Le déserteur avait perdu le compte des jours depuis la Route noire. Quelle importance ? Il marchait le plus rapidement possible. Et si Vainqueur avait dit vrai, il n'avait aucun assassin à devancer.

Mais l'urgence ne le tenaillait pas moins. Plus que la faim qui avait desserré ses mâchoires depuis qu'il s'était éloigné de la Route et avait retrouvé du petit gibier. Oiseaux et petits rongeurs suffisaient à sa subsistance. Devaient suffire, en l'absence de tout végétal consommable de sa connaissance. Il avait perdu le peu de gras qu'il avait récupéré depuis son retour de la guerre. Mais sous ses fourrures, il ne s'en apercevait pas.

Les glaces piégeuses avaient failli avoir raison de lui plusieurs fois. Il tenait du miracle qu'il ait échappé aux avalanches et aux crevasses, plus sournoises et dangereuses que les prédateurs. Ceux-ci l'avaient harcelé quelques nuits, tenus à distance par son feu. Son feu l'avait sauvé, surtout, du froid nocturne, torture journalière.

Mais la pire épreuve avait été la solitude. Pour y échapper, il s'était entouré du cortège imaginaire de tous ceux qu'il avait connu, Acuité comprise, tentant d'imaginer ce qu'il pourrait bien lui dire, s'il la retrouvait. Ce qu'il devrait lui dire. Après tant de jours il n'avait toujours pas trouvé de solution satisfaisante. Alors il préférait fredonner dans sa barbe les chansons des Duchés, les héroïques, les paillardes, les satiriques, les sentimentales, toutes celles qu'il connaissait et même quelques berceuses qui lui étaient revenues des temps oubliés.

Plusieurs fois il avait eu la faiblesse de penser, fort, à Vainqueur, mais aucun écho ne lui était revenu. Il n'avait pas l'Art et avait chassé de son esprit son ami et son Roi en prévision de sa félonie.

Le déserteur avait perdu le compte des jours, mais pas le tracé de la carte. Il savait qu'il s'approchait de Jhaampe. Ce ne fut pas moins un choc de découvrir, dans la vallée, les minuscules tâches de couleur qui auguraient de la présence humaine. Cette vue le remplit de joie et d'appréhension. Il allait retrouver ses pareils, mais des pareils tellement étrangers... Il ne connaissait pas leur langue et n'avait aucune idée de comment retrouver Acuité parmi eux.

Dévalant la vallée auprès de la rivière, il n'eut pas la présence d'esprit de s'y débarbouiller, ni même de s'y regarder. En vérité, fredonnant sa berceuse dans sa barbe qui jamais n'avait été aussi fournie, et s'alliait à la crasse pour lui brunir le visage, il avait l'air d'un fou. L'épuisement courait dans ses veines comme l'alcool dont il s'était si douloureusement sevré, coupé d'un enthousiasme fébrile.

Bientôt les premières "maisons" - constructions étranges - furent visibles et il croisa même un groupe d'enfants. Blonds. Humains. Qui le regardaient avec des yeux ronds.

Alors le déserteur parla dans la langue des Duchés, qu'ils ne comprendraient pas mais reconnaîtraient peut-être. Et fit avec ses bras le pauvre geste, universel, pour mimer la mère berçant l'enfant.

1-2 Les enfants prennent peur et s'enfuient en courant.
3-4 Les enfants lui désignent l'arbre palais et le précèdent en courant.
5-6 Les enfants le conduisent à la maison d'été de Jordken.

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'Hasard 6' : 1

Les gamins détalèrent comme des lapins, le laissant là, interloqué. Pour la première fois, le déserteur se demanda à quoi il ressemblait - et passa pensivement une main dans sa barbe.

Bah ! N'était-ce pas le propre de tous les gamins de crier au loup au moindre événement ? Il espérait seulement qu'ils n'aillent pas propager l'alarme. La ville n'avait pas l'air très grande, avec ses habitations nombreuses mais espacées les unes des autres. Une rumeur pouvait circuler vite, et il n'avait pas envie que son arrivée soit remarquée. Il voulait arriver discrètement, retrouver Acuité, et après... après...

Il n'eut pas à réfléchir plus avant à ce qu'il allait faire maintenant. Une petite femme brune s'avançait dans sa direction. Seule, d'apparence aimable. Il en fut soulagé, bien que se sentant étrangement vulnérable sous un regard adulte et étranger. En un sens, il était dépendant d'elle comme le gamin qui s'était pendu à sa jambe.

Il s'inclina légèrement en signe de salut et l'écouta parler. Mais il eut beau se concentrer très fort, il ne bita pas un mot.
- Je viens des Duchés. Je n'entends pas votre langue, répondit-il lentement, bien que doutant que cela fut utile.
Si les habitants des Duchés ne prenaient pas la peine d'apprendre la langue des Montagnes, il doutait que la réciproque soit vraie. Vainqueur la parlait-il ?

Il chassa de son esprit cette pensée parasite pour se concentrer sur sa mission. A nouveau, y injectant un peu plus d'expressivité, il mima la mère à l'enfant. Toucha ses cheveux hirsutes puis, du doigt, pointa la boucle de ceinture d'Elke, en métal doré. Il songea un peu tard qu'il pouvait paraître incivil de désigner ainsi le sexe de l'inconnue - mais après tout, c'était aussi une femme qu'il cherchait, il ne l'avait pas précisé, un homme pouvait aussi bercer un nouveau-né...

S'imaginant dans cette situation incongrue, il perdit tous ses moyens et fixa en silence la petite Montagnarde, frappé d'hébétude.

Le déserteur dévisagea Elke, incrédule. Elle parlait la langue des Duchés ! Enfin la chance lui souriait ! Et lui aussi souriait à cet ange tombé du ciel, trop heureux d'avoir quelqu'un qui le comprenne et lui montre le chemin. Le chemin vers "l'arbre et le bain" ? L'arbre ?

Ses yeux suivirent les cailloux du chemin jusqu'à l'arbre en question. Plissés, à nouveau incrédules. N'était-ce pas des constructions de bois qu'il distinguait au loin entre les branches massives ? Par El, cet arbre était une maison, un palais. De nombreux Montagnards, sans doute y vivaient, et les plus puissants d'entre eux. Il ne voulait pas les croiser, et encore moins leur chef.

Quant au bain... L'idée était tentante, quoique ne rivalisant pas avec celle d'un vrai repas. Mais il n'avait pas fait tout ce chemin pour retarder l'échéance. Il avait marché pour Acuité et il devait, avant toute chose, savoir si elle était à Jhaampe, vivante.

Aussi ne bougea-t-il pas et reprit-il d'une voix lente :
- Je cherche une femme qui vient des Duchés, comme moi. Jeune. Blonde. Avec un enfant de quelques mois.
Espoir, songea-t-il, mais il ne voulait dire leur nom ni à l'une ni à l'autre. D'ailleurs, Acuité les avait sans doute changés.

- Je viens de loin. Pouvez-vous m'aider ? insista-t-il, sincère ou intéressé.

L'ange perdit vite ses ailes. D'adjuvante, la jeune femme était devenue obstacle à sa route. Elle savait mais ne voulait rien dire.

Le souvenir de Shyrin le traversa et une bouffée de colère déforma ses traits, fugitive. Dans son état d'épuisement, il ne pouvait se payer le luxe des sentiments extrêmes. Et puis, il devait se plier aux coutumes et exigences des gens d'ici. Ne pas faire de vagues. Rester, docile. Inoffensif. Invisible.

Alors il essuya le refus, ravala l'insulte et hocha la tête.
- Oui, répondit-il, sans trop savoir ce que la petite Montagnarde voulait dire.
Mère, père ou frère, il serait ce qu'il fallait être pour avoir droit de passage auprès d'Acuité.

L'évidence le traversa soudain. Si on la cachait, si on la protégeait, c'est qu'elle était là. Vive. Réelle. Et l'enfant aussi.

Pris de vertige - la faim sans doute - il suivit l'inconnue sur le sentier grimpant. Il ignorait où elle le menait. Mais il n'irait pas jusqu'au palais. L'horizon sans cimes lui semblait menaçant, et il regrettait presque sa forêt. Sans s'en rendre compte, il fredonnait de nouveau.

Le déserteur se retrouva étranger, emprunté dans la tente enfumée. Mais la chaleur et la solitude retrouvée finirent par le détendre et l'apaiser, lui, irrité par ce contretemps ridicule. Il se défit de ses multiples couches de fourrures, qui étaient devenues comme sa deuxième peau, aussi vitales que la première. Nu, il se plongea vite dans l'eau miraculeusement chaude. De sa peau blanche émanait une odeur de sueur animale. La suie et la poussière se détachèrent de son visage et de ses mains. Plongeant la tête sous l'eau, il tenta de démêler ses cheveux à la longueur bâtarde. Mais, pris d'étourdissements, il renonça vite, cédant à l'immobilité confortable. Le sommeil vint le cueillir dans l'eau avec la violence de l'inconscience.

Ses pieds couverts de fourrure s'enfonçait profondément dans la neige fraîche. Une fine couche était tombée durant la matinée et le couvert des bois ne l'avait pas épargné. Acuité retournait dans la maison de Jordken, deux poules faisanes pendues à sa ceinture. Elle avait laissé Espoir à Haneke pour la matinée, afin de s'octroyer un moment seule avec la nature.
L'une de ses prises serait offerte à la femme qui gardait son fils, pour la remercier de son temps.

Le sourire aux lèvres, les joues rosies par le froid, la jeune femme avançait péniblement mais avançait tout de même. Son arc était fixé dans son dos, son carquois pendouillait, presque vide. Une des lanières avait lâché sur le chemin du retour, il faudrait réparer ça.
Lorsqu'elle vit Elke devant chez elle, enfin, devant la porte de la maison de Jordken, un nouveau sourire éclaira ses lèvres, ravie qu'elle était de voir la jeune femme.

Et puis, rapidement, ce dernier s'effaça lentement lorsqu'elle se souvint que Elke était la nièce de Haneke. Etait-il arrivé quelque chose à son fils ?
Elle pressa le pas et l'interpella lorsqu'elle ne fut plus qu'à quelques mètres de la jolie brune.

- Elke ! commença-t-elle en guise de salut avant de poursuivre, inquiète. Il y a un problème ? Kjeld va bien ?

La boule au ventre, elle attendit avec impatience que la barde lui réponde, le souffle court d'avoir accéléré. De petites nuages de fumée s'échappaient à chaque expiration qu'elle émettait, créant comme une buée autour de son visage pâle.

Elke la rassura immédiatement et Acuité s'en senti soulagée immédiatement. Pourtant, la jeune femme brune demeurait là, le visage sérieux comme si elle était sur le point de lui annoncer une terrible nouvelle. Intriguée autant qu'inquiète, Acuité attendit la suite en rajustant son arc qui commençait à glisser contre la peau tannée qu'elle portait sur les épaules.

Et puis la nouvelle tomba comme un couperet et Acuité ne réalisa pas immédiatement. Un parent qui souhaite la voir, vraiment ? Sa famille la croyait morte alors comment était-ce possible ? Un hasard ? Un parent de Alisel ? Ce personnage qu'elle avait créé pouvait-il être par chance vrai ?
La nouvelle la déstabilisait tellement, qu'elle était capable d'imaginer tout et n"importe quoi pour éviter la réalité.
Les paroles qui suivirent ne lui parvinrent que de très loin, déjà, Acuité tentait d'assimiler l'idée même qu'un homme avait fait la route jusqu'ici pour la voir.
Elle n'osait plus bouger de peur que ses jambes ne se dérobent sous elle, la peur lui vrillait les intestins et par Eda, depuis combien de temps n'avait-elle pas inspirée ?

Elle toussa subitement, reprenant un souffle qui lui avait manqué et s'appuyant sur le montant de la porte, pour rester debout, elle réussit à demander d'une voix mal assurée:

- Un homme ? seul ?

C'était bien trop dur à prononcer, bien trop du à se l'avouer à sois-même. Elle avait échoué et Espoir était en danger. Shyrin l'avait-elle trahie ?

- Comment est-il ?

Le déserteur eut un de ces micro-sommeils régénérateurs. Au cours de ce bref instant, son cerveau avait intégré qu'il était arrivé. Il se sentait détendu et vidé à la fois. Sans doute que la tension du corps et de l'esprit pour survivre, pour continuer s'était relâchée. A moins que ne ce soit l'eau chaude...

Il se frotta vigoureusement le visage. Il ne devait pas se laisser aller. En un sens, le plus dur restait à venir... Chasser, endurer, il en avait l'habitude, l'habileté. Parler à l'adolescente, c'était tout autre chose. Acuité était aussi capricieuse que les crevasses. Mais ils n'étaient plus dans un de ces conflits sans enjeu.

Il sortit du bain, attendit que le vertige passe. Aperçut le linge avec lequel il se sécha, puis, sur la table, la nourriture... Alors tout disparut jusqu'à ce qu'il ait mangé à pleines poignées les biscuits aux herbes. Il n'aurait su dire quel goût cela avait, ni même si c'était bon. Cela faisait déjà une sensation étrange, confortablement lourde, dans son estomac.

Sur la chaise reposaient des vêtements. La nourriture, les habits... quelqu'un avait apporté tout ça pendant son sommeil, et il n'avait rien entendu. Peut-être avait-il dormi plus longtemps qu'il ne pensait.

Il repassa ses vieilles fourrures dont, propre, il percevait désormais l'odeur. Mais il n'était pas disposé à accepter la charité, ni ne voulait se présenter à Acuité dans ces fripes écarlates. Il commençait à penser à la manière dont elle allait le percevoir. Il passa une main dans sa barbe pour en faire tomber les miettes de biscuit. Peut-être devrait-il la couper... allait-elle seulement le reconnaître ? Elle aussi, sans doute, avait changé. Il savait que les chalcédiens l'avaient torturée, et à vrai dire, il s'attendait au pire. Alors, qu'importe ! Il se moquait bien d'à quoi elle ressemblait, et elle aussi, puisqu'elle avait traversé tout un royaume pour ne plus le voir, lui et ses pareils.

Il eut la sensation d'étouffer et sortit de la tente. Deux femmes se trouvaient non loin de l'entrée, et s'approchèrent de lui en parlant leur langue incompréhensible. Était-il surveillé ? Il eut envie de partir, mais la petite brune avait dit qu'elle allait chercher Acuité. Alors, le plus sage était sans doute de se tenir tranquille et de patienter.

A vrai dire, il n'avait pas imaginé leurs retrouvailles ainsi. Dans ses songes, c'était lui qui venait la chercher, et la surprenait, peut-être, dans quelque scène domestique. Au lieu de ça, on allait la prévenir de son arrivée - l'arrivée de qui ? Il n'avait même pas dit son nom. Il ne l'aurait pas dit de toute façon. On le tenait à l'écart comme un étranger. Il était un étranger. Acuité avait rebâti sa vie ici et il n'y avait aucune part. Jusqu'à aujourd'hui.

Peu disposé à recommencer sa pantomime auprès des deux femmes, il retourna dans la tente et fit les cent pas, mais il manquait d'espace. Alors, il s'assit par terre et réorganisa son paquetage, sortant tous les objets qu'il posa parallèlement les uns aux autres, entretenant ce qui devait l'être, affutant son poignard.


Les herbes des biscuits ont des propriétés :
1-3 réparatrices
4-6 revigorantes
7-9 apaisantes
10 aphrodisiaques

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'Hasard 10' : 3

Lorsque Elke lui indiqua que l'homme s'était présenté comme son père, Acuité manqua d'éclater de rire. Ses nerfs déjà à vif la secouèrent vivement. Son père ne se serait jamais présenté seul, sale et hirsute. Ce qui signifiait donc que l'homme en question mentait.
Qui l'avait envoyé ?

Tandis qu'elle demeurait là, devant Elke sans un mot, toujours appuyé sur le montant de la porte, elle réfléchissait aux possibilités. La seule personne au courant de sa fuite n'était autre que Shyrin et ses serviteurs. L'avait-elle trahi ? Et eux ?
Si elle avait vendu la mèche ce ne pouvait être qu'à Vainqueur, ce qui induisait que le mystérieux homme qui prenait actuellement un bain était certainement envoyé par le Roi.

Pourquoi se faire passer pour son père alors ? Pour ne pas éveiller les soupçons des Montagnards. Se pouvait-il que cet homme soit un danger pour elle ? Peut-être. Un assassin peut-être ou au moins une personne pour venir négocier avec elle.
Cela revenait au même pour la jeune femme. Elle n'était pas passé par la Guerre et ses tortures pour mettre au monde son enfant, pour se laisser retrouver par un homme des Duchés.

La solution s'imposa alors à elle avec une facilité déconcertante et un long frisson parcourut son échine. Pouvait-elle vraiment le faire ? Sans hésitation, elle savait que oui.

Elke n'avait plus devant elle la petite Alisel, victime d'un père dur et rescapée d'une guerre. Le visage que la petite blonde affichait était bel et bien celui d'une Duchesse. Le menton relever, le regard sans faille, elle prononça alors les terribles paroles qui sonneraient certainement comme le glas de la fin.

- Indique lui le chemin pour arriver ici et laisse le venir seul ce soir.

Sa voix atone semblait résolue. Puis, elle se souvint qu'elle ne se trouvait pas devant un sujet mais bien devant une jeune femme des Montagnes, une amie qui l'avait aidé par le passé.

- S'il te plait, reprit-elle en s'adoucissant. Je vais régler ça par moi-même.

Acuité alla jusqu'à émettre un sourire rassurant. Mais en réalité, un froid dangereux s’insinuait déjà en elle. Son plan était simple : la maison de Jordken se situait suffisamment loin de Jhaampe, à l'abris des regards et comme la jeune femme respectait la tradition qui interdisait qu'un homme ne trouve la mort chez son hôte, elle le surprendrait en chemin. La nuit l'aiderait dans sa démarche et pour le reste, son arc ferait l'affaire.

A l'expression affichée par Elke, Acuité sut qu'elle avait peut-être été trop loin. Ce visage fermé et sérieux n'appartenait pas à son amie, il lui était parfaitement étranger. Alors la jeune femme se rendit compte que l’étrangère c'était bien elle et que sans le vouloir, elle venait d'impliquer indirectement une habitante innocente des Montagnes. Elle s'en voulait bien évidemment, mais, la vie de son fils méritait tous les sacrifices, et puisque l'homme qui s'était présenté n'était pas son père, il ne pouvait être qu'un danger.

- Merci, finit-elle par lâcher avec soulagement en réponse à ses deux paroles.

La jeune femme s'octroya même le droit de sourire doucement, avec hésitation cependant. La situation se compliquait pour elle dans ce havre de paix qu'elle était venu chercher au prix de son sang et de sa santé. Et tout ça pour quoi ? Pour un stupide rang de naissance, un stupide nom qui n'était en réalité décidé que par elle-même.

- Je...reprit-elle avec timidité. Je te remercie Elke pour tout ça. Cet homme n'est pas mon père c'est certain. Il n'aurait pas fait tout ce chemin pour moi. Sois vigilante, je réglerais tout ça ce soir.

La vérité était proche. Son père aurait fait le chemin pour elle, mais il ne serait pas venu seul et surtout pas aussi discrètement. Elle se devait cependant de donner des bribes de vérité à la jeune femme qui lui faisait face, ne serait-ce que par respect pour elle.

Brun avait eu le temps de ranger toutes ses affaires. Assis par terre près de son paquetage, il affutait son poignard mécaniquement. La répétition du son strident du métal sur la pierre rythmait celle de son esprit, qui tournait en rond. Qui répétait les paroles qu'il allait bien pouvoir lui dire, à elle, après tout ce temps, toutes ces erreurs et ces épreuves... Il était trop tard pour ne pas y penser. Mais y penser l'abîmait, et dans cette ultime attente où il était contraint, son esprit se perdait comme là-bas, sur la route d'Art.

Au son de la voix connue, il sursauta, bondit sur ses pieds, rangea son arme à sa ceinture, jeta son sac sur son dos et sortit. Le froid le mordit au visage, lui réveillant le corps comme l'esprit. Le sommeil et les biscuits lui avaient apporté une énergie nouvelle.
- Je suis prêt. Allons-y, répondit-il à la petite brune, la précédant de quelques foulées sur la sente.
Puis il se retourna, attendant qu'elle le rejoigne, et la conduise vers celle qu'il était venu voir par delà la frontière des royaumes et des saisons.

Acuité demeura immobile et silencieuse face aux paroles de Elke. Elle savait bien que la jeune femme avait raison, que les Montagnes l'aideraient sans qu'elle ait besoin de le demander mais elle ne pouvait tout simplement pas le faire.
C'était son combat à elle seule.
La culpabilité de leur mentir encore et encore refit surface mais elle n'avait pas le choix. Pour Espoir, elle devait conserver leur anonymat, pour Espoir, elle tuerait cet homme envoyé pour la retrouver.
Vainqueur avait il fait appel à un assassin ? L'effet de surprise de son côté lui donnerait un avantage certain, et même si elle indiqué à Elke arranger les choses le soir, elle préparerait son plan bien en avance, pour que personne ne soit impliqué.

Aussi, après un simple mouvement de tête pour lui signifier sa confiance, elle regarda la jeune femme brune s'en aller dans la neige et déglutit lentement face à la tache qui s'annonçait.

Elle avait déjà tué, mais jamais de sang froid. Pas comme ça. Cela impliquait une force de caractère qu'elle n'était pas certaine de posséder. Etait-elle lâche ? Certainement. A nouveau elle songea à son fils pour se donner du courage.
Enfin, lorsque Elke disparut entièrement de son champ de vision, elle se décida à se préparer.
Sans attendre, elle enfila une tenue plus pratique agrémentée d'un pantalon un peu large qui lui permettait une grande liberté de mouvement. Elle enfonça ses pieds dans ses bottes en peau bien chaude, ignorant combien de temps elle devrait rester immobile à l'extérieur à attendre sa proie.
Ensuite, elle vérifia son arc, ses flèches qu'elle installa dans son carquois. A sa taille, elle plaça un couteau de chasse emprunté dans les affaires de Jordken.

Immobile devant l'âtre, elle ferma les yeux et expira longuement avant d'adresser ne prière à Eda.
Puis, résignée, elle sortit. Dans la neige, elle prit la peine de camoufler ses traces de pas en balayant le sol avec des branchages. Puis, elle s'installa derrière un arbre et tira une flèche de son carquois, prête à l'encocher dès que le suspect s'approcherait.
Elle espéra que Kex n'ait pas la bonne idée de venir au même moment. Sa nervosité était tellement palpable qu'elle aurait été capable de le prendre pour cible sans le faire exprès.

De ses mains à moitié gantées par les mitaines en laine, elle porta de la neige dans sa bouche pour refroidir son haleine et ainsi, ne pas divulguer sa présence. Assise à même la neige, le regard rivé sur le chemin non loin de là, elle patienta. La maison de Jordken restait en vue, la cheminée fumait toujours, signe d'une présence qui tel l'ombre attendait son heure ailleurs.

La petite Montagnarde ne fit plus de difficultés, le précédant sur le sentier. C'est donc qu'Acuité avait accepté de le recevoir. Recevoir qui ? Il n'avait pas dit son nom. Le père ? De qui ? D'Espoir, d'elle-même ? Par El, il espérait que la Montagnarde ne l'avait pas présenté comme Glace. Il était hautement improbable que le Duc soit venu la voir tout seul dans ces montagnes. Il serait venu accompagné. Serait-il seulement venu ?

Brun chassa ces questions parasites. Glace ignorait que sa fille était en vie - si Vainqueur avait tenu parole. La situation était déjà suffisamment compliquée pour s'encombrer de "et si...?". Acuité avait accepté de le recevoir mais elle ignorait qui il était. Un homme correspondant à sa description : de taille commune, brun et barbu dans ses fourrures. Rien qui lui permette de reconnaître le maître d'armes. A moins que l'Art...?

Il n'était pas qu'à cinquante pas. Il voyait la maison. La fin du voyage. La fin et le début des ennuis...

Obnubilé par cette vision, il oublia de remercier celle qui l'avait pourtant accueilli, restauré et guidé. Elle avait seulement disparu derrière lui, éclipsée par cette autre qui l'attendait. Vivante. Ancienne et nouvelle. Connue et inconnue. Enfant et mère. Juste là, dans cette petite maison de bois, à cinquante pas, quarante pas...

Marmonnant sa ballade, le déserteur marchait comme un somnambule et ne se souciait de rien.