hautement talentueuses car elles avaient été décelées sans peine la semaine dernière par le recruteur. Ah ! Fini la vie de crève-la-faim à laver les taverne et à charger du blé ! L'enquêteur Justin avait sa première enquête bien en main !

Ses supérieurs lui avaient décrit parfaitement l'endroit. Une falaise. Justin releva la tête de ses notes pour vérifier les lieux, et fronça les sourcils de manière déterminée. Et une cabane. Haha ! Il l'avait trouvée ! Le lieu où la sorcière devait être et où elle avait sûrement caché ses méfaits, et la couronne du roi ! Un regain de fierté vint gonfler les poumons de l'enquêteur qui, dans un geste théâtral maintes fois répété ouvrit la porte violemment et sauta à l'intérieur de la bâtisse, un index accusateur pointé droit devant lui et son mandat déplié dans l'autre main.

- Chance Aigrefeuille, par l'autorité du corps des Gardes Enquêteurs de Cerf, je vous somme de...Ahh !

Un éclair venait de zébrer l'horizon derrière lui, projetant son ombre dans la pièce et éclairant brièvement son intérieur d'une lumière lugubre. Des pots et des livres partout, les uns trop étranges pour être mis en mot et les autres en contenant sûrement bien trop pour être tout à fait innocents.
Justin avala sa salive dans un effort de volonté. Il était enquêteur par El ! Et sa lettre de mission disait, disait... Il dut y jeter un coup d'oeil furtivement pour trouver ses mots, tandis que sa main tremblait.

- de me remettre la couronne que vous avez volée. Par témoignages nombreux et concordants, nous savons - parler au pluriel lui procura un étrange mais bienvenu sentiment de réconfort dans sa solitude - s-avon-vons que vous êtes la personne à voir pour obtenir des renseignements sur un objet perdu ! Grâce à no- mon pouvoir de déduction d'Enquêteur du corps des Gardes Enquêteurs de l'Enquê-quête en Cerf, j'en conclus donc que VOUS avez le bien de sa Majesté, la couronne du roi !

Alors qu'il sursautait une nouvelle fois lorsque la porte grinça légèrement en cognant le mur de la cabane, Justin se permit de maudire ses nouveaux supérieurs intérieurement. Ils l'envoyaient seul chez une sorcière des haie pour son premier jour de service ! Il n'était pas du tout de taille ! Il allait sortir de cet endroit avec un corps de crapaud et plus aucune fille ne voudra de lui ! Son sort était scellé !
Il ferma très fort les yeux.
Très très fort.

Avec Chance Aigrefeuille - part 2

Elle avait très bien entendu, Justin était sûr qu'il avait parlé assez fort pour cela - bon, certes il n'avait peut-être pas très bien articulé, mais la peur lui avait donné de belles vocalises. La sorcière jouait les naïves face à lui, alors qu'il la voyait : elle était en train de préparer une potion, elle avait prévu son arriver, elle allait lui faire boire ce poisson et il aurait des pustules partout ! Tout ce qu'il savait de superstitions était donc vrai, sauf le nez crochu et le menton à barbe, cette sorcière là était plutôt jolie même, quoiqu'un peu sauvage.

- Je, euh, je suis enquêteur de la Garde, Jus-Just... Non, non fou ! Ne jamais donner son vrai nom à une sorcière, c'est avec cet ingrédient primordial qu'elle conçoit ses envoûtements ! Ne te laisse pas avoir par son sourire feignant l'innocence ! Justalin et j'ai un ordre de mes supérieurs m'enjoignant de venir récupérer le bien du roi dans votre antre, euh, maison, pardonnez-moi, s'il-vous-plait-ne-me-transformez-pas-en-crapaud-je-suis-bien-trop-jeune-pour-ça snif.

Ses supérieurs hiérarchiques savaient très bien qu'il avait horreur des sorcières des haies, mais pourquoi donc l'avait-il choisi lui pour cette mission là ? La *première* mission de son service pour sa rentrée chez les gardes, c'était vraiment d'une méchanceté sans nom.

Avec Chance Aigrefeuille - Part 3

Le dilemme était des plus déroutants : demander de l'aide à une sorcière des Haies ou l'indisposer avec une fouille de son lieu de travail ? L'un dans l'autre, aucune de ces deux possibilités ne permettait au nouveau garde Justin de se dérober à sa mission et de fausser compagnie avec l'objet de ses frayeurs. Il resta ainsi un moment à ouvrir et refermer la bouche sans se décider sur les mots qui devaient en sortir.

- Euh...mmm.... je.... non, pas une "fouille", c'est pour aider les Loinvoyants, en fouillant...mmm...

Même lui se rendait compte que cela n'avait aucun sens. Il ferma les yeux et prit une grande inspiration, tentant de faire abnégation de tout ce qui l'entourait, de ne pas penser à cette femme sûrement démon des enfers d'El et à ce que pouvaient contenir les étagères de sa cabane. Justin rouvrit les paupières et arriva même à articuler une demi-sourire, tenant sûrement plus de la grimace vu le stress qui le tiraillait. Sa voix se fit plus claire, bien qu'encore légèrement fébrile.

- Je n'en sais fichtre rien. Le jeune pauvre garde soupira et baissa les épaules comme si le destin se liguait contre lui. Je fais juste ce qu'on m'a dit de faire et cette feuille d'ordres débile est vraiment inutile, ça veut tout et rien dire. Mon premier jour chez les gardes, et on me file une mission qui n'a ni queue ni tête et où j'ai la peur de ma vie. Ca vous dérange si on dit que j'ai fouillé votre maison mais que j'ai rien trouvé ? Comment ça je peux rentrer la tête haute voir mes supérieurs. Justin avait l'air suppliant, rien que se tenir dans l'antre d'une sorcière avait tout l'air d'être un calvaire pour lui.

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Ailleurs, Au Coin du Garde précisément, les paris allaient bon train parmi les vétérans. Cette fois-ci, ils s'étaient vraiment dépassés pour leur bizutage du nouveau. On relança de deux couronnes sur le fait qu'il tenait plus de cinq minutes. La soirée commençait vraiment bien.

Avec Alizée Forestier - Part 1

Au château, loin d'une cabane et loin du Coin du garde même, se trouvait un jeune noble passablement en rogne. Cela n'était pas véritablement sans lien, car il venait lui aussi de subir les actions des vétérans d'armes de Cerf. Or il allait prendre le sujet à bras le corps et ne comptait pas se laisser marcher ainsi sur les pieds, qu'il avait fort beaux d'ailleurs tout comme le reste de sa personne, dans un aspect un peu trop propre pour être réellement vrai. Alors qu'une tâche salisse son nom, telle une amende pour avoir laissé son carrosse de voyage en plein milieu d'une aire de livraison au port, cela lui était insupportable.
Sire Flamboyant de La Roche avait une certaine imagination, malgré son conformisme aux tendances des plus effrayants, suivant les modes comme une limace s'accroche à sa feuille de salade et le fait que les modes en question passent par les soins d'une maquerelle disposant de nombreux modèles pour les faire admirer et plus si affinités pécuniaires n'y était véritablement pour rien. Il pensait avoir trouvé un vice de procédure, une faille dans l'autorité, une erreur dans la mécanique bien huilée de la délégation du pouvoir qui pourrait lui retourner les quelques piécettes qu'il avait dû déboursé, et laver son honneur et tout et tout et surtout permettre d'afficher sa supériorité sur les lois et les hommes et le commun des mortels, même si c'était un peu la même chose ces deux derniers points. HAHAHA ! Flamboyant devait essayer de se calmer devant son génie, il toussota légèrement pour s'éclaircir la voix, replaça ses mèches de cheveux - qu'il avait fort beaux, doit-on seulement le rappeler ? - et frappa à la porte des appartements de l'historienne de Castelcerf pour y montrer son petit visage de jeune noble aux cheveux blonds, aux dents blanches, aux yeux bleus rieurs et le reste de sa personne tout aussi parfaite.

- Bonsoir, historienne. Je suis le Sire Flamboyant de la Roche, mais vous pouvez m'appeler Sire tout court cela ira. J'ai été ce matin la victime d'une terrible injustice et je suis venu en quête de vos lumières pour pouvoir la réparer. Vous qui vous connaissez en histoire si j'ai bien tout suivi, pourriez-vous m'indiquer s'il y a eu des précédents dans les vols de couronne ? Et si, vu que vos connaissances recoupent sûrement celles du royaume, le fait que le roi en soit privé affecte son autorité et ses décisions, en les rendant caduques pour vice de forme, ou quelque chose comme cela ? Vous êtes bien aimable historienne, je vous remercie. Entrons je vous prie, vous m'expliquerez tout cela à l'intérieur, conclut-il d'un geste négligeant et maniéré de la main, indiquant à la demoiselle qu'elle pouvait reculer pour le laisser entrer.

Avec Flèche Tigraine - part 1

Il choisit d'entrer dans la boutique comme l'aurait fait un client, malgré son uniforme de garde du Bourg. C'était la première fois qu'il mettait les pieds dans le magasin de plantes. La petite cloche de la porte tinta en signalant son arrivée, et il constata avec soulagement qu'il était seul. Seul avec la petite gamine à moitié réveillée qui tenait la boutique ce matin. Pas de trace de la patronne des lieux, mais le gradé de Cerf n'eut qu'un instant d'hésitation avant de reprendre un air digne et de s'avancer vers la fille Tigraine.
Il la connaissait, de vue et de réputation. Elle posait pas mal de problèmes pour son âge, heureusement encore assez anodins pour ne pas attirer de sanctions trop graves. Pour les problèmes qu'ils arrivaient à découvrir du moins... cette fillette avait l'art de vous mener en bateau, elle pouvait parler tellement qu'on ne savait pas où commençait les vérités et où s'arrêtaient les mensonges. Malgré ses quarante ans, la gamine lui laissait toujours une impression étrange et peu rassurante. D'un autre côté, pour une fois, cela l'arrangeait plutôt qu'elle soit là et c'est avec des habits bien lavés et un menton rasé de près qu'il pointa vers elle ses yeux gris, assez doux et perlés de quelques pattes d'oie.

- Bonjour Flèche, je suis Hirst, sergent des gardes de Cerf. Je viens faire mon enquête au sujet de la disparition de la couronne du roi, et je suis dans le quartier pour recueillir tout renseignement utile. Aurais-tu entendu quelque chose à ce sujet ? Toute aide sera bien entendue récompensée. Difficile d'aller plus loin avec une gosse qui était connue pour braver un peu trop l'autorité, et le discours officiel s'arrêta vite là. Le sergent ne put s'empêcher de parcourir la pièce du regard, comme un peu gêné par celui de Flèche. Si tu es là, ta mère est occupée je suppose ? continua-t-il avec un ton légèrement déçu, préférant sûrement s'adresser à une adulte plus coopérative.

Avec Flèche Tigraine - part 2

- Hmmm...

Cela se passait effectivement de commentaire. Etrangement, le garde trouvait que l'attitude qu'il employait habituellement pour écouter les victimes - prenant un air distant tout en étant à l'écoute, plutôt difficile à faire - marchait diablement bien face aux élucubrations de la gamine.

- Hantée... Hmmm...

Répéter les dernières informations données par les témoins étaient une manière de les amener à en dire plus lors d'une deuxième tirade. C'était le réflexe de l'enquêteur qui avait parlé, et Hirst dû se mordre l'intérieur de la joue pour s'empêcher de se maudire alors que Flèche continuait avec tout autant d'entrain que précédemment.
Il prit le temps de la réflexion et croisa les bras devant lui.

- Je pense que la garde serait très inspirée alors d'offrir une amnistie au bon diable qui voudrait bien révéler sa complicité, et les détails qui vont avec. Hmmm... Il toussota quelque peu pour s'éclaircir la voix, comme s'il n'avait en fait pas parler depuis son arrivée et lança un compliment pour détendre l'atmosphère. Mais c'est bien pensé toutefois, tu as beaucoup de jugeote pour ton âge, tu sais.

Le quarantenaire marqua une nouvelle pause, avalant sa salive, se demandant s'il avait bien fait de lui parler comme à une enfant, et il n'avait en fait foutrement aucune idée de l'âge que Flèche pouvait bien avoir. Entre 12 et 17, y avait de la marge, il n'avait jamais trop su comment différencier les mômes. Puis arrêtant de tergiverser, il reprit enfin la parole, un peu plus hésitant.

- Hm..mm... Je vais prendre en compte tes suppositions. Et si ta mère... ou toi-même d'ailleurs, avait par hasard connaissance de "faits" je serai ravi de la - enfin de vous - entendre à ce sujet. Demandez Hirst au poste... Hmmm... Ah, et tiens, voilà pour ta mère, que vous vous rappeliez de moi si vous deviez venir me contacter...ahem.

Et il lui tendit une enveloppe assez froissée, ce qui jurait un peu avec la qualité du papier. Dessus, avec une écriture assez maladroite mais pleine d'application, était écrit "Pour Madamme Madame Tigraine". Un brin de parfum de lavande emplit ses narines, et rêveur, il sut qu'il avait bien fait.